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Le treizième tableau

1

Au premier plan, un peu à gauche, se trouvait un petit bosquet de quelques arbres qui avait élu domicile sur une colline d'un vert tendre et délicat, où l'on apercevait une ferme aux murs en pierres de taille. Derrière cette butte s'étendait une vallée largement ouverte et partagée en deux parties inégales par une rivière qui serpentait paresseusement jusqu'à la mer qu'on devinait dans les brumes de l'éloignement et dont le bleu grisonnant se fondait dans celui, très clair, du ciel. Le long du rivage, partant de l'embouchure du cours d'eau, plusieurs maisons et constructions de toutes sortes étaient visibles. À quelque distance de ce village s'étalaient de nombreux champs cultivés, amoncellement disparate de différentes formes aux couleurs apparemment aléatoires. Chacun était séparé de ses voisins par une ligne d'un vert plus sombre, sans doute des buissons plantés pour marquer les frontières de chaque territoire, ou peut-être pour protéger les cultures des vents violents qui devaient souffler depuis le large. Les berges du fleuve étaient soulignées de la même façon, par un trait foncé contrastant avec les tons clairs qui dominaient dans le reste du tableau.

Le peintre se pencha sur son oeuvre, et de la pointe de son pinceau dont il tenait le manche assez haut, il ajouta en quelques touches rapides et précises les formes de quelques animaux domestiques sur la colline du premier plan, non loin de la ferme aux murs de pierre. Trois ânes, une douzaine de moutons, un chien noir... L'homme ne quittait la toile des yeux que pour reprendre de la peinture sur la palette en bois qu'il gardait dans sa main gauche. Sa respiration, qui devenait sifflante quand il était concentré sur un tableau, était le seul bruit qui s'entendait dans l'atelier encombré de châssis, de chiffons, de restes de repas, de pots de couleurs, de brosses abandonnées et de pigments renversés sur la table et coulant parfois jusqu'au sol où ils se répandaient sans que nul ne se préoccupe d'en nettoyer les traces multicolores.

Dans ce désordre indescriptible qui était son domaine et dans le silence nécessaire à son travail, Orpé Vanquàs apportait les dernières touches à son oeuvre. Il connaissait déjà l'intense fatigue qui s'abattrait sur lui lorsqu'elle serait achevée, le terrassant durant plusieurs jours. Il en était toujours ainsi, depuis qu'il avait découvert le pouvoir qui était le sien, le don probablement magique qu'il avait reçu à sa naissance, et il savait que cette perte d'énergie vitale et cet épuisement extrême étaient un énorme prix à payer, même en échange des miracles qu'il était capable de réaliser.

Enfin, Orpé baissa le bras qui tenait le pinceau et il posa la palette sur une desserte voisine. Reculant de deux ou trois pas, il considéra sa réalisation attentivement, avec ce regard si particulier qui lui permettait de voir le tableau dans son ensemble et en même temps d'en scruter chaque détail. L'artiste s'écarta un peu plus, examina encore son oeuvre, puis hocha la tête d'un air satisfait et revint vers le chevalet.

Tout à gauche de son oeuvre, dans le ciel, il ajouta une tache de lumière. Après quoi il trempa une dernière fois son pinceau dans la peinture noire, et se pencha une fois de plus sur sa toile. Mais il se ravisa et alla chercher une chaise qu'il disposa derrière lui. Enfin, poussant un profond soupir, il écrivit son nom dans un coin du tableau.

Ce geste était à peine terminé qu'un halo sembla émaner de la signature. L'intensité de cette lueur augmenta rapidement et éblouit Orpé qui plissa les paupières. La clarté s'étendit sur toute la toile jusqu'à noyer le paysage dans une lumière aveuglante. L'artiste protégea brusquement son visage en levant le bras, lâcha le pinceau qui roula au sol et tituba en reculant vivement. Il trébucha contre un empilement de châssis dont certains chutèrent bruyamment tandis qu'il se détournait de la peinture d'où émanait à présent une illumination insoutenable.

À tâtons, Orpé cherchait sa chaise, les traits crispés par l'éblouissement et l'esprit engourdi par la fatigue démesurée dont il ressentait déjà les effets. Sentant enfin le bois du siège sous ses doigts, le peintre s'assit tant bien que mal et se laissa aller, cessant de lutter contre le sommeil gigantesque qui s'abattait sur lui comme à chaque fois qu'il achevait un tableau. Sa tête partit en arrière contre le dossier, ses membres totalement détendus semblèrent devenir flasques et Orpé manqua de tomber. Il sombra immédiatement dans une profonde inconscience, incapable de voir ce qui se passait sur la toile.

Après plusieurs minutes, la porte de l'atelier s'ouvrit lentement et une vieille femme pénétra avec prudence dans la pièce en désordre. Elle avait la main sur les yeux et regardait entre ses doigts, sans doute pour se protéger de la lumière du tableau. Mais celle-ci avait enfin disparu et elle put entrer sans danger pour s'approcher de la chaise d'Orpé en louvoyant entre les objets et les taches de peinture qui jonchaient le sol. Elle se pencha vers l'artiste pour vérifier qu'il dormait et elle observa son visage en silence durant quelques instants.

Orpé avait l'air d'un homme déjà âgé, comme en témoignaient la sécheresse de sa peau et la blancheur de sa chevelure. Il n'était pas très grand ni très musclé, et de plus ses bras, que les manches trop courtes de sa blouse cachaient mal, étaient d'une importante maigreur, ainsi que ses jambes aux genoux cagneux.

Pourtant, lorsqu'il ne dormait pas, Orpé montrait des yeux très clairs et vifs comme ceux des enfants, qui s'agitaient sans cesse, comme s'il ne voulait rien perdre du spectacle qui l'entourait. Son rire, bien que desservi par la faiblesse de la voix, jaillissait volontiers, comme celui des hommes encore jeunes et dont le coeur reste plein d'avenir.

Les amis d'Orpé le considéraient comme quelqu'un débordant d'ardeur, qui aimait la vie et ses plaisirs. Mais ils lui reprochaient de peindre beaucoup, et même beaucoup trop, car le pouvoir qui était le sien, aussi merveilleux qu'il soit, faisait son infortune et précipitait le terme de son existence en le vieillissant prématurément.

La vieille se redressa et, se retournant vers la porte de l'atelier, lança un appel. Presque de suite, un jeune homme aux cheveux très longs et aux yeux très clairs entra à son tour dans la pièce et saisit le corps inerte et complètement détendu d'Orpé, qui était si menu qu'il n'eut aucun mal à le soulever. Il se dirigea vers la sortie, tandis que la femme, comme si cela était nécessaire, lui ordonnait d'emmener le peintre jusqu'à sa couche afin qu'il repose confortablement. Elle les regarda sortir et alors seulement, après un hochement de tête, elle se tourna vers le tableau que l'artiste venait d'achever.

Sur la toile, un vent léger s'était levé et agitait lentement les arbres du premier plan. Plus loin, les ânes s'étaient éloignés et les moutons paissaient tranquillement sous la surveillance attentive du chien noir qui, sans relâcher son attention sur les bêtes dont il avait la garde, fouinait aux alentours, cherchant sans doute quelque mulot ou un os oublié. De la ferme proche sortit une jeune femme qui fit un geste à l'animal. Aussitôt, celui-ci se mit à courir autour des ovins, qui se rassemblèrent précipitamment et se dirigèrent vers leur enclos sous le regard imperturbable des baudets.

La rivière coulait lentement jusqu'à son embouchure, tandis que des reflets lumineux dansaient à la crête des vagues qui roulaient doucement en direction du rivage. Les ombres s'allongeaient et quelques nuages de fin de journée se formaient dans le ciel, attendant que le soleil couchant les embrase de ses feux rougeoyants.

Comme s'il s'était agi d'une fenêtre ouverte sur un paysage extérieur et palpable, la toile s'était animée et s'était changée en un monde réel, puisant sa vie dans celle de l'artiste. Plus encore, comme la vieille femme le savait, il était même possible à celui qui en éprouvait l'envie d'entrer dans le tableau, de pénétrer dans ce paysage imaginaire devenu tangible et de visiter l'univers qu'il représentait, à condition de connaître la manière de s'y introduire et comment en revenir ensuite.

Mais elle n'en avait nul désir. Elle saisit sur une table voisine un large drap maculé de couleurs et s'en servit pour recouvrir la toile vivante d'un geste rageur avant de quitter l'atelier et de refermer la porte.

2

" Le Roi attend, madame. Allez quérir votre fils, car Sa Majesté a hâte de visiter le dernier tableau qu'Elle lui a commandé. "

La vieille femme hocha la tête et s'en alla sans prononcer un mot. Quatre jours s'étaient écoulés depuis qu'Orpé Vanquàs avait achevé le paysage, et il avait dormi presque sans interruption, tant sa fatigue avait été grande. Mais dès qu'il avait commencé à se sentir mieux, le peintre avait insisté pour faire prévenir le Roi malgré l'insistance de ses proches qui auraient voulu qu'il se repose encore.

" Le Roi m'a commandé douze tableaux et je viens enfin de terminer le dernier, expliqua-t-il. Je veux le livrer le plus vite possible, après quoi j'aurai toute ma vie pour me reposer.
- Tout ce qui reste de ta vie, plutôt, rétorqua la vieille femme qui semblait être son épouse. Ce travail t'a tellement fatigué !
- Cela n'est pas important, mère, lui répondit Orpé. Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour le Roi. Pour le Roi, et surtout pour mon fils, ajouta-t-il en souriant à l'adresse du jeune homme qui l'avait porté. Lui, au moins, sera à l'abri du besoin, car le prix que je vais recevoir est vraiment très élevé.
- Alors, va vite voir le Roi et finissons-en, reprit la vieille.
- C'est vrai, je ne dois pas le faire attendre ! "

Orpé se dirigea vers le salon où le Roi attendait, aussi rapidement que le lui permettaient ses jambes vieillies, sa mère et son fils derrière lui. En pénétrant dans la grande pièce, il aperçut le souverain et il tenta en vain d'avancer plus vite, tout en inclinant respectueusement la tête, tandis que les deux autres s'arrêtaient sur le seuil. Arrivant à quelques pas du monarque, il stoppa et garda le silence, car ce n'était pas à lui de parler le premier.

" Vous voici enfin, mon brave Vanquàs, dit le Roi. On me dit que vous avez achevé mon travail ?
- Oui, Sire, répondit Orpé en relevant les yeux. J'ai fait de mon mieux et selon vos désirs, en espérant que le fruit de mon labeur vous conviendra.
- Je l'espère aussi, mon ami. Votre salaire en dépend. Mais je suis sûr que cet ultime tableau sera une aussi grande réussite que les précédents.
- Je vous remercie de votre confiance, Majesté.
- Alors, qu'attendez-vous ? Allons à votre atelier ! "

Orpé s'effaça pour laisser passer le Roi et se permit de le dévisager lorsque celui-ci marcha devant lui. Le monarque était jeune. Il avait une chevelure très sombre de bonne longueur et des yeux très clairs qui donnaient à son regard une incontestable froideur. Il n'était pas très grand ni très athlétique, mais sa démarche était rapide et l'artiste vieillissant avait des difficultés à le suivre. Orpé remarqua que le Roi offrait une certaine ressemblance avec son fils, lorsque le souverain s'arrêta, se tourna vers lui et lui dit d'un air exaspéré :

" Dépêchez-vous donc, Vanquàs, j'ai hâte de voir cette dernière toile !
- Pardonnez-moi, Sire. Comme vous le savez, ce travail m'épuise, car j'y mets tout mon coeur pour satisfaire Votre Majesté. "

Le jeune Roi sourit d'un air arrogant.

" Je l'espère bien, Vanquàs, lança-t-il avant de se remettre en route. "

Le Roi parvint le premier à la porte et il attendit qu'Orpé arrive pour la lui ouvrir, en s'efforçant de montrer son impatience et son mécontentement. Finalement, il put entrer dans la pièce, que la vieille femme avait rangée et nettoyée de son mieux. Au centre de l'atelier, sur le chevalet de bois, trônait le douzième et dernier tableau que le souverain avait commandé à Orpé.

Le jeune monarque s'en approcha à quelques pas et resta en silence durant plusieurs minutes, regardant la toile sur laquelle s'animaient le chien et les moutons, la bergère et les ânes, la rivière et la mer...

Orpé attendait la tête inclinée, davantage pour tenter de dissimuler son angoisse que par déférence. Enfin, le Roi reprit la parole :

" C'est charmant. Vraiment charmant et à peu près comme je l'avais imaginé. À nous deux, nous faisons un artiste remarquable, ne trouvez-vous pas ? J'invente des paysages, je vous les décris, et vous leur donnez vie. Je regrette presque que notre collaboration parvienne à son terme. "

En entendant ces mots, Orpé frémit, craignant de se voir obligé de se remettre au travail, courant ainsi vers une mort certaine à force d'épuisement. Mais le Roi poursuivait :

" J'espère que, comme d'habitude, personne n'a encore pénétré dans ce tableau ?
- Personne, Sire, vous serez le premier à le faire, bien sûr, et vous resterez le seul si vous le désirez.
- Fort bien, répondit le jeune et fier souverain. "

En prononçant ces mots, il ôta sa lourde veste en fourrure et la tendit au peintre qui la déposa sur une étagère propre. Alors, le Roi s'avança et se plaça devant la toile. Orpé recula jusqu'à la porte et tourna le dos à la scène comme s'il ne voulait rien voir de ce qui allait se passer.

Le souverain fixa la tache de lumière qu'Orpé avait ajoutée à son oeuvre au dernier moment, juste avant de signer. La blancheur qui en émanait grandit, et si elle ne devint pas aussi éblouissante et aveuglante que celle qui était jaillie à la naissance du tableau, elle força tout de même le monarque à fermer les yeux. Il éprouva alors une curieuse sensation de légèreté dans tout son corps, un tremblement dans ses membres et une vibration dans sa tête avant que la clarté baisse enfin.

Lorsqu'Orpé se retourna, le souverain n'était plus dans la pièce, mais un personnage de plus était apparu sur la toile, avançant d'un bon pas sur la colline et se dirigeant vers la construction. Il s'agissait du jeune Roi, qui était entré dans le monde du tableau. Orpé s'assit sur sa vieille chaise en bois, et se disposa à attendre...

Il vit l'autre pénétrer dans la ferme en compagnie de la petite bergère. Il y resta un long moment, puis la fille en sortit et prépara une charrette, y attelant deux des ânes. Le monarque la rejoignit alors, et ils s'installèrent ensemble dans le véhicule qui s'ébranla en direction du village.

Bientôt, le chariot fut tellement éloigné qu'il devint invisible. Orpé se leva et but l'eau d'un pichet en terre cuite, puis il fit quelques pas dans la pièce les mains derrière le dos, avant de se rasseoir. L'attente se prolongea et l'esprit d'Orpé se mit à vagabonder...

Il se remémora le jour où il avait découvert accidentellement son pouvoir, et l'horreur qu'il avait ressentie en comprenant que chaque oeuvre à laquelle il donnait vie lui volait une large part de son existence. Il avait résolu alors de ne plus jamais peindre et il n'avait pas touché le moindre pinceau durant de longues années. La connaissance de ce qu'Orpé était capable de réaliser était parvenue aux oreilles du vieux Roi, qui l'avait prié de créer pour lui des toiles magiques, mais qui était sage et qui n'avait pas insisté face au refus d'Orpé. Le monarque avait eu le bon sens de comprendre que ce qu'il demandait à Orpé, c'était de sacrifier sa vie, ce qui était bien sûr inacceptable.

L'artiste avait alors tenté de subsister grâce à d'autres métiers, mais avec quelques difficultés. Il s'était marié, pourtant, et avait été très heureux, jusqu'à ce jour tragique où sa compagne était morte en donnant le jour à leur fils, qu'il nomma Viar. Pendant encore de nombreuses années, Orpé avait vécu pauvrement entre sa mère et son enfant, jusqu'à ce que le vieux Roi disparaisse à son tour.

Une période difficile commença alors, car le jeune souverain n'avait pas la sagesse de son père et à peine fut-il assis sur le trône qu'il ordonna à Orpé de peindre pour lui. L'artiste refusa poliment, malgré l'or qu'on lui proposait. Mais bientôt Orpé se rendit compte qu'il ne parvenait plus à trouver d'emploi en aidant aux travaux des champs comme il le faisait depuis plusieurs années, et pas davantage dans les écuries, bien qu'il possédât un bon savoir-faire pour s'occuper des chevaux. Il ne réussissait plus à vendre le fromage qu'il fabriquait, ni les bols en bois qu'il polissait longuement avec du sable. Son fils Viar, qui était devenu un homme, n'arrivait pas plus à se faire engager dans quelque place que ce fut. Orpé comprit que le jeune Roi avait donné des ordres pour l'affamer jusqu'à ce qu'il cède à ses demandes. Acculé à la misère et ne voyant comment subvenir aux besoins de sa famille, il accepta de peindre douze tableaux pour le nouveau monarque.

Le souverain désirait pouvoir se promener à sa guise dans toutes sortes de situations selon ses caprices. Il y eut donc une toile représentant un paysage de mer, une autre de montagne, de grande ville... Une montrait un site enneigé, une autre, une oasis en plein désert, une jungle dense et humide, une campagne fleurie et multicolore... Orpé peignait, il donnait vie aux décors dont le monarque avait envie, il satisfaisait ses fantaisies, et il vieillissait à chaque peinture. D'âge mûr, il paraissait être un homme touchant au crépuscule de son existence, et c'est bien là qu'il était arrivé, à force d'abuser de son dangereux pouvoir.

Dans le tableau, le Roi approchait. Il semblait avancer vers le premier plan et il dirigea son regard vers la tache de lumière. Brusquement tiré de sa rêverie, Orpé bondit sur ses pieds aussi vite qu'il le put et tourna le dos au chevalet au moment où la clarté de la toile commençait à augmenter. Après quelques secondes, elle redevint normale.

" Bien, Vanquàs, dit la voix du Roi derrière lui, allons retrouver les autres. "

Le peintre prit la veste en fourrure, aida le souverain à l'enfiler, ouvrit la porte de l'atelier et s'effaça pour le laisser passer. Le jeune Roi s'avança parmi les gens de sa suite puis il se retourna vers Orpé et reprit la parole :

" Vraiment, ça ne va pas, Vanquàs. Ces tableaux n'ont vraiment aucun rapport avec ce que je vous avais commandé. Ils ne correspondent absolument pas à mes désirs. "

Orpé releva la tête d'un air surpris, avant de répondre :

" Je ne comprends pas, Sire. Vous m'avez dit que...
- Taisez-vous, l'interrompit sèchement le Roi. Je ne vous ai pas donné la parole. Je ne peux vous payer de salaire pour un travail aussi mal réalisé. Vous n'aurez donc rien de l'or que je vous avais promis en paiement d'oeuvres correctement effectuées. "

Le Roi tourna les talons et s'éloigna, suivi des gens qui l'accompagnaient partout, sauf un homme qui entra dans l'atelier, enveloppa le tableau dans un grand drap et le saisit sous son bras avant de se lancer à la poursuite des autres, laissant Orpé abasourdi, sa mère en pleurs et son fils qui serrait les poings de rage et de fureur mal contenue.

3

Orpé était rentré dans son atelier après la rebuffade du Roi et il n'en était pas ressorti depuis trois jours. À son fils qui tentait de le tirer de son accablement et à sa mère qui lui apportait des repas auxquels il ne touchait presque pas, il ne disait pas un mot. L'artiste restait la plupart du temps prostré sur sa chaise en bois, le regard perdu dans le vague. Peut-être songeait-il à ce qu'aurait été son existence sans ce pouvoir aussi puissant, aussi merveilleux, mais aussi néfaste ; peut-être pensait-il à ce qui serait advenu si sa compagne était encore vivante, ou si le Roi avait été moins cruel...

Il revoyait également en pensée toutes les toiles qu'il avait créées dans son passé, celles sur lesquelles il avait usé de cette faculté, mais aussi les autres, les peintures ordinaires et banales. Il songeait à ces douze tableaux que le jeune monarque lui avait en réalité volés, en même temps qu'il lui avait volé sa vie, cette vie dont Orpé n'avait plus le moindre désir, à présent qu'elle était sans espoir et sans issue.

Il se rendait compte que la colère qu'il éprouvait envers le souverain était vaine, mais il ne pouvait s'en défaire. Ce n'était pas parce qu'il avait été dépossédé de son avenir qu'il en voulait au Roi, ni même parce qu'il avait été dépouillé de son travail sans recevoir le salaire promis. Ce n'était pas non plus à cause des mensonges du monarque, qui avait déclaré être mécontent de son oeuvre afin de ne pas le payer. Ce qui accablait le plus le pauvre peintre, c'était qu'on avait volé l'or qu'il destinait à son fils. À travers lui, c'est la vie de Viar que le souverain avait pillée, et Orpé ne pouvait le supporter ni le pardonner.

Pourtant, après ces trois journées d'isolement et d'abattement total, Orpé quitta son atelier et se restaura enfin, ce qui combla sa vieille mère et surprit le jeune homme, à qui n'avait pas échappé une étrange lueur dans le regard de l'artiste.

Ensuite, Orpé demanda une audience au Roi, et comme il s'y attendait on lui répondit que sa demande serait prise en considération par Sa Majesté, que pour l'instant Celle-ci se trouvait débordée de travail, mais qu'on le ferait quérir dès qu'il y aurait la possibilité de donner une suite favorable à sa requête.

Orpé savait que cela risquait d'être long, et il reprit sa vie tant bien que mal. Avec son corps définitivement affaibli, il ne pourrait plus travailler dans les champs, mais il était encore en mesure de seconder les palefreniers, et à nouveau il put obtenir des emplois. Il continuait avec l'aide de son fils à fabriquer du fromage et des bols en bois, qu'il allait vendre au marché sans plus de difficulté que n'importe quel autre artisan. Le Roi avait levé les interdictions qui pesaient sur sa personne et cela lui permettait de survivre.

" Père, que comptes-tu faire, lui demandait parfois Viar ?
- À propos de quoi, répondait Orpé de sa voix tremblante ?
- À propos du Roi, tu le sais bien.
- Ce que je compte faire à propos du Roi ? Mais rien, bien sûr, que veux-tu que je fasse ?
- Je te connais, je sais que ta colère n'est pas retombée.
- Tu me connais, dis-tu ? Ce n'est pas aux enfants de connaître leurs parents, c'est aux parents de connaître leurs enfants. Ta grand-mère, par exemple, peut prétendre me connaître. C'est pour cela qu'elle ne me pose pas de questions stupides comme tu le fais. Elle me connaît suffisamment pour savoir que je ne compte rien faire. "

Mais Viar souriait, car il connaissait vraiment son père, et il savait que quelque chose se préparait. Pourtant, Orpé faisait parfois des choses que son fils ne comprenait pas. Par exemple, il s'intéressait aux habitudes vestimentaires des gens de la Cour, ainsi qu'aux formules de politesse qu'ils employaient entre eux, au rituel complexe de leur hiérarchie, à leur façon de s'adresser aux personnes du peuple... Lorsque quelque noble passait dans leur rue ou traversait le marché où il vendait ses produits, Orpé ne le quittait pas des yeux, observant et épiant les moindres mimiques de l'autre. Au commencement, Viar était satisfait de cette curiosité qui détournait apparemment son père du marasme dans lequel il craignait toujours de le voir retomber, mais après un certain temps ce comportement l'inquiéta, d'autant qu'il ne parvenait pas à lui trouver la plus petite explication.

Ce fut également à cette époque qu'Orpé se mit à raconter souvent les conversations qu'il avait eues avec le jeune Roi lorsqu'ils étaient tous les deux dans l'atelier. Mais Orpé ne se contentait pas de narrer ce qui s'était passé et ce qui s'était dit. Il voulait mimer la scène, comme s'ils étaient des acteurs de théâtre, et il exigeait que Viar tienne le rôle du monarque. Il insistait sur la façon qu'avait ce dernier de se comporter, de se mouvoir, de parler, de secouer sa chevelure aussi longue que celle du garçon... Orpé se mettait parfois en colère lorsque son fils n'interprétait pas correctement le personnage du souverain, s'obstinant à rejouer le scénario jusqu'à ce que l'attitude du jeune homme lui convienne.

Viar se prêtait à ces jeux avec plus ou moins de bonne volonté selon son humeur, mais il se réjouissait malgré tout de voir qu'Orpé retrouvait une certaine vigueur et même une certaine joie de vivre, comme s'il avait de nombreux projets d'avenir, alors qu'il était pourtant évident pour tous que le terme de sa vie n'était plus guère éloigné. Le temps s'écoulait ainsi, en convalescence et en étranges comportements, que nul toutefois n'osait critiquer tant il était parfaitement clair que la santé du pauvre homme s'améliorait. Une année était passée depuis l'achèvement du douzième tableau, lorsqu'un messager se présenta un matin au domicile d'Orpé, annonçant que le Roi lui accordait l'entrevue sollicitée.

Viar et la vieille femme furent très surpris, car ils avaient totalement oublié cette demande d'audience, mais Orpé se leva immédiatement, comme s'il n'attendait que depuis quelques minutes, secoua la poussière qui pouvait se trouver sur ses vêtements, et sortit à la suite du commissionnaire sans un regard pour les deux autres. Durant le trajet, il se remémora tout ce qu'il comptait dire au souverain, et il se sentait entièrement prêt lorsqu'il entra, la tête humblement baissée, dans la salle du trône.

" Est-ce bien vous, Vanquàs, demanda le jeune Roi ? Je ne pensais pas que vous oseriez vous représenter devant moi après le si mauvais travail que vous m'avez livré. "

Orpé ne répondit pas, mais il remarqua en son for intérieur que le souverain était toujours aussi arrogant.

" Et bien, reprit le Roi, quelle requête êtes-vous venu me présenter ? Est-ce pour obtenir le salaire que je vous avais proposé ?
- Non, Sire, répondit le peintre, la tête toujours baissée. Au contraire, je suis venu vous présenter mes excuses pour la mauvaise qualité de mes toiles. "

Le Roi ne répondit pas de suite, sans doute parce qu'il était déconcerté par la réponse d'Orpé. Quand il prit la parole, ce fut d'une voix légèrement moins forte :

" Des excuses ? Non, ce serait trop facile de bâcler un travail commandé par le Roi et de s'en tirer ensuite à si bon compte. Mon pardon vous est refusé, Vanquàs. Vous pouvez vous retirer !
- Permettez-moi de rester encore un peu, Majesté, car je suis également venu vous proposer un cadeau.
- Un cadeau ? Et de quelle sorte de cadeau s'agit-il, demanda le Roi brusquement intéressé ? "

Orpé poussa un léger soupir, que personne n'entendit. Il avait été certain à l'avance que le Roi ne pourrait résister à un tel appât.

" Je suis très près du terme de ma vie, Sire, je n'attends guère de bonheur du temps qui me reste, et je préférerais qu'il soit le plus bref possible. Alors, je souhaiterais créer pour vous un treizième tableau, le dernier de ma vie, car je serai tellement épuisé ensuite que la mort et le repos n'auront plus qu'à se saisir de moi. "

Le Roi regardait Orpé, et Orpé regardait le sol, attentif à la suite, car jusque-là tout se passait comme il l'avait espéré.

" Mais, reprit enfin le Roi, comment pouvez-vous être sûr que la mort viendra ?
- J'en suis sûr, car je mettrai dans cette ultime toile tout mon coeur, toute mon âme, tout ce qui reste de vie en moi. Ce ne sera pas seulement un tableau vivant, un tableau magique, ce sera aussi et surtout mon chef-d'oeuvre, dans lequel je déverserai tout mon amour avant de vous l'offrir. "

Le jeune Roi réfléchit encore un peu. Il n'avait pas bien compris ce qu'Orpé voulait dire lorsqu'il parlait de coeur et d'amour, mais il avait saisi que l'artiste comptait lui faire don d'une chose unique, très belle et infiniment précieuse. Pourtant, il se méfiait, car quelque chose en lui désirait profiter de la situation pour se livrer à un jeu pervers. Le Roi reprit la parole avec un mauvais sourire :

" Vanquàs, mon ami, votre proposition me touche énormément. En échange de cette offrande, je vous accorderai mon pardon, alors même que vous ne le méritez pas. "

Le Roi se tut, mais Orpé sentit qu'il n'avait pas fini de parler, et il attendit la suite en silence.

" Toutefois, reprit le monarque, je mets une condition à notre accord.
- Laquelle, Majesté, demanda Orpé avec angoisse ?
- Si cette peinture n'entraîne pas votre mort, je vous ferai crever les yeux. Ainsi, vous ne pourrez plus jamais peindre, car je tiens à ce que ce cadeau que vous allez me faire soit vraiment votre dernier tableau. "

Pour la première fois depuis qu'il était arrivé devant le Roi, Orpé leva les yeux et le dévisagea, ayant du mal à croire qu'autant de cruauté, de malfaisance et de mépris puissent être concentrés dans une seule et même personne !

Perdre la vie ou perdre la vue, ce qui revenait au même avec une profonde misère en plus, voilà l'alternative que lui proposait le monarque et qu'il n'était évidemment pas question de refuser. Mais l'artiste s'était de son plein gré mis dans cette position, et il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Pourtant, Orpé réfléchissait, et il trouvait que la situation n'était pas si mauvaise. Au contraire, bien qu'il n'eut pas prévu cette menace du Roi, elle ne faisait que renforcer l'intérêt que le souverain aurait pour son ultime tableau, et c'était bien pour allumer cet intérêt qu'Orpé était venu au palais ce jour-là.

" Je cours me mettre au travail immédiatement, Sire, dit-il enfin. Mon fils viendra vous prévenir dès que le tableau sera achevé, car je ne serai certainement plus là pour le faire moi-même. "

Orpé, sans attendre de réponse, s'inclina et commença à reculer vers la porte. Mais le Roi lui répondit quand même.

" Ce fut un plaisir de vous connaître, Vanquàs. Et également un plaisir de traiter avec vous... "

4

Orpé rentra chez lui aussi vite qu'il le pouvait. Il n'avait guère besoin de songer au tableau qu'il allait réaliser pour le jeune Roi, car il savait exactement et depuis longtemps ce qu'il peindrait. Il avait même griffonné quelques projets qu'il avait ensuite détruits pour que personne ne les trouve avant que tout soit prêt. Sa mère et Viar, interloqués, le regardèrent sourire, mais ils n'osèrent pas lui poser de questions. De toute façon, il n'aurait pas répondu.

Orpé s'enferma dans son atelier et il tendit une toile vierge sur un châssis de grande dimension, et il plaça le tout sur son chevalet. Ce dernier tableau serait le plus imposant de tous par la taille également. Le peintre saisit un fusain à esquisse, et resta un moment immobile et en silence devant la surface blanche qui l'attendait, et qui attendait de dévorer une ultime tranche de sa vie, à cause de ce pouvoir maudit qu'il n'avait pas demandé, qu'il n'avait jamais voulu, mais dont il ne pouvait se défaire et qui avait fait son malheur.

Orpé s'anima. En quelques gestes amples, il traça les lignes maîtresses de son oeuvre. À ce stade, nul n'aurait pu encore dire ce que représenterait la scène finie, alors que l'artiste la connaissait parfaitement. Cette scène était déjà achevée dans son esprit, il la visualisait jusqu'au dernier détail, il savait précisément quelles couleurs il allait lui employer, quels pigments il devrait utiliser, quels pinceaux lui serviraient à reproduire les textures qu'il désirait rendre et quelles seraient exactement ces textures. Orpé voyait le treizième tableau au fond de lui-même et il était décidé à donner tout ce qu'il avait en lui pour en faire la plus importante de ses oeuvres, la plus belle, mais aussi la plus vivante. Que cela lui coûte la vie ou non lui importait peu, et même pas du tout. Il était de toute façon condamné, il le savait et s'en moquait, car la seule chose qui comptait désormais à ses yeux était de mener à bien le projet sur lequel il travaillait depuis une année et qui allait bien plus loin que la réalisation d'une peinture, fut-elle magique.

Orpé ne ressortit de son atelier qu'après plusieurs heures de travail. La nuit était tombée depuis longtemps et il ne pensait pas que quelqu'un l'attendrait aussi tard, pourtant Viar était là, assis derrière la porte comme un chien qui monterait fidèlement la garde, et il adressa un regard de reproche à son père avant de lui dire :

" Je ne veux plus que tu peignes. Tu sais très bien que la mort par épuisement te guette si tu recommences. Alors que fais-tu ? Pourquoi as-tu passé tout ce temps dans cet atelier ? Que s'est-il passé lorsque tu as vu le Roi aujourd'hui ?
- Tu veux que je te raconte mon entrevue avec Sa Majesté ?
- Oui, j'aimerais bien tout savoir de ce qu'il t'a dit.
- D'accord, je vais tout te décrire en détail. Imaginons que la chaise où tu te trouves soit son trône et que toi, tu sois le Roi. Il se tenait comme cela quand je suis arrivé, très droit comme à son habitude, avec cet air hautain qui ne le quitte jamais. Je crois savoir pourquoi il prend toujours cette attitude : il pense que cela donne une impression de majesté alors que cela n'évoque que l'orgueil et la prétention. Alors, je me suis approché et il m'a dit... "

Viar soupira profondément, comprenant qu'il venait de se faire encore piéger. Il voulait seulement que son père lui raconte l'audience, et il se retrouvait une fois de plus à mimer la scène et à devoir interpréter le rôle du personnage le plus haïssable, celui de ce Roi falot, stupide, suffisant et odieux jusqu'à en être malfaisant. Viar se plia au jeu, car il savait qu'Orpé n'en démordrait pas : il devrait rejouer chaque détail de l'entrevue, et il devrait en passer par là s'il désirait connaître le fin mot. Enfin, toutes les explications furent fournies, chaque geste imité à la perfection, et Viar n'en revenait pas de voir que l'horreur dans laquelle le souverain se complaisait venait de franchir une nouvelle étape.

" Il veut vraiment t'ôter la vue si tu ne meurs pas ? Pour le simple plaisir d'être le dernier pour lequel tu auras peint ? Mais ce type n'est qu'un monstre, pas un homme !
- Cela n'a aucune importance, mon fils. Si les choses se passent comme je pense qu'elles vont le faire, je ne perdrai pas la vue, et le Roi cessera de faire souffrir le monde autour de lui. "

C'était la première fois qu'Orpé laissait entendre qu'il avait un plan et un projet de vengeance, mais Viar ne le remarqua même pas tant il était courroucé par ce qu'il venait d'apprendre, et tant il était préoccupé par la santé défaillante de son père.

Durant plusieurs jours, Orpé travailla d'arrache-pied. Son fils et sa mère le voyaient entrer dans l'atelier très tôt le matin, et il n'en ressortait que le soir, pour prendre un copieux repas en compagnie de sa famille. Alors, il parlait avec Viar, lui expliquant longuement les moeurs des gens de la Cour royale et lui faisant encore et encore jouer le rôle du Roi, ce que le jeune homme détestait, mais qu'il faisait tout de même pour être agréable au peintre vieilli.

Un jour, Viar apporta une collation à Orpé, mais celui-ci refusa de lui montrer le tableau qu'il était en train de créer et qu'il avait recouvert d'un drap. Mais il accepta le repas et la conversation de son fils, qui en profita pour lui demander une fois de plus de renoncer à ce projet. Mais Orpé semblait ne pas entendre les remarques de Viar, à qui il fit remarquer qu'il avait une certaine ressemblance avec le jeune monarque.

" Un peu de maquillage, lui dit-il, une coiffure différente et bien entendu des vêtements adéquats, et je suis sûr que la plupart des gens te prendraient pour lui, tu ne crois pas ?
- C'est ridicule, au premier coup d'oeil, n'importe qui verrait que je ne suis pas le Roi.
- Au premier coup d'oeil ? Mais personne ne le regarde en face. Il faut toujours garder la tête baissée en sa présence. Il te suffirait d'adopter sa façon de bouger, sa voix et ses manières orgueilleuses, et même son chambellan serait trompé. S'il avait une épouse, elle se rendrait peut-être compte du subterfuge, mais il n'en a pas. Il fait trop peur à tout le monde, même aux femmes. C'est d'ailleurs pour cela qu'il me demande d'en placer dans chaque tableau : celles-ci ne peuvent pas s'échapper ! "

Viar haussa les épaules sans répondre et il quitta l'atelier, laissant son père poursuivre sa tâche avec entêtement.

L'oeuvre d'Orpé prenait forme. Il travaillait lentement, car il désirait approcher la perfection du plus près possible. Alors qu'il avait attaqué cette peinture depuis une semaine, il commençait seulement à la mettre en couleur, ayant jusque-là passé tout son temps au tracé du dessin qu'il avait exécuté avec une très grande exactitude. Le trait en était extrêmement fin et précis. Pour le réaliser, Orpé avait utilisé plusieurs matériaux : le fusain végétal noir, le style de plomb et d'étain, le crayon de graphite, soulignant les lignes les plus fortes à la sanguine d'oxyde de fer et d'argile. Il avait copieusement mouillé la toile afin qu'elle soit gorgée d'humidité et qu'elle ne boive pas trop vite la couleur dont le peintre allait à présent la recouvrir.

Avec un plaisir évident, Orpé disposait autour de lui ses coupes de pigments et ses pots de cires et de gommes qui serviraient de liant. Il plaça également à sa portée de nombreux pinceaux de différentes tailles, de différentes grosseurs, de différentes formes, qu'il avait fabriqués lui-même au moyen de poils divers : soies de porc, crins de cheval, toison de chèvre sauvage et même cheveux humains provenant de sa propre tête !

Pour l'instant, l'atelier d'Orpé était encore rangé de manière acceptable, mais cela n'allait pas durer. Dès qu'il se mettait à peindre, il était saisi par une frénésie et un enthousiasme débordants, et il ne prenait plus le temps de remettre les choses à leurs places, ni de refermer les pots, de nettoyer les brosses... Il ne ramassait plus les objets tombés, même lorsqu'il s'agissait d'huiles ou de pigments, de sorte que le sol de la pièce ressemblait depuis longtemps à une immense peinture ne figurant rien de concret, mais présentant par le fait du hasard une incontestable harmonie de teintes et un certain équilibre dans les taches colorées ainsi répandues.

Orpé peignit pendant presque trois semaines. Il passait la majeure partie de ses journées dans son atelier, mais il en ressortait invariablement en fin d'après-midi, restant chaque fois plusieurs heures en compagnie de Viar. L'inquiétude de ce dernier ne cessait d'augmenter en intensité, car il savait que l'achèvement du treizième tableau approchait, et avec lui le terme de l'existence de son père. Mais Orpé ne paraissait pas s'en soucier, continuant à harceler son fils avec les imitations, les habitudes royales et la ressemblance entre Viar et le souverain.

Enfin, le jour arriva où Orpé décida que son oeuvre était achevée.

Il se tenait à quelques pas du chevalet, debout face à lui, les mains vides et la respiration sifflante, au milieu d'un désordre indescriptible, encore plus important que lors des toiles précédentes. Avant même que l'artiste utilise son terrible pouvoir, le tableau semblait vivant tant il avait su choisir les bons pigments afin de donner à la lumière un réalisme extraordinaire. En regardant les différentes matières représentées, on avait l'impression de les toucher ; on avait déjà la certitude que l'on pourrait avancer dans ce décor si naturel, et on s'attendait à chaque instant à voir remuer les personnages pourtant issus de l'imagination du peintre.

Bien que la journée fut loin d'être finie, Orpé recouvrit la toile, ouvrit la porte de son atelier et appela sa mère et Viar qu'il fit entrer dans la pièce.

" J'ai presque terminé, dit-il simplement "

La vieille femme étouffa un cri, pressant sa main sur sa bouche, tandis que le jeune homme restait immobile et que ses yeux se mouillaient déjà.

Orpé s'adressa tout d'abord à sa mère :
" Aide mon fils. Une lourde tâche l'attend, si lourde qu'il ne pourra l'assumer tout seul.
" Quant à toi, Viar, n'oublie pas tout ce que je t'ai dit ces derniers mois, ni tout ce que nous avons fait ensemble.
- Mais tu ne m'as parlé que des manières de la Cour, et nous n'avons fait qu'imiter ce Roi criminel !
- N'oublie pas, répéta le peintre, car tu vas bientôt comprendre. À présent, cours au palais prévenir le Roi que j'ai terminé mon travail, et reviens ici avec lui pour le lui présenter toi-même. "

Viar tenta de protester encore, mais d'un geste de la main, Orpé lui intima le silence. La vieille femme sortait déjà en pleurant et lorsque Viar, se dirigeant à son tour vers la porte, passa devant son père, celui-ci s'inclina comme s'il avait été le Roi.

Resté seul, Orpé ôta le drap qui recouvrait sa dernière oeuvre, ajouta la tache de lumière qui permettait d'entrer dans le monde du tableau et sans hésiter une seconde, il signa dans un coin.

Immédiatement, l'intense luminosité jaillit, obligeant l'artiste à reculer. Mais au lieu de chercher à tâtons la chaise en bois, Orpé lutta pour demeurer debout, s'accordant juste le droit de s'adosser à un mur pour ne pas tomber. Le peintre se sentait envahi par une lassitude plus grande que toutes celles qu'il avait connues jusque-là. Il était abattu, terrassé par un épuisement total qui l'anéantissait et répandait en lui une faiblesse extrême. Orpé n'avait qu'une seule envie, qu'un seul désir : céder. Céder à cette fatigue, fermer les yeux et se laisser aller à la détente, au sommeil et à la mort qu'il appelait à présent de tous ses voeux.

Mais il ne pouvait pas encore s'accorder le droit de partir. Si la chose n'avait eu guère d'importance lors de ses précédentes peintures, il était vital qu'il ne capitule pas face à la perte d'énergie, alors qu'elle était cette fois plus forte que toutes les autres, car elle ne l'entraînait pas seulement vers une profonde torpeur, mais dans les gouffres insondables et sans retour du repos éternel.

Faisant appel à toutes les ressources qu'il trouvait au fond de son coeur et s'accrochant avec désespoir à son plan, Orpé parvint à résister au trépas et même au simple sommeil.

L'aveuglante clarté s'était enfin éteinte. Orpé retourna face à son oeuvre qui était devenue vivante, et il fixa la tache de lumière. Elle lui parut de plus en plus éblouissante au point de l'obliger à refermer les yeux. Il se sentit brusquement léger, si léger qu'il craignit un moment que la mort était revenue sur le sursis qu'elle lui avait accordé quelques instants plus tôt. Mais il fut rassuré en percevant un tremblement se propager dans chacun de ses vieux membres, jusqu'à se changer en une vibration qui envahissait sa tête.

Orpé rouvrit les yeux et il découvrit autour de lui la réalité de ce qu'il avait peint sur la toile.

Il était dans une salle aux murs de marbre, aux hautes colonnes soutenant la voûte du plafond, éclairée par une lumière multicolore qui traversait de somptueux vitraux. Les proportions colossales du lieu évoquaient la grandeur, la puissance et la majesté. Au milieu de cet immense hall se dressait un trône en pierre aux dimensions imposantes. Le tableau était composé de telle sorte que la position des piliers amenait irrésistiblement le regard vers le siège, et la forme qu'il avait guidait les yeux et l'attention vers celui qui s'y tiendrait, lui conférant une indéniable noblesse.

La salle n'était pas vide. Deux femmes s'y trouvaient, de toutes jeunes filles comme le Roi les appréciait, fort jolies, mais qui étaient pour l'heure tout étonnées, car elles attendaient un monarque pour le servir de leur mieux, et non ce vieillard exténué et titubant de fatigue.

En effet, Orpé sentait la torpeur grandir en lui. D'un pas hésitant, et faisant signe aux servantes de ne pas s'occuper de lui, il se dirigea vers le trône, gravit les trois marches qui le surélevaient et s'y laissa tomber sous les regards interloqués des adolescentes. Face à lui, de la direction d'où il venait, Orpé remarqua sur le mur du fond un tableau accroché, qui était comme une fenêtre sur ce qui se passait dans son studio. De même que la toile qu'il avait créée permettait d'observer cet autre univers et de s'y transporter, la peinture suspendue ici donnait sur son monde.

C'est ainsi que, luttant contre le sommeil, il vit s'ouvrir la porte de son atelier, puis le Roi y pénétra, suivi de Viar. Le souverain s'approcha, parut tout d'abord satisfait de ce qu'il découvrait, puis il aperçut Orpé dans le magnifique trône qui lui était destiné, entouré des deux charmantes jeunes femmes. Alors, Orpé lui fit un signe de la main, le saluant de cet air orgueilleux et insolent que l'autre avait fait sien.

Le monarque ne supporta pas un tel affront et une telle insulte à sa majesté. Il hurla de rage, flanqua au sol sa splendide veste de fourrure, tira de ses habits une courte rapière et, repoussant sans ménagement le pauvre Viar qui tentait en vain de s'interposer, il se plaça en face du tableau et fixa la tache de lumière.

L'intensité de la clarté augmenta de suite, obligeant le Roi et Viar à fermer les yeux. Orpé, qui n'attendait que cela, se rua en avant en jetant dans cet effort toute l'énergie qui restait dans son faible corps. Il s'élança devant la toile accrochée au mur et braqua le regard sur la marque claire qu'elle comportait.

Au moment même où le jeune souverain surgissait dans l'imposante salle du trône, Orpé, dans un état d'épuisement extrême, apparaissait dans son atelier et chutait lourdement sur le sol jonché de peinture. Mais, avant que Viar ait eu le temps de faire le moindre geste, l'artiste s'était relevé et avait saisi un gros pinceau disposé là à l'avance. Il s'en servit pour barbouiller sur le tableau la tache de lumière, la faisant disparaître et coupant par-là même tout moyen de retour à celui qui était dans l'autre univers et qui, comprenant trop tard le piège dans lequel il était tombé, gesticulait et hurlait sans doute des insultes inaudibles, agitant sa rapière en une inutile menace.

Alors seulement, Orpé se jeta sur sa chaise en bois et se laissa aller à la lassitude contre laquelle il ne pouvait plus lutter...

Viar était interloqué, réalisant enfin ce qui venait de se passer sous ses yeux, et se demandant comment il pourrait expliquer la disparition du Roi, dont il ne restait plus que cette petite image qui vociférait sur la toile. Il s'en approcha et il lui sembla que la forme du souverain s'agitait avec moins de vigueur, comme si la fatigue le gagnait lui aussi. Il le vit même se déplacer d'un pas incertain vers le trône, tandis que les deux jeunes filles, qui paraissaient également épuisées, se laissaient tomber sur le sol, s'allongeant sur le marbre froid. Le Roi s'assit, tendit la main, puis son geste se figea et il resta ainsi, le bras levé, ayant l'air de vouloir donner un dernier ordre avant de s'immobiliser pour l'éternité.

Viar songea qu'avec la mort de son père, tous les tableaux magiques qu'il avait créés durant sa vie devaient probablement être en train de se fixer dans l'immobilité qui aurait dû toujours être la leur.

Mais le jeune homme ne savait ce qu'il convenait de faire désormais. Il se remémora les ultimes mots d'Orpé, qui lui recommandait de ne pas oublier tout ce qu'ils avaient fait ensemble ces derniers mois, et soudain, il comprit !

Prenant des couleurs qui traînaient sur la table et se servant d'un bout de miroir brisé, Viar modifia légèrement le teint de sa peau afin qu'elle ressemble à celle du souverain. Il enfila sa longue veste de fourrure, qui le couvrait jusqu'aux pieds, et il changea sa coiffure pour qu'elle évoque elle aussi celle de l'autre.

Viar saisit un des bougeoirs qui éclairaient l'atelier et en approcha la flamme du treizième tableau. Le feu commença à dévorer la toile, lentement d'abord, puis avec plus d'ardeur et de férocité. Bientôt, il ne resta qu'un petit tas de cendre de la dernière oeuvre créée par Orpé, son chef-d'oeuvre incontestable.

5

Viar frappa à la porte de l'atelier et à l'extérieur quelqu'un se précipita pour la lui ouvrir. Le jeune Roi sortit de la pièce de sa démarche fière et il jeta un regard dédaigneux à l'assemblée, où chacun gardait la tête baissée.

" Inutile de faire crever les yeux du peintre, déclara-t-il. Il est mort comme il le méritait. Même sa dernière toile était affreusement mauvaise ! "

Le souverain fit un ou deux pas, mais la voix de la vieille femme l'arrêta :

" Et mon petit-fils, où est-il, hurla-t-elle ?
- Je l'ai fait entrer dans le tableau, répondit le Roi, puis j'y ai mis le feu. "

La vieille poussa un cri de rage et d'impuissance, mais le monarque reprit :

" Toutefois, pour vous montrer que je peux être magnanime, je vous prends à mon service, vieille femme. Emmenez-la, ajouta-t-il en s'adressant aux gens de sa suite. "

Interloquée, la femme leva le visage vers lui, le dévisagea comme il n'était pourtant pas permis de le faire et, baissant la tête, elle remercia le jeune souverain en souriant sans que nul ne s'en rende compte, une lueur d'espoir dans ses yeux. En faisant ce geste, elle pensait être la première à se prosterner face à ce nouveau Roi qu'elle venait enfin de reconnaître, mais elle se trompait. Avant elle, avant même qu'il fût sacré, Orpé s'était incliné devant son fils le monarque, qui saurait ramener la justice et la sagesse dans la contrée.

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© Eroël



Publication : 16 avril 2008
Dernière modification : 16 avril 2008


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gawen
La Tisserande  
Le Barde-Artisan  

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2 Commentaires :

Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 18-05-2008 à 17h53
Un vrai conte comme on les aime!
Excellent texte, bien écrit, original, avec la douceur des contes, le style précis de son auteur (que j'apprécie de découvrir au fil des textes), et en plus, de l'amour et de la peinture.
Un texte dont on pressent un peu la fin (le remplacement du Roi par le fils), comme c'est souvent le cas dans les contes, ce qui ne gâche en rien l'envie de lire jusqu'au bout, parce que l'écriture est belle et...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 05-05-2008 à 17h52
Eroël le Conteur...
C’est un très joli conte sur l’amour paternel, thème peu souvent utilisé, et c’est dommage. J’aime beaucoup cette petite phrase « ce n’est pas aux enfants de connaître leurs parents, c’est aux parents de connaître leurs enfants ». Le cœur de l’histoire est là : l’attention, la responsabilité, l’amour oblatif… J’ai pour ma part une grande tendresse pour les pélicans…
La trame de l’histoire est sim...

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