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Légendes de Rhéa 1 :
Le cadeau du sylphe

Ndolo observait la savane. Assis au pied d'un arbre à la ramure plate, protégé du soleil brûlant par son ombre, il contemplait le paysage, la prairie jaune, presque brune par endroits. Les silhouettes des arbres y étaient rares, immenses troncs étroits et branches en forme de parasols. Quelques buissons bas mettaient ça et là une touche de rose ou de vert. La chaleur torride faisait onduler l'air. Ndolo se reposait en écoutant le chant stridulant des insectes, en suivant la course indolente des nuages effilochés, pâles sur le ciel d'un bleu profond. Il aimait s’asseoir à cet endroit et laisser ses pensées vagabonder.

Un lézard descendit du tronc comme une flèche, darda sur l’homme ses trois yeux et détala dans un froissement d'herbes sèches. Ndolo était né et avait grandi dans cette région d'Eyrie du sud. Il se souvenait d'une époque où la prairie était plus verte, où les animaux étaient plus nombreux, où les arbres portaient plus de fruits. Le désert était alors un cauchemar lointain, à plus de deux journées de marche. Les dunes avaient avancé, poussées par le vent suffocant qui parfois se déchaînait en de dévastatrices tempêtes. A présent, on peut les voir à l’horizon, pensa le chasseur, soucieux. Il fronça les sourcils puis, le bien-être de l'instant reprit le dessus et il ferma les yeux. Une légère brise caressa sa peau et il s'abandonna à une douce torpeur, jouissant simplement du contact du tronc rugueux sous son dos et de tous les parfums de la savane.

Le jeune homme était mince et élancé, avec la peau d'un noir bleuté. Ses cheveux, coiffés en de nombreuses tresses terminées par des perles de bois, encadraient un visage avenant, aux yeux étonnamment verts. Il avait de larges épaules, un torse musclé orné de scarifications en spirales, et de longues jambes souples. Il était nu, à l'exception d'un pagne beige. Il avait déposé à côté de lui sa prise du jour, un petit D'bari aux longues oreilles. Il s'étira langoureusement puis fouilla dans sa besace, en sortit un fruit ovale, de couleur verte, qu'il perça avec son coutelas pour en boire le jus. La saveur acide et piquante acheva de le réveiller. Il décortiqua ensuite plusieurs cosses de l'arbre Niembé et aspira la pulpe gluante et sucrée.

Une fois qu’il eût achevé sa collation, il se leva et chercha des yeux son amie. Adjali s’était éloignée pour chasser et n’avait pas reparu. Le front de Ndolo se plissa. Adjali lui avait parue fiévreuse ce matin et il se demandait si elle n’était pas souffrante. Se protégeant les yeux de sa main, il scruta la prairie dorée. Au loin, se détachaient les formes sombres d'un troupeau de Kegs, chacun d'entre eux aussi grand que tout un village. Puis, il la vit qui planait vers lui, ses grandes ailes de cuir appuyées nonchalamment sur les courants d'air chaud. Le chasseur sourit comme l'immense chauve-souris s'approchait. La présence de son amie lui réchauffait toujours le coeur. Ndolo avait grandi avec Adjali. Adolescent, lors de sa première expédition en solitaire, il avait exploré les cavernes au pied des Monts Brumeux. Il l'avait trouvée, toute petite encore, seule et apeurée, et l'avait nourrie de son propre sang. Ils ne s'étaient jamais quittés depuis. Ils parcouraient la savane ensemble, elle glissant dans les airs, lui fendant les hautes herbes; ils prenaient leurs repas côte à côte; elle dormait auprès de lui.

Elle descendait à présent en larges cercles mais Ndolo vit soudain que quelque chose n'allait pas. Le vol de la chauve-souris était erratique, bien moins assuré qu'à l'ordinaire, et c'est maladroitement qu'elle se posa à même le sol. Elle lâcha un cri plaintif et il accourut auprès d'elle :
- Que se passe-t-il, ma belle ? Tu ne te sens pas bien ?
L'inquiétude vibrait dans sa voix. Il se pencha sur elle. La fourrure courte de la chauve-souris était douce et tiède sous sa caresse mais les grands yeux rouges lui semblèrent ternes et les petites oreilles restaient basses. Ndolo huma le parfum musqué, si familier, si réconfortant. Adjali siffla un trille aigu et agita ses ailes membraneuses. Sa respiration était oppressée et elle semblait trop faible pour décoller. Ndolo fut soudain effrayé. Il ne savait pas ce qu'il convenait de faire. Il étreignit impulsivement son amie :
- Ne t'inquiète pas. Je vais m'occuper de toi. Surtout, ne t'inquiète pas.
Mais la panique montait en lui : je ne connais rien aux maladies ni aux remèdes. Je dois trouver de l'aide !

Rapidement, il reprit sa besace et ramassa le corps du D'bari qu'il attacha à son pagne, à côté de sa sarbacane. Puis, il souleva précautionneusement Adjali et la chargea sur son dos. Elle pesait à peu près le même poids que lui et il dut mobiliser tous ses muscles pour avancer. Courageusement, il se mit en route. Le soleil était presque à son zénith et la chaleur était intense. Ndolo suivit la piste, ses pieds nus frottant sur le sol desséché, parcouru de crevasses. Il longea un bouquet d'arbres à cosses et dépassa un chaos de roches grises émergeant du sol. Régulièrement, il se tournait vers la chauve-souris et lui murmurait des paroles apaisantes. Ses jambes étaient de plus en plus lourdes mais il ne ralentissait pas l'allure. Afin de tromper son angoisse et de soutenir son effort, il entonna une vieille chanson de son peuple :
- Marche dans la brousse, marche, marche sans t’arrêter. N’écoute pas tes pieds fatigués.
Danse autour du feu, danse, danse sans t’arrêter. Ne regarde pas ton fiancé...

Quand Ndolo arriva en vue de son village, la sueur dégouttait de son front et ruisselait le long de son cou. Ses muscles étaient si raides qu'il ne les sentait plus. Il aperçut à quelque distance la haute silhouette effrayante du Protecteur et rentra la tête dans les épaules. Quelle horreur que cette créature, songea-t-il en frissonnant d’une crainte superstitieuse. Il s'engagea entre les huttes basses, recouvertes de peaux, dont la plus grande partie était souterraine, afin d'offrir moins de prise aux tempêtes. Le village d’Inaoa était animé de mille activités. Des enfants se poursuivaient en riant, des femmes écrasaient du grain, faisant résonner leurs lourds pilons en rythme, un homme mettait des peaux à sécher devant chez lui, un autre faisait griller de gros insectes sur des brochettes. L'odeur épicée fit saliver Ndolo. Un vieillard portant une machette de bois et une sorte de pelle le salua :
- Djambo, Ndolo ! Ton animal est blessé ?
- Djambo, Idriss. Je ne sais pas ce qu'elle a... Je l'amène chez la Matriarche.
- Tu fais bien. Elle est sage et elle te dira quoi faire.
- Que le vent épargne ta cueillette, mon ami !

Ndolo poursuivit sa route et arriva à une vaste hutte. Le dôme légèrement bombé émergeait seul à la surface, décoré de crânes d'animaux. Une volée de marches s'enfonçait dans la terre. Le chasseur descendit pesamment, franchit la tenture qui fermait le seuil et pénétra dans la maison. Habitué à la brillante clarté du dehors, il ne distinguait rien dans l'obscurité de la pièce. Il appela :
- Respectée Matriarche ! Je suis venu implorer ton aide.
Il déposa son précieux fardeau sur le sol et s'assit, épuisé, sur les dalles froides et lisses. Progressivement, ses yeux s'accoutumèrent à la pénombre. Il n'était pas venu là depuis des années et il jeta un regard intimidé alentours. Il se trouvait dans une grande pièce, chichement meublée, éclairée uniquement par une lampe à huile fuligineuse. Une porte était visible dans un des murs de terre crue, obturée par un lourd tissu. Il faisait agréablement frais et les bruits du dehors, étouffés par les parois épaisses, étaient à peine audibles. Il passa son bras autour de la tête d'Adjali et murmura :
- La Matriarche va te soigner. Tout va bien, ma toute belle.
La chauve-souris roucoula doucement et se serra contre lui.
- Je te salue, Ndolo, fils de Chembé et de Safina.

La voix qui venait de résonner était basse et mélodieuse. Ndolo sursauta et se retourna vivement. Une grande femme, à la peau sombre sillonnée de rides se tenait, hiératique, à côté de lui. Son corps était drapé dans une toge verte et des bracelets d'or serraient ses poignets minces. Ses cheveux étaient enroulés en un imposant chignon et, au creux des mèches, poussait une orchidée épiphyte rouge qui dégageait un léger parfum sucré. Ndolo balbutia, sans oser se relever :
- Je... je te salue, vénérable Matriarche.
- Je ne t’avais pas vu depuis ton initiation, mon enfant. Comment te portes-tu ?
- Euh...bien. Très bien, respectée Matriarche.
Il baissa les yeux et rougit. Elle rit tout bas :
- Tu peux m’appeler Zuwena. Occupons-nous de ton amie ; je vois qu’elle est malade.
- Oui, je suis inquiet. Elle est soudain devenue si faible...
- Je vais l’examiner.

La vieille femme s’agenouilla aux côtés du chasseur et promena ses mains sur le corps d’Adjali. Puis, elle se pencha pour écouter son coeur et ses poumons. Ndolo, fasciné, regardait faire la Matriarche et son regard revenait sans cesse sur l’extraordinaire fleur pourpre dans ses cheveux. Puis, elle se releva et alla ouvrir un coffre de bois. Elle en revint avec une poignée de plantes grisâtres, aux feuilles velues, qu’elle introduisit dans la gueule de la chauve-souris :
- Mâche, ma fille. Cela te fera du bien.
Docilement, Adjali se mit à mastiquer les herbes. Zuwena se tourna vers Ndolo :
- Elle souffre d'un empoisonnement.
Les yeux du chasseur s'élargirent et le sang se retira de son visage :
- Par les Ancêtres ! Et c'est grave ?
- Ne t'alarme pas, elle va guérir. Elle aura sans doute bu le sang d'un gibier malade. Elle va devoir mâcher cette plante deux fois par jour. Malheureusement, je n'en ai plus et mon assistante, qui d'habitude récolte pour moi, ne s'est pas encore relevée de ses couches.
- Vas-tu donc aller dans la jungle pour en cueillir ?
Zuwena rit de nouveau et elle sourit affectueusement à Ndolo :
- Non, mon enfant, je suis trop vieille pour une telle expédition. Mais je vais te dire où trouver ce simple et comment le reconnaître et, si tu es d'accord, tu iras.
- J'accepte avec joie ! Je loue ton savoir et te remercie humblement pour ton aide.

Quand Ndolo émergea au grand jour, Adjali de nouveau sur son dos, il se sentait plus serein. La Matriarche m’a assuré qu’Adjali allait guérir ; tout va aller pour le mieux. Il retraversa le village pour rentrer chez lui. En chemin, plusieurs personnes le saluèrent respectueusement : "Salut à toi, fils de Chembé." et il leur fit un petit signe de la tête. Il parvint à sa hutte et descendit les trois marches. Il avait depuis peu quitté la demeure de ses parents et creusé celle-ci. L'intérieur était arrangé simplement mais confortablement, avec des nattes tressées sur le sol et des jarres de terre cuite pleines d'eau, de grain ou de viande salée. Des armes de bronze ornaient les murs, ainsi que des bijoux forgés pour sa fiancée, la belle Shanti. Ndolo déposa la chauve-souris et l'aida à se suspendre la tête en bas à une des poutres en tronc de palmier qui soutenaient le toit. Il lui parla pour la rassurer, en caressant sa fourrure soyeuse. Elle ne tarda pas à s'endormir et il resta un moment auprès d'elle pour s'assurer que sa respiration était régulière. Puis, il rangea dans une jarre le D'bari qu'il avait attrapé et se prépara pour son périple. Il prit un havresac, des provisions, une cape tissée et deux sagaies à pointes de bronze.

Il se rendit tout d'abord chez son père, afin de l'avertir de son départ. Depuis l'âge le plus tendre, il avait toujours idolâtré Chembé. Meilleur chasseur du village, son père possédait la vue perçante de l'aigle, la puissance du Keg, la rapidité du guépard. Ces dons avaient fait de lui un homme très influent et lui avaient donné le privilège de posséder de nombreux objets de métal. Comme j'aimerais lui ressembler, songea Ndolo avec ferveur. Il descendit les marches de la maison et entra sans s'annoncer. Interdit, il s'arrêta sur le seuil : son père n'était pas seul. Shanti était là, assise au pied de Chembé, à qui elle tendait une pâtisserie luisante de miel. Les deux se retournèrent et le vieux chasseur s'exclama :
- Ah, djambo, mon fils ! Entre donc.
- Je te salue, noble père. Je te salue, Shanti, ma fiancée, dit-il en s'inclinant devant chacun d'eux.

Ses yeux furent aussitôt happés par la beauté de sa promise. Shanti était une jeune fille mince et souple comme une liane. Elle portait une jupe rouge sombre qui mettait en valeur sa peau très noire et laissait nus ses seins ronds, très écartés, ornés de rangs de perles couleur de sang. Ses cheveux étaient rasés afin de faire ressortir ses traits altiers. Elle était la fille des trouveurs d’eau, Kimpa et Rana, qui avaient arrangé les fiançailles avec Ndolo des années plus tôt. Le parfum de la jeune femme l’assaillit, fait de vanille et d’épices, lourd et presque écoeurant. Le jeune homme laissa glissa son regard sur la bouche charnue de Shanti, sur son cou élégant, le long de la cambrure de ses reins. Une chaleur soudaine enflamma ses joues et il déglutit bruyamment. Aussi loin qu’il se souvenait, il avait toujours été amoureux d’elle.

Ravie de l’effet qu’elle avait sur lui, Shanti eut un petit rire de gorge :
- Quel bonheur de te voir, mon promis, dit-elle sur un ton mielleux. J’ai préparé ces pâtisseries spécialement pour mon futur beau-père et je suis venue pour les lui porter. Feras-tu honneur à ta servante en les goûtant ?
Elle se releva avec une grâce toute étudiée et lui tendit le panier rempli de douceurs. Embarrassé, Ndolo prit un gâteau aux dattes et mordit dedans. Il fronça légèrement le nez et se força à finir. Beaucoup trop de miel ; elle en met tant qu’on ne devine plus les fruits dessous. Puis il songea : C’est la même chose pour sa façon d’agir, si doucereuse... Chembé prit la parole sur un ton enjoué :
- Cette petite est vraiment la belle-fille idéale ! A présent que vous avez atteint l’âge requis, il faut fixer sans attendre la date de votre mariage, mon fils.
- Je suis si impatiente d’entrer dans votre famille, minauda Shanti. Et elle adressa au vieil homme un sourire éclatant.

Ndolo était de plus en plus mal à l’aise. Il se réjouissait de ce mariage et éprouvait un amour sincère mais, ne lui ayant jamais beaucoup parlé, il ne savait à quoi s’en tenir sur les sentiments de la jeune fille. Il la savait orgueilleuse, presque arrogante, et s’étonnait d’avoir pu lui plaire. Je m’inquiète sans doute pour rien, mais si seulement je pouvais savoir ce qu’il y a dans son coeur... Il se racla la gorge :
- Nous verrons cela à mon retour car je dois partir sur l'heure pour la jungle. Adjali est malade et je vais chercher un remède. Père, pourras-tu veiller sur elle en mon absence ?
- Bien sûr. Je passerai régulièrement chez toi.
- Je te remercie.
Il s'inclina devant son géniteur et lui serra les deux mains. Il sentit sous ses doigts les paumes chaudes, avec des cals là où le manche de la sagaie frottait contre la peau.
- Va en paix, mon fils. Que les dieux bons protègent ton voyage.

Ndolo se remit en route. Une mélopée au tam-tam, grave et hypnotique, accompagna ses pas jusqu'à l’entrée est du village. Il ralentit soudain sa marche : le Protecteur, en faisant sa ronde le long du mur de rondins, s'était arrêté près de la porte. Cela obligeait le chasseur à passer à cinq mètres de lui. Décélérant de plus en plus, Ndolo observa la créature, son corps monstrueux, haut comme deux hommes, la chair grise, rugueuse et grêlée de cratères, ses énormes épaules hérissées de pointes d'os. On eût dit une gigantesque statue de granit hormis les muscles qui roulaient sous la peau et la longue queue qui naissait en bas du dos, ondulant et sifflant comme un fouet. Ndolo s'arrêta tout à fait, figé par la peur, la peau soudain glacée. Le monstre lui tournait le dos mais il savait que son apparence était encore plus effroyable de face. Il avait maintes fois frémi à la vue de la figure inhumaine, profondément enfoncée dans les épaules, ornée de quatre cornes. Mais le pire était les deux yeux surnuméraires, deux grands yeux d'ambre, incrustés dans le torse rocailleux comme des joyaux dans une paroi de roche. Des yeux qui bougeaient continuellement, patrouillant, sans que rien ne puisse échapper à leur vigilance.

Depuis toujours le jeune homme était terrifié par le Protecteur. La créature était arrivée peu après sa naissance. Les temps étaient durs pour le village d’Inaoa alors. Une tribu de cannibales particulièrement féroces était venue du désert et avait razzié la région. Ils avaient tué ou emporté maintes personnes et parmi elles, la mère de Ndolo. La Matriarche, incapable de défendre son peuple par ses seuls pouvoirs, en avait alors appelé à l'Ile de l'Etoile. Vingt ans après, on racontait encore cette histoire autour des feux de camp et son évocation faisait frissonner les enfants. Trois magiciennes étaient venues de l'Ile. Elles étaient arrivées sans monture, sans charrette, en volant par leur seule volonté. Elles portaient d’étranges robes en forme de ballons et leur peau était blanche comme le lait d'une chamelle. Elles s'étaient enfermées dans la maison de la Matriarche, cherchant avec elle une solution pour sauvegarder le village. Et, là, elles avaient invoqué le Protecteur, Amaaloch. Elles avaient attiré son âme depuis les mondes inférieurs et l'avait asservie.

Ndolo avait entendu dire que, la nuit où le monstre s'était incarné, des étoiles sans nombre étaient tombées dans le désert, heurtant les dunes dans de grandes gerbes de flammes. Et la maison de la Matriarche avait résonné de terribles hurlements de souffrance des heures durant. Certains anciens murmuraient même que la matrice de Zuwena avait servi de porte sur notre monde, que les magiciennes avaient appelée la créature dans son corps et qu'elle lui avait donné naissance au prix d'indicibles supplices. A l'aube, les magiciennes étaient reparties et la Matriarche était sortie de sa case. Elle semblait profondément éprouvée et comme vieillie. Elle avait présenté au village une petite créature grisâtre et difforme, le futur gardien. Celui-ci avait grandi prodigieusement vite et, en deux saisons, il était devenu un être puissant, capable de veiller sur le peuple, patrouillant sans relâche et repoussant les ennemis.

Amaaloch les avait plusieurs fois sauvés mais Ndolo peinait à le considérer comme un allié et il évitait soigneusement de l’approcher. En temps normal, il aurait attendu que la créature s’éloigne mais la mission dont il était investi ne souffrait nul retard. Rassemblant son courage, Ndolo passa furtivement devant le Protecteur, qui discutait avec le barde. Il entendit la respiration lente et profonde du monstre et tressaillit. En traversant la savane, il songea, qu'en toute honnêteté, Amaaloch ne l'avait jamais menacé. Je n'ai aucune raison objective de le craindre, admit-il. Il est toujours très calme et poli avec chacun. Mais son apparence est si ignoble. Et sa force est considérable. S'il décidait un jour de se rebeller et d'attaquer le village... Une vision traversa son esprit : le Protecteur soufflant du feu par le nez, défonçant les dômes des maisons, des gens fuyant en hurlant au milieu de nuages de soufre et de cendres... Ndolo secoua vigoureusement la tête pour chasser ces images. Amaaloch était leur défenseur et leur ami. Si la Matriarche lui faisait confiance, c'est qu'il devait en être digne.

Plongé dans ses pensées, le jeune homme avait avancé avec célérité. Progressivement, la végétation autour de lui était devenue plus dense et il s'engagea bientôt sous le couvert de la jungle. Sous les arbres, la chaleur de l'après-midi était différente, plus humide. Des nuages d'insectes se déplaçaient en bourdonnant et la futaie résonnait de cris d'oiseaux et de singes. Ndolo sortit son coutelas et avança à travers les taillis en tranchant de droite et de gauche. Il marchait sur un sol mou, couvert d'une mousse dont les doux filaments lui chatouillaient les orteils. Des gouttes d'eau tombant des hauteurs éclaboussaient son visage mais il ne pouvait voir le ciel. Les arbres montaient jusqu'à l'infini. Des lianes, pendant depuis les branches, le frôlaient, de larges plantes le caressaient, certaines le griffaient de leurs feuilles tranchantes, le coupant presque. Le chasseur progressait hardiment, aussi assuré dans la forêt que dans la plaine. Il jouissait du spectacle des hautes frondaisons, des senteurs de bois mouillé et d'humus. Là où tout était jaune dans la savane, tout était vert ici. Après avoir marché sur le dos de la terre, battu par les vents, c’est comme si j'étais dans son ventre, sombre et humide, pensa-t-il en souriant. Il cueillit une grappe de baies qu’il savait bonnes et les mâchonna. Elles étaient juteuses et acidulées.

Il avança ainsi tout l'après-midi, s'émerveillant des beautés de la nature alentours. Il aperçut un gros serpent Safra paressant sur une branche ; il vit une famille de minuscules grenouilles lumineuses, vivant dans une large fleur ; il entendit les vocalises aiguës d'un oiseau de paradis. Certaines plantes, animées d’une vie étonnante, s’écartaient sur son passage, repliant craintivement leurs corolles. D’autres se penchaient, agitant leurs fruits comme un crotale sa sonnette. Un grand reptile violet zébré de jaune, marchant sur deux pattes musclées, coupa la route de Ndolo et celui-ci décrocha une sagaie de son dos. Mais l’animal se contenta de fixer l’homme de son oeil unique et poursuivit son chemin. Ndolo continua ainsi toute la nuit. Il s’éclairait à l’aide de torches et se fiait à son instinct, aussi affûté que celui d'un fauve, pour le guider sans encombre. Au point du jour, il parvint à l'endroit que Zuwena lui avait indiqué, une clairière au fond d’un vallon. Une cascade jaillissait des rochers, et autour du bassin, la plante médicinale poussait en abondance. Il se désaltéra d’abord à l’onde fraîche. Puis, il coupa une provision de feuilles et les rangea dans sa besace. Fourbu mais satisfait, il rebroussa chemin pour rentrer au village.

Il marchait d'un bon pas, environné par la brume matinale, quand il crut entendre un faible cri. Il s'immobilisa pour écouter et pensa à Adjali telle qu'il l'avait découverte, petite boule de poils esseulée. Un gémissement lui parvint de nouveau et il s'enfonça impulsivement dans les broussailles, dans la direction du son. Cela ne ressemble pas au cri d'un jeune animal, pensa-t-il, intrigué. Ndolo s'avança jusqu'au pied d'une touffe de fleurs géantes, aux larges corolles roses et à l'odeur nauséabonde. Il écarta les feuilles et se pencha. Ce qu'il vit lui arracha un cri et il se rejeta violemment en arrière, trébuchant dans sa précipitation et atterrissant durement sur le sol humide :
- Que les dieux protègent leur serviteur !! Balbutia-t-il en faisant le signe pour éloigner le mauvais oeil. Il resta assis, tremblant, les yeux écarquillés, fixant la créature devant lui.

Elle était petite, à peine plus d'une coudée, et toute ratatinée. Ses membres fins ressemblaient à des branches sèches et sa crinière à de la mousse fanée. Son petit visage était presque humain, avec un front large, strié de rides, d’épais sourcils verts et deux grandes prunelles pâles et brillantes comme des gouttes d'eau. Ndolo avait immédiatement reconnu un sylphe, ces êtres mystérieux et puissants, ni mâles ni femelles, si rares que nul n’en avait vu de ses yeux. Autrefois, Zuwena lui avait enseigné tout ce qu'il devait savoir sur les créatures surnaturelles ; elle lui avait appris à les respecter et à les craindre. Des légendes terrifiantes couraient sur leur compte dans la tribu. Je suis perdu, songea le chasseur, il va me lancer un sort ! Je me changerai en statue de marbre ou même je pourrirai lentement. Mes armes sont inutiles, il faut fuir ! Ndolo se ramassa sur lui-même pour filer mais le sylphe prit la parole :
- Ne t'en va pas, je t'en supplie. J'ai besoin d'aide...
Sa voix était un murmure ténu et piteux. Le chasseur s'immobilisa, l’effroi raidissant ses membres. Le sylphe reprit laborieusement :
- Je peux sentir ta peur, humain. Mais je suis hors d'état de te nuire, même si je le voulais. Je suis vieux et faible.
Il s'interrompit un instant pour respirer puis dit doucement :
- Ma témérité m'a poussé trop loin de mon arbre-frère, j'ai eu un vertige et à présent, je n'ai plus la force de bouger. Je t'en prie, aide-moi. Si tu m'abandonnes, je mourrai sans doute ici.

Epuisé par ce discours, le sylphe s'affaissa contre le tronc de la plante et ne bougea plus. Ndolo déglutit convulsivement. Il n’osait ni reculer ni détourner le regard. La chair de poule hérissait le duvet sur ses bras. Une minute s’écoula et sa respiration ralentit progressivement jusqu’à revenir à la normale. Il essuya la sueur glacée de son front et réfléchit. Le sylphe m’aurait déjà tué, s’il voulait le faire. Et s’il disait vrai ? S’il était vraiment malade et en danger ? Ndolo regarda la pauvre créature et sentit la pitié l'envahir, submergeant la prudence. Refuser son secours eut été cruel et, bien que l’apparence de l’être lui répugnât, il sentit qu'il n'avait rien à craindre. Il se releva avec circonspection et murmura :
- Que dois-je faire ?
Le sylphe lui sourit, éperdu de reconnaissance :
- Mon arbre-frère se trouve là-bas, derrière ce bouquet de Dualas. Peux-tu m'y conduire ?
Surmontant son dégoût, Ndolo se pencha sur le petit corps desséché et le souleva avec précautions. Il s'étonna de le trouver si léger. Il traversa ensuite le sous-bois jusqu'à un immense tronc juché sur un entrelacs de racines aériennes. Il y déposa le sylphe. Aussitôt que l'être eut touché l'écorce, il commença de s'y fondre, comme absorbé par l'arbre. De l'énergie sembla irriguer ses membres et, à mesure qu'il disparaissait, sa chevelure végétale retrouvait sa fraîcheur et ses yeux leur couleur. Bientôt, seule sa tête et un de ses bras dépassèrent du fût. Il dit d'une voix qui n'était plus tremblante mais claire et mélodieuse :
- Je te remercie, humain. Tu m'as sauvé et je t'en serai éternellement reconnaissant. Si un jour, tu te trouvais dans la peine, reviens au pied de cet arbre et je t'aiderai à mon tour.
- Je le ferai, assura Ndolo en s'inclinant cérémonieusement.
Le sylphe lui rendit son salut et reprit :
- D'ici là, j'aimerais te faire un présent. Dis-moi ce que tu désires.
- C'est que... je n'ai besoin de rien. Et je n'ai pas agi dans l'ambition d'une récompense.
- Je le sais, car ton coeur est noble et pur. Mais il me plairait de te rendre un peu de la bonté que tu as eu pour moi. N'as-tu pas un souhait ?
- Eh bien, je crois avoir tout ce que je peux désirer : un père aimant, des amis fidèles, une fiancée belle comme la nuit étoilée...

Il soupira en pensant à Shanti, à ses grands yeux sombres, à ses mains si fines. Elle est si attirante mais si insaisissable. Que ne donnerais-je pour savoir qui elle est vraiment ! Le sylphe le fixait d'un air pénétrant, les sourcils froncés. Il posa le menton sur sa petite main :
- Le don que tu convoites est parmi les plus dangereux.
- Quel don ?
- Celui de voir la vraie nature de l'âme, l'Oeil de Vérité.
- Est-ce vraiment possible ?! Le visage de Ndolo s'illumina d'émerveillement. Il s’était à présent habitué à la présence de l'esprit de la forêt et se sentait presque parfaitement à l'aise. Il s'assit en tailleur sur la mousse, en face de lui. Le sylphe haussa les sourcils :
- Bien sûr. Et je puis t'en faire cadeau mais tu devras en user avec prudence.
- Pourquoi cela ?
- Parce que les choses que tu ignores ne peuvent te blesser.
Le jeune homme tourna un instant cette réponse dans sa tête :
- Je crois que j'aimerais avoir ce don.
- Soit. Tu l'as désormais.
Ndolo ouvrit des yeux ébahis. Il se redressa d'un bond et se tâta, comme s'il s'attendait à se découvrir un bras supplémentaire. Je ne me sens pas changé, songea-t-il, perplexe.
- Oh, ce don est invisible, dit posément le sylphe, et tu ne le sentiras que quand tu t'en serviras.
- Mais que devrai-je faire ?
- Penses-y simplement.
- Merci ! Le jeune homme souriait avec chaleur. Je dois partir, à présent. On m'attend à la maison. Je suis heureux de t'avoir rencontré. Je vois à présent que tous les êtres de féérie ne sont pas méchants comme le disent souvent les hommes.
- Moi aussi, humain, je suis content de t’avoir connu. Et si jamais tu réalisais que tu préfères ne pas avoir ce don, viens me le rendre.

Ndolo prit congés. Avant de s'enfoncer dans la jungle, il fit un signe de la main à son nouvel ami. Puis, il se hâta car il lui tardait d'être de retour pour expérimenter son pouvoir. Il n’avait pas dormi durant un jour entier mais l’excitation le gardait en alerte, si bien qu’il ne prit aucune pause et qu’il mangea en route. Quand il émergea des arbres et foula la prairie, il fut heureux de retrouver la chaleur sèche et les senteurs familières de la savane. Le village fut bientôt en vue et, penchée sur la palissade, la silhouette inquiétante du Protecteur, balayant l’horizon de ses quatre prunelles vigilantes. Ndolo ralentit et il amorçait un détour pour éviter la créature quand une idée lui vint. Pourquoi n’essaierais-je pas l’Oeil de Vérité sur lui ? Ainsi, je saurais si ma crainte est aussi infondée que celle que j’avais du sylphe. Et, fixant Amaaloch, il se concentra sur son pouvoir.

Tout d’abord, il ne sentit rien. Puis, un faible picotement naquit sur son front, qui s’amplifia pour devenir une démangeaison. Quelque chose enflait sous sa peau, palpitait, poussait pour sortir. Ndolo y porta une main tremblante mais ne put tâter que sa chair lisse. La sensation de pression cessa brusquement et un flot de lumière et d’étranges couleurs assaillit le jeune homme. Il cligna et c’était à présent avec trois yeux. Effrayé, Ndolo secoua violemment la tête et sa vision revint à la normale. Il prit deux inspirations saccadées et toucha son front sans pouvoir rien y déceler d’anormal. Surmontant sa frayeur, il se remit à marcher et se concentra de nouveau. Cette fois, l’oeil magique s’ouvrit immédiatement et le paysage se colora de lambeaux de pourpre et d’azur. Fasciné, Ndolo observa un nuage de paillettes d’or qui évoluait au ras des herbes. Ce sont des insectes, réalisa-t-il avec émerveillement. C’est un peu comme de regarder à travers l’eau.

Il reporta son attention sur le village et resta ébahi. Il pouvait toujours apercevoir le corps monstrueux d’Amaaloch mais il s’y superposait une image totalement différente, celle d’un animal bien plus petit, aux formes rondouillardes, couvert d’une duveteuse fourrure blonde. Ndolo écarquilla les yeux et accéléra sa marche. A mesure qu’il se rapprochait, il discernait plus de détails. L’image magique du Protecteur possédait des pattes rondes munies de petits coussinets bien éloignés des griffes tranchantes que le chasseur lui connaissait. Elle avait des oreilles soyeuses, de grands yeux humides, semblables à des escarboucles d’émeraude, des babines toutes douces qui dessinaient un grand et franc sourire. Alors, c’est ça qu’il est vraiment, pensa Ndolo stupéfait. Il paraît si gentil et si inoffensif. Et cela eut instantanément raison de sa terreur passée. Il était à présent parvenu à la porte du village et il apostropha le gardien :
- Hola, Amaaloch !
La créature se tourna vers lui et se pencha. Ndolo vit de ses yeux naturels les hideuses pattes grises, munies de sabots fourchus, se plier et la grosse tête cornue aux crocs acérés s’approcher lentement. Deux prunelles de braise se fixèrent sur lui tandis que les deux autres continuaient de patrouiller sans relâche :
- Salut à toi, petit homme !
Sa voix était basse et résonnait comme dans une caverne. Ndolo sentit sur son visage un souffle brûlant, contrastant étrangement avec la mignonne bête aux doux poils jaunes que son troisième oeil continuait de lui montrer. La voix reprit, en mâchonnant les mots comme si le gosier qui l’émettait n’était pas fait pour les sons humains :
- Par les voiles d’Ishaya ! Tu ne m’avais jamais parlé et je croyais même que tu me haïssais.
- Je ne t’ai jamais haï mais j’avais peur. J’étais ignorant et stupide. Me pardonneras-tu de t’avoir évité toutes ces années et seras-tu mon ami ?
Le monstre éclata d’un rire tonitruant qui fit trembler le sol :
- Avec plaisir, petit homme ! Serre-moi la main pour sceller notre entente !
Une jolie patte blonde se tendit mais le jeune homme sentit dessous la griffe rocailleuse, chaude, terriblement chaude. Il la serra avec reconnaissance :
- Je me nomme Ndolo. Je tenais à te remercier pour ce que tu fais pour nous. C’est grâce à toi que nous sommes en sécurité.
- Je fais cela avec plaisir car je me sens chez moi ici. J’aime ce village et ses habitants.
- Mais n’avais-tu pas de chez toi là d’où tu viens ?
La crainte passée, ne restait qu’une curiosité dévorante pour la créature.
- Non pas, petit homme. Dans les mondes inférieurs, mes semblables errent éternellement, aveugles et sourds, inachevés. Nous rêvons les couleurs et la vie de votre monde et espérons traverser un jour. Je suis heureux d’avoir eu cette chance !
- Je comprends...
Ndolo sursauta soudain :
- Je dois partir ! Adjali m’attend !
- Reviendras-tu me voir ?
- Assurément !
- Va alors, et à bientôt.

Et Ndolo partit en courant à travers les rangées de cases. Son oeil magique lui montrait les villageois sous maints aspects magnifiques ou terrifiants : certains étaient de gracieux êtres ailés, d’autres de hideuses choses rampantes. Désorienté, il préféra le clore. Arrivé à la maison, il constata avec plaisir qu’Adjali allait déjà mieux. Elle l’accueillit en trillant de joie et il l’étreignit, soulagé de la voir ainsi. Il lui fit mâcher une poignée de feuilles médicinales puis lui donna des morceaux de viande séchée tout en lui racontant son périple :
- ...et qu’il est en réalité très sympathique. Maintenant, je dois aller voir ma fiancée afin de savoir qui elle est véritablement. Je suis à la fois impatient et anxieux de ce que je vais découvrir...
La chauve-souris siffla avec compassion et frotta son museau contre son ami. Ndolo lui ébouriffa les poils :
- Allons ! Inutile de retarder cette rencontre !

La maison de Kimpa et Rana, les trouveurs d’eau, était petite et d’allure modeste. Le chasseur trouva sa fiancée devant la porte. Elle tissait avec un métier mécanique qui claquait à intervalle régulier. Les gestes rapides et adroits, elle resserrait un à un les rangs d’une étoffe d’un rouge éclatant. Elle finit par relever la tête et toisa Ndolo, manifestement agacée d’avoir été interrompue.
- Je te salue, Shanti, ma fiancée, dit-il en s’inclinant légèrement.
- Est-ce l’organisation de notre mariage qui t’amène ici ? demanda-t-elle avec un sourire forcé.
- Non, je souhaite avoir une conversation avec toi.
- Ah oui ? Alors parlons.
Shanti reprit son ouvrage et le claquement du métier fit sursauter Ndolo. L’attitude glaciale de la jeune femme le déstabilisait et il réalisa que c’était la première fois qu’ils étaient seuls tous les deux. Il hésita et prit quelques secondes pour penser à ce qu’il allait dire. Tout en réfléchissant, il tripotait nerveusement ses tresses. Par où commencer ? M’écoutera-t-elle ? Mais, ai-je besoin de parler ? Je vais ouvrir l’Oeil de Vérité et je serai fixé.

Il releva la tête et prit une profonde inspiration. Puis, il écarta précautionneusement les paupières magiques. Un démon !! Ndolo étrangla un cri d’angoisse et recula d’un pas. Un petit démon efflanqué et mesquin, avec d’énormes mains crochues, une large bouche avide, l’oeil jaunâtre, et sur le crâne, une touffe de plumes aux couleurs tapageuses ! Voici quelle était donc la vraie nature de Shanti ! Avarice, sournoiserie, vanité ! Ndolo sentit la nausée le gagner. Il se détourna vivement et cacha sa tête dans ses mains, refermant son oeil magique. Que les dieux bons protègent leur serviteur... Dire que j’allais l’épouser ! Une larme roula sur sa joue puis une autre. La jeune femme l’interpella :
- Qu’y a-t-il donc ? Je croyais que tu voulais me parler.
Ndolo se retourna lentement, évitant le regard de sa promise, et dit d’une voix tremblante :
- Il n’y aura pas de mariage.
- Quoi ?! Que me chantes-tu là ? La colère perçait dans sa voix et elle repoussa le métier à tisser avec brutalité. Es-tu soudain devenu fou ?
- Au contraire. Je sais à présent que tu n’as jamais eu d’affection pour moi. Tu nous as trompés, mon père et moi avec tes manières sucrées.
Shanti resta un moment interloquée. Ndolo huma le lourd parfum de vanille et son coeur se serra douloureusement. Malgré ce qu’il savait, il était encore ému par la séduction de la jeune fille. Puis, elle se releva d’un bond et mit les poings sur les hanches :
- Mais que croyais-tu donc ? Que je t’aimais ? Moi, la plus belle femme d’Inaoa? Tu as bien de la chance d’avoir la renommée et la fortune de ta famille ! Cela seul m’a attirée vers toi. Tu es encore plus niais que je ne l’avais cru !
- Assez, nous n’avons plus rien à nous dire. Je vais sur le champ rompre nos fiançailles.
- Je t’interdis de faire cela ! Je...
Mais Ndolo s’éloignait déjà à grandes enjambées.

Il retraversa le village comme un somnambule, abattu et empli de regrets. La vision de l’âme de Shanti, ce monstre aux yeux fourbes injectés de sang, le hantait. Autour de lui, le crépuscule tombait et des feux, un à un, illuminaient les allées. Le calme envahissait les lieux mais dans l’esprit du jeune homme régnait le chaos. Soudain, il se sentit immensément las, brisé par les émotions de cette trop longue journée. Il rentra chez lui et s’allongea en silence. Le sommeil fut lent à venir et il apporta un cortège de visions sinistres dans lesquelles se mêlaient sylphes aux bras de lianes et démons grimaçants.

Ndolo s’éveilla peu avant l’aube, haletant et trempé de sueur. Délaissant sa couche, il alla traîner sa mélancolie vers la porte est du village et s’assit sur le sol. A l’horizon, se devinaient les dunes de sable, comme une muraille se resserrant lentement sur le monde. Une tornade, gigantesque colonne de poussière vrombissante, se forma dans le lointain puis se désagrégea. Ndolo appuya sa tête contre la palissade. Derrière lui, la voix du Protecteur résonna telle un tambour :
- Contre ça, je suis impuissant à protéger le village, petit homme Ndolo.
- Le désert est une chose terrible... Mais ne l’avons-nous pas méritée ?
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Il y a des êtres si mauvais parmi mon espèce. C’est peut-être mieux que le sable les recouvre...
- Par les voiles d’Ishaya, toi si insouciant et joyeux encore hier, que t’est-il arrivé ?!
Le monstre replia son grand corps pour s’asseoir à côté du chasseur. Même ainsi, il était encore plus haut qu’un homme. Ses yeux d’ambre brillaient dans la pénombre, surveillant la savane. Ndolo soupira puis, il parla du cadeau du sylphe et de sa promise, si belle à l’extérieur et si laide à l’intérieur. Il conclut :
- Même si je m’en doutais, je suis tellement déçu...
- Méchante fille. Puissent les chats de Mesphée lui dévorer la langue.
- J’aurais dû m’apercevoir de tout cela sans l’Oeil de Vérité. Elle a raison : je suis bien niais.
Amaaloch siffla de désapprobation. Sa longue queue ondula comme le tentacule d’une pieuvre :
- Non, petit homme, tu n’es pas niais. Tu es candide. Tu crois le témoignage de tes sens et tu n’imagines pas que la malice existe.
- Mes sens m’ont fourvoyé ! Jamais je n’aurais dû les écouter. Je ne réfléchissais pas, je ne cherchais pas à connaître réellement les choses, je me contentais de leur aspect. Je m’en rends compte à présent. Vois comme je t’ai longtemps rejeté !
- Mais tu as su reconnaître ton erreur et la corriger. Et cela, tout le monde n’en est pas capable.
- Que vais-je faire, à présent ? Ma voie était tracée : je me marierais, j’aurais des enfants, je prendrais la suite de mon père... Je n’ai jamais eu d’autre ambition qu’une vie simple et un bonheur paisible. Tout cela est ruiné. J’aurais peut-être été heureux avec elle. Je l’aimais tant ! Elle est la seule femme que j’aie jamais aimée... Ah, j’aurais préféré ne pas savoir...

Ndolo s’appuya de nouveau contre les rondins et des larmes roulèrent sur ses joues et allèrent s’écraser dans la poussière, à ses pieds. Le Protecteur lui tapota l’épaule de son énorme patte griffue et ils restèrent un long moment silencieux. La vie me semble si vide, pensa Ndolo, et la nuit si grise. Je devrais avoir froid, mais Amaaloch rayonne d’une chaleur réconfortante. Au loin, le ciel se mit à pâlir et un grand disque rouge émergea des dunes, accompagné d’un cortège de nuées roses et or. La lumière se répandit sur la savane, revigorant tous ses habitants. Des oiseaux commencèrent à croasser et trois D’baris sortirent de leur trou et offrirent au soleil leurs immenses oreilles. Amaaloch s’étira vigoureusement et les piques qui hérissaient ses puissantes épaules se heurtèrent avec des claquements secs. Puis, il passa son grand bras autour du corps de Ndolo et lui imprima une petite secousse :
- Tu ne dois pas renier ton don, petit homme.
Le jeune chasseur se tourna et tordit le cou pour mieux voir le Protecteur :
- Pourtant, il m’a fait souffrir. Retrouverais-je la paix en allant le rendre au sylphe ?
- Que non ! Cela ne te rendra pas ton ignorance. Ne crois-tu pas que tu aurais découvert la vraie nature de cette fille tôt ou tard ? N’est-il pas préférable que ce soit avant le mariage ?
- Tu as peut-être raison...
- La vérité n’est pas toujours agréable. Mais c’est la vérité. Ne vaut-elle pas mieux que des illusions, si séduisantes soient-elles ?
- Sans doute.

Le monstre sourit brusquement et ses crocs longs comme des poignards luirent sous le soleil levant :
- Et puis, ce don t’a aussi apporté une chose de taille...
- Ah oui ? Les yeux du jeune homme s’agrandirent d’une surprise ingénue.
- Une chose énorme... colossale... : moi !!
Un sourire se fraya un chemin sur les lèvres de Ndolo et il pouffa. Amaaloch éclata d’un rire assourdissant, roulant tel le tonnerre, qui résonna longtemps entre les huttes.

L’astre du jour avait dépassé son zénith et commençait à décliner quand Ndolo s’assit au pied de son arbre favori. Il avait passé toute la matinée à réfléchir et, pour s’occuper les mains, il avait cueilli un grand panier de fruits de Niembé qu’il offrirait à la Matriarche en guise de remerciements. Adjali était presque rétablie et survolait la plaine, planant et virant avec délice. Ndolo avait pris sa décision. Le lendemain à l’aube, il quitterait le village avec Adjali et s’en irait à l’aventure. Il ne faudra pas oublier les plantes qui soignent, pensa-t-il en passant mentalement en revue les objets à emporter. Mon père sera contrarié, c’est certain. Plus encore peut-être que quand j’ai annulé mes fiançailles. Mais il comprendra. C’est un homme bon et généreux ; il acceptera mon choix. Il tourna la tête dans la direction du village. La place qui était la mienne ici n’existe plus et je dois en trouver une nouvelle... Tout ce que je croyais était faux et je vivais depuis toujours avec naïveté. A présent, j’ai découvert que les humains sont parfois plus à craindre que les choses surnaturelles. Il poussa un profond soupir et porta la main à son front. J’ai changé. Je dois réfléchir à tout cela et devenir meilleur. La chauve-souris géante passa au dessus de l’arbre et héla Ndolo d’un trille perçant. Il lui fit un signe de la main.

Le jeune homme songea à Amaaloch et son coeur se gonfla de tristesse. Quel dommage de le quitter déjà... J’aurais voulu le connaître mieux. Mais je reviendrai et il sera là. Il observa la savane avec ses étendues d’herbes sèches, ondulant sous la brise comme une vaste mer jaune. Ndolo se gorgea de toutes ces sensations familières qu'il laisserait bientôt derrière lui : le cri grondant d'un Keg au loin, l'odeur salée du désert charriée par le vent, le tronc rêche sous son dos, le sol chaud sous ses jambes nues. Puis, son regard se tourna vers le nord. Là-bas, il emprunterait une nouvelle voie, il apprendrait à dominer ses craintes et à ne plus se fier à ses sens seuls. Et peut-être trouverait-il un peu de sagesse.

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Publication : 07 décembre 2009
Dernière modification : 07 décembre 2009


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Le fantôme impitoyable
Stéphane Méliade
La nuit des noyaux profonds  
Yasbane
Discussion avec J. Vjonwaë
L'avis du docteur Morris Bann
Rapport
gawen
La Tisserande  
Le Barde-Artisan  

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signifie que la participation est un Texte.
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5 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 30-01-2010 à 11h19
Hop !
Merci pour ta lecture et ton commentaire.
Pour faire mon héros, je me suis souvenue de ce que tu m'avais dit sur mon héroïne pas très sympa de Hybris, la généticienne jumelle. Et j'ai essayé de faire en sorte qu'on puisse s'attacher un peu à Ndolo.
Je suis bien embêtée que vous me disiez qu'on attend une suite parce qu'elle n'était pas prévue ! J'y avais songé vaguement mais j'ai encore trois Lé...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 16-01-2010 à 22h50
C'est peut-être pas l'Afrique...
...mais il y a quand même un air de famille... en plus étrange, puisque ce monde africanoïde porte une flore et une faune parfaitement faëriques.
L'histoire est classique: un héros généreux et loyal est récompensé d'une bonne action par un don magique. Là où ça devient intéressant, c'est que ce don bouleverse sa vie en lui ouvrant de nouvelles perspectives, et cela va déboucher sur une rupture, u...

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Netra Ecrire à Netra 
le 22-12-2009 à 13h01
C'est pas l'Afrique, j'avais bien compris... En fait je parlais de l'ambiance. (pas clair powa ^^)
Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 18-12-2009 à 16h28
Merci !
Ben techniquement, c'est pas l'Afrique. C'est à dire que les légendes de Rhéa qui vont suivre ne parleront à priori plus de Ndolo mais s'attarderont sur d'autres régions de ce monde. Merci de ta lecture !
Netra Ecrire à Netra 
le 08-12-2009 à 13h52
Noire Fantasy
Un peu d'Afrique au cœur de l'hiver ! j'ai bien aimé le rythme tranquille de cette nouvelle qui respire la chaleur et vibre au son des tambours. C'est exotique, original... Ce serait un peu terne pour un texte solitaire, mais j'attendrai (im-)patiemment la suite !
Détail : je crois qu'on dit "Ndolo prit congé", sans S. Mais j'suis pas sûr.
J'aime bien le coup de la chauve-souris géante. L'ense...

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