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Retour à Chiswarta

Au bout de quatre jours d'un voyage épuisant, nous arrivâmes à Chiswarta. Je laissai mes compagnons aux portes de la ville et y pénétrai seule, revêtue d'un sort d'invisibilité. Je n'étais pas la bienvenue ici, je le savais, et je voulais pouvoir observer à ma guise les ravages causés par cette peste inconnue pour en trouver au plus vite le remède (1).

La ville avait perdu son identité ; c'était une ville quelconque frappée par une épidémie. Des croix étaient dessinées à la craie sur la porte des maisons, des bûchers de fortune dressés sur toutes les places, des plaintes, des lamentations et des sanglots s'échappaient de toutes les fenêtres, les rares passants emmitouflés dans leurs grandes capes noires marchaient vite, les yeux terrifiés et hagards. Aux portes de la ville, des soldats. Je sus aussitôt que Grader le Sage était encore en vie. Seule son autorité tranquille avait pu éviter que le fléau ne se propage aux villes voisines. Aucun habitant de Chiswarta n'avait pu sortir depuis le début de l'épidémie.

J'entrai sans bruit dans les maisons, enjambant parfois des cadavres encore chauds. J'en examinai quelques-uns: ils avaient des taches vertes sur tout le corps, les conjonctives et les muqueuses étaient couleur olive, et un filet de sang vert émeraude s'échappait tantôt du nez, tantôt de la bouche. Cela me rappelait quelque chose, et je fouillai dans ma mémoire des siècles passés.

La source de contamination n'était pas claire : les puits n'avaient pas été empoisonnés, les réserves de farine et de viande séchée étaient saines. C'est dans le palais de Grader que je trouvai la solution. Guidée par un chant joyeux, j'entrai dans la grande salle. Abëlian, la femme de Grader, dansait gracieusement en chantonnant pour elle-même ; les yeux fermés, elle virevoltait avec grâce, et je lisais dans son esprit les musiciens, les lumières, le banquet, les amis joyeux, et tous ces hommes qui admiraient sa beauté... Elle s'arrêta, un peu étourdie, près d'une table. Elle prit dans ses mains le bouquet de fleurs blanches aux petites clochettes, dont le parfum sucré était comme une promesse.
" Joli bouquet porte-bonheur, rends-moi les bals de ma jeunesse, rends-moi mon insouciance... "

Elle enfouit son visage dans les fleurs et s'effondra aussitôt dans un cri de stupeur.
Bien sûr ! les clochettes vénéneuses ! Ces fleurs étaient empoisonnées par une substance reconnaissable à son odeur doucereuse, et qui donnait cette maladie mortelle, la verdole.

Il me fallait trouver l'antidote au plus vite, puis découvrir le responsable de ce crime, qu'il soit homme ou dé... Démon ! Le Géant Vert, le Démon des Vertes Prairies, ce génie malfaisant et vert dont toutes les victimes portaient la couleur dans leur chair ! Il m'avait échappé deux fois, mais j'avais maintenant une raison personnelle de ne lui accorder aucun sursis. Malencontreusement j'avais repris mon apparence pour retrouver ma force physique et pouvoir ainsi relever Abëlian, mais son cri avait alerté les serviteurs. Avant que j'aie pu expliquer quoi que ce soit, ils s'étaient tous jetés sur moi en criant :
" Narwa Roquen ! C'est elle ! Elle assassine notre Abëlian, maudite sorcière ! "

Je ne leur échappai que de justesse en redevenant invisible ; j'eus juste le temps de récupérer les fleurs maudites au passage.

***

Quand je revins au matin suivant, je n'avais guère dormi mais j'avais pu fabriquer un peu d'antidote. Grader était au chevet de sa fille cadette Odariel, dont la vie vacillait comme la flamme d'une chandelle au vent du Nord. J'apparus de l'autre côté du lit. Il ne sourcilla pas. J'allai à l'essentiel, à l'essentiel pour lui, tandis que mon coeur trépignait à revoir ce visage qui hantait tous mes rêves. Je lui tendis la fiole :
"Sept gouttes maintenant, sept gouttes ce soir. Si tu peux me trouver d'autres fleurs, j'en fabriquerai pour toute la population.
- Quelles fleurs ?
- Les clochettes soi-disant porte-bonheur ! "

Il allait sonner pour appeler mais je l'arrêtai.
" Fais-les porter hors de la ville. Invisible, je ne peux presque rien porter, et tu sais bien qu'ils pensent que c'est moi la coupable ! "

Il me regarda longuement, acquiesça sans mot dire. Odariel ouvrit les yeux et me sourit.
" Narwa Roquen, tu es venue, tu m'as sauvée, je le savais ! Tu vois que tu as bien fait de l'appeler, père ! "
Grader le Sage baissa les yeux.
" Ton père est toujours le plus sage, mon enfant. Je m'en vais, il y a d'autres malades. "

Je passai dans la pièce voisine où se lamentait Abëlian. Je restai dans l'ombre et déguisai ma voix. Elle but le remède.
Grader me regardait, toujours silencieux. Puis il s'approcha, me prit la main qu'il porta à ses lèvres.
" Je te demande pardon. Je n'ai jamais douté de toi, mais j'avais peur d'affronter Chiswarta. Je te dois deux vies. Tu peux disposer de la mienne.
- Ca va ", marmonnai-je en m'éclipsant. Qui pourrait croire qu'une sorcière puisse avoir envie de pleurer ? A mon âge, j'aurais eu l'air ridicule.

Le soir même Grader en personne sur son cheval gris, suivi par l'escorte des notables de Chiswarta, venait me remercier d'avoir sauvé sa femme et sa fille, et m'accompagnait à l'intérieur des murs pour continuer l'oeuvre de guérison. Rolanya caracolait comme une cabotine (qui se ressemble s'assemble), Frère Loup jappait de joie sans vergogne comme un chiot à son premier os, et Kyo piaillait comme un moineau en me projetant des images mentales de festins, banquets et autres agapes, qui me faisaient bien sourire.

Ce soir-là je dormis dans un lit mais au matin je conclus que rien ne valait une meule de foin à la belle étoile, au moins tant qu'il ne pleuvait pas. Etait-ce d'avoir failli un jour brûler vive dans un lit (2), ou la conséquence de toutes ces années de vagabondage ? Je réalisai que j'avais besoin de l'air de la nuit autour de moi, des renâclements témoignant de la présence proche de Rolanya, et de la chaleur de Frère Loup contre mon flanc (lui, par contre, avait bien apprécié le lit...).

Il me restait un démon à combattre, et je cherchai Grader pour lui faire mes adieux. Il n'était pas seul, ne pouvait pas l'être, ne le serait sans doute jamais. J'eus droit encore comme la veille, à un discours pompeux dont je me serais passée, puis il me glissa à l'oreille en me serrant fort la main :
" Je t'en prie, quand tu pourras, essaie de revenir. "
Je partis la larme à l'oeil mais le coeur léger.

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare. (3)


N.d.A.

(1) : cf. Justice fauve, in Rencontre sous la lune
(2) : cf. "Le pont ", in "Participation libre" (à venir)
(3) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour.

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© Narwa Roquen



Publication : Inconnue
Dernière modification : 07 novembre 2006


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