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La Rue

Il était né dans la Rue et la Rue avait toujours fait partie de son décor, elle était son milieu de vie, elle était sa vie. Il y avait fait ses premiers pas, avec difficulté, car à cet endroit la Rue était pavée de gros blocs irréguliers qui le déséquilibraient et dont les arêtes acérées guettaient ses chutes avec avidité. De fait, il était tombé à plusieurs reprises, se blessant parfois. Il avait réussi à avancer, pourtant, malgré les pièges et les gênes, malgré les obstacles et les dangers, malgré les douleurs et la fragilité de son corps encore tendre.

Il remarqua, seulement en grandissant, que la Rue montait légèrement, en pente très douce. Il s'aperçut aussi que d'autres personnes vivaient dans la Rue. C'était surtout des gens qu'il connaissait, comme ses parents et ses amis, mais il vit un peu plus loin qu'il y avait également des inconnus. Plus son regard s'éloignait, plus il le portait vers le haut de la côte, plus ces gens étaient nombreux.

Il apprit assez vite à ne plus craindre les chutes et les traquenards des pavés, et il se sentit attiré irrésistiblement par le sommet de la montée. Chaque jour, il regardait dans cette direction, chaque jour il tentait de distinguer ce qui se trouvait là-haut. Mais c'était trop loin. Il lui sembla apercevoir davantage d'inconnus, davantage de maisons, mais il ne pouvait en être sûr à cause de l'éloignement. Il demanda ce qu'il y avait par là, mais nul ne put ou ne voulut lui répondre, et il résolut d'aller y voir par lui-même.

Il était encore beaucoup trop jeune pour se rendre à de telles distances. Pourtant, il ne douta pas un instant qu'il pourrait un jour contempler la Rue depuis la cime de la colline.

Il s'éloignait chaque jour un peu plus de chez lui, sans même s'en rendre compte, et s'il continuait à revenir chaque soir vers son foyer, chaque matin il repartait arpenter cette chaussée et regardait avec avidité vers le haut. Il grandissait toujours, et s'il parvenait petit à petit à mieux distinguer le sommet et ce qui s'y trouvait, il remarqua aussi que ce sommet semblait de plus en plus haut et dur à atteindre. Découragé, il s'en détourna pendant un temps et s'intéressa à ce qui était plus immédiat, à la Rue elle-même, plus proche de lui.

Il vit que son foyer n'était guère différent des autres et que ces autres foyers étaient en bien plus grand nombre qu'il ne l'avait jadis cru possible. Il constata qu'il s'y trouvait davantage de gens qu'il n'aurait su l'imaginer, mais cela ne lui faisait plus peur. Au contraire, au lieu d'attiser sa crainte comme autrefois, la présence de tant d'étrangers stimulait sa curiosité et le poussait de l'avant, vers la découverte de ces personnes qui étaient tout comme lui une partie de la Rue.

Il vit que si certains lui ressemblaient, d'autres lui étaient si étrangers qu'il en ressentait de l'appréhension et de l'inquiétude, car certains semblaient être des prédateurs et certains semblaient être des proies. Mais il se trouvait aussi des gens qui lui donnaient envie de s'approcher, auprès de qui il était bien. Il apprit qu'il y avait des hommes et des femmes, des garçons comme lui et des filles aussi, et que celles-ci étaient ce qu'il pouvait concevoir de plus différent de lui-même. Pourtant, c'était elles qui l'attiraient le plus, ce qu'il ne comprenait pas, car plus il se rapprochait d'elles, plus il se sentait mal à l'aise et cependant envahi de bien-être. Plus il s'éloignait d'elles, plus il se sentait détendu et malgré tout empli de morosité et d'amertume.

Il finit par apprivoiser ces sentiments contradictoires, à moins qu'il ne se soit simplement habitué à leur existence en son âme. Il apprit à dominer son coeur avec ceux qu'il aimait et ceux qui appréciaient sa présence, et il apprit à accepter ceux qu'il rejetait ou qui le repoussaient. Il apprit à vivre avec les uns et les autres, il apprit jusqu'où allait son pouvoir, il apprit lentement à donner et à recevoir, et il comprit que cette leçon était la plus importante de toutes.

Désormais habitué à découvrir chaque jour de nouvelles choses autour de lui et à faire face à cela, il reporta son attention sur la Rue, ce qu'il n'avait pas fait depuis des années, et il ne la reconnut pas. Il crut tout d'abord qu'elle avait changé, qu'elle était moins animée, moins dangereuse, qu'elle recelait moins de mystères, que sa pente était moins raide et son sommet moins éloigné. Mais il finit par comprendre que la Rue était la même, que c'était lui qui avait terriblement grandi. Elle était toujours aussi agitée, mais cela ne l'étonnait plus. Elle n'avait jamais été menaçante ni mystérieuse, c'était lui qui avait été fragile et ignorant. La côte était aussi escarpée, mais il avait appris à en gravir les niveaux.

Par contre, le sommet était effectivement moins loin, car il s'en était réellement rapproché, ce n'était pas une simple impression. Alors que jadis il ne percevait que la montée ; alors que pendant longtemps il imaginait seulement le faîte ; alors qu'ensuite il ne faisait que le deviner, il le distinguait à présent avec une grande netteté lorsqu'il se donnait la peine de regarder dans cette direction, ce qu'il faisait pourtant rarement, étant plutôt occupé désormais à vouloir interrompre la progression qui l'avait sans qu'il en soit conscient mené jusque-là.

Mais sans qu'il le souhaite et même sans qu'il s'en rende compte davantage qu'auparavant, il continuait de monter. Cette ascension était lente et presque insensible. Il devait être très attentif pour la remarquer, mais en observant à des intervalles suffisamment éloignés, la chose était indubitable : il se rapprochait inexorablement du sommet de la Rue.

Il tenta de s'arrêter dans une maison, en compagnie d'une femme qu'il appréciait particulièrement. Des enfants naquirent dans cette demeure, et à leur tour ils arpentèrent le pavé de la Rue, tournant leurs regards vers le haut de la côte et ébauchant eux aussi leur marche dans cette direction. Il n'essaya pas de les en dissuader, sachant que ce serait inutile, car il venait de comprendre que cette montée était inéluctable et même indispensable. Etait-ce lui qui montait ou bien la Rue qui descendait à sa rencontre ? Il ne le sut jamais.

Alors qu'il n'avait toujours pas conscience d'avancer, alors qu'il n'avait pas bougé de sa maison, il vit un jour qu'il avait dépassé le sommet de la Rue.

Il n'avait pas remarqué qu'il était arrivé en haut. Ce n'est que lorsque la côte devint une pente descendant légèrement qu'il le constatât. Il voulut alors s'arrêter, contempler la Rue depuis le faite de la colline, comme il avait rêvé de le faire autrefois, quand il était enfant, et il eut le temps de le faire. Mais à chaque fois qu'il cherchait à revenir en arrière pour apprécier un détail ou savourer un souvenir, il ne pouvait le faire. Alors que la côte de l'autre versant l'avait entraîné implacablement jusqu'au haut, la pente de cette face semblait impossible à gravir à contresens.

Il finit par comprendre que la progression qui l'avait mené jusque-là ne s'était pas suspendue. Elle continuait à l'emporter du même mouvement, mais à présent dans cette descente dont il n'avait jamais seulement soupçonné l'existence.

Il aurait bien voulu rester un peu plus longtemps au sommet, mais de même qu'il lui était désormais irréalisable de revenir sur le premier côté, il ne pouvait interrompre ni même ralentir ce lent glissement. Il souhaita alors porter son regard vers l'avant aussi loin que possible, comme lorsque, encore enfant, il cherchait à distinguer le haut de la Rue. Mais en vain. Il ne percevait rien de ce qui se trouvait plus bas, se contentant d'imaginer avec une certaine appréhension ce qui l'attendait.

Car il faisait plus froid, sur ce versant de la Rue. Et il commençait à ressentir de la fatigue, ce qui était une nouveauté. Il fut inexplicablement rassuré de constater qu'il pouvait encore découvrir des choses jusque-là inconnues.

Il y avait beaucoup de gens autour de lui. En y repensant, il se souvint qu'il y en avait eu de plus en plus jusqu'au sommet, et ce nombre croissait toujours. Mais ces personnes étaient réservées et distantes, pour la plupart, chacune semblant surtout préoccupée de sa propre avancée, ce dont nul ne s'inquiétait alors qu'ils montaient. Il finit par cesser de vouloir se rapprocher d'eux et il ramena son attention sur ce qui l'entourait.

Mais autour de lui, il n'y avait plus grand-chose de passionnant. Vers le bas, le gris dominait, mais le regard ne portait pas bien loin, car de la brume de plus en plus épaisse à mesure que la distance augmentait dissimulait le décor. Plus près de lui, il n'y avait que des gens ternes et l'éternel pavage de la Rue, ainsi que les murs des maisons. C'est seulement en arrière, en direction du sommet déjà distant qu'il lui semblait voir des couleurs. Les endroits fréquentés dans son enfance étaient désormais depuis longtemps invisibles sur l'autre versant, mais ils vivaient toujours dans ses souvenirs et c'est uniquement là qu'il trouvait des teintes vraiment chatoyantes et une lumière rutilante, qui paraissait avoir déserté les lieux qu'il arpentait dorénavant.

Plus il avançait, plus l'ennui et la fatigue le gagnaient. Pourtant, il ne faisait plus guère d'efforts, mais il ressentait néanmoins une lassitude qui lui avait été jusque-là étrangère, alors même qu'il peinait cependant bien plus dans la côte. Il luttait de plus en plus et la descente se poursuivait, apparemment avec encore plus de lenteur que s'était effectuée la montée.

Un sentiment nouveau s'empara progressivement de son âme. Il avançait dans la brume et il commençait, pour la première fois de sa vie, à éprouver de la peur en imaginant ce qui se trouvait plus loin dans la Rue. Il n'avait jamais craint la Rue. Elle lui avait procuré de nombreuses joies, de nombreux plaisirs, et si occasionnellement elle l'avait blessé de ses pavés aux arêtes tranchantes, si elle lui avait fait connaître la fraîcheur de ses passages ombragés, si elle l'avait confronté à quelque malveillant ou l'avait éloigné de ce qui lui était cher, elle l'avait toujours mené dans une direction sûre et il n'avait jamais douté d'elle.

Cela était en train de changer. Depuis qu'il avait abordé la face descendante, sa belle confiance était entamée. Quelques doutes s'étaient emparés de son coeur et paraissaient y avoir proliféré, semant le trouble et s'ajoutant à la confusion ambiante.

Autour de lui, les gens étaient désormais plus rares. Ils étaient plus âgés, aussi, ou du moins plus faibles, comme si certains tombaient malades. La Rue elle-même devenait triste et le pavé tendait à être humide et glissant, inexplicablement plus dangereux que lors de son enfance. Il avait parfois l'impression que des pièges se dissimulaient devant lui, profitant de la brume et visant à le faire trébucher.

Qu'y avait-il plus bas ? Comment éviter d'y aller ? Il savait désormais que rien ne pouvait contrarier la poussée de la Rue, qu'il serait forcé de se rendre où elle désirait le mener. Même s'il résistait, il finirait par arriver à destination. Il verrait alors ce qui s'y trouvait, mais il commençait à penser qu'il s'agissait d'une chose désagréable, et sa crainte augmentait.

De temps à autre, non loin de lui, quelqu'un tombait et roulait dans la pente, disparaissant très vite de la vue sans même émettre un gémissement. Disparaissait-il aussi de la Rue ? À l'évidence, c'était le cas. Lui-même chancela et tituba une ou deux fois comme lors de son enfance, mettant parfois un genou sur le pavé, mais parvenant à se relever malgré la douleur cuisante, la fatigue croissante et la peur criante.

Il fut bientôt presque seul, puis les derniers se retirèrent ou chutèrent. Il se retrouva complètement isolé. Il ne sentait plus la souffrance, il avait fini par s'habituer à sa lassitude et même son effroi s'était enfin émoussé. La pente était moins raide, on en devinait le terme. Alors que son âme se purifiait des restes de peur et d'espoir ; alors que l'attente et l'impatience s'évanouissaient ensemble ; alors qu'il admettait la perte des couleurs, l'oubli de la musique et l'abandon de l'ascension, il parvint en bas, au bout de son chemin. Là, toute peine se retirant, enfin serein et sans but à poursuivre ni désir à assouvir, il accepta de se reposer à même le pavé de sa Rue tandis que la brume se dissipait.

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© Eroël



Publication : 05 novembre 2007
Dernière modification : 15 avril 2008


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3 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 03-01-2008 à 17h55
Jolie parabole
Cette histoire part d’une bonne idée et est menée avec un style sobre et efficace. La phrase « elle était son milieu de vie, elle était sa vie », au début, est particulièrement futée. La progression du héros qui grandit est habilement rendue, bien qu’un peu longue par endroits. L’ensemble est émaillé de réflexions de bon aloi sur le sens de la vie. On comprend dès le début où tu nous emmènes mais...

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Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 15-11-2007 à 18h31
Le mode mineur
J'aime bien ce texte tel qu'il est. Une histoire toute simple, symbolique à souhait, où tu as parfaitement maîtrisé la difficulté de la progression linéaire sans que le lecteur se lassse, même s'il comprend assez vite où tu veux en venir; le lecteur est entrainé, comme ton personnage. Je trouve que le "il" va bien. Pas de fanfare, pas d'effets spéciaux; c'est l'histoire ordinaire de gens ordinaire...

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Maedhros Ecrire à Maedhros 
le 07-11-2007 à 15h42
La possibilité du "il"....
Je trouve que ce texte possède un rythme intéressant. Cela tient notamment à la construction des phrases et des paragraphes. On sent que tu aimes les mots et que tu cherches à apprivoiser la façon dont ils se répondent les uns les autres. En ce sens, j'ai apprécié ce texte.

L'histoire part d'une idée toute simple mais tu en as relativement bien maîtrisé l' évolution et les transitions.

T...

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