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De : Maedhros Date : Dimanche 28 aout 2011 à 19:58:06 | ||
Dans le taxi qui m’amena à l’hôtel, j’avais l’impression de me retrouver seulement à quelques stations de métro de la Défense. Derrière les vitres, si je faisais abstraction des panneaux de signalisation, les immeubles ressemblaient à s’y méprendre aux buildings anonymes des grandes mégapoles occidentales. Les mêmes devantures clinquantes. Les mêmes marques de luxe ou de bouffe. Les mêmes figurants au coin des rues, attendant pour traverser que le petit bonhomme passe au vert. La même mode passe-partout. Pauvres Chinois ! Ils courent comme des dératés pour adopter notre mode de vie, pour acheter nos grosses bagnoles, allemandes ou italiennes, nos dix-huit trous et nos complets vestons anglais ! Ils nous refilent de la camelote et se shootent à nos propres vices. Il paraît que les millionnaires chinois sont chaque jour plus nombreux! Ils arborent au poignet une Rolex dernier cri et ne se déplacent qu’à bord de voitures climatisées. Je donnerais cher pour lire au fond de leur coeur. Voir ce à quoi ils rêvent la nuit quand ils ôtent leurs fringues découpées à la main par les artistes de Savile Row ! Je ne pense pas que les valeurs enseignées par Confucius soient en tête de leurs préoccupations ! Pauvres Chinois, ai-je pensé ! Pékin, ai-je vraiment envie de te connaître ? Je suis passé près de chantiers qui éventrent le vieux coeur de la ville, délogeant ses infortunés habitants, rasant ce qui faisait l’âme de cette cité. Le moindre arpent de terrain se vend à prix d’or et les pauvres sont jetés dehors. La spéculation cavale sur le front de la tempête. Les mêmes grues élèvent les os des mêmes squelettes d’acier et de béton. Plus haut, toujours plus pour atteindre le Ciel. Bon sang, ce n’est plus Pékin, c’est Hong-Kong qui s’est vengée! Au fond des coussins moelleux du taxi, j’avais mal de tête, mal au ventre et mal au coeur. J’étais venu pour rencontrer un fantôme. Mais il y en avait des tas qui marchaient sur les trottoirs, affables et souriants. Des fantômes tout ce qu’il y avait de plus vivant. Chine, Chine, qu’as-tu fait de tes enfants? L’hôtel se dressait dans le sinistre quartier d’affaires, entouré de ce genre de laideur urbanistique qui abrite les ogres de la finance mondiale. Il représentait le summum du mauvais goût impersonnel. Une immense et haute arche enjambant une grande artère, habillée d’une sorte de rideau de verre d’or rose qui lui conférait un aspect vieux cuivre dans les rayons du soleil voilé par la pollution. Le taxi emprunta la voie d’accès pour s’immobiliser devant l’imposante entrée. C’était un hôtel cinq étoiles ! A peine avais-je mis un pied sur le sol que je dus poliment éconduire un bonimenteur qui me vantait les mérites d’un magasin et ses fantastiques marchandises, dignes du riche homme d’affaires que j’étais ! Il voulait à tout prix que je prenne une petite carte de visite publicitaire qu’il me tendait : « Pourquoi Sir ? Pourquoi ? Un polo Ralph Lauren à 10 euros, c’est pas cher ! » me disait-il dans un anglais chantant approximatif. «Bu yao xie xie, wo bu yao! Wo bu yao (*)!» Lui ai-je répondu, impatienté. J’avais révisé mon petit bréviaire du parfait touriste. Il m’a jeté un regard torve et disparut, non sans me bousculer légèrement au passage, houspillé par le chasseur posté devant l’hôtel. Ensuite, ce dernier a voulu saisir mon bagage. Il en a été dissuadé par ce qu’il lut dans mes yeux. Je l’ai suivi vers le comptoir d’accueil où j’obtins rapidement le sésame pour accéder à ma chambre située au niveau Club de l’hôtel, au vingt-deuxième étage. La chambre était conforme au standing ultra-chic de l’établissement. Genre Pullman. Les ouvriers chinois avaient dû sceller la robinetterie chromée en serrant les dents ! J’avais besoin d’une douche. Les dix heures de vol pesaient soudain comme un millénaire sur mes épaules. Avant de confier mes vêtements au room service, j'en vérifiai toutes les poches. Je ne fus pas vraiment surpris de retrouver la carte de visite du rabatteur au fond de l’une d’entre elles. Le Marché de la Soie ! Je repoussai la décision après la douche. Il n’était pas encore midi sur Pékin. Un ciel couleur moutarde. C’est tout ce qui me parut authentique dans le décor où je me trouvais. Même l’air que je respirais était recyclé et climatisé. Un bon air occidental, vierge de toute impureté. Je m’étendis sur le vaste lit qui n’aurait pas dépareillé dans un bordel de luxe. Moins le miroir au plafond bien sûr. La fatigue m’ensevelissait au fond d’un état cotonneux. Je fermai les yeux et attendis sans combattre. Le sommeil me frôlait à peine de ses ailes vaporeuses que je sombrai corps et âme dans un puits sombre et sans rêve. Un sommeil troublé par des bribes de rêves déchirés, par des éclairs de semi-lucidité où j’ouvrais les yeux, en état d’apnée, pour replonger aussitôt dans des profondeurs liquides et ténébreuses. Brutalement, je fus comme expulsé de mon propre sommeil par une sensation de déchirement désagréable. Je me redressai sur mon séant. La nuit était tombée. Déjà ? Mal à l’aise, je scrutai les ombres dans la clarté lunaire qui baignait la chambre. Il n’était pas là. Mais je sentais bien qu’il attendait de ma part quelque chose. Mû par un inexplicable sentiment d’urgence, je me levai et m’approchai de la fenêtre. Elle n’était pas loin, juste derrière les silhouettes de stalagmites hargneuses et illuminées qui déchiraient le ciel nocturne. La Cité Interdite. Il se cachait là. Je ne savais pas vraiment quelle heure il pouvait être. Ma montre ne me fut d’aucune utilité, j’avais oublié de la mettre à l’heure de Pékin. Je m’habillai rapidement et je déposai mon pass sur la banque de l’accueil. L’employé fut étonné. Derrière lui, une horloge indiquait près de minuit. J’avais donc dormi bien plus longtemps encore ! « Monsieur, il n’est pas prudent de sortir de l’hôtel à cette heure tardive ! » insista-t-il sur un ton désapprobateur, dans un français convenable. « Est-ce interdit ? » demandai-je en levant un sourcil. « Bien sûr que non ! » se défendit le réceptionniste. « La vie nocturne de Pékin offre beaucoup de distractions, Monsieur. Vous trouverez des bars, des karaokés, des discothèques, des opéras, des théâtres et des spectacles acrobatiques. Et plus encore, si vous cherchez quelque chose de plus insolite ou de... différent ! Voulez-vous que je vous commande un taxi ? » « Merci mais non. Indiquez-moi plutôt où se trouve le Marché de la Soie ! » « Malheureusement Monsieur, il est fermé à cette heure !» me prévint-il. « Ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas l’intention de le cambrioler ! » dis-je en souriant. Je sortis, muni du précieux renseignement. Le Marché de la Soie était distant de quelques pâtés de maisons. Une demi-heure de marche. Je remontai sur Jianguomen Outer Street en gardant à la main le plan que m’avait griffonné l’employé. Pas trop compliqué. Cette rue avait en fait les proportions d’une gigantesque artère empruntée, malgré l’heure avancée, par un flot soutenu d’automobiles. Je traversai cette avenue et partis vers la gauche. Je n’étais pas seul sur l’immense trottoir. Une faune nocturne déambulait le long des devantures fermées, se pressant vers de mystérieuses destinations. Des créatures en mini-jupe sexy m’ont lancé des oeillades appuyées et des flics locaux se sont retournés sur mon passage. Je les ignorai. Je parvins sans encombre au carrefour indiqué sur le plan. A ma droite s’enfonçait Dongdaqiao Road qui se scindait plus loin en une large double voie. C’était par là. A quelques centaines de mètres. Je ne pouvais pas le manquer. Sa photo était au verso de la carte de visite. J’y fus au bout de quelques minutes. C’était une espèce de centre commercial démesuré dont la façade était tendue de rouge. Une sorte de cauchemar aux allures de forteresse médiévale revue et corrigée par Stark, un croisement contre nature de Beaubourg et de Tati, un clone surdimensionné aux stéroïdes architecturaux. Un palais boursouflé dégueulant de soie et de contrefaçon. Le monstre dormait. J’étais à ses pieds et je commençais à avoir un peu froid. J’ignorais les raisons de ma présence mais je sentais qu’il fallait que cela se passe ainsi. L’intensité de l’éclairage urbain était si violente que seule sa tonalité ambrée et la profondeur de ses ombres contrastaient avec la lumière naturelle. Ne sachant que faire, je fis le tour de l’imposante construction. Bien évidemment, tous ses accès étaient hermétiquement fermés. Je croisai un vigile qui traînait derrière lui un chien sans muselière. Il tenait aussi une lampe torche et sur sa hanche, la crosse d’un révolver dépassait, menaçante. Heureusement mon apparence de touriste européen joua en ma faveur. Il me dépassa sans broncher, se contentant de tirer sur la laisse de son animal. Mais celui-ci devint soudain nerveux. Ses oreilles se rabattirent en arrière et il rentra sa queue. Il poussa un petit glapissement et, se retournant, fixa un point bien au-dessus de mon épaule. Je fus poussé, et son maître aussi, à diriger mes regards dans la même direction. Vers le dernier étage du centre commercial, aux parois formées d’immenses verrières. Il n’y avait pourtant personne. Mais la bête reculait lentement, aboyant sourdement. La nervosité gagna peu à peu son maître. Il me lança une phrase en chinois. Je levai les mains en signe d’incompréhension. «Wo bu dong, wo shi faguo ren ! (**) » répondis-je lamentablement. Ma prononciation dut être déplorable car le vigile secoua la tête. Alors je répétai plus lentement. Il me répondit en très mauvais anglais que je n’avais rien à faire là, que le magasin était fermé. Avec sa main tenant la torche, il me fit signe de déguerpir. Un geste universel. « OK ! » Lui fis-je avec le pouce levé, un autre signe universel. J’ai compris. Je tournai les talons et fis mine de m’éloigner. Son regard resta fiché entre mes omoplates jusqu’à ce que je tourne à l’angle du bâtiment. J’allais abandonner quand je vis l’ouverture béante d’une sortie de secours. J’aurais donné ma main à couper qu’elle était close quand j’étais passé devant quelques minutes auparavant. Et puis je sentais cette présence au-dessus de moi. Sans réfléchir, je bondis et en quelques enjambées, je m’engouffrai dans un étroit couloir de service. Je refermai prudemment la porte derrière moi, après m’être assuré qu’elle était munie d’une barre anti-panique qui me permettrait de ressortir sans difficulté. Je ne réfléchis pas une seule seconde aux systèmes de sécurité. Si le fantôme veillait sur moi de la sorte, rien de fâcheux ne pouvait m’arriver. Je débouchai dans un vaste hall où étaient alignés des dizaines de stands ployant sous des kilomètres de tissus multicolores. J’étais enfin dans l’antre de la soie. C’était une immense caverne d’Ali Baba où s’entassaient des trésors en vrac sur tréteaux et présentoirs. De la soie et des étoffes précieuses, en rouleaux, en bobines, en larges pièces, composant une mosaïque géante. J’en avais presque le tournis. Le silence renforçait ce sentiment d’accumulation nauséeuse. Je progressai dans l’allée en face de moi. Au bout de quelques instants, j’eus l’affreuse impression de me perdre corps et biens dans un labyrinthe aux parois de tissu ! Aucun moyen de s’orienter. Au milieu d’un croisement je m’arrêtai, ne sachant plus de quel côté me diriger ! Tout était immobile. Tout ? Non, car j’aperçus un carré d’étoffe rouge qui semblait flotter sous une douce brise. Et là-bas, plus loin, un autre bout de tissu rouge n’ondoyait-il pas lui aussi sous un vent inexistant? Suivre la route de la soie. Le fantôme avait trouvé le moyen. Le moyen de m’amener jusqu’à lui. Je suivis la soie. La route de la soie rouge. Je me retrouvai au dernier étage. Un bout de tissu rouge frissonnait au pied d’une porte fermée. Je mis la main sur la poignée. Elle n’était pas verrouillée. Elle s’ouvrait sur un bureau. Une lumière étrange pénétrait par la grande baie où s’engouffrait le ciel de Pékin. C’était une lumière ambrée et douce, dense et presque organique. La pièce était meublée dans le style administratif le plus commun : bureau en faux bois précieux, fauteuil en simili-cuir, écran plat et interphone, planning surchargé au mur et corbeille dûment vidée au sol. A côté du sous-main, trônait un présentoir de photos assez kitsch en forme d’arbre du bonheur, d’où pendaient quelques visages souriants. L’endroit devait appartenir à un cadre supérieur car il était assez spacieux pour abriter également une table de réunion, quatre chaises et une sorte de petit canapé bas. Une bibliothèque tapissait le mur qui faisait face au bureau. De nombreux livres aux reliures cossues s’alignaient sur les rayonnages. Derrière la baie, Pékin hérissait ses buildings sur un décor de nuit américaine. Des lumières clignotaient au sommet des immeubles et des sirènes déchiraient le silence malgré l’épaisseur du double vitrage. Et puis quelque chose brouilla les élégantes lignes verticales piquetées de points lumineux. Elles ne disparurent pas vraiment. C’était comme si je les regardais à travers un liquide translucide. Je me mis à penser à l’homme invisible. Pas au roman écrit par HG Wells non ! Plutôt au film de Paul Verhoeven. L’apparition aux contours mouvants était vêtue de nuit et de fausses étoiles mouchetaient son corps. Cette vision était troublante. Je n’étais donc pas fou. J’avais juste à faire un autre pas sur une route toute tracée. Ne vous ai-je pas déjà parlé du déterminisme? Le fantôme approcha prudemment, gauchissant les lignes droites et les perspectives de profondeur. Il semblait faire très attention à ne pas m’effaroucher. Pourtant les battements de mon coeur s’emballèrent vertigineusement et je manquai d’air subitement. « Vous devriez vous assoir ! » Les mots résonnèrent sous mon crâne. De façon stupéfiante, je les compris sans effort. La voix était douce et flûtée. Très ancienne aussi. Je fis ce qu’il m’avait conseillé. Je m’assis dans le canapé. Le fantôme ondoya vers moi. Si je plissais les yeux, il me sembla distinguer un peu plus distinctement ses formes qui s’épaissirent légèrement. Je crus discerner de très longs cheveux qui frôlaient le sol moquetté. Des cheveux blafards, presque blancs. Et puis un visage blême et tendu comme un vieux parchemin où béaient deux trous ténébreux. Mais je dus détourner mon regard, taraudé par une douleur insistante qui allait s’amplifiant. « Vous ne pourrez pas me fixer bien longtemps. Telle est ma malédiction ! » La voix du fantôme s’éleva à nouveau. « Vous êtes le second qui possède cette sorte de don. Celui de m’entendre et de m’apercevoir, enfin presque ! J’ai tellement attendu ! Je vais vous raconter mon histoire ! Une histoire de fantôme ! Peut-être êtes-vous celui qui pourra mettre un terme à mes souffrances ! » M (*) Non merci, je ne veux pas! (**) Je ne comprends pas, je suis français! Ce message a été lu 7018 fois | ||
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3 l'histoire - z653z (Mer 14 mar 2012 à 16:39) 3 Commentaire Maedhros, exercice n°96 - Narwa Roquen (Mer 7 sep 2011 à 23:57) 4 Le travail, c'est la santé... - Maedhros (Dim 11 sep 2011 à 16:54) |