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La mémoire de l'eau

Libre au delà de nos faibles digues mortelles
Sauvage sous son air de ruisseau innocent
Elle donne la vie et parfois la reprend :
L'eau, notre mère à tous, bienfaisante et cruelle.
                    Lou Rigel
            (poète ignoré, du 12 ème)


Je vibrais depuis Minas Tirith d'une espèce de orme verca (1), une colère aveugle, envahissante, tenace, attisée par la réflexion ironique de Frère Loup " Haine et colère, amour encore... ". Aux abords de Atta Echtele (2), près de Chiswarta, Kyo l'oiseau de proie la porta à son paroxysme en m'annonçant " Tiens, Radagast est déjà là... ". Rolanya, ma jument rouanne, pourtant première victime de mon humeur qui ne lui avait guère laissé de répit, avait enduré en silence en m'envoyant des pensées réconfortantes dont je n'avais pas voulu.
" Melin nildonya (3) !
- Selerinya (4) !"
Radagast me serra amicalement dans ses bras, semblable à lui-même, fagoté à la six quatre deux d'habits trop grands, trop chauds, et toujours de cette couleur incertaine qui avait dû être marron quelques siècles auparavant... Maison vide, champ à l'abandon, absence... Ce dénuement me toucha de plein fouet. Bien sûr, ma colère ne lui avait pas échappé, car comment mentir à un autre Istar (5) ? Mais j'avais de bonnes raisons, et... Il me murmura cette drôle de bienvenue :
" Peut-être pas... "
Son regard n'était que douceur et amitié. Furieuse contre moi-même et mes émotions débordantes, je m'assis dans l'herbe brûlée par cet été torride, le plus chaud depuis des lustres.
" Nai nin nyara ? (6) ", soupirai-je.

Depuis exactement dix ans, la source principale du village était maudite. Quiconque y buvait mourait dans d'atroces souffrances et mettait le feu à tout ce qu'il touchait. La première victime fut Desmar, un paysan qui s'était désaltéré avant d'aller faire le tour de ses champs. Chacun de ses pas avait déclenché le feu. Il avait couru, puis rampé quand la douleur l'avait terrassé, et le feu l'avait consumé à quelques pas de sa maison. Deux autres villageois avaient connu le même sort, le même jour. Les autres avaient pu survivre grâce à la deuxième source, située à une demi-heure de marche. Le village petit à petit s'était déplacé pour s'en rapprocher. C'était le premier été aussi cruel, et la source faiblissait de jour en jour, quand l'autre, la maudite, semblait toujours aussi abondante ; le petit étang où elle se déversait n'avait même pas baissé de niveau...

J'étais trop en colère pour réfléchir. Je percevais en moi des sensations confuses, une autre colère, plus profonde, plus lointaine, qui ne ressemblait pas à une colère humaine.
" Cette source a un Esprit ; je n'arrive pas à l'entendre... "
J'aboyai sans ménagement aux curieux de s'éloigner, ôtai prestement les vêtements longs qui m'auraient entravée, et sans hésitation je plongeai. L'eau était délicieuse, accueillante, l'Esprit ne m'était pas hostile. Je m'éloignai de la surface, surprise d'une telle profondeur, et disparurent petit à petit les voix criardes et distordues au dessus de moi, surmontées par une voix calme et grave qui voulait les apaiser. Alors enfin j'entendis le clapotis tranquille d'une source heureuse, et des rires d'enfant... puis des voix d'hommes en colère, et des rires encore, des cris, non, un cri, UN cri... Un objet brillait au fond. Je le ramassai et me laissai remonter.

Le spectacle que je découvris me fit oublier mon ressentiment contre Grader, seigneur de Chiswarta et de Atta Echtele, qui m'avait fait mander par un quelconque héraut, comme on recrute un domestique... J'avais aimé cet homme, il le savait, j'avais sauvé sa vie au péril de la mienne (7), et il ne m'avait rendu que mépris et colère... Il m'estimait si peu qu'il avait également appelé Radagast, redoutant peut-être mon incompétence, ou pire encore, ma vengeance ! Comme si un Istar, fût-il femelle et amoureuse déçue, pouvait refuser une mission au nom d'un amour bafoué! Plus encore, malgré tous mes griefs, j'ignorais complètement comment j'aurais réagi en sa présence, et c'était probablement la première cause de ma fureur: avoir tant de pouvoir et ne pas contrôler ses sentiments!
Radagast me tournait le dos. A sa droite, Rolanya trépignait sur place, prête au combat. A sa gauche, Frère Loup grondait, les crocs découverts. Kyo poussait le cri de guerre en tournoyant au dessus d'eux. Au devant, unis dans la même volonté, des chiens, des sangliers, des cochons, des chèvres, des vaches, des oies, même des chats... Une armée animale résolue et déterminée, aux ordres de Radagast, faisant face à une poignée de paysans armés de fourches, qui reculèrent de plusieurs pas quand j'émergeai de l'eau. Peur, ils avaient peur, et ils avaient la peur assassine...
Je ne sais pourquoi, j'éclatai de rire, ce qui provoqua un grand silence. Radagast se retourna, me tendit la main galamment pour me faire monter sur la berge, et dégrafa son propre manteau pour m'en couvrir les épaules. Je posai mon pied nu sur l'herbe sèche. Jamais pied ne fut regardé avec autant de crainte puis d'admiration, quand l'herbe resta simplement humide à son contact.

Un rire enfantin répondit au mien.
" Est-ce que l'un de vous doutait de la puissance des Istari ? "
Elle nous avait amené du pain et du fromage, la pauvrette, mais sa mère se jeta sur elle pour la gifler violemment.
" Madenya, petite idiote ! Comment oses-tu rire ici ! Istari ou pas, il y a des lieux où le rire est une insulte... "
La petite s'éloigna précipitamment, d'un pas saccadé par un déhanchement pitoyable. La main de Radagast mit un étau sur mon bras avant que je ne m'élance.
" Va, usin (8) "
J'échangeai colère contre colère dans le regard de cette femme. Elle baissa les yeux.

Le soir venu, à la lueur de notre feu de camp, je tendis à Radagast l'objet que j'avais ramené de l'étang.
" Ela, utuvienye enta (9). "
Il frotta la surface du bracelet avec son vieux manteau râpé, et à notre grand étonnement apparut un prénom que nous croyions connaître : Madenya.
" Istari... "
Une vielle femme s'approcha, portant à grand peine son chien, un berger bien vieux lui aussi. Radagast se leva, porta le chien près du feu tandis que j'offrais à Vinya un bol de notre soupe.
" Tu t'inquiètes pour ton chien... tu te demandes ce qui lui arrivera si tu pars avant lui... et aussi ce que tu ferais sans lui qui est ton seul secours... Il s'est trop dépensé aujourd'hui, et c'est un peu ma faute. Là, mon tout beau, ça va aller... "
Le chien s'ébroua sous les mains expertes et rejoignit sa maîtresse en jappant de bonheur.
" Il va bien, tu vois. Laisse faire le destin, ma douce. Il est peut-être écrit que vous partirez ensemble...
- Tu es bon, Istar. Hélas, il y a eu tant de souffrances... "
Je lui tendis le bracelet.
" Madenya... C'était l'année du Malheur. Elle était la première fille de Tallin et de Desmar. Elle avait quinze ans en cette année maudite. Sa beauté était aussi parfaite que son esprit, mais elle riait de tout et de tous, elle riait trop... Le jour avant le Malheur, elle fut retrouvée morte, la tête dans l'étang. Elle avait été rouée de coups... Le Malheur a tout effacé, personne n'a cherché le coupable, nous avions tous si peur ! Quelques mois plus tard, Tallin a donné naissance à la deuxième fille de Desmar, qu'elle a appelé aussi Madenya, tant sa fille aînée lui manquait. Elle a le même don de rire de tout mais hélas, sa boiterie la rend insupportable aux yeux de sa mère... Oh, je me souviens... Avant le Malheur, nous nommions cette source la Source Qui Rit ; son chant était si gai qu'il rendait tout le monde joyeux, et l'eau ne manquait jamais... Et puis Desmar est mort, et Lennem, qui était avare au delà de toute mesure, et Bitan, qui voyait le mal partout. Mais.. il y a autre chose... Desmar était un brave homme, travailleur et honnête... sauf qu'il courait tous les jupons, et encore plus quand Tallin était enceinte... La pauvre, elle a perdu trois garçons à la naissance, et puis sa fille aînée... Tout le monde savait, pour Desmar, c'est un village ; la seule que ça faisait rire, c'était Madenya. C'était juste après les vendanges, le Malheur...Ah... et puis... un Fou est passé, un jour, un Bateleur, vous savez, ces gens qui n'ont plus toute leur raison et qui disent d'étranges choses. Il a dit : "La source veut retrouver son rire, le rire est plus fort que la mort, mais le rire a besoin de la mort pour pouvoir dire enfin la vérité... " Je l'avais oublié, ça me revient, est-ce que vous comprenez quelque chose ? "

Je dormis d'un sommeil de plomb. Il le fallait sans doute. Aux premières lueurs de l'aube, le hurlement de Frère Loup me réveilla d'un bond. A la surface de l'étang flottait le corps sans vie de Madenya, la petite boiteuse, et elle avait le sourire aux lèvres. Radagast me rejoignit dans l'instant.
" Est-ce que tu sais parler aux morts, Narwa Roquen ? "
Je le fixai, interloquée et perplexe.
" Je pense qu'il vaudrait mieux que tu saches. "
Les villageois nous rejoignirent, Tallin hurlant de folie, les autres terrifiés, parlant de malédiction, de sorcellerie, et de notre incompétence...
" Taisez-vous ! "
J'enviai Radagast de rester dans l'ombre. Pourquoi avais-je cette manie stupide de toujours me porter en avant ?
" J'ai le pouvoir de parler aux âmes des morts. Faites silence. "
Kyo se posa sur la branche d'un chêne proche. Frère Loup se coucha à mes pieds. Rolanya se fraya un passage dans l'assemblée pour se dresser de toute sa splendeur près de moi. J'avais leur soutien. Pour le reste, qu'Oromë m'inspire !

Alors une voix sortit de moi qui n'était pas la mienne, et je respirai profondément pour cacher le trouble qui m'envahissait. Quelqu'un m'aidait, en fût-il remercié, même si cela me surprenait presque autant que l'assemblée suspendue à mes lèvres. C'était la voix de la petite Madenya.
" Je veux que la source retrouve son rire. Je veux que vous viviez tous en paix et que vous sachiez rire de tout. Le rire est plus fort que la mort, plus fort que tous les maléfices. Ma soeur Madenya a été tuée ici même par Desmar, son propre père et le mien, avec Lennem et Bitan, parce qu'elle se moquait d'eux un soir où ils avaient trop bu... Mère, tu ne m'as jamais aimée. Je n'étais pour toi qu'une honte douloureuse, le pâle souvenir de ta vraie fille, celle qui te faisait honneur par son rire et sa beauté, celle pour laquelle tu as prié la source pour qu'elle t'offre ta vengeance... Mais, pauvre femme, la violence n'attire que la violence ! Qui sait, si tes souvenirs se confondent, peut-être pourras-tu m'aimer un peu maintenant... "

Elle fut enterrée tout près de la source. Le silence était lourd, opaque, impénétrable. Tallin était prostrée, les yeux hagards, une morte vivante. Ma mission n'était pas terminée. Je passai mon bras autour de ses épaules, et de ma propre voix, je laissai mon coeur s'ouvrir.
" Ne la plaignez pas. Elle est heureuse dans la mort. La petite boiteuse dont personne ne voulait est devenue l'héroïne qui vous a tous sauvés. Vous donnerez son nom au village, afin qu'elle ne soit jamais oubliée.
Tallin, pleure sur toi, engwa nis (10), pas sur elle. Tu l'as accompagnée à sa dernière demeure, comme autrefois tu la berçais pour l'endormir. Souviens-toi... C'était un bébé merveilleux, souriant et tranquille, qui te consolait de tous tes malheurs. Dans son regard tu lisais que tu étais tout pour elle, sa nourriture, sa certitude, son bonheur. Tu te jurais d'être toujours là, de la protéger de tout... Comme tu as été déçue quand elle s'est mise à boiter! Ce n'était plus Madenya, c'était une étrangère misérable qui avait usurpé le nom de ta fille. Mais malgré tout, tu as tenu ta promesse : tu as protégé ton bébé. Jamais elle ne connaîtra la douleur de perdre sa mère, jamais elle ne se sentira seule. Son corps repose en paix, et je suis sûre qu'Ulmo l'a prise sous sa garde, à Valinor...
Et maintenant, nous devons réaliser son voeu, et la volonté de la source : nous devons rire ! "
Le silence se glaça. Radagast fronça les sourcils. Je n'étais pas folle, mais j'étais la seule à le savoir...
" Riez ! Riez de bon coeur, de toutes vos forces, parce que la vie est revenue ! Riez comme une revanche à toutes ces années tristes, à cet été de souffrances, à toutes ces morts inutiles! La source est vivante, bienfaisante, et elle ne tarira jamais. Elle vous demande seulement de rire, de rire de tout, de vos défauts, de vos peines, de vos colères, parce que le rire est le seul remède au désespoir, parce que le rire est plus fort que la mort ! "

Kyo cria. Frère Loup poussa un glapissement qui se voulait drôle, Rolanya hennit en saccades comme un rire un peu rauque. Alors, faisant voler en éclats ce silence pétrifié et mortifère, Radagast partit d'un rire sonore, tout-puissant, dévastateur, suivi par Tallin, les yeux brillants de larmes de joie, les bras tendus vers les autres... Et le rire monta, comme une vague insurmontable, irrépressible, les feuilles des arbres commencèrent à trembler, l'étang s'agita de tourbillons d'émeraude, le vent se mit à souffler en rafales joyeuses...

En une nuit, l'automne était venu. L'air avait fraîchi, une brume légère montait des champs apaisés, nos corps fatigués se revigoraient paisiblement dans l'humidité odorante du petit matin. Radagast marchait à mes côtés.
"Tu ne serais pas mieux à cheval ?
- Il me suffit d'appeler, pour qu'un cheval me rejoigne. Mais j'aime sentir la terre sous mes pas. Je t'envie, Narwa Roquen.
- Moi ?
- Tu vas, tu plonges, tu fais. Tu n'hésites pas, tu te bats. Et tu sais parler, aussi.
- J'ai l'impression de ne pas avoir le choix ! Moi c'est toi que j'envie. Ton calme, ta présence, ton dépouillement... Il me semble que j'ai tant de choses à apprendre encore !
- Je ne pourrais pas faire ce que tu fais, et tu m'envies ! Il est temps que nos chemins se séparent. C'est... trop tôt. Je sais que ... Enfin je crois... A bientôt, Roquen. "
Il obliqua à travers champs, seul. Je le regardai s'éloigner, étonnée, confuse, mais étrangement réchauffée au fond de moi. Je n'avais plus besoin de revoir Grader. Je savais qu'il ne me remercierait pas, et cela m'était égal. Valar valuvar (11) !
Radagast ?

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (12).

N.d.A.

(1) : colère sauvage
(2) : Deux Sources
(3) : Mon cher ami
(4) : Ma soeur
(5) : Magicien
(6) : Peut-être peux-tu me raconter ?
(7) : cf "Le creux céleste", dans "La montagne du destin"
(8) : Non, pas maintenant
(9) : Regarde, j'ai trouvé ça
(10) : faible femme
(11) : Que la volonté des Valar soit faite
(12) : Ici et maintenant, je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

Ecrire à Narwa Roquen
© Narwa Roquen



Publication : 18 octobre 2003
Dernière modification : 07 novembre 2006


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