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Le bûcheron maudit

Je n'arrive pas à dormir. Mon frère Alphonse qui dort avec moi, n'arrête pas de ronfler. J'ai beau lui donner des coups de coudes ou de pieds, je n'ai droit au silence que pendant quelques secondes. Après, les bruits de cochons repartent de plus belle. Je crois que je vais finir par lui mettre une de mes chaussettes dans la bouche. Nous sommes cinq frères dans cette chambre et on n'entend que lui. Evidemment c'est moi qui suis coincé pour dormir avec lui.

Un jour j'aurai ma propre maison et une grande chambre juste à moi. J'habiterai loin de Rivière du Loup, peut-être même dans un autre pays que le Canada. Lorsque j'aurai vingt ans, nous serons en mille neuf cent cinquante et je serai déjà riche et célèbre. Je donnerai de l'argent à mes frères et à mes parents. Papa et maman pourront avoir une grande maison. Mon père ne sera plus obligé d'être bûcheron, peut-être alors son dos le fera-t-il moins souffrir. Maman pourra se payer une femme à tout faire, elle sera sûrement moins fatiguée. Chose certaine, tout le monde sera heureux et mangera à sa faim. Je ne me plains pas à voix haute, mes parents ne le permettent pas, mais j'ai le droit de penser ce que je veux et de rêver à ce qui me plaît.

J'aime bien inventer des scénarios dans ma tête. C'est parfois plus gai que le monde réel. Ici c'est le chômage et la pauvreté. " La grande dépression " disent les journaux, quand on écoute Alphonse les lires. Papa aimerait bien nous en faire la lecture, mais il ne sait pas lire. Il a du abandonner l'école très jeune pour aller travailler afin d'aider mes grands-parents. Quoi qu'il en soit, nous avons au moins la chance d'avoir papa avec nous en ce moment, puisqu'il a du boulot non loin de la maison.

Mon copain Robert n'a pas cette chance. Son père est parti en train il y a deux mois, afin de trouver du boulot quelque part. Mes parents et quelques amis au village tentent bien d'aider sa mère à nourrir et vêtir leur famille, mais ici c'est la misère pour la plupart des gens, alors pas facile d'y arriver. Il faut avoir la foi dit maman. Alors le soir, après le repas, on s'installe tous autour du petit poste de radio. On tourne le gros bouton et on récite le chapelet avec le père Robert.

Mon frère ronfle toujours autant. Quelle plaie ! Il fait très chaud. Nous sommes en juillet. Toutes les fenêtres de la maison sont ouvertes. J'entends des bestioles qui percutent la moustiquaire. Une odeur de fumée vient chatouiller mes narines. Je descends du lit pour en chercher la provenance. Pieds nus dans notre petite maison de bois, je sors silencieusement de la chambre. Notre résidence est située au milieu d'un champ, face à une immense forêt. Ces pins, sapins, érables, boulots et arbres de toutes sortes sont mes pires cauchemars. J'ai toujours l'impression que la forêt peut nous engloutir à tout instant, qu'en y pénétrant la nuit, les arbres se rapprochent les uns des autres jusqu'à nous écraser, nous transformer en feuille de papier. J'ai la sensation qu'ils peuvent se venger de tous leurs frères que nous assassinons chaque jour.

Sitôt passée la porte, un spectacle horrifiant se fait voir par la fenêtre de la cuisine. Je ne peux pas y croire. Suis-je vraiment éveillé ? La forêt tout entière brûle sous mes yeux. Je pousse des cris de toutes mes forces :

- PAPAAA ! MAMAAAN ! AU FEUUU ! AU FEUUU !

Toute la famille se ramasse devant la fenêtre en un rien de temps. C'est la panique générale. Il y a des cris, des pleurs et des sanglots. Maman nous ordonne de nous habiller au plus vite. A peine le temps de remonter ses bretelles, mon père se précipite à l'extérieur, croisant sur la grande route quelques instants plus tard, les quelques voisins que nous avons.

Mon grand frère nous rassure en affirmant que la maison est assez loin de la forêt pour ne pas brûler. Je ne sais pas trop si je dois le croire. Le feu est si grand et j'ai si peur que j'en ai des crampes au ventre, mais moi Rolland, je ne verse pas de larmes. A neuf ans, papa dit qu'un garçon ne doit pas pleurer. Les deux plus jeunes de la famille hurlent à mort. Comme dirait maman, inutile d'en rajouter.

***

Plusieurs heures passent. Le jour se lève. La forêt brûle toujours. Mon paternel remonte d'un pas las, le chemin vers la maison. Je me précipite à sa rencontre. Son visage sali par le drame, reflète la tristesse et le désespoir. Entre ses doigts fermés, son éternel mouchoir à carreaux est noirci. Mes yeux se remplissent de larmes. Pour la première fois de ma vie, mon père ne me reproche pas ce débordement d'émotions. Sur le pas de la porte, ma mère lui ouvre les bras. Je les laisse seul et pars rejoindre mes frères dans la chambre. Alphonse dit que papa n'aura plus de travail. Qu'allons-nous devenir ?

***

Grâce au ciel, ce troisième jour de pluie abondante est venu à bout des brasiers. Il semble que l'incendie ait démarré suite à un feu de camp oublié par des adolescents qui faisaient la fête. C'est ce qu'on raconte au village. La forêt aura brûlé pendant vingt-sept jours. Même les pompiers furent impuissants face à autant d'ampleur. Il ne reste rien. Pas un seul arbre en vie. Malgré nos poules et l'entraide entre voisins, les vivres commencent à manquer. Afin de passer le temps, avec la faux, j'aide mes frères à écorcer les rondeaux restants pour en faire du bois de construction. Ce sera sans doute très long avant que papa puisse en rapporter d'autres.

Maman nous réunit à la table. Sa main qui tripote le côté de sa jupe, montre sa nervosité. Elle nous annonce la venue d'un autre bébé dans la famille. Elle croit en être à son deuxième mois. Contrairement à d'habitude, cette nouvelle ne semble pas la réjouir. Elle doit être très inquiète. J'irai travailler si cela est nécessaire, même si mes parents disent que je suis beaucoup trop jeune.

La pluie a cessé. Mon paternel m'invite à marcher avec lui dans la forêt ravagée. J'hésite, mais le froncement de sourcil de papa pousse mes jambes à avancer. Je ne voudrais pas qu'il soit fâché ou qu'il croie que je suis un trouillard. Alors, je le suis.

Nous avançons de plus en plus profondément dans la forêt, enjambant sans cesse sur le sentier des dizaines d'arbres et de débris. Les silhouettes noires et déformées des arbres me donnent froid dans le dos. Je ne suis pas du tout rassuré. C'est le paysage le plus triste que je n'ai jamais vu.

Nous marchons depuis longtemps. Papa d'un signe de la main, m'ordonne soudainement de m'arrêter. Son index posé sur ses lèvres me réclame le silence. Un grincement de roues perturbe le calme mortel de l'endroit. Le son se rapproche de plus en plus. Qui peut bien se trouver au beau milieu d'une forêt calcinée ?

Une silhouette commence à se dessiner au loin. Plus elle approche, plus je suis perplexe. Devant nous, un homme vêtu de noir, tire une petite carriole. Le plus ahurissant, c'est que, sans qu'il ne touche quoi que ce soit, tout s'écarte devant lui comme par magie. Je ne peux détacher mes yeux de cette étrange scène.

Il s'arrête devant nous, pose sa carriole, retire son grand chapeau en nous faisant la révérence. Ses cheveux longs et sa barbe pointue sont aussi noirs que ses habits. Ses sourcils sont très épais et ses yeux sont très sombres. Malgré un immense sourire sur ses lèvres, cet homme ne m'inspire pas confiance.

Il s'adresse à nous.

- Bonjour ! Messieurs.

Mon père ne répond pas. Je reste aussi muet que lui.

- Vous avez raison. Ne perdons pas de temps en politesses. J'ai apporté dans ma charrette quelque chose susceptible de vous intéressez.

Le mystérieux personnage sort une petite fiole de sa carriole et la tend à mon paternel.
Il lui en explique le contenu.

- Ceci est un sirop guéri tout. Si vous acceptez mes conditions, dans douze jours exactement, cette forêt sera redevenue ce qu'elle était avant le terrible malheur. Elle sera aussi verdoyante qu'un pré par une belle journée d'été. Les changements commenceront à s'opérer dès les premières heures.
- Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous croire, réponds mon père.
- Je ne vous demande pas de me croire, mais connaissant votre situation plutôt... précaire, je crois très sincèrement que vous n'avez absolument rien à perdre. Regardez bien je vais vous faire une petite démonstration.

L'homme débouche le flacon et laisse tomber une goutte au pied d'un arbre mort. Il ferme les yeux et pose ses mains sur celui-ci. En un instant, l'arbre reprend vie. Ses branches repoussent, ses couleurs reviennent et de ses feuilles explosent des bourgeons par milliers. Il est magnifique. C'est un spectacle fascinant. Je suis ébloui par tant de magie.

Mon père est si étonné, qu'il en reste bouche bée. Il accepte sans plus attendre, la proposition de l'individu. Il fait la promesse à notre interlocuteur, de respecter ses engagements quels qu'ils soient. L'homme lui tend le flacon. Une fois que papa eut le sirop en main, le mystérieux personnage le met en garde.

- A présent, je vous évoque la condition que vous devrez respecter quoi qu'il arrive. Cette clause n'a aucun pardon. Dans le cas où vous ne tiendriez pas votre promesse, vous paierez de votre propre personne...
- De quelle façon ?, demande papa.
- Je ne peux vous le dire. Mais je sais qu'en aucun cas, vous, Monsieur, ne devrez poser le pied dans cette forêt la nuit tombée, et ce, pendant toute votre vie. Ne l'oubliez jamais. Pour le reste, vous n'aurez qu'à verser le contenu de ce flacon au centre de la forêt et le sirop fera le reste. Je dois vous laisser à présent messieurs.

Un immense corbeau noir passe au-dessus de nos têtes, dans un croassement infernal. Nous avons à peine le temps de tourner nos têtes, que l'homme disparaît, sans laisser la moindre trace.

Sans perdre de temps, mon père m'entraîne jusqu'au centre de la forêt. Un endroit qu'il connaît par coeur. Seul témoin de la scène, je l'observe vider le contenu de la fiole sur le sol et en attendre les résultats. Comme rien ne se passe, visiblement frustré, il rebrousse chemin. Je lui emboîte le pas. Il marche vite, j'ai du mal à le suivre. Je n'ose pas réclamer de pauses. Heureusement au bout d'un moment, mon paternel me donne la permission de m'asseoir quelques instants. Nous en profitons pour grignoter ensemble le pain et les galettes que maman nous a préparés. Papa lui avait dit de ne pas s'inquiéter, que nous rentrerions tard, car il avait besoin de réfléchir. Je me sens privilégié d'être avec lui. Il me fait promettre de ne parler à personne de ce qui s'est passé aujourd'hui. Je ne dirai rien. Je veux qu'il puisse être fier de moi.

Une fois à la maison, fatigué par cette longue excursion, je m'allonge sur mon lit, épuisé. Je ne sens plus mes jambes.

***

Les ronflements d'Alphonse me tirent du sommeil. Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi, mais je sais qu'il fait nuit. C'est le silence et le noir total dans la maison. J'ai vraisemblablement sauté l'heure du repas du soir. Maman doit avoir jugé bon de me laisser dormir.

Je me demande si le sirop a fonctionné. D'ici, je ne vois absolument rien. Il faudrait que je m'approche de la forêt pour bien voir. Même si j'ai peur, je suis trop curieux et trop pressé pour ne pas y aller tout de suite. Je vais sortir sans faire de bruits et m'approcher juste assez des arbres pour être capable de constater le moindre changement.

Je sors en catimini, puis descends d'un pas mal assuré, le chemin jusqu'à la grande route. Je suis à la fois nerveux et impatient d'y être. Il faut que je fasse vite. Si je me fais prendre, j'aurai sûrement droit à un spectaculaire coup de pied aux fesses.

J'y suis. C'est tout à fait hallucinant ! En portant très attention, de très près, on peut distinguer la pousse lente des branches et des feuilles. Ca marche son truc !

La voix de papa qui m'appelle au loin, me tire de ma stupeur. Elle n'est ni colérique, ni accusatrice. Elle semble plutôt joyeuse. Par contre, contrairement à ce a quoi ma logique pourrait s'attendre, sa voix ne vient non pas de la maison, mais de la forêt.

- Rolland ! Rolland ! Viens, mon grand ! Viens vite voir ce que j'ai trouvé. C'est inouï !

Comme s'il avait lu dans mes pensées, il poursuit, rassurant.

- N'aie pas peur, je suis là. Avance de quelques mètres et tu me trouveras.

Sa voix continue de me rassurer au fur et à mesure que j'avance entre les arbres. Tout à coup, comme dans un mauvais rêve, je perds pied et tombe paniqué, dans un immense trou, sans pouvoir me raccrocher à quoi que ce soit. Je pousse de grands cris de terreur, grattant la terre de mes mains pour tenter de remonter, mais j'en suis incapable. Le trou est étroit, mais profond. Je n'ai rien de cassé, mais mon corps est endolori. Je vais devenir fou si je ne sors pas d'ici. Sans relâche, je continue de crier comme un fou, crachant l'air de mes poumons. Je ne comprends pas ce qui se passe, mais je suis à présent persuadé que cette voix n'était pas celle de mon père. C'était sûrement un piège.

Après un moment qui semble une éternité, j'entends la voix de mon père qui m'appelle. Je crois qu'elle vient de la grande route. Il a dû entendre mes cris de la fenêtre de sa chambre. La nuit tous les bruits font écho. Il est venu me secourir.

- Rolland ! Tu es là ? Pour l'amour du ciel ! Dis-moi ce qui se passe !

Des larmes de soulagement roulent sur mes joues. Mes pensées sont embrouillées, mais je sens au fond de moi que cette fois-ci, cette voix est vraiment celle de mon père. Je lui réponds avec empressement.

- Papa ! Viens vite me chercher, je suis coincé au fond d'un trou, j'ai peur !
- Seigneur ! Je cours chercher Alphonse ! Je te promets mon fils, que je reviens tout de suite.

Au même instant, quelque chose s'enroule autour de mes pieds et tente de m'enfoncer dans la terre. Je hurle à la mort.

- PAPA ! PAPA ! AU SECOURS ! ON M'ENFONCE ! ON M'ENFONCE ! AIDE-MOI ! NE ME LAISSE PAS ! PAPA ! JE T'EN PRIE !

J'entends papa qui court vers moi à toute vitesse. Je sens qu'on me relâche. La terre s'accumule sous mes pieds comme par magie, me soulevant vers l'extérieur. Lorsque mon père surgit devant moi, le trou n'existe déjà plus. Sans me poser de questions, il me tire par la main, m'incitant à courir vers la route avec lui. Mais nous n'avons pas le temps de l'atteindre. Sans raison apparente, mon paternel freine subitement notre course. Son regard semble horrifié par quelque chose que je ne vois pas.

Il se met à parler très vite à je ne sais qui, en pressant très fort sa main dans la mienne.

- Allez-vous-en ! Laissez-nous passer ! On ne vous a rien fait ! C'est vous qui nous avez entraînés ici. Vous avez été malhonnête, nous n'avons pas à subir cela, ce n'est pas ce qui avait été entendu !

Je suppose qu'il s'adresse à l'homme à la carriole, mais je ne le vois pas.
Il reprend.
- Et qui sont toutes ces créatures ? Que font-elles ici ? D'où sortent-elles ?

Je crois que la réponse de l'homme que je ne vois toujours pas, ne lui plaît pas du tout. Il se met en colère.

- A AUCUN MOMENT VOUS NE M'AVEZ DIT QU'UNE FOIS EN POSSESSION DE LA FIOLE, J'AURAIS LE POUVOIR DE VOIR LES CREATURES MYSTIQUES DE LA FORÊT ET QUE JE DEVRAI ËTRE PUNI POUR LES AVOIR VUS, ADVENANT LE CAS OU JE PENETRAIS CETTE FORËT LA NUIT TOMBE ! VOUS M'AVEZ PIEGE VOLONTAIREMENT ! JE SUIS VENU POUR SAUVER MON FILS ! JE NE MERITE PAS D'ETRE PUNI ! C'EST INJUSTE ! VOUS N'AVEZ PAS LE DROIT ! SI J'AVAIS SU QUE VOUS ETIEZ LE DIABLE ET QUE JE SERVIRAIS DE SACRIFICES POUR VOTRE PROPRE PLAISIR, JE N'AURAIS JAMAIS ACCEPTE CE PACTE !

Subitement, papa se met à gémir de douleurs en s'affaissant sur le sol. Affolé, je m'agrippe à lui le suppliant de se lever. Devant mes yeux, quelque chose d'abominable est en train de se produire. Mon père se transforme ! En quelques secondes, à mes pieds se trouve une bête. Un grand animal. Je constate avec horreur, que sans que je puisse faire quoi que ce soit, mon père s'est transformé... en orignal. Il se relève et laisse échapper une longue plainte. Ses vêtements en lambeaux pendent sur son dos. Droit devant, il s'élance dans une course effrénée contre l'invisible. On aurait dit un combat contre lui-même. Je me plaque contre un arbre, observant la scène avec effroi.

Après ce qui me semble une éternité et la fin d'un combat, mon père s'approche de moi. Il est dans un piteux état. J'ai l'impression de vivre un cauchemar éveillé. De son museau, mon paternel me pousse vers la route. Reprenant peu à peu mes esprits, je me dirige au pas de course vers la maison.

Je me précipite dans la chambre de mes parents. Epuisée, maman ne s'était pas aperçue de l'absence de mon père. Malgré la promesse faite à papa, je raconte toute l'histoire à ma mère, qui m'écoute sans broncher. A peine aie-je terminé, qu'elle entre dans une colère noire, jurant entre ses dents, pour ne pas crier trop fort, de peur de réveiller toute la maisonnée. A mon grand soulagement, quelque chose la fit stopper net. Elle s'approche de la fenêtre, enfile sa robe de nuit sans cesser de regarder vers l'extérieur, traverse lentement le salon pour atteindre l'entrée. Je la suis. Papa est devant la porte. Maman recule instantanément à la vue de ce gros animal. Sans attendre afin de prouver la véracité de mon récit, je glisse mes bras autour du cou de mon père. Puis, je lui retire les lambeaux de vêtements qui lui pendent au dos, encourageant ma mère à s'approcher de lui. Elle semble apeurée. Je crois que cette histoire lui semble invraisemblable, mais qu'elle tente d'y croire un peu. Elle s'assoit dans l'escalier, laissant papa s'avancer vers elle.

Immobile dans la nuit, l'un en face de l'autre, ils se regardent sans un mot, sans un bruit. Comment pourrait-on croire à une telle histoire ? Pourtant, elle est bien vraie.

Mon père se décide finalement à faire un geste. Il ramasse un objet sur le sol et le serre entre ses dents. Il étire son cou vers le visage de ma mère et laisse tomber sur ses cuisses un bout de tissu, qu'elle reconnaît sur-le-champ; son mouchoir à carreaux rouge et noir. Les yeux remplis d'émotions, maman pose son front contre celui de papa, regardant, perplexe et triste, les larmes s'échapper de ses yeux. Un animal qui pleure, n'est-ce pas impossible ?

Je ne sais pas si elle croit à toute cette histoire, mais je sais qu'elle est émue.

Après plusieurs minutes passées contre lui, elle se lève dans un soupir d'impuissance. Sans crier gare, papa s'élance vers la forêt et s'y enfonce sans s'arrêter. Maman pleure à chaudes larmes. Elle insiste pour que tout cela reste secret, affirmant qu'on nous prendrait pour des fous. Elle ramasse sans un mot ce qui reste de papa et m'ordonne d'aller au lit.

***

Deux mois ont passé. A la maison, la tristesse est toujours aussi présente. Ma mère semble faire de gros efforts pour nous rendre la vie le plus agréable possible. Elle invite parfois un quêteux à partager un repas avec nous, histoire d'aider un peu et d'être une bonne chrétienne. Ils ont toujours des potins à raconter. C'est parfois intéressant. Ca nous change les idées. Le dernier nous a raconté en détail le discours du Premier ministre du Québec, Adélard Godbout, lorsqu'il a annoncé à la population qu'il déclarait la guerre à l'Allemagne. On se serait cru au théâtre. Les gens ne parlent que de ça. J'en ai marre d'entendre parler de guerre et de chômage. Je préfère me balader dans les bois avec Michel.

La forêt ne me fait plus peur. J'ai l'impression que papa me protège. Qu'il est là quelque part silencieux. Ces bois sont redevenus miraculeusement ce qu'ils étaient avant l'incendie. Tous les gens croient au miracle. Ils disent tous que c'est grâce à papa. Qu'il s'est sûrement sacrifié pour lui redonner vie. Des histoires de toutes sortes fusent de toute part. Maman reçoit de l'aide de partout dans les autres villages. On lui envoie des vêtements, de la nourriture et du bois de chauffage, et ce, malgré " la dépression économique ". On a même dû construire une étable pour y mettre les deux vaches reçues en cadeau. Je crois que les gens sont heureux d'avoir retrouvé leur forêt et qu'ils pensent quelque part, le devoir à Dieu et à mon paternel.

Elle a fait croire à tout le monde que la nuit de sa disparition, malgré ses mises en garde, papa avait insisté pour aller se balader dans la forêt et que finalement, il n'était jamais revenu. Apparemment, elle ne m'en veut pas d'avoir commis une énorme bêtise. Je crois que c'est sa façon de me protéger du jugement, des moqueries et mesquineries d'autrui.

Pendant plusieurs jours les autorités et les gens du village ont effectué des battues dans les bois, mais sans succès.

J'entends souvent ma mère pleurer seule dans sa chambre. Je crois que papa lui manque terriblement. A nous tous d'ailleurs.

Il y a quand même un doute logé dans mon esprit. Je soupçonne maman de fréquenter mon père, à l'abri de tous les regards. Il y a ses ballades en solitaire à une heure fixe de la journée. Puis, à deux reprises, au milieu de la nuit, alors que nous dormions tous, ses chuchotements derrière la maison m'ont tiré du sommeil. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait, mais je suis persuadé qu'elle s'adressait à papa. Je n'ai jamais osé regarder. La culpabilité et la tristesse sans doute.

Une cérémonie sans son corps a eu lieu au village. C'était la première fois qu'on autorisait cela. Presque tous les bûcherons des environs et même d'endroits très éloignés, sont venus à l'enterrement de mon paternel. Il y en avait des centaines. Pendant la messe qui s'est voulue très émouvante, ils ont rendu hommage à mon père, en annonçant que dorénavant, en sa mémoire, la nouvelle tenue des bûcherons serait officiellement la veste à carreaux rouge et noir. Une tenue aux couleurs de ce fameux mouchoir qu'il traînait inlassablement où qu'il aille. Le seul objet de lui, trouvé en forêt par ma mère, un jour de battue en groupe... Mouchoir qui à présent, ne quitte jamais maman.

Ce récit renferme trop de mystères, des mystères qui resteront j'en ai bien peur, jamais résolus...

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Publication : 23 octobre 2004
Dernière modification : 07 novembre 2006


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2 Commentaires :

brebre 
le 19-02-2007 à 02h53
image
les images sont vraiment belles
Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 31-08-2005 à 19h58
Critique courte sans spoiler
C'est une histoire mystique canadienne. Le style est simple mais efficace, comme un conte de fées. L'histoire classique ressemble à un mythe indien. Ca manque un peu de surprise. J'aurais apprécié plus de détails sur le personnage à la cariole. Le deuxième dessin est vraiment sympathique.


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