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 WA, exercice n° 101 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 15 decembre 2011 à 22:57:51
Et c'est reparti! Avec plein de bonnes résolutions, vous faire travailler plus pour gagner... euh... de meilleurs textes! Pour une fois, ce sera un exercice un peu scolaire, où Bled et Bescherelle seront vos amis - ne vous fiez pas à votre correcteur d'orthographe, c'est un domaine où il est totalement incompétent. Nous allons travailler sur la concordance des temps.
Vous allez écrire un texte au passé, où l'action sera au passé simple, les verbes d'état et les situations qui durent à l'imparfait, le passé ( par rapport à l'histoire) au plus que parfait, et le futur (de l'histoire) au conditionnel, dont c'est un des deux usages (l'autre étant les suppositions du présent). Mal de crâne? Un exemple: " Le plafond s'écroula. Cette bicoque avait été construite deux cents ans auparavant, et je ne m'étonnai pas qu'elle ne pût résister à ce tremblement de terre. J'étais terrifié, mais il me restait cependant assez de sang-froid pour réfléchir. Je ne devais pas bouger. Quand le calme serait revenu, je pourrais peut-être me frayer un chemin dans les décombres."
Pour corser le tout, vous intercalerez un passage au présent ( technique employée pour zoomer sur un moment fort). Et là, ce sera le présent, le passé composé, et le futur. Re exemple: " Le plafond s'écroule. Cette bicoque a été construite il y a deux cents ans, je ne m'étonne pas qu'elle ne puisse résister à ce tremblement de terre. Je suis terrifié, mais il me reste cependant assez de sang-froid pour réfléchir. Je ne dois pas bouger. Quand le calme sera revenu, je pourrai peut-être me frayer un chemin dans les décombres."


Pour avaler ce pensum, il m'a semblé qu'un thème ludique à base de fantômes, morts-vivants et autres zombies serait approprié.
Quant au délai... Entre la 100 à finir (oui, je suis en retard, je sais!), la trêve des confiseurs, les vacances de certains, la fatigue des autres... Je compte large, vous avez jusqu'au jeudi 19 janvier, soit cinq semaines.
D'ici là, passez de bonnes fêtes et lisez de bons livres!
Narwa Roquen,et dire qu'en hiver les nuits sont censées être longues...


  
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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2012-01-23 19:42:51 

 WA - Participation exercice n°101Détails
Ouf... à vos risques et périls! Mais à vaincre sans péril... quoique!
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LES SANS-CIEL


Vaugelas ouvrit les yeux. Cela faisait combien de temps ? Il se leva presque sans vaciller. Il avait quel âge aujourd’hui ? Il ne se fia pas au visage mal rasé qu’il voyait dans le miroir. Il recracha dans la cuvette des toilettes une bonne partie de l’alcool ingurgité la vieille dans un bar de la zone portuaire. De fines rivières rouge pâle. Ce n’était pas du sang, juste de la vodka cerise frelatée. Il vomit et vomit encore, jusqu’à s’en faire mal à la gorge. Quel jour était-il ? Mardi, mercredi ou jeudi ? Il n’en était plus sûr. Il avait besoin de sa dose matinale. Euh matin ? Plutôt midi à l’aspect poisseux de la lumière. Où avait-il rangé cette maudite bouteille? Il la retrouva sous l’évier, coincée entre la soude et la margarine.

Il y avait quelque chose dans son lit. Il ne souvenait pas non plus. Une femme? Un mec? Un entre-deux? Pas le moindre souvenir. Il aperçut une mèche de cheveux ternes sur le drap pas très propre et un bout de sein qui dépassait par là. Il tira le drap pour découvrir une fille nue qui ne lui disait rien du tout.

“ Holà, il est temps de déguerpir soeurette ! ”

Il fila un coup de latte dans le sommier. Latte. Sommier. Il nota le jeu de mots. Ses neurones rétablissaient le contact. Il en avait besoin dans son métier. La fille se déplia difficilement. Elle était assez jeune et pas vilaine pour une fois. Elle lui fit une sorte de rictus grincheux, du genre qu’on a après une bonne gueule de bois ou quand on a été trompé sur la marchandise. Sans rien dire, elle récupéra ses affaires et disparut dans la salle d’eau. Heu, derrière le paravent qui cachait le petit bloc sanitaire. En attendant, il se versa une bonne rasade de la liqueur ambrée titrant quarante degrés, qu’il but d’un trait. Ca lui réchauffa le ventre et c’était bon. Il voulut du café mais la machine était en panne. Il s’arrêterait chez l’américain du coin avant d’aller au bureau. Bon, il chercha son caleçon. Il fallait sauver les apparences.

La fille reparut, habillée à la va-vite. Elle agita vaguement une main tout en se précipitant vers la porte. Bon vent. Une minette de minuit. Il n’y avait qu’à jeter quatre pièces d’argent sur les quais et à faire son choix.

Il se gratta l’épaule. La torpeur s’évacuait lentement. Il refaisait surface. C’était toujours comme ça après une trop longue série. Il avait besoin d’une phase de décompression qui lui permettait de remettre ses compteurs à zéro. Il appelait ça son reset biologique. Dans sa profession, les émotions étaient mises à rude épreuve. Les sentiments aussi. En fait, beaucoup de ce qui était censé se trouver entre la raison et le coeur. Mais c’était son métier. Ce foutu métier dans lequel il excellait. Où il était le meilleur, capable de suivre les indices les plus infimes qui conduisaient à la vérité. Rien n’échappait très longtemps à sa sagacité, à son sens de l’observation et à ses facultés de déduction. Oui. Il était le meilleur. Et cela le rongeait de plus en plus.

Alors, quand cela devenait insupportable, il avait besoin de prendre le large, s’éloigner du port et gagner la haute mer. Là, loin de la côte, il s’enfonçait sous la surface comme un de ces animaux marins disparus, pour fuir la lumière et tout le reste. Il sondait de plus en plus profond. Comme pour atteindre le point où il serait plus simple de rester au fond que de remonter. Plus il faisait noir dans sa tête et plus il était soulagé. L’alcool n’était qu’un moyen de locomotion bon marché. Un billet soldé pour le voyage dans les abysses.

Son corps tout entier portait les stigmates de ce qu’il endurait, un corps abimé, émacié jusqu’à la maigreur, aux veines apparentes et à la peau blafarde. Dans son visage extraordinaire, ses yeux étaient enfoncés dans les orbites et ses cheveux, coupés n’importe comment, encadraient un front puissant. Sa bouche, pourtant bien dessinée, restait figée dans la grimace de celui qui était revenu de tout. Ses mains possédaient des doigts étonnamment longs et fins, presque transparents. Des mains d’artiste ou d’intellectuel. Mais ce qui fascinait au plus haut point tous ceux qui le rencontraient, c’était le feu qui hantait en permanence ses prunelles. Un feu mobile et pénétrant qui pouvait transpercer les apparences en quelques secondes. Un feu qui brûlait les voiles du mensonge. Un feu ténébreux qui marquait l’âme aussi sûrement qu’un fer rouge. Ses yeux faisaient sa réputation. Ils étaient sa malédiction.

Vaugelas se prépara. Ce fut rapide. Il revêtit un costume élimé payé par les contribuables fauchés. Un costume gris et impersonnel, démodé comme tout ce que portaient les fonctionnaires. La coupe gouvernementale n’avait pas changé depuis des lustres. Il en avait quatre dans son petit placard, aussi fatigués les uns que les autres. Il se mira dans la glace avant de sortir. L’image que lui renvoya le miroir le fit frissonner. Il déplia sa paire de lunettes et les plaça sur son nez. Les verres fumés masquèrent les cernes sous les yeux. Il respira un grand coup et ouvrit la porte.

Quand Vaugelas déboucha dans la rue, un soleil sale jouait à cache-cache avec des nuages laiteux. Il sentit les regards converger vers lui. Le trottoir était bondé à cette heure mais il fendit la foule sans effort, comme un brise-glace ouvre la banquise. Il acheta un gobelet de café à l’échoppe ambulante installée sur le trottoir au coin de la rue. Il salua dans sa langue natale le vétéran de guerre américain estropié, assis derrière le minuscule comptoir. Il gagna ensuite l’hyper-centre en sautant sur le marchepied d’un hippotram qui démarrait de la station. Il apercevait les croupes dansantes des lourds chevaux de l’équipage. Un petit garçon lui jeta un regard éteint. Près de lui, sa mère tirait nerveusement sur une cigarette bon marché.

Son bureau était là-bas près du sommet d’une des dernières grandes tours dont les ascenseurs fonctionnaient plus ou moins. L’excitation grandissait en lui. Celle du Gardien. Celle des sentinelles qui montaient inlassablement la garde aux frontières du pays pour préserver son patrimoine sacré. L’excitation et la faim. Il avait été trop longtemps sevré. L’hippotram s’engagea sur le pont enjambant le lit bétonné d’un fleuve asséché. Celui-ci avait disparu depuis bien longtemps mais le pont avait résisté même si une partie de son tablier s’était affaissée, formant une profonde dépression qui ressemblait à un trou de mortier sur un champ de bataille. Des panneaux de signalisation délimitaient la zone accidentée devenue non carrossable. Le faible trafic ne justifiait pas le coût des réparations. Il restait suffisamment de place pour les hippotrams et les piétons qui l’empruntaient pour rejoindre le quartier des ministères.

Il sauta du marchepied avant d’atteindre l’arrêt suivant. Au-dessus de lui, une immense arche s’élançait vers les nuages. La lumière miroitait sur les surfaces encore vitrées. Par endroits, le fier bâtiment était rongé par une lèpre noirâtre, là où les dalles de verre de cinq centimètres d’épaisseur s’étaient descellées pour aller se fracasser au sol.
L’Ancilie se mourait. C’était un vieux et noble pays qui agonisait lentement, asphyxié par les restrictions imposées par l’embargo. Mais même à-demi étranglé, le vieux pays refusait de capituler, de se soumettre. Les étoiles ne lui dicteraient pas sa conduite. Il restait debout, luttant pied à pied avec les outremondiens. Tant que le ciel ne lui tomberait pas sur la tête. C’était un petit bout de terre encerclé et têtu, drapé dans l’ombre d’une splendeur disparue. Ses frontières avaient rapetissé comme peau de chagrin au fil des siècles pour ne plus englober que l’île qui constituait son coeur historique. Douze mille kilomètres carrés où vivaient moins de quatre millions d’habitants, protégés par une ceinture de remparts élevés, percée de quelques portes fortement surveillées. Une part importante des maigres ressources de l’Ancilie était consacrée à l’entretien des murailles et de ses défenses. Mais aucune barrière n’était tout à fait hermétique. Aucune mesure de sécurité ne pouvait être totalement efficace. C’était alors qu’intervenaient les Gardiens.

Pourtant, les redoutables étrangers venus des profondeurs de l’espace ne brandissaient aucune arme et n’étaient animés d’aucune intention malicieuse. Mais ils tentaient de pénétrer clandestinement en Ancilie pour en saper les fondements et altérer la pureté de son héritage millénaire. A quelques centaines de kilomètres, un gigantesque spatioport avait été érigé, comme des dizaines d’autres à la surface de la vieille planète, pour desservir les mondes lointains. De l’autre coté des routes stellaires, il y avait des planètes jeunes et luxuriantes qui offraient une infinité d’opportunités aux migrants aspirant à un nouveau départ. Ces redoutables ennemis avaient les traits de la voisine de pallier ou ceux du rémouleur qui hélait les badauds au petit matin. Ils se fondaient sans bruit parmi les citoyens, imitant à la perfection leurs comportements. Ils n’avaient qu’un seul but. Trouver un trésor, la seule légende de la Terre qui fascinait encore les enfants des étoiles, bronzés, sportifs et à la santé insolente. La seule légende qui attirait les chercheurs de trésors et les aventuriers comme le pôle nord, l’aiguille aimantée. La dernière merveille de la Terre, cachée au coeur du pays fermé. Elle reposait dans une crypte secrète où régnait le silence du passé.

Les Gardiens veillaient sans relâche pour traquer et débusquer les maraudeurs des étoiles qui se déguisaient en citoyens anonymes pour mener en toute discrétion leurs investigations pourtant interdites par la Grande Charte de Mare Insularum.

Vaugelas gravit les degrés menant au parvis monumental soutenant les deux piliers de l’Arche. De plus près, l’impression majestueuse qui se dégageait de l’hypercube vertigineux s’étiolait lamentablement. On pouvait distinguer les nombreux endroits où les parements de marbre avaient disparu après s’être descellés des parois. Vaugelas soupira. Le temps ne s’écoulait que dans un sens. Il s’engouffra dans le hall et se dirigea vers les ascenseurs. Les gardes en faction l’avaient reconnu et ne l’importunèrent pas. Les Gardiens jouissaient d’un prestige inédit au sein de la communauté. Ils ne portaient aucun uniforme ostentatoire et n’arboraient aucun insigne tapageur mais ils imposaient le respect par leur seule présence. Devant l’un des quatre ascenseurs, un technicien de maintenance appliquait une petite pancarte qui disait “ Hors Service ”. L’homme se crut obligé d’anticiper la question de Vaugelas :

“ Une des cartes mères du contrôleur a grillé. Il faut commander la pièce à l’extérieur. Comptez trois à quatre semaines d’indisponibilité. Bonne journée !”

Il partit à grands pas vers un autre équipement à bout de souffle. L’autarcie avait un prix et il était chaque jour plus élevé que la veille. Les étoiles leur faisaient chèrement payer le refus de s’asseoir au grand banquet de l’expansion. Mais l’Ancilie n’abdiquait pas. La Terre se dépeuplait ? Bon vent et bon débarras. Ses ressources étaient épuisées ? Un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. Il n’y avait pas d’armées stationnées aux abords du petit pays et une aucune potion magique ne conférait à ses habitants une force irrésistible. Non, personne ne viendrait démanteler ses remparts dérisoires pour annexer ce petit bout de terre au grand empire de l’homme dans les étoiles. Non. Celui-ci se contentait d’attendre et de vendre à prix d’or les pièces détachées réclamées par ces irréductibles gaulois. Les transactions prenaient du temps forcément, les avocats se mêlant des moindres détails, mais elles étaient finalement acceptées. Les négociateurs observaient la plus grande politesse même si les contrats étaient invariablement rédigés en anglais, à l’instar des modes opératoires. Heureusement, les courtiers comme les diplomates, étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler les sentiments.

L’ascenseur mena Vaugelas au vingt-huitième étage. Le couloir était chichement éclairé par des lumiglobes qui emprisonnaient au sein d’un gaz rare, une créature oléo-minérale, tous deux d’origine extra-terrestre. Une réaction chimique singulière produisait une lumière blafarde. Ne nécessitant aucun entretien et totalement inoffensif, la longévité du dispositif dépassait largement vingt ans, le temps que mettait la malheureuse créature à se dissoudre complètement dans le gaz. Vaugelas toqua à la porte de Vallart qui dirigeait la quatrième division de Gardiens Anciliens. C’était un Enarque remarquable, au tableau de chasse impressionnant. Il avait dirigé la fameuse opération Louvre qui avait mis à jour une entreprise clandestine montée par les services secrets d’une planète impériale. Pour étouffer l’affaire, qui aurait éclaboussé des personnages trop en vue à la Cour, l’Empire avait consenti à effacer une bonne partie de la dette contractée par l’Ancilie auprès de la Banque Centrale de Véga. Grâce à ce succès retentissant, Vallart avait été promu Enarque de classe ordinaire malgré son relatif jeune âge.

Vallart travaillait sur sa console. Le temps avait blanchi ses tempes et nourri son embonpoint. C’était là son seul défaut. Il avait un solide coup de fourchette. Il appréciait les plats en sauce, surtout la blanquette et le boeuf bourguignon, et la bonne charcuterie. Il choisissait sur les étals les meilleurs produits des fermes de l’ouest. Mais il ne fallait pas s’y tromper. Son esprit était toujours aussi vif et acéré et il imposait le respect aux Gardiens de l’escouade par la limpidité de son raisonnement et la rigueur de ses analyses. Ses notes de synthèses ou ses rapports étaient des modèles du genre, ordonnés et fluides et quand vous les lisiez, vous entendiez la musique des sphères. Il y avait en lui quelque chose du grand Talleyrand, l’avait complimenté un jour un sous-ministre du Patrimoine Culturel. Cela l’avait fait rougir de plaisir !

Quand Vaugelas apparut, Vallart leva la tête et sourit :

“ Holà ! Que les olympiens ne soient pas importuns car il se pourrait bien qu'on vît de quelle sorte tu les chasses et comment, pour leur fermer la porte, un ténébreux s'y prend avec les radieux s’ils viennent ici l’ennuyer! ”

C’était un jeu entre eux. Entre pairs qui se reconnaissaient d’égale valeur. Les radieux ou les olympiens étaient tous ceux qui habitaient au-dessus des nuages, les impériaux et par extension, les outremondiens. Les ténébreux étaient par opposition, ceux qui restaient dans l’ombre des nuages, les Terriens et par réduction, les Anciliens!

“ Du travail pour moi ? ” demanda Vaugelas, refusant l’échange.

“Oui, un spécimen assez curieux. Arnaud n’a pu émettre d’avis définitif sur ce cas ! ”

“ Arnaud... tu parles bien de celui que je connais?” Vaugelas était étonné. Arnaud était un Gardien expérimenté.

“ Oui, je parle bien de lui ! ” répondit Vallard.

“ Qui était le superviseur de permanence? reprit Vaugelas.

“ Etienne, qui d’autre? Etienne bien sûr ! ”

“ Et Etienne n’a pas pu trancher? ”

“ Non. Le spécimen est toujours ici, dans l’annexe mais le temps nous est compté. Sa garde à vue prend fin bientôt. Après, il faudra le relâcher, tu connais la procédure ! ”

“ Combien de temps me reste-t-il exactement? ”
Vallart consulta sa console : “ Une heure et huit minutes à partir de... maintenant ! ”

“ Bon, je reprends le dossier. Transfère-le moi sur une unité disponible ! ”

“ La sept ” dit Vallart

Vaugelas pénétra dans la salle d’entretien n° 7.

Le mobilier était spartiate. Une table était scellée au sol au milieu de la petite pièce. Deux chaises de part et d’autre, étaient également vissées au sol. Les murs étaient d’une couleur neutre et terne, indéfinissable. Une fenêtre, munie de barreaux, laissait filtrer la lumière grisâtre de cette fin de journée. Vaugelas prit place dos à la fenêtre et face à la porte. Il appuya sur un contacteur dissimulé dans l’épaisseur du plateau. Une console s’illumina sur le plastique. La page qu’elle affichait n’était visible que par lui. Il y avait une photo, une courte bio et quelques lignes résumant les précédents entretiens.

Il n’attendit pas longtemps. La porte s’ouvrit et, encadrée par deux gardes, une femme pénétra dans la petite pièce. Ils la firent asseoir et se retirèrent. Ils étaient seuls à présent.

Elle est jeune et assez grande. Sportive et séduisante. Vaugelas lui donne environ cinquante ans à plus ou moins cinq ans. Elle a les yeux d’un vert profond , très lumineux. Vaugelas ne prête vraiment attention qu’aux yeux. Tout le reste est secondaire. Aux yeux et au timbre de la voix. Elle a des yeux félins, subtils et attentifs. Une pointe d’excitation le fait frissonner. Il sait déjà qui elle est. Il lui faut à présent le démontrer. Aucun juge ne validerait une procédure uniquement sur son intuition. Un éclair fulgure au coeur du regard émeraude. Il lit dans ses yeux qu’elle sait. Le duel peut commencer.

“ Bonjour. Vous a-t-on expliqué la raison de votre présence devant moi ? débute sobrement Vaugelas.

“ Vous me suspectez de n’être pas celle que je prétends être ? ” répond la jeune femme en se penchant vers lui, une ironie feutrée irisant ses prunelles.

“ Pas moi ! Vous avez éveillé l’attention de nos systèmes autonomes de surveillance. Cela arrive tous les jours vous savez ! Neuf fois sur dix, il s’agit d’une fausse alerte mais vous comprenez, nous ne devons rien laisser au hasard. Alors nous convoquons la personne et nous nous entretenons avec elle pour déterminer si elle est bien ce qu’elle prétend être ! ”

Vaugelas savoure cette répétition volontaire. Il faut observer une logique particulière. Les choses se mettent ensuite naturellement en place. Le chasseur et la proie. Il ne faut pas qu’il oublie qui est le chasseur.

“ Je vais vous poser une série de questions auxquelles vous allez me répondre. De la qualité de nos échanges dépendra le sort qui vous sera réservé. Je suis un Gardien, je préserve les Sans-ciel. Tout ce que nous allons dire sera dûment enregistré pour être versé aux minutes de la décision judiciaire qui sera rendue à votre encontre. ”

“ Je suis une citoyenne tout à fait ordinaire. Je suis née... ”

“ Tout est dans le fichier. Vous vous appelez Lara... Lara Grange, née il y a cinquante deux ans à Saint-Martin-des-Champs. Vos parents sont décédés voici quinze ans. Oui, tout est là. Votre parcours scolaire et universitaire. Vos relevés de notes, tout ! Vous exercez une profession libérale. Cela ne va pas fort si j’en juge par votre classement fiscal! ”

Vaugelas soupire et éteint la console :

“Oui, toutes ces informations sont parfaitement correctes! Pourtant vous êtes là avec moi. Il n’y a qu’une seule façon de ressortir libre de cet endroit. Vous allez devoir me convaincre ! ”

“ Bien sûr, les fameuses questions. Qui ne les connaît pas ? ”

“ Elles participent de la survie de notre communauté. Notre culture doit être protégée envers et contre tous. Elle est notre seule vraie richesse et nul, aussi puissant soit-il, ne pourra nous en dépouiller. Aucun citoyen né et éduqué en Ancilie ne peut échouer à ce test. Aucun. Il n’y a pas de questionnaire type, pas de questionnaire intangible qu’il suffirait d’apprendre. Toutes les questions que je vais vous poser découleront de ma conception de la Culture Ancilienne. Impossible de les prévoir. C’est uniquement votre appartenance à cette Culture commune qui vous fournira naturellement les réponses appropriées. Je ne doute pas de votre réussite ! ”

“ Bien. Vous m’avez rassurée. Est-ce que... est-ce que le test a commencé? ” demanda Lara d’une voix ténue.

“ Ce n’est pas un test. Tout au début, il y eut effectivement une sorte de questionnaire. On l’avait appelé le questionnaire Bouvard, du nom de celui qui l’avait inspiré. Mais il était par trop imparfait, par trop prévisible malgré sa grande hétérogénéité. Il s’essouffla et il fut retiré avant d’être totalement dépassé. Puis deux brillants esprits ont développé un concept basé sur la matière même qui fonde notre culture, qui maille notre patrimoine. C’est en leur honneur qu’on parle, et encore de façon impropre, de l’entretien Lagarde et Michard. ”

Vaugelas s’interrompt un court instant, soutenant sans faiblir le regard de la jeune femme assise en face de lui. Puis il reprend, sur le même ton :

“ Et cela a évidemment commencé ! ”

L’expression qui se peint sur le visage de Lara est indéchiffrable, même pour les sens aiguisés de Vaugelas. Pourtant, il se sent merveilleusement bien, les automatismes affluant sans difficulté. Ce n’est qu’une question de temps. Il a à peu près trois quarts d’heure à sa disposition. Bien plus qu’il n’en faut.

“ L’homme que vous aimez vous a quitté. Il est parti de l’autre côté du pont des étoiles. Il a choisi de recommencer sa vie au-delà des nuages. Vous rentrez seule. Que ressentez-vous ? ”

“ Passent les jours et passent les semaines ni temps passé ni les amours reviennent ”. La réponse a été immédiate.

Lara n’esquisse aucun geste. Rien ne trahit sa concentration. Son ton est monocorde et plat, évacuant même toute idée de ponctuation. L’absence de ponctuation était un des traits caractéristiques des surréalistes. La réponse est satisfaisante bien sûr, même s’il n’existe pas de réponse unique. Tout est une question d’appréciation en fonction d’un système de référence partagé, un subtil mélange d’acquis et d’inné.

“ Bien. Il y a deux personnes qui sollicitent votre aide. L’une appartient à votre communauté. L’autre non. Vous ne pouvez satisfaire que l’une d’entre elles. Dans quel état d’esprit forgez-vous le raisonnement qui aboutira à votre décision ? ”

Une ligne de minuscules caractères se met à défiler en pied de page sur la console. Des caractères sibyllins pour tout autre que Vaugelas. Un “ mot ” est surligné discrètement. Sans quitter Lara du regard, il tapote une courte séquence cryptée avec un doigt agile. Un petit symbole angulaire commence à clignoter juste à coté du compteur symptomatique à deux positions qui s’incrémente en mélangeant lettres et chiffres.

Vaugelas ne quitte pas Lara des yeux. Celle-ci inspire brièvement et répond, presque de façon détachée :

“ Montaigne. J’ai toujours eu un faible pour Montaigne. Les Essais bien sûr. Je crois qu’il ne faut pas être effrayé par la différence et ne pas favoriser à tout prix la ressemblance. C’est vraiment une erreur que de juger autrui par rapport à soi-même. ”

Elle daigne esquisser l’ombre d’un sourire, sûre de sa réponse et peut-être en tire-t-elle une certaine fierté. Elle ne lui échappera pas. Une délicieuse sensation descend le long de sa colonne vertébrale. Cela se met en place progressivement. C’est comme une partie de pêche imaginaire. Cela fait des lustres que les poissons sans yeux et blafards sont élevés dans des cuves remplies d’une solution aqueuse enrichie, mais il a développé une sorte de familiarité avec ce sport au fil de ses lectures. Il ne faut pas se précipiter, laisser filer la ligne, évaluer la danse du bouchon et suivre la traînée qu’il dessine à la surface de l’eau. Tout se passe dans la tête.

Vaugelas passe une main dans ses cheveux :

“ Vous faites un voyage de l’autre côté de l’eau noire de l’espace. Vous débarquez dans une ville étrange, assemblage de formes architecturales basiques, géométriques et élancées dont le jaillissement rectiligne hérisse le ciel. Mille yeux qui ne se ferment jamais, brillant de jour comme de nuit, épient vos mouvements. Décrivez vos sentiments ! ”

Lara ne répond pas immédiatement. La difficulté est intense.

Chaque mot que Vaugelas prononce libère une émotion cognitive. Celle-ci est intimement liée à la trame de l’apprentissage linguistique et littéraire intensif suivi par chaque citoyen dès son plus jeune âge. Il n’existe aucun moyen de le falsifier, ni humainement, ni artificiellement. Les mots qui forment la question correspondent à une combinaison ouvrant, dans l’esprit de celui qui la reçoit, une sorte de coffre-fort intellectuel. A l’intérieur, aucune réponse universelle, aucune définition ou référence. Juste des associations de pensées que chacun exprime à sa façon, unique et personnelle.

La réponse correspond à son tour à une combinaison dans la mémoire symbolique du Gardien. Si elle résonne en harmonie avec la question posée, elle est validée.

Fondamentalement, toutes les réponses, aussi différentes soient-elles, ressortissent du même patrimoine commun. Sans exception. C’est ainsi que fonctionne l’épreuve.

Il semble à Vaugelas qu’une ombre imperceptible ternit l’éclat lumineux des yeux de Lara pendant une toute petite fraction de seconde. Mais sa voix reste assurée quand elle lui répond :

“ J’ai l’impression que des géants orgueilleux ont voulu ériger cette ville pour défier le ciel. Tout y est vain et démesuré. Cette ville n’est pas une femme amoureuse, c’est une femme frigide qui glace d’effroi ses amants ! Elle revendique hautainement son aspect phallique et castrateur ! Ce n’est pas une ville pour moi !”

La vitesse de défilement de la ligne cabalistique sur la console s’accélère. Vaugelas tapote à nouveau la zone tactile, modifiant l’agencement de certains symboles et déplaçant de petits pavés informatifs. Si seulement elle pouvait se rendre compte. Tout est factice. La console est une version basique programmée pour obéir à la fantaisie des Gardiens. Son unique utilité est de détourner une infime partie de la concentration des éventuels fraudeurs. Cette infinitésimale partie qui fera toute la différence à la fin. La réponse fournie par Lara est acceptable. Vaugelas n’en laisse rien paraître mais il applaudit intérieurement la prouesse de son adversaire. La question était une embûche de première catégorie et Lara l’a surmontée, presque sans manifester de signe d’inconfort. Céline n’est pourtant pas un auteur facile à assimiler, surtout pour des outremondiens.

Cependant elle a commis une irréparable erreur. La réponse est acceptable certes mais elle est incongrue dans la bouche d’une femme.
Il consulte le chronomètre. Un quart d’heure lui aura suffit. Trois petites questions et in cauda venenum. Il repousse sa chaise en arrière, essayant de masquer sa satisfaction. Elle se borne à entortiller une mèche de cheveux autour de ses doigts. Elle a compris aussitôt.

“ Salaud de Bled-Runner! ” murmure-t-elle entre ses dents. Bled-Runner, c’est ainsi que les outremondiens surnomment les Gardiens.

“ Il ne pouvait pas en être autrement ! ” lui répond-il en haussant les épaules.

“ J’ai merdé sur Céline n’est-ce pas ? ” demande-t-elle avec un sourire crispé. Il acquiesce en silence.

Elle se penche vers lui. Aucun danger. Des systèmes de surveillance sophistiqués sont dissimulés dans les moulures en plâtre du plafond. De minuscules armes sont pointées sur elle. Elle ne pourra pas l’atteindre avant d’être fauchée par un tir oblitérant. Elle ne fait d’ailleurs aucun geste menaçant qui risquerait de provoquer la décharge mortelle.

“ Dis-moi avant qu’ils m’envoient vers le camp de rétention, ils existent réellement ? ”

Ce camp est l’endroit où sont refoulés les outremondiens qui tentent de s’infiltrer clandestinement en Ancilie. Une forte rançon est réclamée au Palais Impérial. Les riches familles des clandestins peuvent se substituer aux agents impériaux. Mais cela n’arrive que rarement et l’Empire ne verse jamais de rançon. En l’absence de paiement, les clandestins font l’objet d’un recyclage définitif qui contribue à la richesse des lisiers déversés dans les champs des exploitations agricoles de l’ouest du territoire.

“ Qui existent réellement ? ” demande Vaugelas qui sait pertinemment de quoi il s’agit !

“ Réponds-moi, les Immortels , ils existent vraiment ? ”

FIN

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2012-01-24 23:13:44 

 WA, exercice n° 101, participationDétails
AUX AMES DE LA BUTTE




Le cadavre est à terre mais l’idée est debout
Victor Hugo



Suis-je née d’un soupir, d’un regret, d’une larme, ou d’un cri de colère étouffé de chagrin ? Au début, je ne fus rien qu’un fragment d’idée, à peine plus qu’un sentiment, qui flottait dans le ciel de Paris au dessus des barricades. C’était le 23 mai 1871. Les Versaillais bombardaient la ville, les insurgés y mettaient le feu. De part et d’autre, on mourait. Mais du côté des braves gens, on mourait de bon coeur, aux cris de « Vive le Peuple ! Vive la Commune ! » On mourait sous le drapeau rouge, pour un rêve libertaire et revanchard qui ne devait durer que soixante quatre jours.
On avait souffert du froid et de la faim et les Prussiens avaient gagné. Ou plutôt Thiers s’était rendu, se déculottant devant l’ennemi jusqu’à faire défiler ses troupes dans Paname la blonde. Il restait des veuves, des orphelins et des estropiés, il restait un peuple humilié, endetté, étranglé par les propriétaires et les politiques bourgeois. Mais dans les rues chantaient les sirènes idéalistes, qui n’en étaient pas moins sincères : Jules Vallès, dans « Le cri du Peuple », Eugène Vermersch et « Le Père Duchène », et puis « La Marseillaise », « L’Affranchi », « Le Vengeur », « La Sociale »...
Quand l’armée voulut lui reprendre les canons de Montmartre et de Belleville, ses canons, payés par souscription, le peuple de Paris se souvint qu’il possédait des armes. Et quitte à mourir, il se mit à rêver. Un espoir aussi grand que le ciel, pour une fin aussi rouge que l’enfer, et toujours le sang des pauvres versé sur le pavé comme sur le champ de bataille. Ce furent mes premiers mots : « sang d’ouvrier ». Une incarnation fragile et loin d’être aboutie, même si elle s’ancrait dans une réalité poignante. Un accord de Fa dièse septième s’était échappé d’un refrain populaire. Il me rejoignit. Ce n’était qu’un début, mais le combat continuait.
Et les sangs se mêlèrent, ceux des chefs, Delescluze et Millière, suivis par Rossel et Ferré. Ceux des innocents, femmes enceintes, vieillards et enfants de cinq ans. Dédé l’ébéniste du Faubourg Saint Antoine, Augustin le cordonnier de la place Blanche, Ernestine, de la rue des Abbesses, qui avait vidé sa cave pour porter à boire aux soldats de Lecomte – et ils étaient tous passés du côté des fédérés ! Et Germain, le boulanger de Belleville, à qui la Commune avait permis de ne plus travailler la nuit. Et Victor le couvreur, qui passait son temps à invoquer la Vierge comme on appelle sa mère. Sa mère, il ne l’avait pas connue, il avait grandi à l’orphelinat. Avec sa femme Marinette, ils s’étaient réjouis de pouvoir envoyer Vincent à l’école, et aussi la petite Suzanne, puisque désormais c’était gratuit, et même pour les filles... Ils en avaient rêvé, de cette vie meilleure, malgré les menaces de Thiers, de Mac Mahon et de Galiffet. Alors, mourir pour ça, ce n’était jamais que devancer l’appel...


Ils étaient morts. Trente mille. Elle était belle, la Ville des Lumières et des Plaisirs. On pleurait ou on serrait les dents, de l’Alhambra au moulin de la Galette. Plus de concert, plus de gambille, les gigolettes portaient un fichu noir et les muscadins des beaux quartiers étaient rentrés chez eux. Bienheureux les innocents, le royaume des Cieux leur est toujours ouvert. Mais toutes ces âmes perdues dans un ciel lourd de poudre, toutes ces âmes coupables d’avoir espéré la dignité, la justice, la liberté, toutes ces âmes dont le Bon Dieu n’avait pas voulu... Je n’étais qu’un espoir de chanson, mais une âme désolée, ça ne prend guère de place... Ah j’eus sûrement la plus belle escorte qui fut jamais faite à une oeuvre si ténue ! Et chacun m’apporta un nouveau mot : marlou, larme, copain, Montmartre, mais aussi bandit, tyran, guerre... Car elles avaient encore des choses à dire, mes petites âmes orphelines, et tandis que je prenais force de leurs souvenirs, elles se donnaient la main et ne se résignaient pas.
Petit à petit, les mots formèrent des phrases, et les phrases prirent du sens. Mon accord solitaire partit en chasse et me ramena une douce mélodie, simplette et nostalgique, que je fis mienne aussitôt tandis qu’il se rengorgeait en trônant au milieu de ces gentilles petites notes, fier comme un paon dans une basse-cour.


Il nous fallait trouver un auteur qui me couchât sur le papier, un compositeur qui mît en place les arrangements, un chanteur qui me fît enfin passer la rampe pour retourner là d’où je venais, au coeur du peuple. Et tandis que je serais reprise à l’unisson par tous ces braves gens, mes pensionnaires éthérées trouveraient enfin la joie d’une reconnaissance. Nous en avons hanté, des cabarets enfumés, des bouibouis infâmes, des guinguettes au bord de l’eau et autres rendez-vous nocturnes des artistes de tout poil. En vain, car tous ces hommes plus ou moins musiciens ou poètes restaient sourds à mes appels. Botrel le barde breton était royaliste. Aristide Bruant, nous le suivîmes du « Chat noir » au « Mirliton », qu’il acheta, pendant des soirs et des soirs, sans réussir à capter son attention. Nous voletâmes de Mayol à Fréhel, de Dona, l’hirondelle des Faubourgs, à Georgel qui ne chantait plus sous les ponts de Paris. Nous assiégeâmes le Moulin Rouge, le Petit Casino, le Grand Concert Parisien, les Ambassadeurs, l’Eldorado, la Cigale, Bobino, l’Olympia... Plus de quarante ans à rôder, à tourner, à attendre... Puis il y eut la Grande Guerre, et la fantaisie laissa la place aux chansons patriotiques, vils instruments de propagande conçus pour enivrer la jeunesse de France afin qu’elle accepte en souriant un lamentable destin de chair à canon. Ah que nous l’avons détesté, alors, ce Brunswick ! Ce fils du peuple renégat, plus rouge que rouge, libertaire, pacifiste, antimilitariste et anticlérical, qui reniant l’anarchie et la justice se rangeait au parti des bouchers et raillait sans vergogne les pauvres bougres de nos colonies qui venaient en toute innocence mourir à nos côtés dans une guerre qui n’était pas la leur ! Lui ! Lui qui avait écrit, quelques années auparavant, « Gloire au 17° » !
« ... Salut, salut à vous
A votre geste magnifique
Vous auriez, en tirant sur nous
Assassiné la République »
Le 17° n’avait pas fait feu sur les vignerons de Béziers en colère, et grâce à Montehus, la France entière avait chanté leurs louanges. Lui, le révolutionnaire cocardier, acteur, auteur, chanteur, aîné de 22 enfants, fils d’un ancien Communard... Nous avions cru en lui, sottement. Quand il reçut la Croix de Guerre en 1918, je le maudis.




Un soir de 1919 nous le croisâmes, dans une ruelle sombre, bien après minuit. Il titubait. Il était encore plus maigre qu’à l’accoutumée, et ses yeux fiévreux semblaient démesurés dans l’empilement osseux de son visage. Les temps étaient durs pour lui, il était au creux de la vague. C’était un exalté au grand coeur, qui donnait plus qu’il ne gagnait. Mais il voulait tellement plaire, réussir, être aimé... Ambitieux mais influençable, il ne savait pas toujours choisir ses amis, et s’obstinait à leur rester fidèle même quand cela lui portait tort. Ah, s’il n’avait pas commis ces couplets guerriers, j’eusse pu l’aimer d’amour...
Qu’est-ce qui me prit, ce soir-là, de le suivre jusque chez lui ? Quelle pitié, quelle folie, quelle espérance insensée ? Mais il avait été conçu pendant la Semaine Sanglante, et qui aurait pu jurer qu’une âme rouge ne s’était pas réincarnée en lui ? Un faux pas, il avait peut-être seulement trébuché sur sa foi parce qu’un pauvre hère qui se disait son ami lui avait payé une bouteille avant de rejoindre le front... Il avait oublié « l’Internationale » et « Du pain ou du plomb » pour écrire les vers immondes de « Lettre d’un socialo » et de « La voix des mourants ».
Il se coucha le cerveau embrumé et le corps lourd, en marmonnant « faut qu’j’écrive, faut qu’ça vende... » Alors, mes âmes rameutées bien serrées autour de moi, je profitai de son sommeil sans rêve pour m’insinuer dans son esprit. J’étais complète. Je n’étais qu’un poème avec un air facile, mais mes rimes étaient justes et ma métrique parfaite. Pourtant, quand j’entrai en communion avec les pensées du dormeur, j’hésitai un instant. Il vivait au jour le jour, et la Commune, c’était le passé, le passé de son père et pas le sien. Et puis la révolte a toujours mauvaise presse, surtout quand elle a été vaincue. Je fouillai dans ses sentiments, dans ses colères et ses indignations ; à ma grande surprise, je trouvai du remords pour ses chants de propagande, et mon espoir d’avoir enfin trouvé mon chantre se transforma en certitude. Je redoublai de douceur pour ne pas l’éveiller trop tôt. Dans un coin de sa mémoire, je trouvai sa douleur lors du massacre de Bapaume, pendant la bataille de la Somme. Bapaume, c’était une butte. J’en vibrai d’excitation. Il ne fallait pas parler de la Commune ? Très bien. Je n’en parlerais pas. Mais la langue française comporte des artifices dont la litote n’est pas le moindre... Très vite, portée par la ferveur de mes âmes pensionnaires, je modifiai mes phrases, je déguisai mes mots. Et je me trouvai encore plus forte, et encore plus belle...
Montehus s’agita dans son lit et finit par se réveiller.
En grommelant, il vacilla jusqu’à la table, alluma la lampe et de son écriture puissante et passionnée il traça noir sur blanc les mots que j’avais assemblés.
« Sur c’te butte-là y avait pas de gigolette... »
Je crus exploser de joie. J’existais ! Pour le moins mon texte désormais avait une existence concrète, réelle, tangible !
Hélas ! Au matin, mon auteur relut son délire nocturne et glissa la feuille dans un tiroir avec un haussement d’épaules. Il nous fallait repartir au combat.



Georges Krier, je ne l’aimais pas. Je n’avais rien contre sa musique, même s’il n’était pas digne de fredonner du Mozart. L’homme, en revanche, était plus préoccupé de ses deniers que de l’amour de l’art. Montehus le connaissait ; ils avaient déjà travaillé ensemble. Voilà qu’un soir il le dénicha attablé pour dîner dans une brasserie chic, entouré de bourgeois opulents et de femmes frivoles. Comme un chien mendie un croûton de pain, il s’adressa à lui humblement :
« Georges, je suis dans la mouise. Tu n’aurais pas une chanson pour moi ?
- Ah non, mon cher, l’édition me prend tout mon temps... »
La rage me prit. Une chanson en colère, ça peut soulever des montagnes ! Je ne sais pas comment je réussis à faire ressurgir le souvenir d’une feuille de papier glissée dans un tiroir.
« Et si je t’amène un texte ?
- Ecoute, Gaston, nous dînons... Mais bon, si tu veux, j’y jetterai un oeil... »


Montehus lançe ses grandes jambes de faucheux à travers la ville. Il grimpe chez lui, fouille dans le tiroir, trouve un texte écrit de sa main qu’il ne reconnaît qu’à peine. Il s’assied, se relit avec attention. Ca parle des morts de la guerre, c’est évident. Mais quelque chose dans le ton, quelque chose entre les lignes évoque un passé plus lointain, dont le récit a bercé son enfance. Il lit et relit, en tremblant, et une larme perle à sa paupière. Il ne sait plus où et comment il a écrit ce texte, mais il est bouleversé. Il enfonce le papier dans sa poche, et dans la nuit, il repart.
« Mais enfin, Gaston, tu sais quelle heure... »
Montehus a l’oeil halluciné, il est effrayant de passion et d’urgence.
« J’ai aussi un bout de mélodie dans ma tête. La la la la... »
Krier se met au piano. Les accords s’enchaînent. J’ai le coeur qui bat, et je sens trembler autour de moi mes compagnes d’infortune. Nous sommes si près du but...
« Non. Là, sur « sang d’ouvrier », tu as mis un Fa dièse. Il faut un Fa dièse septième.
- Oh écoute, tu ne connais rien à ... »
Mais la fatigue rend Krier docile. Il s’exécute.
« Merde, tu as raison, mon vieux, c’est beaucoup mieux. Allez, on essaie ? »
Et Montehus chante.



« Sur c’te butte-là y avait pas de gigolette,
Pas de marlou ni de beau muscadin.
C’était très loin du moulin d’la Galette
Et de Paname qu’est le roi des patelins.

C’qu’elle en a vu du beau sang cette terre,
Sang d’ouvrier et sang de paysan
Car les voyous qui sont cause des guerres
Ne meurent jamais, on n’tue qu’les innocents...

La Butte Rouge, c’est son nom... »


J’ai gagné.
Je suis devenue un succès phénoménal, intemporel. J’ai été reprise par toutes sortes de chanteurs, j’ai été immortalisée sur toutes sortes de supports, et presque cent ans après ma création, on me chante encore. Ca ne m’a pas rendue vaniteuse. Je suis surtout contente pour mes petites âmes, parce qu’elles continuent à palpiter et à vibrer, parce qu’elles ont trouvé un sens à leur éternité.
Le monde a-t-il vraiment changé ? En France, on ne parle plus de guerre, on dit « sécurisation d’un territoire ». Les Poilus de la Grande, une guerre à moins de dix morts par an, ils auraient signé tout de suite ! Mais c’est encore trop, c’est toujours trop. Alors que pourtant, il suffirait de refuser de la faire... Je rêve d’un jour où les gens comprendront qu’avant d’être Français, Allemands ou Afghans, ils sont tout simplement des hommes. Et que bien au-dessus de l’Etat, de la Patrie, et même de la République, il y a l’Humanité.
Narwa Roquen,monsieur le président, je vous fais une lettre...

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2012-01-29 21:53:59 

 Commentaire Maedhros, exercice n°101Détails
Marier la SF et l’Académie Française... N’en rêvez plus, Maedhros l’a fait ! Dans l’atmosphère lourde et glauque d’un monde à l’agonie, un grammairien désabusé oscille entre sa part d’ombre et la lumière éclatante de son intelligence faite à la fois de culture, de roublardise et d’intuition. L’Ancilie, bouclier sacré protégeant le dernier trésor terrien, la littérature française...
La chute est délicieuse, avec son petit côté pub M&M’s... Autant que le titre, qui est en soi une signature. Comment donner envie à notre jeunesse MP3ée de se plonger dans les arcanes de la littérature, de découvrir Apollinaire, Montaigne et Céline ? Comment redorer le blason de l’éculé Lagarde et Michard et rendre hommage au presque oublié Vaugelas, qui était un très gentil garçon, scrupuleux jusqu’à l’extrême ? Dis, Maedhros, raconte-nous une histoire... Y aura-t-il un jour un « Lycée Maedhros » ?
L’idée dans son paradoxe est d’une originalité sauvage. Tu décris un monde où tout se déglingue, où la grisaille le dispute à la misère, et cela nous englue dans un sentiment de fatalité déprimante. Mais le héros reste héroïque et triomphant. Coup de chapeau pour le dialogue de fin ( ravie que les dialogues ne te rebutent plus !), et si le lecteur moyen se verra contraint d’ouvrir son Wikipédia pour en saisir la finesse, du moins aura-t-il fait un voyage dans le voyage, qui vaut largement le détour.


Bricoles :
- il en avait besoin dans mon métier : son
- comme un de ses animaux marins disparus :ces
- hyppotram : pourquoi y ?
- l’homme se crut obliger : obligé
- aucune potion magique ne conférait à ses habitants aucune force : il me semble que ça sonnerait bien en anglais, mais en français une force devrait suffire
- elle est jeune... cinquante ans : si dans ton monde la longévité est supérieure à la nôtre, il te faut le préciser. Ici et maintenant, à cinquante ans, il y a des cougars, mais plus de jeunes femmes !
- évacuant même toute idée de ponctuation : c’est tout à fait exact. Malencontreusement, dans la citation, un vieux réflexe pavlovien t’a fait rajouter des virgules...
- mon Petit Robert me soutient que c’est « ressortir à » et non pas « ressortir de », alors qu’on dit « être du ressort de » ; j’avoue que, spontanément, j’aurais écrit comme toi
- les Outremondiens surnomment es Gardiens : oubli du l


J’ai adoré les lumiglobes !
S’il me fallait trouver un seul adjectif pour qualifier ce texte, je dirais « improbable ». Mais cela ferait abstraction de la précision impeccable du background et du tact indéniable qui te permet de faire l’éloge de la littérature sans jamais tomber dans l’élitisme ou la pédanterie – porte étroite !
Comme quoi, quand tu y prêtes un peu attention, la concordance des temps n’a pas de secret pour toi... Quant aux fantômes que j’ai longtemps cherché, la conclusion qui m’a semblé tout à coup évidente (mais pas à la première lecture, je l’avoue) m’a glacé le sang. Et en même temps, s’Ils n’existent plus, quelle douce ironie...
Narwa Roquen,les chants désespérés sont les chants les plus beaux

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2012-01-31 20:54:00 

 Une chanson populaire.Détails
Un texte que n’aurait pas renié Jaurès, débarrassé de ses colifichets à la mode, un texte où souffle cet élan humaniste qui a mû Millière jusque sur les marches du Panthéon, là où reposent les grands hommes. J’aime bien la précision du détail qui rend si vivante cette espérance qui a bourgeonné l’espace d’un trimestre et qui fut enterrée vivante au Père Lachaise, où les Dieux troublés transformèrent les larmes de sang en cerises écarlates.

La lente transformation de cette chanson populaire qui a réellement existé (confer lien plus bas) est également parfaitement conduite, avec ces ajouts émotionnels qui lui confèrent peu à peu la substance nécessaire pour qu’elle devienne suffisamment « vivante » pour venir hanter l’âme d’un « medium » qui saurait coucher ses mots sur une portée de notes pour enfin l’accoucher au monde. Les références historiques sont nombreuses et pertinentes, donnant une vraie dimension historique à cette histoire, riche et sensée. Il y a une poésie tragique qui resplendit entre ces lignes.

Parce que la question finale qui rend si dérisoire la popularité de ces chansons populaires est posée et que bien que tu défendes cet idéal que je partage, je ne peux m’empêcher de penser à ce que l’Histoire nous a appris maintes et maintes fois : les hommes vont se battre en chantant à tue-tête des refrains éternels, des chansons faites de petits riens. Et les vieux démons qui battent les tambours de guerre sont prompts à enflammer les coeurs des hommes, aussi puissamment que le font les chansons populaires.

C’est un très beau texte, fort, engagé et désespérément idéaliste. Une pépite dans cette WA !

Au rayon des bricoles, une misère :

- « tous ces braves gens, mes pensionnaires éthérées » : j’aurais mis « pensionnaires éthérés ». Alors en consultant mon Larousse, il me dit que « gens » est plutôt considéré comme masculin. Il peut être du genre féminin quand l’adjectif est placé devant : les petites gens. Mais dans tous les cas, tout ce qui suit « gens » est masculin : de petites gens étaient assis dans le parc. Encore une règle grammaticale qui fait le charme de notre belle langue !


Suivez le lien!

M

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2012-02-01 15:08:31 

 Contestation permanente!Détails
"Il nous fallait trouver un auteur qui me couchât sur le papier, un compositeur qui mît en place les arrangements, un chanteur qui me fît enfin passer la rampe pour retourner là d'où je venais, au coeur du peuple. Et tandis que je serais reprise à l'unisson par tous ces braves gens, mes pensionnaires éthérées trouveraient enfin la joie d'une reconnaissance."
Les braves gens, c'est le peuple. Mais si j'ai mis éthérées au féminin, c'est en accord avec les pensionnaires, qui sont féminines parce que ce sont les âmes.
Merci de ton lien. J'étais sûre que tu le ferais, et comme je ne suis vraiment pas douée pour ce genre de sport, je me suis dit que tu le ferais mieux que moi...
Narwa Roquen,c'est la lutte finale...

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2012-02-01 17:49:06 

 Emporté par la foule...Détails
Je me suis fait roulé!
Mea culpa...


M
aux âmes citoyens!

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z653z  Ecrire à z653z

2012-05-12 00:43:18 

 Sous le pont Mirabeau coule la SeineDétails
La chute est géniale : on dirait une enfant qui ne connait pas grand chose mais qui devine un monde gigantesque au delà de son savoir.
Et un petit clin d'oeil à Rick Deckard.
Superbe voyage plein de références et très bien rythmé. Merci.

cette réplique me gène : Etienne, qui d’autre? Etienne bien sûr !

un détail : voisine de pallier - palier

Petit ajout :
Le début est un peu long et à la seconde lecture, il l'est encore plus par rapport au reste. Même si l'effet descriptif est bien écrit.

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z653z  Ecrire à z653z

2012-05-12 23:11:49 

 accordsDétails
Superbe citation qui introduit le concept.
Et pour revenir à la consigne, c'est tellement technique qu'on ne s'en rend même pas compte qu'il y en a une.
Sinon, j'ai eu un peu de mal à accrocher au texte peut-être parce qu'il est un peu trop terre à terre.

Petit détail : Une guerre avec dix morts par mois, je veux bien mais par an, j'ai un peu de mal. Pour le coup, c'est moi qui est terre à terre =)

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2012-05-13 15:05:58 

 RéalitéDétails
83 morts depuis 2001, on est un peu en dessous de 10 par an... Et c'est pourtant une guerre réelle, et française... même si ça se passe loin d'ici...
Narwa Roquen, réaliste

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-06-07 14:38:32 

 WA 101 : participationDétails
Avertissement : ce texte contient des scènes violentes (mais vraiment violentes) et un vocabulaire explicite et est déconseillé aux âmes sensibles.Comme souvent, c’est le compte-rendu presque direct d’un rêve que j’ai fait. Pas sûre que ça respecte la consigne mais je me suis monstrueusement éclatée à l’écrire !


Le murmure des Loas








Une lueur dans l’obscurité... Des mots chuchotés, à peine audibles...

Earl poussa un grognement et ouvrit les yeux. Brouillard. Il essaya de rouler sur le dos mais n'y parvint pas et retomba le visage dans la moquette. Une voix. Une voix l'avait appelé. Juste un murmure. Une voix qu'il connaissait... Il essaya d’en retenir le souvenir mais, à mesure que la conscience lui revenait, la voix s'effilochait. Un rêve sans doute. Earl grogna de nouveau. Sa tête le lançait atrocement et il ne parvenait pas à bouger. Mais qu'est-ce qu'il fichait là, nom de Dieu !? Et pourquoi avait-il si mal au crâne ? Bandant tous ses muscles, il se contorsionna et parvint à se retourner au deuxième essai. Sa nuque frotta durement sur la moquette rêche. Putain ! Ca faisait un mal de chien ! Mais que se passait-il ? Il cligna deux fois des paupières, cherchant à s'éclaircir la vue. La panique l'envahissait insidieusement. La situation n'était pas normale du tout.

Earl regarda à droite puis à gauche. Il était dans son bureau. Une douce lumière filtrait des rideaux tirés. Il ne venait jamais ici. C’était un sanctuaire dédié au passé. Un passé qu’il voulait oublier. Il déglutit et perçut la saveur métallique du sang. On l’avait frappé ? Il ne comprenait rien. Ses sensations lui revenaient une à une : odeur de renfermé de la pièce emplie de cartons, visions floues de cadres poussiéreux. Et puis la douleur, lancinante, qui pulsait dans son crâne. Sa respiration s’accéléra. On l’avait frappé par derrière et il avait perdu connaissance. Mais qui ? Que se passait-il, bordel de merde ?! Il tenta de s’assoir mais la tête lui tourna violemment et il retomba sur le dos. Il porta la main à sa nuque et la retira poisseuse de sang. La peur lui serra les entrailles. Il lutta pour se rappeler. Des hommes l’avaient attaqué...

De nouveau ce murmure à son oreille. Un peu plus fort. Syllabes incompréhensibles... comme portées par le vent. Earl fronça les sourcils et se concentra pour mieux entendre. « Appelle... » ? « ...toujours... » ? Pas moyen ; il ne saisissait pas plus d’un mot ou deux. Pas grave ; ce devait être la douleur qui lui jouait des tours. Il fit un nouvel effort pour s’assoir et y parvint cette fois. Sa vue s’améliorant, il laissa traîner son regard dans la pièce si longtemps évitée. Au mur, des photos de sa précédente carrière, ses guitaristes, dans leurs costumes de scène macabres. Lui-même, torse nu, coiffé d’un haut de forme, le visage en partie couvert d’un masque de squelette. Des disques d’or. Des pochettes de magazines, tapageuses avec leurs lettres en forme d’éclair. Fini tout ça. C’était une époque révolue, honteuse. Epoque de folie et d’excès : alcool, drogues... D’autres souvenirs gênants dans des cartons aussi. Les objets de grand-mère Rose-May. Des masques en bois et autres conneries de grigris vaudous. Il n’avait jamais eu le coeur de les jeter. Il se massa les tempes, cherchant à soulager la souffrance qui tambourinait furieusement. Grand-mère Rose-May... Il revoyait les étoffes multicolores qu’elle nouait sur ses cheveux et croyait encore sentir le parfum délicieux de son gumbo d’écrevisses. Lambeaux de son enfance... Les feux, les danses, les escapades dans le bayou... Si loin...

Un hurlement déchira le silence. Une voix de femme. Aby ?! Earl se leva brusquement et faillit tomber. Tout lui revint brutalement. Le dimanche dans leur maison de campagne. Les cambrioleurs. Quatre blancs armés de matraques et de flingues automatiques. Ils l’avaient mis hors de combat en un instant. Il n’avait rien pu faire. Nouveau hurlement. Oh mon Dieu, Aby ! Et les enfants ! Sans réfléchir, il tituba jusqu’à la porte et il fit tourner le bouton qui cliqueta. Verrouillé. Earl poussa un gémissement de frustration. La peur déferla en lui comme une vague froide. Ils s’en prenaient à sa famille ! Que faire ? La prochaine maison était à des kilomètres et il tenait à peine debout. Il n’y avait pas de téléphone dans ce bureau. Son arme était dans le tiroir de sa chambre à l’étage au-dessus. Mon Dieu, pourquoi cela leur arrivait-il à eux ? N’y avait-il personne pour les aider ?

Abigail cria de nouveau, plus faiblement. Earl tomba à genoux et se prit la tête dans les mains. Que faire ? Il aurait pu enfoncer la porte mais après ? Un vertige le saisit à cette idée et la terreur lui brouilla la vue. Ces enfoirés avaient des flingues. Ils l’abattraient en une seconde. Sa gorge était si serrée qu’il respirait à peine. Une sueur glacée lui dégoulinait le long du dos. C’était des monstres. Ils le tueraient sans hésiter s’il sortait de cette pièce. Il était impuissant. Et il n’osait pas penser à ce qui se passait de l’autre côté de cette porte. Sa propre lâcheté le faisait vomir. Les siens étaient en danger et il restait là, paralysé par la peur. Mais que faire ? Un choc sourd suivi d’un hoquètement. Son fils ! Ils maltraitaient son fils ! Non !! Un goût de bile lui envahit la bouche. La panique l’empêchait de penser. Le petit n’avait jamais fait de mal à personne. C’était injuste ! Les larmes envahirent ses yeux et tombèrent sur la moquette. Aby ! Kim ! Junior ! Ils allaient mourir ! Ils allaient tous mourir ! Et il était incapable d’agir ! Pauvre nul. Pauvre lâche pathétique, pas foutu d’aider sa famille. La nausée lui serra les tripes.

Encore cette voix familière, ce chuchotement. Tout proche mais insaisissable. « ...sommes... » « Appelle... » La voix résonnait dans la pièce, semblant maintenant venir de partout à la fois. La tête lui tournait. Se raccrocher à quelque chose. Sortir de ce cauchemar. Trouver de l’aide. Il frappa le sol de ses poings. Trouver de l’aide ! Le murmure s’amplifia, soudain plus net. « Nous sommes là... » « Appelle-nous ! ». Earl se figea en frissonnant. L’angoisse lui donnait-elle des hallucinations ? « Nous avons toujours été là... » « Rappelle-toi ! » Les voix tourbillonnaient autour de lui, murmurantes, implorantes. « Appelle-nous, Earl ! » Et soudain, il sut. Les Loas. Les esprits vaudous. Jadis, grand-mère Rose-May lui avait appris leurs secrets et il avait écouté en silence. Elle lui avait dit leur pouvoir mais il ne l’avait pas crue. Les fantômes, ça n’existait pas. Le baseball, les hotdogs, ça c’était réel ! Et à présent voilà qu’il les entendait. Il hésita un instant. Devenait-il fou ? Les Loas existaient-ils véritablement ? L’aideraient-ils ? Pas le temps de réfléchir ! C’était sa seule chance ! Fouillant désespérément sa mémoire, il balbutia :
- Papa Legba... viens à mon secours !
A l’extérieur, les oiseaux se turent, comme si la nature retenait son souffle. Earl continua, son ton plus ferme à mesure que les mots lui revenaient :
- Papa Legba, ouvre les portes des mondes. Ton serviteur t’appelle. Loas sacrés de mes ancêtres, je vous en supplie, aidez-moi !

L’air du bureau devint brusquement plus difficile à avaler, épais et chaud comme de la lave, et se chargea d’électricité. Un cri étouffé retentit depuis le salon. Vite, songea Earl, vite ! Des éclairs miniatures crépitèrent sur les coins des meubles et des flammèches fugaces s’allumèrent sur le rideau. Un vent surnaturel souffla au ras du sol en sifflant, charriant de puissantes odeurs d’épices, de terre et de cire. L’air s’épaissit encore davantage et Earl commença de suffoquer. Il porta les mains à sa gorge et se laissa glisser sur la moquette. Il allait mourir maintenant. Il ne serrerait plus jamais sa femme dans ses bras. Il ne verrait jamais la remise de diplôme de sa fille. Il ne jouerait plus jamais au foot avec son fils...
- Je ne t’ai point permis de mourir, mon frère. Or, nul de notre sang ne trépasse sans mon accord. Sache-le, mon frère, sache-le bien.
La voix s’était élevée dans la pièce, comme surgie de nulle part. Non plus un murmure mais forte et claire et grave. Aussitôt, la pression retomba et l’air brûlant se dispersa. La voix reprit :
- Tu as appelé au secours et je suis venu, mon frère. J’ai traversé les deux portes car tu m’as invoqué. Car tu m’as convoqué, mon frère.
- Qui... ?
Earl peinait à reprendre son souffle :
- Qui es-tu ? Es-tu dans ma tête ?
- Je suis le sombre, l’obscur, le ténébreux Baron de l’autre monde. Suis-je un dieu ? Je le crois. Suis-je le châtiment des pêcheurs ? Je le crois de même.
La voix désincarnée continua, suave et rauque :
- Nous nous connaissons depuis longtemps. Et depuis longtemps tu m’as vénéré sans le savoir. Je suis venu à ton appel car tu désires la souffrance et la mort pour ceux qui ont blessé ta chair.
- Je... je désire la mort... ?
- Oui-da, mon frère. Ton esprit clame revanche, ton coeur aspire à la vengeance. Et je vais t’offrir tout cela et plus encore. Et ils pleureront, tes ennemis, et ils imploreront merci. Et ils n’en trouveront point.
- Il faut faire vite !
- Abandonne-moi ton corps, mon frère. Laisse-moi chevaucher ton esprit. Aie confiance en moi, mon frère, aie pleine confiance.
- D...d’accord !
Earl ferma les yeux aussi fort qu’il le put et attendit le choc.

~o~<O>~o~


Earl rouvrit les yeux et un sourire éclatant fendit son visage. Il se leva d’un bond souple et fit jouer sa nuque et ses épaules. A présent, on allait s’amuser. A présent, on allait voir qui était le plus effrayant. Toujours souriant, il se dirigea d’un pas sûr vers le mur et en décrocha son ancien masque de scène, une tête de mort couvrant la moitié haute du visage. S’en étant revêtu, il se saisit du vieux haut de forme, l’épousseta avec soin et s’en coiffa. Là, tout était prêt. La danse pouvait commencer.

La porte du bureau s’ouvrit à la volée sous son coup de pied et des éclats de bois jaillirent en tous sens. Earl s’avança, jeta un coup d’oeil aux quatre malfrats qui s’étaient figés de stupeur et, retirant son chapeau, en balaya majestueusement les airs :
- Salutations à vous, mes frère et soeurs, dont s’achève le calvaire. Et salutations à vous, hommes blancs, pour lesquels il débute.
Un silence total plana quelques secondes sur le salon dévasté, dont les coquettes armoires pastel déversaient leur contenu pêle-mêle et dont les coussins fleuris éventrés jonchaient le sol. L’odeur particulière de la peur chatouilla les narines de Earl ; celle du sang frais aussi. Rapidement, il analysa la situation. Ethan gisait dans un coin de la pièce, sous la menace d’un des truands penché sur lui. Le mince et frêle jeune homme avait un oeil fermé, l’arcade explosée, les joues ruisselantes de larmes. Il tenait en outre son bras gauche serré contre lui. Kimberly était recroquevillée sur le canapé, à demi inconsciente. Ses cheveux crépus étaient poisseux d’hémoglobine et tout un côté de son visage virait au violet. Sur la cuisse de l’adolescente, que découvrait son short rose, quatre marques de doigts, d’un bleu tirant sur le noir. Enfin, leur mère, Abigail, était ligotée sur une chaise, étroitement serrée par ce qui semblait du câble électrique. Un mince filet rouge coulait de sa bouche et venait souiller la dentelle de son corsage. Un gémissement lui échappait par intermittence. On lui avait dégagé un bras, qui reposait sur un guéridon dans une mare de sang. Trois doigts manquaient.

Un des cambrioleurs, un blond aux longs cheveux gras, très maigre, invectiva Earl :
- T’en as pas eu assez, bâtard ?
- Stupide petit blanc, sache qu’il en faut beaucoup pour m’abattre, sache-le bien. Bien avant la naissance du grand-père de ton grand-père, j’étais déjà le juge impitoyable, le bourreau redoutable, le convoyeur des âmes des morts.
Il éclata d’un rire de gorge, empreint d’une chaude satisfaction. Le blond cilla. Etait-ce le même homme que toute à l’heure, ce quadragénaire ramolli et veule, qu’il n’avait eu aucun mal à terroriser ? Il se reprit :
- Tu crois faire peur à qui, avec ton masque à la con ? Tu sais ce que j’en fais, des sales nègres dans ton genre ? Je les bute !
Sur ces mots, il sortit son arme de sa ceinture et la tint à bout de bras. Ses trois compagnons grognèrent leur assentiment et se rapprochèrent ensemble. L’un d’entre eux, immense et couvert de muscles, vêtu d’un treillis, éructa :
- Ouais, bute-le, ce négro !
Earl plongea en avant. Au même instant, le coup de feu partit.

Echo tonnant de la déflagration. La balle siffle à travers la pièce tandis que se répand le parfum piquant de la poudre. Earl glisse sur la gauche, se penche, et du même mouvement fluide, s’empare d’un club de golf dans un panier d’osier. La balle se loge dans le chambranle de la porte, à l’endroit même où était sa tête une demi-seconde auparavant. En deux grandes enjambées, il rejoint le malfrat blond. Le club d’acier rutilant décrit une large courbe et se fracasse sur la main qui tient le revolver avec un craquement répugnant. L’arme décolle tandis que l’homme pousse un cri strident. Un sourire carnassier s’épanouit sur le visage de Earl tandis que, dans ses yeux, s’allume une lueur de folie meurtrière. Le blond serre sa main détruite sans cesser de hurler. Son comparse culturiste lâche un juron étouffé. Son bras épais comme un tronc d’arbre se détend et son énorme poing vole. Earl l’esquive d’une fente gracieuse. Il tourne sur lui-même et abat le club de golf. Ses mouvements ont la rapidité et la précision de la foudre, ses coups la puissance d’un séisme. Il danse une danse mortelle.

La mâchoire de l’homme se brise sous l’impact et une dent s’en échappe dans une gerbe de gouttes sanglantes. Ses yeux se révulsent tandis qu’il s’effondre lourdement. Un troisième bandit a traversé le salon en courant. De la sueur coule de son crâne lisse et ruisselle sur son visage couturé de cicatrices. Il brandit son arme et fait feu à deux reprises. Mais Earl n’est déjà plus là. Il roule sur le parquet, se détend avec la vivacité d’un serpent et enfonce le manche du club dans l’estomac du chauve. Celui-ci se plie en deux. Ses poumons se vident dans un chuintement et il tombe à genoux, luttant pour respirer. Earl le désarme d’un coup de pied négligent et glisse le club dans sa ceinture.

Calme soudain, uniquement troublé par les gémissements du blond. Earl s’esclaffa et son hilarité avait quelque chose d’obscène après le carnage :
- Ah ! Aimable distraction, plaisant divertissement que vous m’offrez là !
Le quatrième de la bande, un tout jeune homme à l’air hagard, était resté immobile, pétrifié d’effroi. Putain, ce mec n’était pas normal ; il évitait les balles ; il avait mis hors de combat trois durs à cuire en un rien de temps ; il n’avait aucune chance contre lui. Tendant une main tremblante, il laissa tomber son arme :
- Ne me... ne me tue pas !
Earl traversa la pièce, sans se presser. Son pas avait l’élégance et la puissance contenue de celui d’un tigre. Sa femme le regarda passer. Sur le visage d’Abigail se côtoyaient la souffrance de sa main mutilée, le soulagement et l’horreur. Elle peinait à reconnaitre son mari dans cet homme sûr de lui, au sourire plein d’une joie sauvage. Ses épaules lui semblaient à présent plus larges, son port plus droit, ses prunelles plus brillantes sous le masque mortuaire. Il dégageait une aura de peur pratiquement palpable. Elle frissonna. Le coup qu’il avait reçu lui avait-il fait perdre la tête ? Mais qu’importait ? Il les avait sauvés. Les enfants observaient également leur père, les yeux écarquillés, abasourdis. Earl ramassa le revolver sans un regard pour le jeune cambrioleur et l’ajouta aux trois qu’il avait déjà collectés. Contournant le bar de la cuisine ouverte, il les laissa tomber dans la poubelle d’inox. Puis, il fit jouer le distributeur de glace de l’imposant réfrigérateur et revint dans le salon avec un sachet et un torchon propre. Calmement, il ramassa les trois doigts coupés, les glissa dans le sac et les déposa sur les genoux de leur propriétaire :
- Pour toi, ma douce Aby. Ta beauté ne souffrira point de ces quelques cicatrices. Tu les porteras avec fierté, souvenir d’une bataille que tu livras courageusement dans cette guerre éternelle. Oui-da, éternelle.
Elle le fixa sans répondre, fascinée. Il fit le tour de la chaise et défit ses liens. Puis, il se pencha sur elle, caressant sa chevelure finement tressée d’une main légère. Abigail déglutit. Il la troublait comme elle ne l’avait pas été depuis des années, lui faisant même oublier la douleur. Avec des gestes rapides et précis, il lui entoura la main du torchon et fit un noeud serré :
- Et maintenant, ma soeur, je vais vous venger. Je vais tuer vos ennemis. Cela sera long. Et cela sera bon. Vois et jouis de leur tourment comme ils ont joui du tien et de celui de tes enfants.
Comme en réponse, le truand blond recommença de geindre et se tortilla sur le sol.

Earl se dirigea vers lui et lui asséna un coup de pied vicieux dans l’abdomen. L’homme poussa un cri étouffé et se mit à sangloter :
- Mon... mon Dieu... mon Dieu...ne me faites pas de mal...
- Mais dis-moi, petit blanc, ton langage s’est grandement amélioré depuis tout à l’heure. Mais tu n’as point de chance, non, car le dieu que tu pries, ce dieu-là n’existe pas !
Earl partit d’un rire dément. Reprenant le club de golf, il le fit tourner, de plus en plus vite. Le blond se roula en boule. Sa main brisée dégouttait de sang, formant une flaque. Non loin de lui, son collègue chauve avait repris son souffle mais demeurait amorphe, la lippe tremblante, tétanisé par la peur. Earl brandit le club et entama une danse lente et syncopée :
- Je suis au-delà du bien et du mal...
Sa voix était plus grave que jamais, rauque et sensuelle, semblant venir du fond des âges, d’un temps où le soleil brûlait les libres tribus d’Afrique, où les tambours résonnaient, sauvages, répondant au barrissement des éléphants, où des femmes aux seins nus s’enveloppaient des effluves sucrées de karité et de gardénia. Son bassin ondulait sur un rythme lascif. Sa voix s’élevait, ensorcelante :
- Je suis la puissance du vodoun. Le chant de la prêtresse qui s’élève dans la nuit. Le sang du poulet répandu sur la terre rouge. L’esprit des morts...
Sa danse s’accélérait, langoureuse et obscène, ses reins se cambrant d’avant en arrière. Il rejeta la tête, dévoilant des dents d’une blancheur éclatante :
- Ce dieu aux fesses pâles que tu appelles de tes voeux ne peut rien contre moi. Il n’est que du vent. Que du papier. Tremble, petit blanc, tremble et pleure et meurs !
Earl saisit le truand par le col et le souleva d’une main. De l’autre, il abattit le club. Cri déchirant. Abigail détourna les yeux. Kimberly se mit à pleurer sans bruit. Un autre coup, aussi brutal que le précédent. L’homme poussa un hurlement inarticulé puis souffla dans un gémissement :
- Pitié...
- Je n’en ai point. En avais-tu toi, quand tu as torturé ces enfants ?
Nouveau coup. Des os cédèrent avec un bruit mou et humide et le corps de l’homme s’amollit soudainement. Kimberly lâcha un sanglot aigu. Ses épaules tremblaient convulsivement. Cette horreur n’allait-elle jamais s’arrêter ? Adossé au mur, Ethan observait la scène, le visage dur.

Earl laissa retomber le corps et fit volte-face. Il balaya la pièce du regard, prédateur à la recherche d’une proie. Le culturiste reposait toujours sur le flanc, inconscient. Le plus jeune malfaiteur était prostré dans un coin, osant à peine respirer, les yeux exorbités. Le chauve rampait à reculons, dans une pathétique tentative de fuite. Earl marcha sur lui et s’accroupit à une longueur de bras. Le chauve se figea, tétanisé par la terreur, la bave aux lèvres :
- C’est... c’est pas moi !! J’ai rien fait !
- Et de surcroît menteur ! Ton supplice va être particulièrement douloureux. Oui-da, quelle délicieuse volupté cela va être de te faire souffrir...
Un rictus démoniaque étira son visage et il se lécha les lèvres avec concupiscence :
- Je lis dans ton esprit que tu aimes les couteaux, petit blanc. Les lames bien tranchantes. Bien effilées. Bien affutées. Oh, mais qu’est-ce donc que tu dissimules dans les replis de ta fétide conscience ? Tu caches ta lame dans ta botte ?
Earl gloussa de ravissement. Puis, il reprit :
- Donne-la moi !
- Je...je...
- Préfères-tu donc que ce soit moi qui la prenne ?
Son ton était enjôleur, presque mielleux, mais chargé d’inquiétants sous-entendus. Le malfrat retroussa précipitamment son pantalon, sans quitter Earl des yeux, comme si le fait de le surveiller pouvait le rendre moins dangereux. Il extirpa un couteau de chasse, dans un étui de cuir, et le tendit en tremblant. Earl déposa le club de golf, prit le couteau et en dénuda l’acier luisant. Il le fit jouer entre ses mains, appréciant son fil et son équilibre.

Le chauve poussa un glapissement. Il porta la main à sa joue, déjà marquée de cicatrices anciennes. Une balafre sanglante venait soudain de s’y ouvrir. Hébété, il fixa son couteau, qui tournoyait sur la pointe, au bout du doigt de Earl, la lame à présent tâchée d’écarlate. Eclair d’argent. Sifflement à peine perceptible. Une nouvelle entaille s’ouvrit sur l’autre joue, béant comme une seconde bouche. L’homme piaula de douleur et ses yeux se remplirent de larmes. Il dévisagea son tortionnaire, implorant. La lame tournait toujours, rebondissant sur les phalanges de Earl.
- Entends-tu la mort qui s’en vient, petit blanc ? Ressens-tu le pouvoir de Loko, de Simbi Ganga, de Dhamballah Wedo ? Sache que tu vas regretter d’avoir trempé ton arme dans le sang de ma soeur, sache-le bien.
Deux autres blessures s’ouvrirent sur le visage du chauve, profondes, et le sang se mit à ruisseler. Il poussa un couinement lamentable et tenta de s’enfuir en rampant à quatre pattes, griffant le sol de ses ongles. En une seconde, son bourreau fut sur lui, lui passant un coude sous le menton, lui tordant la tête en arrière. La lame jeta un éclat sinistre et mordit la chair de la gorge, libérant un flot pourpre qui gicla sur le parquet à gros bouillons. Le visage du chauve se tordit d’une manière grotesque et ses bras fouettèrent l’air. Puis, il s’effondra face contre terre dans un ultime gargouillement. Dans le canapé, Kimberly poussa un léger soupir. Sa tête roula sur sa poitrine et elle s’affaissa contre le dossier, inconsciente. Sa mère se leva sans bruit, bougeant très lentement, avec une prudence extrême. Elle rejoignit l’adolescente et lui entoura les épaules de son bras valide. Earl se redressa, laissa tomber le couteau sur le cadavre et d’un ton enjoué :
- Trop court, bien trop court ! Voici ton bien, que tu n’aurais jamais dû souiller de notre sang. Non jamais.

Earl récupéra le club, rajusta son haut de forme d’une main distraite et s’approcha de la forme écroulée du culturiste. Le colosse n’avait pas bougé et de sa mâchoire brisée s’échappaient des bulles rouges. Earl le contempla un instant puis ajusta sa prise sur son arme. D’un seul coup d’une violence inouïe, il lui défonça le crâne. Ceci fait, il se retourna vers le dernier cambrioleur vivant. Celui-ci ouvrit des yeux immenses, aux pupilles réduites à deux points, et se raidit :
- Non... non... non...
Earl marcha sur lui, se déhanchant d’une façon outrageusement suggestive. Abigail le suivit des yeux, captivée malgré elle. Jamais elle n’avait vu son époux ainsi, aussi redoutable, aussi cruel. Il dégageait une séduction perverse à laquelle elle ne parvenait pas à demeurer indifférente, quel que soit son dégoût. Elle ignorait dans quel délire il se trouvait mais les frissons qu’il lui inspirait ne naissaient pas tous de la peur. Elle secoua violemment la tête, faisant voler ses tresses. Il fallait qu’elle se reprenne ! Il allait tuer ce gosse, à peine plus vieux qu’Ethan. Elle devait tenter de l’en dissuader. Cependant, Earl s’était assis en tailleur devant le jeune truand et le fixait avec un sourire sadique. Il se mit à chantonner et sa chanson résonnait d’une jubilation féroce :
- Tu vas souffrir, petit blanc. Tu vas mourir, petit blanc. Sais-tu qui je suis ?
De la main gauche, il lui asséna une gifle qui claqua dans le silence surnaturel du salon. Le jeune homme continua de psalmodier, les yeux étroitement clos :
- Non... non... non...
- Je suis ta mort. Sais-tu qui je suis ?
Une autre gifle. Le gamin vacilla et sa joue commença de virer au violet. Il n’était pas très épais pour son âge et flottait dans un t-shirt bien trop large. Ses bras qui dépassaient des manches étaient piquetés de marques bleutées :
- Non... non...
- Je suis ta mort. Sais-tu qui je suis ?
La gifle sonna, retentissante, projetant le jeune homme contre le mur. Il bredouilla, hystérique :
- Ma... ma mort !!

Earl éclata de rire et se frappa la cuisse du plat de la main. La voix d’Abigail interrompit cet accès de gaieté brutale :
- Earl... ? Chéri... ? Laisse-le tranquille. Je t’en prie. C’est terminé, maintenant.
Il lui fit face, sérieux pour la première fois. Le masque de squelette projetait sur ses traits des ombres inquiétantes. Abigail respira profondément. De là où elle se trouvait, elle pouvait sentir son odeur, piquante et musquée, de sueur et de charogne mêlées. Une odeur étrangère. Elle reprit, hésitante :
- Tu n’as pas besoin de faire ça... On va appeler la police.
- Me demanderais-tu de l’épargner, ma soeur ? Me le demanderais-tu après ce que vous avez enduré, toi et tes enfants ? Ton coeur a-t-il cette suprême douceur ? L’a-t-il véritablement ?
- Ne le tue pas. Je t’en prie...
- Vous aurait-il épargné si je n’étais venu ? Seriez-vous de ce monde si je n’étais apparu ? Mérite-t-il ta clémence ?
- Je t’en p...
- C’est lui qui m’a cassé le bras.
Les mots d’Ethan venaient du fond de la pièce. L’adolescent se leva et s’avança lentement, le corps en partie désarticulé, meurtri. Son jogging était arraché et des croutes de sang couvraient son front et un de ses yeux, qu’il gardait fermé. Dans sa prunelle intacte brûlait une rage froide :
- Il a battu ma soeur. Il t’a découpée. Qui sait ce qu’il nous aurait fait, encore. Il mérite de mourir.
Sa mère lui lança un regard profondément horrifié puis :
- Earl... Reprends tes esprits. Earl !
Une ombre passa sur le visage masqué et il cilla plusieurs fois. Il regarda dans le vague, fronçant les sourcils comme s’il réfléchissait. Un vent tiède sembla souffler sur le salon. Lentement, Earl leva le club de golf au-dessus de la tête du jeune malfaiteur. Ethan lâcha :
- Baron Samedi, vengez-nous.
Et le bras de la mort s’abattit.







Estellanara
Et hop ! Deux participations à critiquer pour toi, Narwa ! Je n’en reviens pas de ma productivité !

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-06-19 23:14:27 

 Commentaire Estellanara, exercice n°101Détails
Ouahouou ! Je suis totalement époustouflée ! Par la violence du texte, par ta maîtrise, par tes connaissances en matière de vaudou...Certes, âmes sensibles s’abstenir. Mais pour les autres, c’est un texte fort qui nous bouscule, nous tient en haleine, nous embarque à la limite des possibles... Le vaudou, religion mystérieuse et exotique, à qui l’on attribue tant d’évènements étranges... On a beau être cartésien, se dire que ça n’atteint que ceux qui y croient... Mais et si... Tout le texte est construit sur ce « et si », et le lecteur se rassure en se disant que c’est une fiction. Mais si...
Il est vrai que dès la réapparition du héros dans la pièce commune on se doute de l’issue, mais ta manière de décrire les évènements nous tient en éveil, en particulier par la réaction des autres membres de la famille devant celui qu’ils croient être leur mari et père. Ça, c’est très bien vu. Le passage au présent rend le moment plus fort, même si le retour au passé simple est un peu abrupt. L’intervention de la femme relance le suspense, et celle du fils, aussi inattendue que jubilatoire, relance l’histoire dans l’avenir.


Bricoles :
-Une douce lumière filtrant des rideaux tirés : la scène est statique. J’aurais dit « filtrait »
- ^ : traîner, surcroît, mais en revanche : aussi fort qu’il le put
- l’air... se chargea d’électricité statique : Sûrement. Mais « statique » ,par l’élément scientifique qu’il amène, atténue la force. On est dans l’émotion, la terreur. La science n’y a pas sa place.
- d’avantage : davantage
- Hors, nul de notre sang ne trépasse... : Or ?
- et ils pleureront tes ennemis : pleureront, tes ennemis ; sinon ça crée la confusion
- ne me tues pas : « tu me tues » , mais « ne me tue pas »
- son pas avait l’élégance... de celui d’un tigre : c’est juste, mais je pense que « d’un tigre » suffit : c’est moins lourd, et le tigre tout entier est élégant et puissant
- Et il dégageait une aura : ce « et » -là n’est pas indispensable.
- toute à l’heure : tout
- ce dieu là : ce dieu-là



Je me suis demandée, à la troisième lecture, si Earl n’avait pas repris possession de son corps juste avant le dernier meurtre. Ce qui serait très très fort... Mais si c’est le cas, un petit signe supplémentaire, siouplaît, pour le lecteur qui ne te lirait qu’une fois...
C’est un texte excellent, choquant, décoiffant, mais vraiment talentueux. Plus encore que l’histoire en soi, c’est ta manière de l’écrire qui m’a plu. La manière de commencer, les détails cohérents qui s’enchaînent, et en particulier le masque qui ne recouvre que le haut du visage, et la fin glaçante par le retour de Earl et l’attitude du fils... Mention très bien !
Narwa Roquen, scotchée!

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-06-30 18:24:20 

 Que seraient les hommes sans Loa?Détails
En voici une histoire qui déménage!

Tout d'abord, il y a de bout en bout un rythme d'enfer. Le début est juste comme il faut, flou, intrigant et descriptif pour planter un décor d'urgence et donner le coup d'envoi. La violence se déchaîne, scénarisée, je dirais presque chorégraphiée, sur deux dimensions : l'une en mode actif dans laquelle évolue le Lwa, qui envahit la scène, l'autre, en mode passif où va se sceller le sort des malfaiteurs. Chapeau bas pour le tour de force de maintenir la densité et l'intensité de l'action tout au long du récit. Pas de temps mort (enfin façon de parler!), c'est comme un morceau de power metal lancé à toute vitesse, double pédale en tête, avançant comme un rouleau-compresseur!

Ensuite, j'ai bien aimé la mise en situation, ce huis-clos oppressant où le Lwa paraît évoluer bien plus vite que tous les autres personnages, même ceux qu'il entend sauver. A côté de cette force primordiale, les autres sont comme ces pauvres bêtes soulevées par une tornade. Ils subissent plus qu'ils n'agissent. Et puis, l'unité de lieu, de temps et d'action fait toujours son effet.

Le style est fluide avec des phrases courtes, rythmées aux images percutantes. On reconnait bien ta patte dans la façon d'aborder les descriptions. J'ai apprécié les références précises au rite vaudou (que je ne connais que de loin) qui sont insérées dans le récit de façon naturelle. Surtout quand le Lwa dit à Earl qu'il va chevaucher son esprit! Bien vu.

La fin est bien amenée avec Earl qui tente de reprendre le contrôle mais qui ne le peut, son fils ayant à nouveau fait appel au Baron Samedi! Cela fait assez tragédie grecque finalement. Une histoire où le destin d'un homme est bien trop grand pour lui!

Au total, une excellente histoire!

M

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-07-01 09:08:59 

 Merci pour ta lecture !Détails
Je suis rouge de confusion ! Merci beaucoup !! Vraiment !
Pour la violence, demain j'arrête, hihi ! Mes prochains textes (au moins les trois prochains) seront légers, frais et mentholés, promis !
Pour la maîtrise, facile ! Une quinzaine de relectures dont trois à haute voix ! ;o)
Pour la connaissance du vaudou, je fabriquais des dagydes étant gosse. J'ai pas mal de synopsis là-dessus qui dorment dans mon "carton".
Je suis énormément fan du personnage du baron Samedi mais je n'avais jamais osé l'utiliser, par peur de l'abîmer. Maintenant que je commence à me sentir plus à l'aise avec l'écriture, je m'autorise certaines choses.
Concernant les âmes sensibles, y a aussi l'atmosphère sensuelle que j'ai essayé de mettre. Parce que le baron est un personnage à la fois dangereux et lubrique, dans la mythologie vaudou.
Pour le retour au passé simple, j'ai refait cent fois la phrase, sans réussir à l'améliorer. Si tu as une suggestion, je prends avec reconnaissance !
J'ai comme qui dirait écrit cette nouvelle en dormant. Mon rêve allait du moment où Earl sort du bureau jusqu'au moment où il tue le dernier malfrat. En me réveillant, j'ai tout de suite senti le potentiel du rêve et j'ai pris des notes. J'ai gardé tel quel le passage où il gifle le jeune en lui demandant "qui suis-je". C'est mon passage préféré. Et au réveil, me restait le souvenir que j'avais été une rock star avant de devenir commercial, aussi. Ne restait qu'à boucher les trous et à rédiger ! (^-^)
Merci pour les bricoles; je les ai corrigées. Les accents circonflexes, c'est pas mes copains... Tu as tout à fait raison pour les remarques stylistiques.
L'emprise du Loa vacille à la fin du texte, sous l'influence de la femme, mais elle ne se rompt pas. C'est en quelques sortes l'injonction du fils qui permet au Loa de terminer son macabre travail.
Ah, le masque tête de mort, c'est quasi un passage obligé pour le baron Samedi ! (^-^)
Ravie que mon texte te plaise et encore merci pour ta lecture attentive et éclairée.

Est', plaisir de la lecture, plaisir de l'écriture, la WA, c'est bon, mangez-en !

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-07-08 16:38:44 

 Merci pour ta lecture !Détails
Effectivement, ma violence est ultra chorégraphiée parce que la Baron est pour moi un personnage gracieux et dansant. Dans le vaudou, il a cette danse particulière et assez obscène, qui s'apelle la banda, d'ailleurs.
Héhéhé, j'adore la comparaison avec le power metal !
C'est pour cette efficacité, cette économie de moyen pour essayer de produire un truc dense, que j'aime les nouvelles.
Oh, je ne m'y connais pas tant que cela en vaudou mais je veille toujours à bien me documenter quand je parle d'un truc, histoire d'être le plus crédible possible.
Merci pour tous ces compliments ! Ravie que ça te plaise !

Est', il fait trop chaud pour travailler...

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