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Hors du cercle

1

Un pâle rayon de jour auréola les pierres et fit scintiller les colonnes de gel sur les branches. Un lambeau de ciel azuré perça fugitivement la voûte de plomb des nuages. La nature somnolait sous sa couverture froide en ce dernier jour de l'an 993. Une rafale de neige balaya le cercle de menhirs. Les volutes de glace, légères, tourbillonnèrent et semblèrent un instant monter vers la déchirure bleue. Le vent agita le sommet des chênes dénudés. Puis, l'obscurité retomba sur les pierres anciennes.

Du couvert du bois vint un tintement. Puis une lueur hésitante, qui devint une étoile de saphir. L'étoile jaillit dans la clairière en zigzaguant, dans un sillage de paillettes de givre et de grelots. Elle tournoya un instant autour d'un monolithe, illumina les stalactites d'une aubépine solitaire, partit dans une folle sarabande autour du tertre, tantôt dans le cercle, tantôt dehors. Elle rasa un haut bloc, y traçant de fines arabesques glacées. Son chant s'éleva, cristallin, rappelant le crissement de la neige, le froissement des aiguilles de pin, le cri de l'hermine immaculée.
- Bientôt viendra l'orage, le cercle est le passage...

Elle plongea vers le sol puis remonta en tournoyant sur elle-même comme une flamme. Elle voleta jusqu'au milieu des roches, tintinnabulante et s'arrêta. Un rai de soleil dessina un instant sa fine silhouette bleutée aux jambes minces, à la poitrine menue, aux cheveux blancs ornés de flocons dentelés. Ses ailes diaphanes brillaient de mille irisations. Puis la minuscule créature reprit son vol, son corps se fondant à nouveau en un flou lumineux dans une spirale rapide. Elle s'engouffra dans la forêt, portée par le souffle grave de la bise, fila sous les branches et déboucha sur un sentier.

Plus loin, à l'écart du village, s'élevait une chaumière dont s'échappait un mince faisceau de fumée odorante. La fée de givre longea un mur de bois et de torchis lézardé, décoré de runes de garde. Elle se percha sur l'appui d'une fenêtre occultée par une épaisse toile huilée et s'approcha furtivement. Toujours, cette maison résonnait de psalmodies, de lumières étranges, de parfums anisés ou fauves. Parfois même, la petite créature trouvait là à son intention une tasse de lait de chèvre. Mais pas cette fois. La fée fronça le nez et secoua la tête en émettant un faible tintement. L'air empestait le sang, la peur et la douleur. Quand un hurlement déchira le silence, elle s'enfuit en un éclair.
- Prodige ! Grand prodige ! s'exclama la sorcière. Vois ce que ton fils tient dans sa main !
La vieille se pencha sur l'accouchée haletante et lui présenta son enfant, écarlate et vagissant, encore souillé de sang et de fluides. Dans son poing droit serré étincelait une clé d'or. Marge hocha lentement la tête, grimaçant de douleur. La sueur collait les mèches de cheveux sur son front. On devinait dans l'ombre sa poitrine généreuse se soulevant à un rythme rapide. A ses côtés, sa soeur renversa son tabouret et se signa plusieurs fois en murmurant :
- Le Seigneur nous garde... c'est le signe du Malin. Il faut prévenir Father Henry...
- Attends, Lucy... commença la sorcière en enveloppant le bébé.
Mais la jeune femme avait déjà saisi sa cape et franchi la porte qui claqua derrière elle. Un souffle d'air glacé chargé de neige s'engouffra par l'ouverture, balaya le sol de terre battu et fit frissonner la flambée dans l'âtre. Les crânes et autres artefacts suspendus au plafond tintèrent. L'enfant hurla de nouveau. La sorcière le déposa sur la table et déroula la couverture dans laquelle elle le tenait. Elle observa soigneusement le bras gauche du bébé puis prit une fiole sur une étagère et entreprit de le frictionner avec une huile parfumée. Quand il se détendit, elle lui ouvrit la main, prit la clé et l'approcha du feu. L'objet était ciselé à la manière d'un bijou et étincelait à la lumière des flammes, jetant des reflets dorés dans la pénombre de la pièce. La sorcière le contempla un instant, fascinée. Puis, elle coucha le bébé sur une peau de mouton et s'occupa de la parturiente. Marge avait repris son souffle mais son visage reflétait l'épuisement et l'anxiété. Elle souffla :
- Jehanne, tu es la sorcière du village... Tu connais beaucoup de choses... Dis-moi si mon enfant est maudit.

Jehanne sourit doucement. Elle vivait à Brightmaney depuis plus de soixante ans et avait mis au monde tous les habitants du village sauf le vieux Berthold. Même si certains la craignaient ou murmuraient sur son passage des prières discrètes, on la respectait pour sa sagesse et ses connaissances. Elle savait les plantes qui guérissent, les gestes qui soignent, les potions qui redonnent le goût de vivre. Elle savait parler aux bêtes, lire le ciel et chasser la Malemort. Sa mère et sa grand-mère avaient été sorcières avant elle. On la surnommait la Boyau. Sa chevelure laineuse était tressée de plumes et de perles, son manteau cousu de pièces de couleurs, son cou paré de colliers de petits os. Son visage ridé aux joues rebondies et aux yeux clairs était jovial. Elle sourit de nouveau et sa main tatouée de glyphes montra le ciel :
- Ton enfant n'est point maudit. Des signes ont annoncé sa venue. Partout, ils sont nés. Mais celui-là n'est que la moitié d'un tout. Son père est monstre mais le Monstre tuera son père...
- Son père... ? gémit l'accouchée. Son père...
- Je sais que cet enfant n'est pas celui de ton mari, déclara la Boyau. Je l'ai su dès que tu es revenue du château. Le Seigneur a exercé son droit. Il t'a pris ta première nuit et t'a laissé celui-là. Elle désigna le berceau du menton. Marge laissa son regard dériver :
- Je n'ai même pas pu embrasser mon mari... Ils ont envahi la noce à cheval et m'ont emmenée. Il m'a prise... je hurlais... mais il continuait quand même. Le porc... Elle grimaça, plongée dans ses souvenirs. Les larmes coulaient sur son visage. La sorcière cracha par terre et fit l'ancien signe pour conjurer les démons. Elle reprit :
- Je t'ai soignée bien des jours quant tu es revenue... Mais cet enfant est innocent du mal de son père. Tu peux l'aimer sans crainte. Tu le nommeras Michel.
- Il en sera ainsi.

βα

Father Henry tendit la clé d'or en la tenant dans un mouchoir de lin, prenant bien garde à ne pas la toucher. Le jeune prêtre, livide et hagard, frissonnait dans sa robe de bure. Son autre main était crispée sur son chapelet de buis. L'évêque se saisit de la clé dans un geste brusque et l'examina. Il était venu spécialement de Sherringford sur la demande de Lord Reginald et avait peu dormi durant les deux jours de voyage. Il détestait quitter le confort de sa propriété pour ces contrées ingrates. Grand et très maigre, le cheveu filasse et le nez crochu, il était emmitouflé dans une fourrure blanche laissant apparaître le bas de ses robes noires ourlées de dentelles et la lourde croix d'argent pendant à son cou. Il lança un regard mauvais à la foule de curieux amassés sur le seuil de la ferme. Les premiers d'entre eux reculèrent craintivement en baissant les yeux. L'évêque tourna et retourna la clé entre ses longs doigts en forme de serre. Puis, il la laissa tomber au sol et lâcha :
- Ce n'est qu'un objet ordinaire. Qu'on m'apporte l'enfant.

Marge frémit. Elle était restée immobile dans un coin de sa cuisine, serrant son bébé de quatre jours, à présent rose et serein contre son sein. Elle tourna un instant la tête vers son mari et l'implora du regard. Robin le tonnelier, un bonhomme solide au teint rougeaud et aux sourcils broussailleux, inclina le menton. Marge s'avança vers l'évêque sans desserrer son étreinte sur son fils. Elle bredouilla :
- Your excellency...
- Pose-le sur la table, femme. Et écarte-toi. Henry, mon fils, apportez-moi mon matériel.
- Bien, your excellency.
Marge vint se blottir dans les bras de son mari. Son estomac formait des noeuds douloureux et des frissons glacés lui remontaient le long du dos. Elle se recroquevilla et ses boucles rousses lui masquèrent le visage. Cependant, le jeune prêtre avait sorti d'un sac une bible reliée de maroquin, un crucifix sombre et une flasque. Sa main trembla quand il extirpa un long morceau de métal encore tiède, à l'extrémité en forme de croix. Des papillons noirs dansèrent devant ses yeux et il dut battre plusieurs fois des paupières pour se ressaisir.

L'enfant regardait l'évêque de Sherringford s'affairer au-dessus de lui. Il ne cillait pas et semblait fasciné par le rituel :
- Exorciso te, immundissime spiritus, omnis incursio adversarii, omne phantasma,
omnis legio, in nomine Domini nostri Jesu Christi...
L'ecclésiastique détachait soigneusement chaque syllabe. Dans sa bouche, la prière devenait chant de bataille, imprécation haineuse, arme tranchante, insulte lancée à un ennemi ancien et implacable. Chaque phrase était ponctuée de signes de croix et d'appositions des mains sur le bébé.
- ... eradicare, et effugare ab hoc plasmate Dei...
Par trois fois, il entonna la formule et sa voix s'enfla comme le grondement de l'orage. Father Henry reculait imperceptiblement vers la porte, manquant trébucher à chaque pas. Les badauds, saisis d'une crainte superstitieuse, avaient fui. Marge tremblait, les yeux hermétiquement clos. Robin la tenait fermement.
- Ipse tibi imperat, qui te de supernis coelorum in inferiora terrae demermergi praecipit. L'évêque tourna l'enfant sur le ventre et découvrit son dos. Puis, il se pencha vers l'âtre et en retira le fer fumant. Marge cria : - Non !

Un hurlement déchirant remplit la pièce quand le métal chauffé au rouge toucha la peau du nouveau né. La jeune mère se jeta en avant mais son mari la retint et la ceintura. Elle se débattit violemment, poussant des cris de rage et de désespoir, ruant et jouant des coudes. Les pleurs de l'enfant résonnaient de manière syncopée, l'hystérie les poussant vers l'aiguë. Il toussait et crachait, essayant de respirer à travers la souffrance et l'angoisse. Une atroce odeur de chair carbonisée envahit la maison, saisissant Father Henry à la gorge. Cette fois, le jeune prêtre tomba à genoux en suffoquant et vomit.

L'évêque se tenait très raide, le visage de marbre, les yeux fixés sur la croix de sang et de cendres. Il maintenait solidement le petit corps agité de sanglots convulsifs. Il ouvrit la flasque d'eau bénite et, en quelques gestes précis, lui administra le baptême. Puis, sans un mot, il se détourna et sortit.

2

Michel poussait devant lui son cerceau de bois. L'enfant, à présent âgé de cinq ans, marchait sans se presser sur le petit chemin, profitant du soleil printanier, de la brise apportant le parfum des premières fleurs, du chant des oiseaux encore engourdis par le souvenir de l'hiver. Il suivait un muret de pierres plates au-delà duquel broutaient des chèvres efflanquées. De l'autre côté du chemin, un serf retournait la terre de son champs, encourageant son cheval de la voix. Le puissant animal poussait sans relâche sur son collier d'épaule de cuir et l'on voyait jouer les muscles sous la peau lustrée. Les mottes éparpillées par la charrue exhalaient des senteurs d'humus.

L'enfant mordit dans le gâteau que la sorcière lui avait donné et se lécha les lèvres. La pâtisserie avait le goût des épices et du miel. La sorcière trouvant le garçonnet trop fluet, elle lui préparait de savoureux goûters pour le remplumer. Chaque jour, elle l'emmenait dans de longues marches à travers la nature. Elle lui disait le nom des plantes, lui montrait les empreintes des animaux sauvages. Elle lui chantait des complaintes et lui racontait les épopées peuplées de héros et de géants du temps jadis. Il aimait s'asseoir chez elle et observer tous les objets étranges sur les étagères, les herbes qu'elle versait dans son chaudron, le chat noir aux prunelles inquiétantes, à moitié domestique. La sorcière lui montrait des merveilles ; elle faisait danser les objets dans les airs, appelait le vent, évoquait des images de dragons dans le feu de la cheminée.

Ce jour-là, elle l'avait conduit à l'entrée du village, au grand cercle de pierres dressées dont personne n'osait s'approcher. Elle l'avait fait asseoir dans l'herbe en silence et ils avaient attendu longtemps, sans bouger, sans parler. Et les fées étaient venues. D'abord une petite lumière dansante, verte, puis une deuxième jaune. Elles volaient rapidement en virevoltant et quand elles s'arrêtaient, on voyait qu'elles étaient de petites femmes ailées. Elles babillaient entre elles et chantonnaient, tantôt dans leur langage tantôt dans celui des hommes. Leur rire était semblable au son de la rosée qui perle, au bruissement des bourgeons qui éclosent, au gazouillement d'une fontaine. L'une d'elle s'était posée sur les genoux de la sorcière et l'avait salué en disant : "Omenlil, Yehanna." L'espace de quelques secondes, le visage de la vieille femme avait paru plus lisse, ses cheveux plus sombres et elle avait murmuré quelques mots chantants.

Michel n'avait qu'à fermer les yeux pour revoir les cheveux d'or vert de la fée, ses immenses yeux couleur de feuille tendre, sa robe faite d'une corolle de fleur, le scintillement chaleureux de sa peau. Il emportait précieusement cette image avec lui. Le garçonnet revenait à présent vers le village. Il avait dépassé la maison du tanneur et ses vapeurs âcres, la maison du ferronnier avec ses gerbes d'étincelles jaillissant de l'enclume. En face de lui coulait la rivière. De plus loin, en aval, lui parvenaient les grincements du moulin à aubes. Il s'engagea sur le pont enjambant le cours d'eau.

Il posa son cerceau, prit appui sur une planche et se hissa sur la rambarde. En bas, sur la berge, des femmes faisaient leur lessive. Elles avaient retroussé leurs jupes et remonté leurs bliauts, serré leurs chevelures sous leurs coiffes de drap blanc. Elles battaient leur linge, le replongeait dans l'eau froide, le frottaient de poudre de saponaire puis le battaient de nouveau. Leurs voix montèrent jusqu'à Michel :
- ...cette petite. Elle est si malingre, si maladive. Elle ne vivra pas. Pour sûr... Dieu protège la pauvrette.
- Dieu ? Il n'y a que la Boyau qui pourrait la sauver. Mais notre Sire ne veut pas en entendre parler. Le sot... Elle cracha par terre.
- Sotte toi-même, Sabelle, cette sorcière ne fait que maléfices. Elle se terre dans sa hutte et évite le village. Elle ne s'occupe que de diableries ! C'est elle qui a attiré le mauvais sort sur Brightmaney ! J'ai vu l'enfant de la Dame quand je faisais le ménage au château. Le démon a marqué sa chair de dessins diaboliques. Je les ai vus sur son bras.
Toutes les femmes frissonnèrent d'horreur et la plupart se signèrent. L'une d'elles reprit :
- Lord Reginald nous affame et nous étouffe d'impôts. C'est le Seigneur qui le punit en frappant sa fille !
- Non, c'est ce village qui est maudit. Vois le fils de la Marge....
A ces mots, Michel se laissa glisser au bas de la planche, reprit son cerceau et partit en courant le long du chemin. Ses mèches couleur de feu balayèrent son visage et le rouge monta à ses joues sous les tâches de rousseur. Sa main chercha la clé d'or cachée sous son sarrau de laine, contre sa peau. La tiédeur le réconforta.

Jacquot le benêt tomba à genoux en bégayant :
- Je vous en prie, not' Sire... je ne peux point payer... Je n'ai plus rien...
Son capuchon en pointe laissait apercevoir sa peau couverte de suie, ses yeux délavés, sa bouche tordue d'où émergeaient des chicots. Ses cache-mollets étaient en loques, ses chausses boueuses. Il se tordit les mains en balbutiant à mi-voix. Le seigneur lâcha deux mots qui tombèrent sur le paysan comme des couperets :
- Tu paieras.

Lord Reginald se haussa sur ses étriers et son cheval nerveux à la robe grise fit deux pas de côté. Son regard descendit jusqu'au vilain qu'il toisa avec dégoût. Le seigneur de Brightmaney était un homme imposant, aussi large que gras. Son ventre en forme de tonneau menaçait à chaque instant de rompre sa chemise de lin et distendait le blason aux deux griffons peint sur sa cotte. Par comparaison, ses jambes gainées d'un haut de chausses de velours rouge et de longues poulaines recourbées semblaient grêles. Une touffe de poils oranges dépassait de son col, de la même teinte que les grosses moustaches tressautantes.

Un mouvement à la limite de son champs de vision attira brusquement l'attention de Reginald. Il tourna légèrement la tête vers la maison miteuse de torchis et de chaume et vit du coin de l'oeil une petite tête blonde apparaître dans l'embrasure de la porte. Un bras saisit la petite fille qui disparut de nouveau à l'intérieur. Le seigneur se tourna vers ses gardes, deux solides gaillards vêtus de hauberts de mailles. Le premier tenait deux chevaux bais par la bride, l'autre avait dégainé une épée courte et surveillait le mauvais payeur, toujours à genoux.
- Le bougre me doit encore vingt sols. On va voir s'il ne cache pas quelques pièces sous sa paillasse. Gauvain, fouille-moi ce taudis !
- Bien, my lord.

Le garde à l'épée s'engouffra dans la maison et l'on entendit le cri perçant d'une femme, puis un fracas de pots brisés et de meubles renversés. Le paysan tendit des mains implorantes vers le seigneur :
- Par pitié...
- Estime-toi heureux que je ne fasse pas brûler ta maison. Tout le monde doit payer l'impôt. Je ne serai pas aussi clément la prochaine fois.

Michel s'adossa à un mur et reprit son souffle en ahanant. Un peu plus loin dans l'unique rue du village, une bande de gamins jouait aux osselets. Les enfants faisaient sauter les petits objets avec agilité, les lançant, les récupérant sur le dos de leurs mains. Un garçon vêtu d'un sarrau bleu éclata de rire tandis qu'un autre tirait les tresses d'une fillette qui lui asséna une gifle. Tous les enfants prirent joyeusement parti dans la querelle, criant et riant de concert. Le coeur de Michel se serra à l'idée qu'il devrait passer devant eux. Rasant le mur, le visage baissé, il s'avança néanmoins d'un pas rapide. Il les avait presque dépassés quand le silence se fit sur le petit groupe. L'enfant hésita, n'osant jeter un regard de côté. Une voix aiguë lança :
- Regardez ! C'est Michel le maudit !
- Il a le mauvais oeil...
- Mon père dit qu'il fallait le noyer à la naissance, comme un chaton.
- Il est maudit ! Il est maudit !...

L'enfant resta tétanisé quelques minutes sous les insultes. Les battements de son coeur résonnaient dans ses oreilles comme un tambour, un tremblement agitait sa lèvre. Un caillou siffla à son oreille ; un autre l'atteignit à la cheville, y dessinant une coupure écarlate. La blessure brisa son immobilité et Michel se remit en marche, serrant son cerceau contre lui, se retenant pour ne pas commencer à courir de peur que ses poursuivants ne se jettent sur lui. Les cris des gamins le suivirent jusqu'à ce qu'il entre dans sa maison.

Traversant la pièce, il se jeta dans les bras de sa mère qui laissa tomber son ouvrage pour l'accueillir dans son giron. Elle était assise sur un banc de bois brut, occupée à filer la laine avec sa soeur.
- Mon renardeau, qu'est-ce qui se passe ?
- Ils m'ont dit des mots... Ils m'ont jeté des pierres... répondit l'enfant entre deux reniflements. Marge l'entoura de ses bras et le berça un moment sur ses genoux :
- Nous demanderons à ton père de les punir. Il leur chauffera les joues, tu verras ! Mon pauvre petit... Allons, va prendre un morceau de pain dans la huche. Tu dois avoir faim à cette heure.

L'enfant se releva et fit non de la tête. Ses yeux étaient encore humides.
- Grand-mère Jehanne m'a donné un gâteau...

Lucy manqua s'étrangler. La quenouille lui glissa des doigts et le fil se déroula dans la poussière. La désapprobation se peignit sur son visage sec, aux yeux profondément enfoncés, aux cheveux d'un brun terne. Sa bouche étroite se plissa et elle cracha :
- Tu...tu oses l'appeler ta grand-mère !? L'indignation la faisait bégayer. Cette femme n'a rien à voir avec notre famille. Dieu nous en préserve ! Elle se signa. Un monstre suffit...
- Lucy !!
Marge se leva d'un bond et esquissa un geste de la main. Croyant recevoir un coup, Lucy se pencha en arrière et son visage pâlit. Mais sa soeur parvint à se maîtriser. Sa gorge opulente se soulevait avec rapidité, ses yeux lançaient des éclairs et le rouge de ses joues faisait flamboyer sa chevelure. Elle prit plusieurs inspirations profondes et, radoucie, se tourna vers son fils :
- Va mon petit caneton, va donc voir le poulain de maître Georges... Il faut que je parle à ta tante. Cette fois-ci, elle est allée trop loin.
Elle fléchit les genoux, passa un bras autour de l'enfant et l'embrassa avec tendresse. Celui-ci sortit docilement.

Dès qu'il eut franchi le seuil, il entendit fuser les invectives. Il pensa au poulain, sautillant sur ses pattes raides, ouvrant sur son nouveau monde ses yeux bruns ourlés de longs cils. Des paroles claquèrent derrière lui. Il jeta un regard par-dessus son épaule et vit sa mère pousser Lucy dans la rue, puis lui jeter son ouvrage à la tête. Michel sourit. Peut-être pourrait-il monter le petit cheval cette fois...

Le garde envoya un violent coup de botte dans les côtes de l'homme à terre. Jacquot poussa un gémissement étouffé et resta allongé dans la poussière, en position foetale. Son épouse laissa échapper un cri mais n'osa approcher. Sa fille, une petite maigre et blême, à peine en âge de marcher, se cachait derrière elle. La paysanne continua de se répandre en supplications et en lamentations. L'autre garde émergea de la maison, effarouchant au passage deux poulets qui s'enfuirent en caquetant. L'unique pièce avait été rapide à fouiller :
- Je n'ai rien trouvé, my lord.
- Ce n'est rien, Gauvain. Relevez-moi ce gueux et conduisez-le au pilori. Deux jours cloué par les oreilles lui rappelleront d'honorer ses devoirs.

Les deux gardes encadrèrent le paysan. L'un d'eux lui administra encore un coup et ricana avec mépris. Ils le saisirent par les épaules et le traînèrent sur le chemin. A moitié assommé, le souffle court, le condamné ne réagit pas. Un hématome bleuissait déjà sa pommette et un filet de sang s'échappait à la commissure de sa bouche.

Michel, la tête pleine de rêves de chevalerie, de destriers et de tournois, ne vit les gardes qu'au dernier moment et se jeta en arrière pour les laisser passer. Son regard suivit le benêt, un des seuls villageois toujours gentil avec lui, et il haussa les sourcils. Les deux gardes disparurent à grandes enjambées. L'enfant ralentit sa route puis s'arrêta net au détour du chemin. A quelques mètres, se tenait Lord Reginald, toujours à cheval. La femme de Jacquot et sa petite fille étaient affalées contre le mur de la maison, pleurant dans les bras l'une de l'autre. Michel ne pouvait détacher les yeux du seigneur. Il ne l'avait jamais vu mais il avait souvent entendu parler de lui et s'était imaginé quelque démon de conte, immense et rougeoyant, avec de longues cornes et des sabots fourchus. Il fut désappointé que ce ne fût qu'un homme...

Le garçon s'avança et un étrange sentiment naquit en lui; le temps sembla ralentir imperceptiblement. A ses pieds, un vent surgi de nulle part fit tourbillonner la poussière. Des images diffuses, comme des souvenirs oubliés, défilèrent devant ses yeux. Dans son esprit, quelque chose s'agita, cherchant à s'éveiller.

Reginald sentit sa nuque le picoter et fit volte-face. Il vit l'enfant qui se tenait très droit, au milieu du chemin. Une lumière dorée perçait les mailles de son sarrau. Une crainte viscérale saisit le gros homme qui fit reculer son cheval. L'animal s'était mis à piaffer et tapait des sabots, menaçant de s'emballer à tout instant. La famille de Jacquot le benêt s'était réfugiée dans la maison. L'enfant leva une main et le ciel sembla s'obscurcir. Le vent qui tournait autour de lui s'amplifia, chargé de petits éclairs. Son doigt se pointa sur le seigneur. Celui-ci se mit à suer à grosses gouttes, au bord de la panique. Il pensa fugitivement :
- Que se passe-t-il ? Ce n'est qu'un marmot... aucune raison d'avoir peur...

L'enfant parla alors, d'une voix qui ne pouvait être la sienne, d'une voix claire et sonnante, pareille à une trompette de cuivre :
- Ton coeur est sombre, humain. Prépare-toi car ta fin est proche. Les puissances de la terre vont se libérer. Il y aura une pluie de plumes noires, et une main de sang, puis le feu purificateur amènera ta mort. Il est encore temps pour toi. Rejoins la lumière.

Le seigneur lâcha son cheval qui partit à bride abattue vers le château.

3

La fumée âcre des bûchers assombrissait le ciel indigo. Le silence seulement entrecoupé de gémissements sourds régnait là où l'été aurait du amener le choeur des cigales. La peste s'était abattue sur le village. La chaleur de fournaise et la pestilence avaient transformé les rues en un gigantesque chaudron de miasmes. Le temps semblait se distendre au fil des journées interminables, étouffantes, rythmées par le grincement des roues de la carriole emportant les morts. Les survivants se terraient, attendant dans leurs maisons barricadées le répit de la nuit. L'obscurité amenait un peu de fraîcheur, un faible souffle d'air réconfortant.

Father Henry allait de maison en maison, parcourant les rues nimbées d'un calme irréel. Il marchait comme un somnambule, abruti de fatigue et d'horreur. Le râle d'un malade ou le sanglot d'une femme le faisait parfois sursauter et malgré la chaleur, il tremblait. Il se couvrait la bouche d'un linge humide, dérisoire protection contre le bacille mortel et les fétides relents de cadavres. Il amenait le soutien de ses prières et souvent hélas, les derniers sacrements. En quelques jours, la peste avait emporté près du quart des habitants. C'était d'abord la fièvre et les nausées, puis le délire et la mort. Les routes commerciales avaient été fermées pour éviter la contamination.

Au loin, le tonnerre gronda et Father Henry accéléra le pas. L'air était électrique et une brise brûlante soulevait des nuages de poussière. La sécheresse durait depuis deux longs mois. Les récoltes avaient été mauvaises. Le blé s'était desséché sur pieds, le feuillage avait jauni, les fruits étaient flétris. Des nuées d'insectes s'étaient abattues sur la campagne aride. Cette maigre moisson étendait sur le village un spectre supplémentaire : la famine...

βα

La forêt s'était parée de ses couleurs automnales : or, feu, ocre. Le vent emportait les feuilles mortes et la pluie transformait les chemins en torrents. Dans l'église de Brightmaney, les fidèles s'étaient rassemblés au crépuscule. Le bâtiment était modeste, édifié en bois avec un petit clocher surmonté d'une croix de bronze. Situé un peu à l'écart du village, au pied de la colline du château, il était entouré d'un étroit cimetière. Les trois quarts des habitants étaient massés dans la nef. Des bougies jetaient des ombres sur les visages tirés, livides, marqués de cernes sombres, aux pommettes laissant saillir les os. Beaucoup se tordaient les mains, des femmes pleuraient en silence. Chacun avait perdu au moins un proche durant l'épidémie.

Le prêtre fit son entrée et les fidèles se serrèrent pour l'entendre :
- Mes frères, mes soeurs, ne perdez pas espoir. Le Seigneur veille encore sur nous tous en ces temps de souffrance. Une aube nouvelle se lèvera bientôt sur Brightmaney...
- Mais qu'avons-nous fait pour qu'Il nous envoie ces fléaux ? sanglota une femme.
- C'est le Diable qui se manifeste, lança une voix grave. Nous ne verrons point le premier jour de l'an mil !
- Il a raison, la fin du monde est proche ! Voyez, la famine succède à la peste, les inondations à la sécheresse...
- L'apocalypse arrive ! Prions pour le salut de nos âmes. Cet hiver sera le dernier.
- Mes frères, je vous en prie... commença Father Henry mais ses paroles se perdirent dans le tumulte. Il monta sur sa chaire et tenta de rétablir l'ordre mais la rumeur affolée grossissait, se répercutant entre les arches de l'église. Progressivement, le vacarme des voix retomba et les visages anxieux se tournèrent vers lui. Il reprit, luttant pour empêcher sa voix de trembler :
- Le Seigneur ne nous abandonnera pas. Ceux qui croient en Lui seront sauvés et connaîtront la béatitude éternelle. Ayez tous foi en notre Seigneur. Car Son nom est saint. Il nous montrera le salut. Purifions notre âme, flagellons-nous pour nos péchés, combattons le mal et restons dans le chemin tracé par Jésus Christ...
- Oui, jeta une voix perçante. Nous devons purifier le village. Car le Mal y a trouvé asile !
Une femme maigre, aux hardes grisâtres, s'avança lentement. Les villageois firent cercle autour d'elle. Lucy toisa la foule avec froideur.
- Qui a osé trahir notre Seigneur, demanda le prêtre. Parle sans tarder, ma fille.
- La sorcière ! Elle invoque les puissances infernales, là bas, dans son antre. Elle attire le mauvais sort sur nous tous.
- Elle a raison, renchérit une voix. La sorcière est responsable de tous nos malheurs.
Des assentiments confus résonnèrent dans la salle, enflant de plus en plus :
- Elle commerce avec le Malin... Elle a amené la peste sur le village...
- C'est faux, coupa la Sabelle. Elle a sauvé mon mari de la maladie... mais sa voix fut étouffée par la clameur générale et les cris de haine :
- Tuons la ! Brûlons la sorcière ! Tous à la maison de la sorcière !

La Boyau tisonna son feu et resserra autour d'elle sa couverture rugueuse de laine de chèvre. Elle tourna la page de l'épais grimoire posé sur un lutrin de chêne et reprit sa lecture à la lueur du foyer. Les derniers feux du crépuscule filtraient par la fenêtre entrouverte. La sorcière soupira profondément tandis que sa main courrait sur le pelage du chat, blotti sur ses genoux. Elle laissa ses pensées vagabonder. Les derniers mois avaient été éprouvants, beaucoup de villageois étaient morts quand elle aurait pu les sauver. Mais on ne peut aider celui qui ne veut pas. Ceux dont elle avait jadis eu la confiance lui fermaient à présent leur porte. Ils la repoussaient au nom d'un dieu qui les laissait mourir... Seules quelques femmes, parmi lesquelles Marge et Sabelle se fiaient encore à l'ancienne magie.

Le chat s'étirait en ronronnant quand soudain, il dressa l'oreille et feula. La Boyau s'interrompit :
- Ce sont les villageois ! Viens, il est temps de partir.
Le chat sauta à terre. La sorcière traversa rapidement la pièce, écarta le fouillis d'une étagère et prit un petit pot rond. Une odeur âcre s'exhala quand elle commença à s'enduire d'onguent, d'abord les poignets, puis les chevilles et la nuque. Elle sortit sur le pas de sa porte, le chat dans ses jupes, et referma soigneusement derrière elle en murmurant une brève formule.

La foule était en vue à présent, bourdonnant d'une rumeur fielleuse. La bruine faisait fumer les torches, dont les lumières se reflétaient dans les flaques. Les premiers villageois aperçurent la sorcière et s'arrêtèrent brusquement, à vingt pas de la maison, hésitants. La Boyau parla alors et sa voix portait comme le tonnerre :
- Je sais pourquoi vous êtes là et je n'essaierai pas de vous détourner de votre erreur. Je pars. Malheur à ceux qui essaieraient de m'en empêcher ou de s'approcher de ma maison avant mon retour.
Sur ces mots, elle étendit les bras et rejeta la tête en arrière. Aussitôt, sa chair commença à onduler et à se transformer. La panique saisit la foule, qui reflua en désordre vers le village. Des plumes noires percèrent les vêtements de la sorcière, de plus en plus denses, tandis que sa figure se déformait avec des craquements sinistres pour devenir un long bec gris. Le corbeau géant saisit le chat dans ses serres, s'éleva en un bruissement d'ailes et disparut dans la nuit.

Le corbeau vola longtemps, profitant des courants d'air glacés ou donnant de vigoureux coups d'ailes. Enfin, avec les premières lueurs de l'aube, les tours de Sherringford se profilèrent à travers le rideau de pluie. L'énorme volatile survola les fortifications, invisible dans le ciel encore sombre, dépassa la basse ville crasseuse et enfumée pour gagner la haute ville, ceinturant la cathédrale. Il descendit alors et s'engouffra silencieusement dans une étroite ruelle. En touchant le sol, il était redevenu femme. La Boyau souffla un instant. Le long vol l'avait épuisée. Elle s'approcha d'une haute maison à colombages et manoeuvra le heurtoir. La porte s'ouvrit et elle pénétra dans la clarté et la chaleur :
- Bonsoir, Jehanne. Tu es un peu en avance ; le thé n'est pas encore prêt.
- Bonsoir, Abigaël. Les vents étaient bons pour voler cette nuit.

Abigaël escorta son invitée jusqu'à un coquet salon éclairé par des candélabres et tapissé de tentures et lui désigna un haut fauteuil. Elle avait mis à infuser du thé noir, sorti des gâteaux secs et disposé une soucoupe de lait dans un coin de la pièce. Le chat ne se fit pas prier. Abigaël était elle aussi initiée aux arts étranges et aux philtres magiques. Ses soeurs l'appelaient la Filastre. Elle semblait très jeune, pas plus de seize printemps, et était élégamment vêtue d'une longue robe de velours vert sombre, à encolure ronde et manches évasées. Ses tresses noir de jais étaient retenues par une résille d'argent et des bagues ornaient ses mains fines. Les deux femmes burent leur thé en silence puis Jehanne prit la parole :
- Tu sembles avoir bien réussi. J'en suis heureuse.
- Oui, le métier d'herboriste me convient à merveille.
Elle désigna la pièce adjacente où l'on apercevait dans des armoires des bocaux de simples, des mortiers et des fioles d'élixirs. Au dehors, l'horloge de la cathédrale sonna quatre heures.
- Je dois cependant cacher mes grimoires et mon pentacle. La nouvelle religion est puissante en ville... Je te montrerai mon laboratoire secret. Il faut nous adapter si nous ne voulons pas disparaître. Le monde change. Nous devons y trouver une nouvelle place. L'ancienne magie s'efface avec les cycles du monde...
- C'est justement de ce cycle que je suis venue te parler. Tu avais comme moi ressenti la naissance des enfants. Dans mon village, je l'ai tenu dans mes bras la nuit de sa naissance et j'ai vu des choses à son sujet. Nous devrons être là le moment venu et veiller à ce que tout se déroule comme cela se doit. Nous sommes les gardiennes.
La Filastre hocha pensivement la tête. Elle se leva dans un froufrou de satin et de velours et resservit du thé. Le breuvage embaumait la cannelle.
- Oui. Dans chacun des lieux de magie du pays, les esprits s'affolent. Ici, à Sherringford, c'est autour de la vieille tour qu'ils murmurent. La magie envahit chaque lieu, chaque être. Cette puissance bouleverse la nature. L'heure approche...

Le pâle soleil automnal jouait sur les pierres du château. Dans la plus haute tour, lady Maelle noua les fils de son ouvrage et fit courir ses doigts sur la toile rêche. Elle brodait à la chiche lumière des chandelles fuligineuses et prêtait une oreille distraite à la complainte de la musicienne. La Dame était pâle et émaciée quoique gracieuse. Ses cheveux fins et très clairs se confondaient avec les ailes blanches de son hennin. Nul sourire ne brisait jamais la mélancolie de ses traits. A ses côtés se tenait Father Henry, remuant silencieusement les lèvres au rythme des grains de son chapelet. Il fixait l'objet de ses prières, la petite Gabrielle, qui jouait sagement sur le sol jonché de fourrures de la chambre seigneuriale.

Le prêtre se tourna vers la Dame et murmura :
- Mademoiselle votre fille semble se porter mieux depuis quelques semaines, Milady.
- C'est sans nul doute l'effet de votre zèle, mon père. Mais l'hiver qui se profile pourrait nous l'aliter de nouveau. Je prie moi aussi beaucoup pour elle.
- Dieu seul décide ou non de rappeler à Lui ses enfants...
- Au jour du nouvel an, elle n'aura que six ans. C'est si jeune...
Maelle poussa un profond soupir et une larme roula sur sa joue. Les premiers mois de sa fille avaient été un combat de tous les instants pour repousser la mort. Maintes fois, on l'avait crue perdue. Hantée par l'inquiétude, la Dame ne quittait pas l'enfant un seul instant. La moindre hésitation dans la respiration de la petite la tirait du sommeil et elle se penchait, fiévreuse, sur le berceau. A présent, elle contemplait cette vie si fragile et si chère.

Gabrielle s'amusait avec des poupées de toile. Elle les disposait avec application sur une peau de mouton. L'enfant était toujours calme et grave. Elle avait le teint livide et la silhouette fluette de sa mère, ainsi que ses cheveux diaphanes. Elle se leva et, s'approchant d'un grand coffre, entreprit d'en sortir des animaux de bois. Sa manche droite en glissant révéla les marques étranges autour de son bras, semblables aux anneaux d'une chaîne épaisse. Father Henry tressaillit à cette vision et se signa. Des images se bousculèrent dans sa mémoire et il crut sentir encore l'atroce odeur des chairs carbonisées par la croix brûlante. Malgré la certitude d'avoir fait son devoir en prévenant l'évêque, il se reprochait amèrement les souffrances des deux enfants.

La voix forte de Lord Reginald coupa court à ses pensées :
- Gabrielle ! Gabrielle !
Aussitôt, la petite bondit sur ses pieds et courut à la fenêtre. Sa mère l'aida à écarter la lourde tenture et frissonna sous le vent vif. Le regard de la Dame balaya le paysage. D'abord les hauts murs du château, puis les maisons et les champs en friche se pelotonnant au pied de la colline. Au delà, la forêt rougeoyante s'étendait à perte de vue et semblait recouvrir le monde entier. L'enfant se pencha vers la cour où se tenaient le seigneur et son maître d'arme. Chacun avait au poing un faucon encore coiffé de son capuchon de cuir. Le premier oiseau, un gerfaut, était blanc, moucheté de noir sur les ailes. Le second, un pèlerin, était d'un brun sombre tirant sur le bleu. Le seigneur flatta le plumage soyeux puis, les rapaces furent lancés et tournèrent majestueusement au dessus de la cour. L'un d'eux lâcha un cri strident à trois notes. Reginald leva sa figure rubiconde vers la tour :
- Regarde ma chérie, comme ils sont magnifiques ! Veux-tu les voir chasser ?
- Oh oui, Papa ! lança la petite fille en battant des mains.

Les rapaces élargissaient à présent leur vol au delà des remparts, au dessus de la campagne, scrutant le ciel et la terre. Le gerfaut piqua brutalement et fondit sur une proie à une vitesse foudroyante. Il la heurta de plein fouet et fut un moment hors de vue. Quand il reparut au dessus des murs, suivi par son frère, il tenait sa capture dans ses serres. Reginald reçut l'oiseau sur son gant et brandit la dépouille ensanglantée d'une perdrix. Puis, il rendit leur prise aux faucons qui déchirèrent des lambeaux de viande de leurs becs acérés. A la fenêtre, Gabrielle observait ardemment les sauvages oiseaux.

A ce moment, le ciel s'emplit de croassements et un vol de corneilles perça la ouate des nuages. Lord Reginald lâcha à nouveau les faucons et les deux volatiles s'élevèrent en tournoyant rapidement. Ils passèrent à l'attaque, tombant toutes griffes dehors sur leurs victimes. Les corneilles brisèrent aussitôt leur groupe et s'égaillèrent dans toutes les directions dans un nuage de rémiges détachées. Le seigneur suivait la scène avec délectation, se tordant le cou pour mieux voir. Juste au dessus de lui, le pèlerin harponnait de ses avillons une proie qui se débattait en piaillant.

Une plume descendit lentement en tourbillonnant et frôla le visage de Lord Reginald. Une plume noire. Puis une autre. Le gros homme se figea, interdit. Le faucon déchiquetait sa prise en vol, arrosant les dalles de gouttelettes de sang. Horrifiée par le spectacle du carnage, Maelle saisit sa fille par les épaules et referma le rideau d'un coup sec. Reginald, toujours tétanisé, regardait tomber autour de lui le duvet sombre qui formait à présent une averse tourbillonnante. Des brumes de sa mémoire émergeait une petite silhouette nimbée d'éclairs et une voix sonnante :
- Ton coeur est sombre... une pluie de plumes noires...
Le seigneur poussa un cri étouffé et se rua vers la tour, se secouant pour chasser les plumes de son bliaut. Il tonna :
- Otez-moi ces saletés ! Sur le champs ! Et qu'on aille me quérir le tonnelier Robin et sa femme. Je veux les interroger à nouveau. Et qu'on appelle le prêtre !!

4

Le paysan sortit dans la cour, un chien squelettique sur ses talons, et referma la porte derrière lui. Sa torche vacilla dans l'air glacial de novembre. Il se dirigea vers l'étable en tenant comme il pouvait son manteau de drap élimé, qui claquait dans les bourrasques. L'hiver avait recouvert le village agonisant comme un linceul. Les maigres récoltes avaient été bien vite épuisées et de nombreux habitants affaiblis par la peste avaient succombés à la disette. Le grésil s'engouffrait entre les maisons, martelant les volets, rebondissant sur les tuiles. Les rues désertes résonnaient de la plainte grave de la bise.

Le paysan ouvrit la porte de l'étable, fit rentrer le chien et s'engouffra à sa suite. La porte claqua brutalement sous l'assaut du vent. Il faisait sombre et tiède à l'intérieur et on entendait que le son réconfortant des respirations des vaches. Les paisibles mammifères ruminaient un foin devenu rare, serrés les uns contre les autres sur leur litière souillée. Le paysan s'avança vers ses bêtes tandis que le chien furetait au ras des murs, cherchant une improbable souris à se mettre sous la dent.

Une odeur de lait caillé se mêlait à celle du fumier. Le paysan vit en s'approchant que les vaches avaient le poil luisant de sueur, le flanc tremblant, l'oeil vague. L'une d'elle meugla misérablement. Il sut ce que cela signifiait. Ses bêtes avaient contracté la beurrée, ce mal qui fait gonfler leur ventre et tourner le lait dans leurs pis. Rares étaient les troupeaux épargnés dans le village depuis quelques jours. Résigné, il remit un peu de foin et d'eau, rappela le chien et quitta l'étable.

Au dehors, la nuit était à présent complètement tombée et la lune projetait un pâle halo sur les silhouettes décharnées des arbres. Le paysan traversait la cour en se hâtant vers la chaleur de son foyer quand le chien se figea brusquement et gronda. Son maître s'immobilisa lui aussi et sonda la pénombre. A l'orée de la forêt apparurent deux lueurs jaunâtres semblables à des flammes. Une puissante odeur métallique mêlée de musc se répandit dans l'air. Le chien découvrit ses crocs puis s'élança en aboyant, se perdant dans les ombres. Les deux flammes vacillèrent un instant puis une énorme forme indistincte surgit entre les arbres dans un craquement de branches. Une série de jappements pitoyables s'élevèrent puis le bruit sec d'os qui se brisent.
Le paysan fit trois pas en avant, brandissant sa torche. Il devina d'abord une échine bossue, haute comme celle d'un boeuf et entendit des sons mouillés. Le souffle court, il avança de nouveau. Plissant les yeux, il aperçut une chose couverte de fourrure fauve sous laquelle roulaient d'énormes muscles, fouillant du mufle dans la dépouille ensanglantée du chien. La bête se redressa et la lumière de la torche joua un instant sur ses longues défenses et ses yeux à la prunelle fendue. Avec un grognement rauque, elle chargea. Le paysan lâcha sa torche qui s'écrasa dans la boue en crépitant.

βα

A l'approche du nouvel an, les survivants du village, épuisés par les calamités successives, s'étaient réfugiés dans l'église. Affamés et transis, ils se terraient dans la nef, passant les courtes heures du jour grisâtre dans une torpeur de somnambules. Ils attendaient avec terreur la nuit interminable. L'obscurité était devenu le domaine de bêtes monstrueuses, poussées hors des profondeurs de la forêt par la faim. Elles avaient dévoré le bétail et emporté ceux qui tentaient de se défendre. Lord Reginald avait lancé une traque mais il avait renoncé après la mort atroce de deux de ses chasseurs. Le seigneur et sa famille vivaient à présent retranchés derrière les hauts murs du château.

Les villageois attendaient le dernier jour de l'année avec angoisse, persuadés de l'imminence de l'apocalypse. Berthold, le vieux prédicateur un peu fou, ayant survécu jusque là par miracle, scandait des passages de la Bible tout au long du jour. Il errait dans l'église, la barbe et le cheveu hirsute et déclamait :
- Recueillez-vous, mes frères, la fin du monde est proche ! Le temps va s'arrêter ! Saint Jean l'avait prédit : "Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s'en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer. " Oyez, mes frères, la fin du monde...
Les femmes grelottaient sous des couvertures en psalmodiant des prières tandis que Father Henry passait de l'une à l'autre avec des paroles d'espoir et de foi. Les hommes valides, profitant de la chiche lumière du jour, cueillaient les dernières baies ou grattaient le sol à la recherche de tubercules sauvages. Les enfants pleuraient, torturés par la faim.

Lord Reginald éructa bruyamment et se rejeta en arrière dans son fauteuil. Il donnait un somptueux repas en son château, entouré de sa famille et de ses invités, quelques nobliaux voisins. On avait soigneusement colmaté les meurtrières et la flambée faisait régner dans la pièce une chaleur d'étuve. Des flambeaux fixés aux murs projetaient des ombres sur la table de chêne chargée de victuailles. Des domestiques se relayaient sans cesse pour apporter de nouveaux plats, pièces de boeuf grillées fleurant bon les épices, pâtés de lièvre, ragoûts de sanglier aux oignons, canards rôtis sur de longues broches, fèves en sauce... Les convives prenaient les morceaux avec les doigts et les déposaient sur d'épaisses tranches de pain qui servaient d'assiettes. Le repas était arrosé de vin et d'eau additionnée de miel. La salle résonnait de conversations enjouées et d'éclats de rire. Il y flottait des odeurs de cendres et de sueur, de paille et de graisse.

Un ménestrel dégingandé entonna une chanson d'amour d'une voix mélancolique. Plusieurs dames applaudirent tandis qu'il s'accompagnait de son luth. Lady Maelle poussa un soupir discret et songea à se retirer dans sa chambre. Cette journée lui semblait encore plus interminable que les précédentes. On amena des morues conservées dans des tonneaux de sel et des fromages enveloppés de feuilles de vigne. Reginald se tailla une bonne part de fromage et jeta derrière lui l'os de gigot qu'il rongeait. L'os rebondit sur le sol jonché de paille humide. Aussitôt, les deux molosses couchés dans un coin se jetèrent dessus en grognant et en bavant.

Devant le grand âtre, la petite Gabrielle jouait dans la lumière des flammes. Elle dessinait sur les dalles de pierre avec un morceau de craie. Sous sa main apparaissaient les contours flous d'un être doté de grandes ailes blanches. Lady Maelle vint la voir et observa son dessin :
- Quel magnifique ange, mon cher amour ! s'exclama-t-elle avec ravissement.
- Ce n'est pas un ange, répondit l'enfant, toisant sa mère comme si celle-ci avait dit la chose la plus stupide du monde. Et elle se remit au travail.

Maelle resta un moment interdite avant de regagner la table. Les cuisinières avaient servi des plats de fruits confits et de cailles farcis aux raisins secs et le seigneur y puisait à pleines mains, s'empiffrant avec application. Sa face rebondie exprimait la béatitude dans laquelle le plongeait cette orgie culinaire. La graisse tiède lui coulait du menton, imbibant ses épaisses moustaches, souillant sa cotte brodée d'or. Il rota de nouveau et se frotta la panse. Saisissant un cruchon de terre cuite, il se resservit du vin.

Un long hurlement modulé résonna soudain au loin et Lord Reginald sursauta, alarmé. Comme en écho lui parvinrent les soupirs du vent entre les tourelles. Une rafale de neige frappa les épais murs de pierre en crépitant. Le seigneur héla la cuisinière :
- Du... du vin ! Encore du vin ! Et tu en feras porter aux gardes de faction devant la herse. La nuit sera longue.
- Tout de suite, my lord.

Cinq jours plus tard, une calèche s'engouffrait dans la cour du château. Les quatre chevaux noirs freinèrent abruptement, leurs sabots dérapant sur les plaques de gel, des nuages de vapeur leur sortant des naseaux. La herse fut aussitôt rabaissée. Lord Reginald et Father Henry se précipitèrent pour accueillir l'évêque de Sherringford. Celui-ci disparaissait presque sous l'empilement de fourrures dont il était revêtu. On ne voyait de son corps que ses yeux d'acier, son nez crochu et ses doigts en forme de serres, de sorte qu'il ressemblait à quelque jeune rapace encore duveteux. Le seigneur et le prêtre lui baisèrent cérémonieusement la main en lui prodiguant des paroles de bienvenue. L'évêque les interrompit sèchement :
- Epargnez-moi ces salutations hypocrites et conduisez-moi séant à l'intérieur.
- Bien sûr, your excellency. Immédiatement. répondit Reginald avec servilité.

Dans la grande salle, des boissons chaudes fleurant bon la mélisse avaient été servies et l'évêque but avidement. Il grelottait et cela n'améliorait guère son humeur, déjà acide à l'accoutumée. Dans un coin de la pièce, les deux chiens de chasse s'agitèrent et l'ecclésiastique leur jeta un regard noir. Une servante vint l'aider à retirer sa pelisse et alla la suspendre près de la cheminée. Reginald s'éclaircit la voix :
- Euh... your excellency, je suis vraiment contri d'avoir du vous faire venir mais...
- Vous pouvez l'être ! Vous me tirez de la pieuse quiétude de mes travaux pour m'imposer une fois de plus la fange de votre répugnant village... J'espère que vous avez une excellente raison pour cela.
Un rictus de dégoût tordit sa bouche mince. Les nobliaux bouseux et leurs problèmes mesquins l'horripilaient. Il regrettait amèrement le luxe et la tiédeur de ses appartements citadins. L'imposante carrure du seigneur se recroquevilla et il balbutia :
- C'est... c'est que... nous avons capturé une sorcière.
- Vous n'avez pas besoin de moi pour élever un bûcher, ce me semble.
- Et bien... il se trouve qu'il y a eu des évènements étranges et pour tout dire... sataniques à Brightmaney ces derniers temps. J'ai pensé qu'un inquisiteur pourrait interroger cette sorcière et...
- Pensez moins et allez à l'essentiel, Reginald.
- Oui, your excellency. Nous avons eu la peste, la sécheresse, la beurrée... Une sorcière peut amener tous ces fléaux. Et des bêtes démoniaques sortent du bois la nuit. Le mauvais sort s'acharne sur le village. Et sur moi, ajouta intérieurement le seigneur avec angoisse. La sorcière en est sans aucun doute la cause. Nous l'avons prise comme elle revenait au village. Elle est dans les cachots.
- Conduisez-moi à elle et finissons-en au plus vite. Qu'on décharge mes malles et qu'on les porte en bas. Henry, mon fils, serez-vous des nôtres pour la Question ?
Le jeune homme frémit en entendant l'euphémisme consacré. Il fit une révérence :
- Pardonnez-moi, your excellency, mais mes fidèles m'attendent et je ne saurais manquer plus longtemps à mes devoirs.
- Soit. Disposez.

Le prêtre prit promptement congés et c'est presque en courant qu'il franchit la grille du château. Cependant, Lord Reginald et l'évêque de Sherringford s'enfonçaient dans les souterrains par un escalier en colimaçon. L'évêque soulevait ses robes avec précaution et prenait garde à ses pas sur les marches humides. Devant lui, Reginald déverrouillait les grilles successives et éclairait les boyaux obscurs, aux plafonds bas. Ils dépassèrent une enfilade d'oubliettes d'où montaient des gémissements sourds et le tintement de fers et arrivèrent dans une vaste salle.

A l'un des murs moisis, aux pierres disjointes, était enchaînée la Boyau. Elle était suspendue par les poignets et les déchirures de ses vêtements laissaient entrevoir maintes traces de coups. Elle semblait inconsciente. L'évêque s'approcha d'elle, retroussa la dentelle de ses manches, puis, d'un geste vif, arracha un pan de la robe en loques. Des cicatrices anciennes apparurent sur le flanc de la vieille qui s'éveilla en geignant de douleur. L'évêque eut un sourire carnassier. Il susurra :
- Voyez sur le côté gauche de la sorcière, les marques laissées par la main gauche du Diable... Vous avez bien fait de me prévenir, Lord Reginald.

L'évêque et grand inquisiteur de Sherringford appliqua de nouveau le tison rougeoyant sur la plaie et Jehanne poussa un long cri déchirant. La chair grésilla et vira au noir tandis qu'une odeur écoeurante achevait d'emplir la pièce. Le jeune page qui notait le compte-rendu de la séance leva son parchemin et s'en couvrit le visage. L'évêque eut un sourire de satisfaction sadique et se pencha comme un vautour sur une carcasse :
- Depuis combien de temps es-tu sorcière ?
- Je...je ne le suis pas au sens où vous l'entendez, haleta la Boyau. Je suis une magicienne et une guérisseuse...
- Cela revient au même. Comment as-tu provoqué la peste ? Et la beurrée ?
- Ce n'est pas moi. C'est la nature qui est cause de cela.
- La nature, voyez-vous cela ? L'évêque éclata de rire. Qui est ton incube ?
- Je n'en ai point.
- Quel pouvoir t'a-t-il donné en échange de ton âme ?
- Je vous dis que je n'ai point d'incube, jeune imbécile ! Votre religion inepte vous obscurcit-elle l'esprit au point que vous ne saisissiez plus le langage des hommes ?
- Allons allons, je vais t'apprendre le respect pour Dieu et ses serviteurs.

L'évêque sortit un nouveau tison du feu et le déposa négligemment sur la poitrine dénudée de la vieille femme. Elle poussa un hurlement aiguë et suffoqua. L'évêque reprit :
- Quand pour la dernière fois t'es-tu rendue au sabbat ?
- Il n'y a point de sabbat...
- Vraiment ? Mais s'il n'y a point de sabbat, c'est qu'il n'y a point de sorcières. Et donc point de Diable. Et si le Diable n'existe pas, aurais-tu l'audace de suggérer que Dieu lui-même n'existe pas ?
- Je l'affirme, cracha la Boyau. Votre religion n'est que mensonges. Elle a étouffé les croyances anciennes, déformé les mythes, plongé dans l'oubli les divinités de la nature... Elle ne sert qu'à réduire le peuple en esclavage, à lui imposer des despotes tels que vous !
- Tais-toi sur le champs ou...
- Votre religion prétend faire des miracles mais vos prêtres ont perdu la vieille sagesse des plantes ; ils ne savent plus guérir. Des temps de troubles arrivent et votre dieu ne vous a même pas prévenus !
- La ferme ! glapit l'évêque dans sa rage. Il traversa la salle à grandes enjambées et ouvrit un coffre plein d'instruments de fer et de bois. Il en extirpa un objet d'allure inquiétante et murmura, de nouveau calme :
- Les brodequins sauront te rendre plus coopérative...

5

Durant le bref silence, le bruit de l'eau qui goutte résonna le long du couloir obscur. Puis les hurlements du tonnelier Robin reprirent, au rythme des claquements du fouet. Reginald poussa la lourde porte bardée de fer et entra dans la cellule. Il demanda sur un ton jovial :
- Alors, Gauvain, comment se passe la séance ?
- Bien, my lord. Mais ce misérable ne veut pas admettre qu'il complotait contre vous.
- Ah non ? Passe-moi donc le fouet, j'ai besoin d'un peu d'exercice.
Le seigneur prit le manche de cuir et s'avança vers le supplicié. Robin était à genoux, les mains liées devant lui. Du sang coulait des profondes entailles de ses épaules, dégoulinait le long d'un de ses bras et formait une flaque sur les dalles. Il leva lentement la tête et balbutia :
- Je vous en prie, my lord... Je vous ai toujours été fidèle. Je vous en supplie...
En parlant, il avait saisi le vêtement de lin du seigneur entre ses mains attachées. Celui-ci le repoussa avec brutalité et déplia la lanière du fouet. Son regard descendit sur sa tunique. Une main écarlate s'y détachait avec une netteté stupéfiante. Reginald eut un hoquet, lâcha le fouet et recula précipitamment. Il bégaya :
- Je...jetez-le dehors ! Eloignez-le de... de moi !
Il heurta la porte et resta un instant tétanisé, ses yeux roulant follement dans leurs orbites. Puis, il quitta la pièce en courant et disparut dans le couloir.

Ce soir-là, quand Lord Reginald se coucha, ses pensées étaient toujours hantées par la sinistre marque sanglante. Il se tourna et se retourna longtemps sous ses fourrures sans trouver le repos. Et quand le sommeil vint, il rêva : il était sur un chemin et galopait à bride abattue vers son château. Une terreur abjecte lui nouait les tripes. Il risquait un coup d'oeil en arrière mais la grande silhouette était toujours là, environnée d'éclairs, éclatante de lumière dorée. Sa voix tonnante résonnait encore aux oreilles de Reginald. Le vent se levait alors et apportait des tourbillons de plumes noires. Elles se collaient à l'armure du seigneur et il n'arrivait pas à les chasser. Il hurlait de dépit et talonnait son cheval. Il franchissait le pont-levis, sautait à terre et abaissait le levier de la herse. Mais quand il lâchait le mécanisme, ses mains dégoulinaient de sang...

Reginald se réveilla en sursaut et se frotta les mains avec frénésie. Il était moite de sueur et son coeur tambourinait dans sa poitrine. A ses côtés, Lady Maelle s'agita légèrement. Il se laissa aller en arrière et retomba aussitôt dans un sommeil fiévreux. Cette fois, il se trouvait dans la cour du château. Il faisait nuit et des bourrasques de neige l'aveuglaient presque. Une énorme forme sombre glissait vers lui à une vitesse foudroyante et la terreur le figeait sur place. Il entendait un sifflement suraigu et apercevait le reflet de la lune sur des crocs monstrueux. Une douleur atroce lui déchirait alors le ventre et le goût du sang emplissait sa bouche. Il se pliait en deux et son cri se muait en un ignoble gargouillis à mesure que ses entrailles sortaient de la plaie béante et se déversaient sur le sol. Horrifié, il tentait en vain de retenir de ses deux mains le magma sanguinolent et nauséabond. Il s'effondrait sur le sol, la face contre la neige...

Reginald s'éveilla de nouveau et étouffa un cri. Il souleva sa chemise de nuit et tata son ventre. Il avait encore aux lèvres le goût de son propre sang. Tremblant, il sortit du lit et ralluma la chandelle fuligineuse. Sans un bruit, il quitta la chambre et longea le couloir désert. Les premières lueurs de l'aube filtraient par les meurtrières quand il traversa la grande salle. Il descendit dans les cachots, prenant appui sur les pierres froides pour ne pas glisser. Il s'arrêta devant une cellule et fit jouer la clé dans la serrure.

Jehanne sursauta en le voyant rentrer. La vieille femme était sale et très amaigrie. Des ecchymoses et des brûlures encore suintantes s'étalaient un peu partout sur sa peau livide. Un de ses yeux, bleu et enflé, restait clos. Elle détailla un instant le gros homme en chemise de nuit puis demanda posément :
- Que puis-je faire pour toi ?
- J'ai besoin de ton aide, sorcière, souffla le seigneur d'une voix que la panique tirait vers l'aigu. On a prédit ma mort et...
- Je sais tout cela. Tu as vu les présages.
- Je ne puis plus trouver le sommeil depuis des semaines. Vais-je vraiment mourir ?
- Pourquoi ne demandes-tu pas cela à ton ami l'évêque ou à son dieu de pacotille ?
- Je n'ose lui en parler, gémit Reginald. Il se gausserait de moi s'il savait que j'accorde foi à ces superstitions. Mais j'ai peur...
- Et tu as bien raison de craindre. Car avec le dernier jour de l'an, l'aube vient de se lever sur le dernier jour de ta vie.
- Le dernier ?! glapit le seigneur et ses bajoues tremblotaient sous sa grosse moustache. N'y a-t-il rien à faire ? Mais, tes pouvoirs... ?
- Mes pouvoirs ne peuvent rien. Il est trop tard pour toi.
La voix de Jehanne était d'un calme sépulcral et elle fixait froidement Reginald de son oeil unique. Celui-ci reprit :
- Mais... pourquoi dois-je mourir ?
- Tu vas expier pour tout le mal que tu as fait dans ta vie. Tu as violé, torturé, pillé. Tu as affamé le village entier. Ton coeur n'est que haine et colère, stupre et vice. Cela sera cause de ta mort. Le temps est venu que ce monde soit soulagé de ta présence.
- Je t'en prie, aide-moi ! sanglota le seigneur et il se jeta à genoux. Je... je te libère sur l'heure. Il faut m'aider...

Continuant de marmonner, il déverrouilla les chaînes d'entrave et ouvrit grande la porte du cachot. La sorcière se leva et passa devant lui. Elle s'arrêta dans l'embrasure de la porte :
- Merci. J'ai pitié de toi mais je ne peux empêcher ce qui va arriver.

Les portes de l'église s'ouvrirent toutes grandes et la lumière du jour blafard se déversa dans la nef. Michel entra. Le petit garçon semblait hagard et ses mèches rousses se détachaient comme des flammes sur sa peau couleur de cire. Il flottait à dix centimètres du sol, glissant dans les airs dans le plus parfait silence. Quelques villageois cessèrent leurs prières pour se tourner vers lui et écarquillèrent les yeux. En quelques minutes, le choeur des lamentations et des gémissements de terreur fit place à la stupéfaction. Michel s'immobilisa face à l'autel. Une voix s'éleva, grave et sonnante, parlant par la bouche de l'enfant :
- Les ténèbres arrivent, humains. Oubliez toute haine si vous voulez vivre. Et prenez garde de demeurer dans la clarté.
Le petit garçon retomba au sol comme une poupée de chiffon. La foule, qui avait retenu son souffle, lâcha un profond soupir. Pendant un long moment, nul n'osa parler. Michel se releva en se frottant les yeux comme s'il s'éveillait tout juste et regarda avec perplexité les villageois qui faisaient cercle autour de lui. Lucy s'avança :
- Sorcellerie, siffla-t-elle. C'est le Diable qui parle à travers lui.
Quelques assentiments craintifs s'élevèrent dans l'église. Lucy leva un bras décharné et le pointa sur Michel :
- C'est son engeance qui a amené le malheur sur nos têtes. Il doit périr. Brûlons-le ! Sauvons notre village du démon avant qu'il ne soit trop tard !
- Oui, brûlons-le ! reprirent certains en choeur.
Michel se recroquevilla sur lui-même mais sa tante le saisit par le bras, enfonçant ses doigts grêles dans sa chair. Il se débattit faiblement et elle le gifla à la volée. Comme attirée par la violence, la foule se resserra autour d'eux. Un murmure haineux s'enfla.
- Tout le monde sur la place, ordonna Lucy. Il nous faut un bûcher !

Le crépuscule tombait sur le dernier jour de l'an 999. La forêt était immobile sous son manteau glacé. Au loin, les lumières clignotantes de nombreuses torches témoignaient de l'agitation macabre de Brightmaney. Le soleil déclinait dans un chatoiement de pourpre, allongeant les ombres des menhirs du cercle. Les derniers rayons de lumière moururent. Aussitôt, un grondement monta dans la clairière et le sol commença à trembler. Sur chacune des pierres apparut un étrange hiéroglyphe, brillant d'une douce lumière d'or. Le grondement s'amplifia, devenant un vacarme de tonnerre. Au centre du cercle, le sol se fissura et commença de se soulever. La neige glissa dans les crevasses qui s'élargissaient rapidement.

Une protubérance terreuse se forma tandis qu'une chose énorme cherchait à s'extraire du sol. La lumière des hiéroglyphes vacilla un instant et quelques uns clignotèrent. Une patte munie de terribles griffes apparut dans le chaos de roche et de glace. Puis une autre, verdâtre, puissamment musclée et recouverte d'écailles cornées. La créature se secoua pour dégager sa tête, massive et reptilienne, les yeux fendus comme ceux d'un lézard. Un à un, les éclats d'or des signes magiques commencèrent à s'éteindre. La bête occupait à présent tout l'espace entre les menhirs. Haute comme une maison de deux étages, elle ne possédait que deux membres et son corps se terminait par trois longues queues ondulantes, dont les extrémités fouettaient l'air. Quand le dernier glyphe disparut, la créature bondit hors du cercle et lança un long feulement caverneux. Elle darda plusieurs fois sa langue bifide, humant l'air nocturne. Puis, ayant repéré un fumet alléchant, elle s'élança vers le château. La créature s'engouffra dans la forêt, déracinant les arbres de son énorme tête, creusant de sa queue de profonds sillons dans l'humus gelé.

Avec le coucher du soleil, de tout le pays avaient émergé des monstres semblables. Ils surgissaient de tous les anciens lieux de pouvoirs, lacs ténébreux, cairns abandonnés, tours en ruine... Ils s'ébrouaient de leur long sommeil en grognant puis entamaient leur carnage. Le monstre de Brightmaney avait grimpé la colline, laissant un sillage de végétation dévastée, et atteint les murailles du château. Les gardes de faction sur les créneaux, après un instant d'horreur muette, donnèrent l'alerte et arrosèrent l'ennemi de flèches. Mais les traits rebondissaient sur sa cuirasse et la bête n'en avait cure. Elle se replia sur elle-même puis se rua tête en avant sur le mur. Il explosa dans une pluie de rocs et elle pénétra dans la cour. Les torches qui éclairaient le chemin de ronde volèrent en tous sens et plusieurs atterrirent sur le toit de chaume de l'écurie. De ses griffes et de ses tentacules, la bête fouilla les décombres pour en extraire les corps des archers qu'elle dévora. Puis, elle dressa le cou, darda de nouveau sa langue et se dirigea vers le donjon.

Quand le mur du château avait cédé, Lord Reginald, à la fenêtre du donjon, avait failli s'évanouir de peur. Sa femme et sa fille attendaient fébrilement dans la grande salle, serrée l'une contre l'autre. Lady Maelle murmura :
- Il va détruire tout le bâtiment. Nous sommes perdus. Dieu nous protège...
- Ici, nous sommes prisonniers, répliqua le seigneur. Il faut rejoindre la herse, c'est notre seule chance.
Maelle émit un gémissement angoissé et souleva sa fille dans ses bras tandis que son époux les entraînait à sa suite. Ils sortirent sous la neige, éclairés seulement par les rayons de lune, et rasèrent le mur du donjon. Ils tentaient de ne pas regarder l'horrible silhouette de la bête, mais entendaient les craquements des os tandis qu'elle déchiquetait les archers. Une épaisse fumée s'élevait à présent de l'écurie et le feu se propageait aux constructions attenantes en crépitant. Soudain, le monstre releva la tête et s'avança. Maelle lança un cri perçant et, lâchant sa fille, tomba à genoux en priant. Reginald, tétanisé par l'horreur, contempla l'incarnation de ses cauchemars et de sa mort prochaine. La créature traversa les bourrasques de neige, fixant sur lui ses prunelles de reptile, raclant le sol de son ventre écailleux. Elle entrouvrit sa gueule et un long filet de bave glissa entre les crochets recourbés.

L'un des tentacules caudaux de la bête se dressa puis fouetta l'air en sifflant. Le seigneur s'effondra, les mains sur le ventre et une tâche écarlate se forma sur la neige. Gabrielle hurla et se précipita vers son père. Celui-ci releva la tête avec difficulté, cracha du sang et gémit :
- Sauve-toi, ma fille. Cours !
Dans un claquement de crocs, Reginald disparut dans la gueule du monstre. Gabrielle recula lentement, les yeux emplis de larmes. La créature déglutit avec de répugnants bruits mouillés, flaira l'air et fit demi-tour en rampant. L'enfant recula prudemment vers sa mère et voulut la tirer par la main. Voyant qu'elle restait prostrée sans réagir, elle lui asséna une gifle et l'entraîna sans ménagement vers le pont-levis.

L'incendie avait à présent gagné tout le château, illuminant la colline entière. Les pierres explosaient sous l'effet de l'intense chaleur et les déflagrations se mêlaient aux rugissements du monstre. Gabrielle franchit la herse en tirant sa mère et courut vers le village. Soudain, un long hurlement résonna dans la nuit. Maelle fit volte face :
- Oh mon Dieu, c'est l'évêque !
Sur le toit d'une des tours, avait émergé une silhouette dont les longues robes flambaient. La forme courut un instant de droite à gauche puis bascula et fut précipitée dans les douves. La Dame éclata en sanglots déchirants et répéta d'une voix à demi démente :
- C'est horrible... c'est horrible...
- Repartons, mère. Il faut trouver un abri !
Et la petite la tira en avant. Elles parvinrent aux premières maisons mais la rue était vide. Il avait cessé de neiger et le ciel était piqueté d'étoiles. On percevait au loin la clameur d'une foule surexcitée.

Comme elles passaient devant la maison du tonnelier, Marge en émergea, la sorcière sur ses talons. Celle-ci était toujours hirsute et vêtue de loques, mais son oeil tuméfié avait un peu désenflé sous l'action d'un onguent. Elle saisit la main de Gabrielle qui, étonnée, se laissa faire :
- Tu arrives à point, petite. Viens ! Il faut faire vite !
Et les quatre femmes se hâtèrent vers la place du village. Le visage de Marge était rongé par l'anxiété et elle se tordait les mains. Gabrielle leva la tête vers la sorcière et demanda :
- Qui êtes-vous ?
- Je suis la gardienne de l'antique sagesse.
- Que se passe-t-il ?
- Les villageois sont devenus fous. Ils veulent brûler le fils de Marge. Mais je vais empêcher cela.
- Pourquoi dois-je vous suivre ?
- Tu dois tenir ton rôle. La nuit de l'incarnation, le géniteur a eu deux femmes et deux enfants ont été procréés. Tu es l'un des deux.
- Je ne comprends pas...
- Quand cela sera fini, je te conterai tout.

Les quatre femmes débouchèrent sur la place où une foule dense entourait un bûcher édifié à la hâte. Michel, debout sur le tas de bois, était ligoté à un poteau. Il semblait terrorisé et portait plusieurs ecchymoses. Les villageois l'entouraient d'un air féroce, amenant du combustible supplémentaire. Soudain, une rafale de vent traversa la place, amenant l'odeur acre de l'incendie du château. La foule tourna ses regards vers la colline et on entendit des cris d'angoisse. On apercevait au loin les lueurs rouges des flammes et des panaches de fumée tourbillonnant.
- Le Mal se déchaîne sur le château ! claironna Lucy. Il faut punir l'enfant-démon !
- Nul ne punira personne, répliqua Jehanne d'une voix sonore.
La sorcière s'engagea sur la place et fendit la foule en jouant des coudes, entraînant ses acolytes derrière elle. De la main gauche, elle traça plusieurs signes cabalistiques dans les airs en chantonnant :
- Calme est l'arbre centenaire... calme est la plaine immobile... calme...
Son pouvoir émana d'elle en vagues successives comme une onde concentrique à la surface d'un lac. Chaque villageois qu'il touchait se taisait brusquement et interrompait ses activités pour sourire béatement. Voyant s'avancer la sorcière et le silence tomber progressivement sur la foule, Lucy lança des imprécations de sa voix criarde. La Boyau tendit un doigt vers elle et la frappa de mutisme. Ses lèvres continuaient de remuer obstinément mais il n'en sortait plus aucun son. Lucy se précipita alors vers Father Henry qui tenait une torche, la lui arracha violemment des mains et, dans un ultime sursaut de haine, alluma le bûcher. Marge se jeta sur elle mais il était trop tard, le feu partait déjà en grésillant. Les deux soeurs roulèrent dans la poussière, se saisissant mutuellement par les cheveux. Autour d'elles, la foule était comme statufiée.

La sorcière leva les bras et renversa la tête en arrière, appelant à elle les puissances de la nature. Sa chevelure légère et ses hardes se soulevèrent lentement tandis que l'air s'assombrissait au dessus du bûcher, occultant la lumière des étoiles. Michel fixait la Boyau, les yeux agrandis par la terreur. Il poussa une faible plainte mais suffoqua et fut pris d'une quinte de toux. Au dessous de lui, le feu progressait rapidement et la fumée lui piquait les yeux et la gorge. Marge s'était immobilisée, laissant sa soeur évanouie, le nez en sang et la lèvre fendue. Elle aussi fixait la sorcière avec angoisse en murmurant le nom de son fils. La vieille femme vacillait sous l'effort et ses yeux étaient révulsés. Elle continuait de concentrer les forces occultes en un nuage de plus en plus dense. Puis, elle braqua ses paumes sur le brasier et avec un claquement sec, l'obscurité magique éclata en une trombe d'eau qui noya les flammes.

La Boyau tituba et tomba sur un genou. Au même moment, le sortilège qui tenait figés les villageois se brisa. La foule recommença à bruire mais nul n'osait bouger. Jehanne reprit péniblement son souffle pendant que Marge escaladait les bûches encore brûlantes pour détacher son fils. Le garçonnet était ruisselant et transi. Le bas de ses chausses avait roussi. Marge le couvrit de son châle et le serra contre elle en pleurant de soulagement.
- Ce n'est pas terminé, dit la sorcière d'une voix lasse. Venez à moi, enfants. Il va arriver.

Michel et Gabrielle s'avancèrent ensemble. La sorcière dénuda le bras gauche de la fillette pour découvrir ses marques de naissance. Puis, elle détacha la clé d'or du cou du petit garçon et la lui fit tenir de la main droite. Les deux enfants se regardaient avec appréhension, ne sachant ce qui allait se produire. Jehanne se tint entre eux et attendit. Lady Maelle se jeta brusquement en avant et voulut saisir sa fille mais Marge la retint. La Dame jeta des cris perçants puis recommença à pleurer en balbutiant des mots sans suite. Marge la prit contre elle et la berça pour la calmer.

De l'entrée du village, monta un martèlement sourd, d'abord lointain, puis de plus en plus net. Les villageois reculèrent lentement vers le fond de la place. Le bruit s'enfla, faisant vibrer la terre et trembler les maisons. Il y eut une violente déflagration quand une maison s'effondra puis un craquement sinistre quand un arbre fut abattu. Le monstre apparut entre les décombres et lança un énorme rugissement. Les habitants de Brightmaney, pris de panique, refluèrent en désordre, se piétinant les uns les autres dans leur hâte. Seule une poignée demeura sur la place, pétrifiés par la peur. Father Henry et le vieux Berthold se tapirent derrière le bûcher. La bête s'avança en se traînant sur ses pattes semblables à des troncs. Ses tentacules caudaux fouettèrent l'air et elle saisit deux hommes hurlants. Elle les porta à sa gueule et darda sa langue vers le premier. Jacquot le benêt ferma les yeux et attendit la mort. Mais la bête gronda et le rejeta violemment au sol, où il demeura inanimé. Elle dévora le second et s'avança, son cuir rugueux frottant la terre gelée.

La sorcière avait fait reculer Marge et la Dame et était demeurée au centre de la place, tenant fermement les deux enfants par les poignets. Elle mit la main de Michel dans celle de Gabrielle et il y eut un flash de lumière blanche. Le monstre souterrain recula en feulant douloureusement, aveuglé. Les deux petits corps s'élevèrent lentement en tournoyant, de plus en plus haut au dessus du village. Ils rayonnaient comme deux astres d'or, illuminant la place entière et on n'apercevait plus que leurs silhouettes indistinctes. Les deux formes se rapprochèrent jusqu'à se fondre en une aveuglante clarté. L'être nouveau se déplia alors, révélant deux grands bras graciles, une chevelure flottant au vent, deux ailes immenses. Au dessous de la taille, son corps devenait une longue queue repliée en anneaux. L'être lumineux redescendit vers le village, entouré d'une aura dorée. Il tenait une clé longue d'une coudée dans la main droite et autour de son bras gauche, s'enroulait une chaîne épaisse.

Father Henry sortit en trébuchant de derrière le bûcher et tomba à genoux, se prosternant devant la céleste apparition. Berthold le suivait et brandissait sa Bible :
- Saint Jean l'avait écrit ! " Puis, je vis un Ange descendre du ciel, ayant en main la clé de l'Abîme, ainsi qu'une énorme chaîne. Il maîtrisa le Dragon, l'antique Serpent, et l'enchaîna pour mille années. "
Le vieillard tomba lui aussi en adoration. Cependant, le monstre souterrain avançait de nouveau, un long filet de bave gouttant de sa mâchoire. Il baissa la tête et chargea. L'être de lumière fondit sur lui, évita de justesse les tentacules et lui asséna un coup de sa chaîne. Le reptile se ramassa sur lui-même pour encaisser mais la violence du choc le projeta dans les airs et il alla rouler dans une maison qui s'effondra avec fracas. Il se releva aussitôt, s'ébroua pour chasser les débris de bois et de torchis et revint à la charge.

L'être lumineux joignit les mains et émit un rayon d'étincelante lumière jaune qui frappa son adversaire en pleine poitrine. Le monstre à trois queues recula de plusieurs mètres puis planta fermement ses griffes dans le sol pour résister au faisceau qui le repoussait. Les écailles sous la lumière commencèrent à se racornir et à pâlir. La créature lança alors un long sifflement modulé, aux sonorités sinueuses, un mot de pouvoir dans une antique langue ophidienne. Une tâche d'un noir d'encre apparut sous le rayon d'or et s'élargit rapidement, gagnant tout le corps du monstre et lui donnant l'apparence d'une statue d'ébène. La lumière vacilla puis fut aspirée par les écailles noires.

L'être de lumière fut un instant déstabilisé puis se concentra pour émettre un nouveau rayon. Mais le sombre reptile ne lui en laissa pas le temps : repliant ses pattes, il s'élança. Les deux adversaires s'écrasèrent au sol dans un fouillis d'ailes froissées et de tentacules. La bête se saisit de son adversaire et enroula ses anneaux autour de la gorge chatoyante. Sa mâchoire se referma sur une aile dorée, déchirant le tissu diaphane. L'être angélique cria sa souffrance en une note suraiguë et son aura pâlit sensiblement. Tandis que le monstre souterrain s'acharnait sur lui, il tourna la tête vers la colline du château toujours rougeoyante et appela à lui la lumière du brasier. Les flammes furent soufflées vers le haut et arrachées aux tours et aux remparts. Elles formèrent une énorme sphère brûlante qui dévala la colline à toute allure. La boule de feu traversa le village dans un sillage d'étincelles, déboucha sur la place, frappa l'être lumineux et se fondit en lui. Aussitôt, son aura regagna sa puissance et dans un flash éblouissant, il repoussa son opposant qui s'effondra en fumant. Il le ceintura, déplia ses ailes et s'élança dans les airs. Puis, ayant fait deux tours sur lui-même pour prendre de l'élan, il projeta le monstre à travers les airs, hors du village et le suivit en volant. La haute silhouette brillante disparut bientôt dans les ténèbres.

Après le vacarme du combat, un calme irréel retomba sur Brightmaney. Father Henry releva timidement la tête et cligna plusieurs fois des yeux en scrutant le ciel étoilé. La sorcière traversa la place d'un pas rapide quoique légèrement boitillant et se dirigea vers la sortie du village. Elle dépassa les dernières maisons, franchit le pont et se hâta vers la forêt. L'air lui semblait vibrer tant d'énormes flux de magie étaient à l'oeuvre dans toute la région. A l'horizon, on pouvait apercevoir plusieurs points de lumière dorée. Jehanne pénétra sous le couvert des arbres. Le fracas du combat faisait trembler le sol quand elle arriva au cercle. Le monstrueux reptile avait terminé sa chute en plein centre des menhirs. La violence de son atterrissage avait creusé un cratère. A présent, il semblait affaibli et avait repris sa coloration verdâtre. Par plaques, ses écailles avaient terni, comme changées en pierre. Il portait plusieurs blessures profondes mais elles commençaient déjà à se refermer, la chair repoussant à vue d'oeil. Jehanne leva les yeux et vit l'être resplendissant, planant au dessus des arbres. Il parla d'une voix métallique et sonnante, dans un langage qui semblait aussi ancien que le monde. La sorcière reconnut les syllabes étranges et complexes. Il disait :
- Il y a mille ans, nous sommes entrés en guerre et avons combattu. Nous, peuple des Lumineux, l'avons emporté. A nouveau, nous sommes victorieux. Retourne dans les profondeurs et que le sceau retrouve sa puissance.

L'être de lumière déroula sa chaîne, replia ses ailes et fondit sur la bête écailleuse. Ils luttèrent un moment l'un contre l'autre, le reptile se débattant en grognant contre les maillons qui l'enserraient de plus en plus étroitement. Quand il fut totalement ligoté, le Lumineux entama une danse mystique autour du cercle de pierres, ondulant, tournant. Il dessinait des arabesques de ses ailes gracieuses et répandait des volutes chatoyantes. Sur chaque pierre qu'il touchait, un glyphe apparaissait et se mettait à luire. Quand il eut fait le tour du cercle et qu'il toucha le dernier menhir, la bête souterraine poussa un rugissement de dépit et de colère. La terre trembla et commença à l'engloutir. Le monstre se débattait et se contorsionnait sous les chaînes mais il s'enfonçait inexorablement. Quand il eut totalement disparu et que le sol se fut refermé, l'être ailé prit son envol au dessus des pierres. Il jeta la clé en plein centre du cercle, où elle resta un instant suspendue dans les airs. Puis, elle explosa en un flamboiement de paillettes d'or. Le sceau était refermé.

Les lueurs des glyphes baissèrent lentement et disparurent tandis que l'être de lumière se posait près des arbres. Il eut un dernier regard pour la voûte céleste et la forêt et adressa un doux sourire à Jehanne. Puis, il replia ses ailes sur son corps et commença à rapetisser. Ses cheveux et ses anneaux diminuèrent progressivement et quand la clarté se dissipa, les deux enfants apparurent. Ils se tenaient toujours par la main et chacun avait une blessure sanglante à l'épaule, là où le monstre des profondeurs avait mordu son ennemi. La clé d'or et la marque de la fillette avaient disparu. Ils semblaient tout deux un peu hagards et portèrent la main à leur épaule avec perplexité. La sorcière s'avança vers eux en souriant. Elle les prit par la main et ils partirent vers le village. Tandis que Michel se serrait contre Jehanne en frissonnant dans ses vêtements mouillés, Gabrielle tourna son visage vers le château et écrasa une larme.

βα

Des siècles plus tard, dans les rues grises d'une morne banlieue, le vent printanier faisait rouler une canette vide. Par endroits, entre les carcasses de voitures et les maisons insalubres, une fleur téméraire perçait l'asphalte. Non loin de là, demeurait un lambeau intact de la vieille forêt, et, entre les arbres aux troncs noircis, s'élevaient les ruines du cercle de pierre. Une lueur pourpre dansait au ras des feuillages et virevoltait : une fée, survivante d'un autre âge. Sa voix cristalline s'élevait dans la clairière et la brise emportait sa chanson :
- Bientôt viendra l'orage, le cercle est le passage...

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Publication : 19 octobre 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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1 Commentaire :

Netra Ecrire à Netra 
le 05-09-2006 à 21h31
Eh ben ! Voilà un texte qui donne une sacrée leçon de style ! Attention, spoiler !!
J'aimerai écrire aussi bien que toi, Est' ! Quel style ! T'es sûre que tes autres récits ne méritent pas d'être publiés ?
Pour l'histoire, les personnages du seigneur (dégoûtant), du prêtre (plus bête que méchant), de l'évêque (fanatique) et de la sorcière (sage) flirtent délicieusement avec la caricature, avec les constantes de leurs rôles respectifs. J'aurai bien aimé connaître un peu mieux les...

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