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Nuits de cendre

Dans la ville sans nom, hommes, femmes, enfants, chèvres et moineaux, chez tous, quand la mi-automne approche, trottent les souvenirs des Nuits de Cendre. Ces nuits-là, la cité n'est plus tout à fait elle-même. Ces nuits-là, dit-on, la cité semble perdre la tête. À écouter la jeunesse ce ne sont que nuits de folie, que nuits de fête, pour les vieilles barbes grincheuses, nuits de débauches et de bacchanales.

Mais en la matière le plus sage c'est d'écouter les anciens. La tradition raconte que ces nuits-là, les portes de l'au-delà s'ouvrent. Les morts viennent nous visiter, avec leurs atours désuets, couvert d'ocre et de cendre.

Oh je sais, bien d'entre-vous haussent déjà les épaules, voilà encore des contes pour enfants ou roupie de sansonnet. Mais si un peu de sagesse vous détenez, vous savez déjà que le monde recèle bien des mystères. Qui peut prétendre en connaître le quart du huitième d'un début d'explication.

Et si c'était vrai. Et si les morts ont loisir de nous visiter, voilà de quoi frissonner, vous en conviendrez. Viennent-ils pour nous chatouiller ou bien nous tirer les pieds ? Pour réclamer vengeance ou justice ? Et si par hasard l'un d'entre eux prenait fantaisie de venir faire un somme dans son lit, un lit qui est à présent le vôtre ?

Mais rassurez-vous, la tradition rapporte que la plupart des morts sont bienveillants, étranges certes, mais bienveillants, et ont finalement des soucis fort semblables à ceux de tout un chacun d'ici-bas. Certains viendraient juste boire un verre à l'auberge, faire une partie de dés ou de cartes ou bien régler quelques affaires en suspens. D'autres iraient jeter un oeil sur la maison de leur enfance, s'arrêteraient sous un balcon, ou iraient dans le jardin de potiron bêcher la terre. Le plus souvent ils baderaient dans les rues, se saluant parfois, danseraient, feraient la fête. Et si par hasard leurs pas croisaient quelques descendances ce ne seraient que bisous et embrassades.

Il me fut raconté l'histoire d'une veuve poursuivie par son mari qui lui reprochait d'avoir été oublié. Le voilà qui la suit, la tourmente ? Tant peut se faire que la femme ne dut son salut qu'à l'aube tant attendue. Mais somme toute cela arrive ici-bas presque chaque jour. De même on me conta l'histoire d'un loyer symbolique qu'un de ces défunts venait percevoir chaque année. Un verre de vin rouge, une miche de pain et une pincée de sel. Un loyer fort modeste mais quand même.

Dans cette ville, cela semble chose admise et naturelle. La cité s'est adaptée. En premier lieux ce sont des jours chômés. Au moins une ou deux journées avant, pour préparer les festivités, repas et costume, et puis, si on a un peu de temps, un coup de balais sur la tombe de l'aïeul ne peut pas faire de mal. Après ces nuits de fête, c'est aussi chômé, histoire de pouvoir s'en remettre. C'est bien sûr nuit de fête. Rues et places illuminées de flambeau et de feu de joie. Chacun se déguise, homme en femme et vice-versa, jeunes en vieux, vieilles dentelles et autres guêtres sont sorties des armoires. Par jeux le plus souvent, mais certain pour ne point se faire connaître et ainsi mieux profiter de la fête. Ce n'est souvent que danse et ripaille dans l'ensemble de la ville.

Et puis ces nuits-là sortent d'étranges mannequins de paille figurant d'anciens dieux, couverts de peinture et de symboles oubliés. Il y a le taureau aux cornes larges et fières ; les chèvres, chacune arborant un caractère féminin, le dieu cornu aussi et la belle Niniane. Chacun est l'oeuvre d'une confrérie qui place sa fierté dans son ouvrage. À leur suite se forment cortèges et farandoles. Ils passent dans toutes les rues, chantent à tue tête et honorent certaines maisons d'un charivari. Ainsi est marqué un notable trop grincheux ou une belle qui ne sait choisir. Ce n'est qu'au mitan de la nuit que les mannequins sont brûlés. On chante une dernière fois pour eux puis chacun rentre en son logis. Tant l'animation est forte, que l'étranger de passage ne voit souvent là qu'amusement et coutume barbare. Et s'il croise quelque revenant, il n'y voit qu'un costume de plus. Quant aux habitants, ils ont usage de cela. Et n'y voient que chose naturelle.

Mais revenons à nos morts. Si j'en crois tous les témoignages que j'ai pu recueillir, il y en a de tous les genres.

Les morts récents s'attachent aux vivants et parfois à leurs biens terrestres. Ainsi fut, dans la rue des tisserands, un combat épique d'une marâtre avec sa belle fille chacun tirant une nappe brodée, tant bien se fit que le tissu céda. C'est parfois l'occasion de retrouver une vieille recette de cuisine d'une ancienne disparue, quant ce n'est pas un bas de laine dont on a perdu la trace. Une famille de ma connaissance aurait ainsi une aïeule qui vient faire visite chaque année, elle s'installe au coin de l'âtre et s'attache à son ouvrage. Bel amour du napperon en vérité. En final, les défunts sont bien accueillis en cette cité du moins.

Les morts plus anciens sont parfois déroutants avec leurs costumes d'un autre âge, leur sens de l'honneur et des civilités propres à leurs temps. Si l'un d'eux vous provoque en duel, n'en prenez pas ombrage, leurs épées ne sont points de ce monde. Mais faites comme-ci, il verra en vous un aimable compère. Ils ne semblent guère avoir usage des choses modernes et traversent avec entrain meubles et murs ; mais la plupart ignorent avec ostentation le pont neuf.

Ne croyez pas que tous les morts reviennent, non en vérité, ils sont parfois fort peu, justes quelques-uns. Et ce n'est que dans les vieilles maison du pays que vous pourrez les croiser. Les savants nous disent que cela est affaire de lune. À lune montante, les morts seraient croissants, à lune descendante ils ne seraient guère présents. Les plus à redouter seraient les soirs de pleine lune et plus encore de lune rousse.

Ainsi un vieil homme me raconta qu'une de ses fameuses nuits, ce fut tout une armée de morts qui revint. Que dis-je, une armée, deux armées firent battages. Plus de cent mort, hommes et femmes défuntes qui investirent la porte corne roche, envahirent les bas quartiers pour s'en prendre en final à la vieille tour. Les deux camps se firent d'abord grimaces et intimidations, les femmes se firent cajoleuses et impudiques. Puis l'assaut fut donné. Épées contre écus, cris de joie et râle, la ville n'était que fureur et poursuite. Les vivants à ce spectacle ne furent guère en reste et à coup de baluchons, ils se mirent de la fête. On vit même me dit-on des notables, bonnet de nuit en guise de casque, s'attaquer à des jeunots trop abasourdis par l'évènement pour offrir la moindre résistance. Plus de trois semaines il fallut pour réparer les dégâts. Mais il semblerait au dire d'un des chevaliers présents que ce fut une belle bataille. Quelle bataille ? Mon informateur ne put me renseigner, une obscure bataille de temps oubliés.

Mais l'endroit où vous aurez le plus de chances de croiser quelques morts est bien sûr le vieux cimetière de la hauture. Le lieu, de plein jour, est très plaisant. Il constitue un jardin suspendu qui s'étage sur le couchant, avec un point de vue remarquable sur la campagne. Les ombrages des tilleuls et des cyprès sont profonds. Des fers forgés font tonnelles et il y pousse des rosiers, anémones et herbes folles. En son centre a été aménagée une place aux dalles de pierre que la pluie a élimée, avec un muret en guise de banc, où tout un chacun peut s'arrêter. C'est là que vous trouverez souvent le cantonnier qui a la charge des lieux. Et s'il parle tous seul ne vous inquiétez point, c'est un brave homme. Peu des gens du cru se permettraient de se rendre en ces lieux, ces nuits-là. Pourquoi me direz-vous ? Tout simplement qu'il n'est pas usage d'ouvrir les cadeaux avant qu'ils ne soient offerts. Mais la fête doit être belle en vérité rien qu'à entendre les fifres et cornemuses, tambours et guitares. Les bois raisonnent des pas des danseurs et des rires des femmes. Et les visages qui en sortent sont pleins de rire et de joie.

Je suis tenté pour ma part d'y voir plus qu'une simple visite des morts. Parler de mort est bien vite dit, en vérité. Car parfois furent croisés d'étranges revenants. Certain fort velu, seraient dit-on de très lointains ancêtres. Admettons. Mais d'autre vêtus de vêtements fort étranges arpentent la ville aussi. Ils ont des amulettes à la main qui ne cessent de tinter et à qui ils confient d'étranges mots. D'autres encore semblent flotter. Et puis que sont ces gens aux oreilles pointues et ceux qui semblent plus êtres des bêtes de cauchemar que d'honnêtes promeneurs. Il parait que ces derniers sont fort civils...

Mais, me direz-vous, cela n'est qu'histoire et racontar. J'étais comme vous incrédule. Je ne voyais que blague et amusement à la faveur de la fête. Mais une de ces fameuses nuits, je vis une femme ne portant pour tout habit qu'un voile fort transparent qui moulait son corps. Une couronne de fleurs des champs pour orner sa coiffure. Un pas léger, des yeux rieurs. Je lui offris ma cape, mais elle la refusa me disant qu'elle n'en avait nul besoin. Tout cela avec un tel sourire que j'en fus fort pantois. Et puis elle m'entraîna dans une danse...Mais je m'égare dans des souvenirs qu'il ne serait décent de raconter ici. Sachez que je la vis au petit matin traversé un miroir en chantonnant.

Pour ma part je serais tenté de croire qu'en ces nuits-là, la trame du temps est suspendue. Et que les morts, mais peut être aussi des vivants, venants de temps passé ou à venir, se mélange à nous sans façon. Passé, présent, futur, un instant ensemble juste pour une fête.

Un chat dont j'ai grand estime me confia cette idée : les morts renoueraient en cette nuit avec les actes, les instants, les sentiments qui ont le plus compté dans leur vie. L'idée est séduisante. Quant j'aurai rejoint le peuple des anciens. J'irai bien, ma foi, flâner dans un bistrot, déguster un café couvert d'un capuchon de chantilly, goûter le temps et laisser traîner mes yeux sur le pas chantant des passantes. Et vous amis lecteur à quoi occuperez-vous ces jours de fête ?

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Publication : Concours "Un zeste d'éternité" (Février 2002)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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