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La dimension cachée


Résumé des épisodes précédents :

Mélamine Courtepointe vit en dimension V (le violet est la couleur officielle des sorciers) ; les deux principales puissances sont le Territoire de l'Est et le Territoire de l'Ouest, que dirige d'une main de fer Maîtresse Orchidée Hautecour.
Dans le même Monde se trouvent trois autres dimensions importantes : la dimension H ( Humains), la dimension T (Turquoise), regroupant les Anges sous la houlette du Grand T, et la dimension R ( Rouge) pour les Démons, commandés par le Grand R.
La Mort s'appelle Thanata ; c'est une grande coquette avec plusieurs cheveux sur la langue, qui tranche le fil de Vie de ses ciseaux dorés (quand ils coupent).
Mélamine a été élevée par Alyane Courtepointe et son mari Tilsitt Purchaudron (les filles prennent le nom de la mère, les garçons celui du père), qui la croient leur fille, alors qu'en réalité ses parents biologiques sont Corinanthe Courtepointe (la mère d'Alyane) et Aztarek Phanigann, célébrissime sorcier venu du passé. Les autres enfants du couple Alyane/ Tilsitt sont Deliria, Walkyria, et Balthazar.
Mélamine s'est mariée avec Iriador Kersigatt, vaillant sorcier de l'Est, et elle est actuellement enceinte de sa première fille, Emeraude, qu'elle a rencontrée quand celle-ci a remonté le temps grâce à la clef USB ( Un Seul Bond) inventée par son père.
Mélamine soigne volontiers tous les animaux ; tous ses chats sont verts (sa couleur préférée), mais elle n'a pas encore réussi à les faire naître de cette couleur.



" Ouille ! ", grimaça Mélamine en se tenant le ventre à deux mains. "Pas si fort !
- Pardon, m'man ! ", répondit une petite voix dans sa tête. "Je suis vraiment désolée, mais je n'ai pas encore le contrôle total de mon corps. C'est d'ailleurs une chose bien étrange, cette association entre un Pur Esprit qui communique avec Tout Le Savoir du Monde, et un corps immature, inachevé, véritable petit parasite prospérant sur ta substance... Et dire que quand je vais naître, je vais oublier tout ce que je Sais, et qu'il va me falloir une vie pour tout réapprendre - si tant est qu'une vie soit suffisante ! - Ca me fatigue rien que d'y penser ! Ah au fait... Quand est-ce que Menthe doit mettre bas ?
- Dans quelques jours, je pense. Pourquoi ?
- Tu verras, tu verras... "
" Mélamine ! " La voix d'Iriador interrompit la conversation.
" Tu es prête, ma chérie ? Nous ne devons pas être en retard au cocktail de ton frère !
- Oui, oh... Crois-tu qu'il remarquerait notre absence ?
- Probablement pas, mais je ne veux pas donner à Alyane la satisfaction d'avoir un prétexte pour dire encore du mal de toi.
- Tu sais... Elle n'a pas besoin de prétexte... "

Balthazar Purchaudron venait d'être nommé Directeur du Centre de Recherches en Biomagie Fondamentale, et avait organisé une petite fête pour l'inauguration de son nouveau laboratoire. Le Tout Violet y avait été convié.
La réception battait son plein quand les deux jeunes gens arrivèrent. Balthazar Purchaudron, vers qui ils se dirigèrent pour le saluer, était en grande conversation avec Orchidée Hautecour et Allumage Ventraterre, le Grand Conseiller de la Recherche Violette, et ne leur adressa qu 'un signe de tête distrait. Iriador se proposa pour aller chercher des boissons, et Mélamine se trouva seule nez à nez avec sa soeur Deliria, plus maigre que jamais, les clavicules saillantes au dessus du décolleté abyssal d'un de ses habituels fourreaux violets, échancré jusqu'à mi-cuisse.
" Ma chérie ! ", s'exclama-t-elle, "alors, encore combien ? Trois mois ? Quatre mois ?
- Quinze jours.
- Oh, quelle chance tu as ! On ne voit vraiment pas la différence ! "
Mélamine s'efforça de sourire d'un air détaché quand tout à coup le visage de Deliria se contracta en une grimace douloureuse virant du livide au pourpre soutenu, et marmonnant une excuse incompréhensible, elle battit en retraite.
" Tu me fais des cachotteries, maintenant ? Qu'est-ce que tu lui as dit ?
- Si tu n'en sais rien, tu n'auras pas à t'en sentir responsable. Je l'ai remise à sa place. Ses sarcasmes stupides n'ont que trop duré. Elle ne peut rien me faire, et à toi non plus. N'oublie pas que je suis l'Innocence même... "
Mélamine posa les mains sur son ventre et sentit l'enfant venir se blottir juste au dessous pour une caresse complice.
La visite du laboratoire les occupa un certain temps. Tout était flambant neuf, écrans, alambics, chaudrons, sans oublier les cages pour les futurs animaux d'expériences. Tout le monde se perdit en conjectures sur une petite pièce entièrement vitrée, située à l'intérieur du bureau de Balthazar, bureau dont les dimensions auraient permis de loger un couple de dragons avec leur progéniture.
La voix d'Alyane Courtepointe s'élevait dans les aigus bien au dessus de toutes les conversations. S'étant assurée de plusieurs coups d'oeil inquiets que sa mère Corinanthe n'était pas là (pour une raison étrange, elle prenait toujours fait et cause pour Mélamine), elle répétait même à qui ne voulait pas l'entendre que Balthazar était son enfant le plus brillant et à vrai dire une véritable chance pour le Monde Violet. Cela faisait sourire Mélamine, mais n'était pas du goût d'Iriador et d'Emeraude, qui rivalisaient télépathiquement d'idées incongrues et grotesques, en imaginant les punitions qu'ils auraient aimé pouvoir infliger à cette mégère intrusive et injuste.
" Ce sont des recherches complètement secrètes ", continuait Alyane. "Mais bien sûr, comme je suis sa mère, je suis au courant de tout. Vous comprendrez que je ne puisse rien vous en dire, c'est un secret d'Etat. "
Emeraude fut prise d'un fou rire qui agita le ventre de Mélamine de soubresauts intempestifs.
" Arrête de rire comme ça, ou tu vas finir par naître avant l'heure !
- Je n'y peux rien, c'est trop drôle ! Quel aplomb ! Quelle audace ! Elle ment avec une assurance ! Je suis bien contente que ce ne soit pas ta mère !
- Tu n'es pas censée le savoir...
- Ne t'inquiète pas, je l'oublierai à ma naissance. Encore que ça, si je pouvais, j'aimerais bien m'en souvenir...
"

Mélamine finissait de mettre des draps roses dans le berceau que lui avait prêté Walkyria, quand elle entendit un choc sourd contre la porte d'entrée. Elle s'y précipita, et découvrit Franckie le loup affalé sur le seuil, l'oeil rouge et larmoyant, secoué de spasmes de rire, qui réussit à murmurer entre deux hoquets :
" Mère... Mimine... au secours... "
Elle le traîna plus qu'elle ne le souleva et parvint à le coucher sur le canapé.
" Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Nom d'un chat vert, il est empoisonné ! Qu'est-ce que tu as mangé ? Ne ferme pas les yeux, Franckie, réponds !
- Un la...pin... Juste le foie et...
- Le foie ! Bien sûr, le poison a dû s'y concentrer... Hilarine tueuse, probablement... Ne bouge pas, je vais chercher l'antidote ! "
Le loup entendit à peine un grand remue-ménage venant du bureau attenant, tandis que Mélamine cherchait fébrilement et avec force jurons parmi les nombreux flacons presque rangés sur les étagères.
" Damnation violette ! Je n'ai plus d'élixir de poivrée bleue, le flacon est vide ! Je vais appeler Corinanthe...
- Non. "
Le ton d'Emeraude était catégorique.
"Hein ?
- Balthazar en a.

- Mais je n'ai rien à dire à Balthazar ! ", cria Mélamine qui perdait son calme.
- Peut-être, mais c'est lui que tu dois aller voir.
- Et pourquoi, je te prie ?
- Parce que. "
La voix de Mélamine était frémissante de colère, et la pensée d'Emeraude intransigeante et définitive. Mélamine soupira.
" Et je suppose que tu as une bonne raison ?
- Exactement. Dépêche-toi, tu perds du temps. "
Mélamine n'était pas à proprement parler une sorcière docile. Mais elle obtempéra néanmoins. Balthazar... le labo... Téléportation ? Ca fatiguerait le loup. Balai ? Et le loup ?
" Izzi micros naï... ", suggéra Emeraude.
" Le réduire ? Mais bien sûr ! "
Elle décolla vingt secondes plus tard, avec dans sa poche un loup miniature qui s'étouffait dans des quintes de rire de plus en plus fréquentes.
A l'accueil, une jolie sorcière blonde dans un uniforme violet très chic toisa sa robe verte et son ventre proéminent.
" Vous désirez ?
- Mélamine Courtepointe. Je viens voir mon frère, Balthazar Purchaudron.
- Le professeur est absent. Voulez-vous que je vous donne un rendez-vous ?
- Ecoutez, j'ai besoin d'un élixir, et je suis sûre qu'il en a. Est-ce que je pourrais...
- Le professeur est absent. Laissez-moi vos coordonnées et... "
Avant que les yeux furibonds de Mélamine ne lui sortent de la tête, Emeraude, calme et déterminée, lui avait soufflé un autre plan. Mélamine pâlit un peu, puis le défi la fit sourire. Elle tourbillonna plusieurs fois devant l'employée interloquée, qui se retrouva face à une silhouette qu'elle ne connaissait que trop.
" C'est très bien, mon petit, je vous félicite ! J'aimerais que tous les assistants de mon fils fassent preuve du même zèle ! Inutile de m'accompagner, je connais le chemin...
- Mais Maîtresse Courtepointe, il n'est pas là...
- J'attendrai, j'attendrai... Le pauvre chéri ne m'a pas appelée depuis deux jours, je suis sûre qu'il travaille trop... "
Et la fausse Alyane, impérieuse, envahissante et toujours pressée, en un mot plus vraie que nature, s'engouffra dans l'escalier.
" Bon ", murmura-t-elle, "maintenant, ce cher Mascaret Lambredaine... "
Le secrétaire s'empiffrait de beignets à la crème en distribuant les miettes aux rats de laboratoire. Il tenta maladroitement de cacher la boîte derrière son dos quand le cyclone Alyane fit irruption devant lui.
" Ah, ce cher Labedaine !
- Lambredaine, Maîtresse Cou...
- Ne vous dérangez pas pour moi, je fais un saut dans la réserve et je m'en vais ! Mon fils n'est pas là ?
- Il... Il... n'est pas là... Il...
- Quoi, il ? "
Sous le regard terrifiant de la mère abusive, tigresse cherchant son petit, tempête d'apocalypse aux accents accusateurs, le pauvre sorcier s'effondra.
" Je ne sais pas quoi faire ! Il m'a dit de ne pas l'importuner pendant son expérience... Il était dans l'aquarium, la pièce vitrée, là... Il a disparu depuis hier matin et je...
- Triple incapable incompétent ! Allez vite me chercher du thé et des gâteaux, je vais le ramener dans cinq minutes, ce pauvre chéri sera sûrement mort de faim...
- Mais vous ne savez pas... "
Alyane se redressa de toute sa maigre hauteur.
" JE ne sais pas QUOI ?
- Je... vais aller chercher des gâteaux, et... "
Et tandis qu'il dévalait l'escalier, trop heureux de s'en tirer à si bon compte, Mélamine se rua dans la réserve, trouva l'élixir, agrandit le loup, et lui fourra le goulot du flacon dans la gueule. Les soubresauts s'arrêtèrent, le loup poussa un profond soupir et ouvrit les yeux.
" Je suis mort ?
- Pas encore, Franckie, mais c'était moins une. Ecoute, il semblerait que Balthazar ait des ennuis, et je n'ai pas le temps de te ramener chez toi.
- Mais je te suis, Mère Mimine, où que tu ailles. Mes crocs sont à toi ! "
Mélamine sourit devant le serment d'allégeance du loup. Elle fouilla méticuleusement les dossiers épars sur le grand bureau d'ébène - même celui d'Orchidée Hautecour était plus petit... Elle y apprit ainsi que Balthazar s'était penché successivement sur la miniaturisation des vaches (mais elles ne donnaient pas assez de lait, et si on augmentait la lactation elles explosaient), sur le croisement entre une licorne et un dromadaire (mais ce drolicorne était très inconfortable à monter, et doté d'un caractère exécrable), et sur la comestibilité du ficus (mais même détoxinifié et bouturé avec un figuier, il avait un goût nauséabond).
Alors qu'elle réfléchissait, le nez en l'air, son regard tomba sur la pièce vitrée. Le long de trois parois sur quatre étaient disposés des plans de travail en céramique, recouverts de chaudrons, balances, alambics, pots de verre, pots de terre, petits sachets et flacons colorés. Au centre, un cercle était dessiné à la craie sur le parquet de chêne ; au bord du cercle, deux miroirs en pied se faisaient face. Mélamine fit le tour de la pièce, cherchant quelque chose sans savoir quoi. Enfin elle avisa, émergeant à peine sous une pile instable de sachets d'herbes séchées, un gros cahier jaune intitulé " Projet de rematérialisation paradimensionnelle. Top Secret ". Les premières pages étaient couvertes de calculs hermétiques devant lesquels elle resta perplexe.
" Astucieux ", remarqua Emeraude qui lisait par ses yeux.
- Evidemment toi tu comprends tout...
- Ne t'attache pas aux détails !
- Oui, bon, d'accord... En gros, je vois, il a cherché, par déductions en fonctions des déplacements électromagnétiques, à localiser des dimensions inconnues... Et alors ?
- Procède un peu. Il a dû laisser une formule quelque part.
- Là ! Sur la dernière page ! Mais j'aimerais bien trouver aussi des instructions pour le retour ...Ah... c'est peut-être ça, mais... S'il n'y a pas de miroirs chargés là-bas, ça ne marchera pas... Je veux bien aller sauver ton oncle, mais je te préviens, si je ne suis pas sûre de pouvoir revenir...
- Eh ! Je ne veux pas d'une mère vieille et raisonnable, moi ! Tu n'as qu'à réfléchir un peu, la solution existe, et tu n'es pas plus bête que Balthazar...
- Merci... Mais si tu sais comment faire...
- Je sais. Par définition, si quelque chose existe, je le connais. Mais cet état de Connaissance Suprême qui est le fait de tous les foetus, je ne suis pas censée le partager avec toi, ils ont été très clairs là dessus. Déjà, si quelqu'un fourre son nez d'un peu plus près dans mes affaires... Tu sais ce qu'ils te font ? Ils te font naître avec moins de pouvoirs ! Alors si c'est moi qui te ramène, je risque de n'être même plus télépathe, l'horreur ! Allez, réfléchis un peu... Pour aller et venir entre un monde et l'autre, il y a les objets passants, et... et...
- Oui, les portes, mais comment...
- Quand je pense que c'est toi la mère ! Ah les hormones, ça ne te vaut rien ! Balthazar a déduit l'existence d'une dimension...
- Et tu veux que j'extrapole ses calculs pour trouver la position d'une porte qui aurait les mêmes caractéristiques...
- Oui. Et de préférence en moins de dix minutes.
"

Mélamine s'attela à la tâche, le font plissé mais l'esprit clair. Sept minutes plus tard, elle reposa le crayon près du cahier jaune.
" Franckie, donne-moi la patte, on est parti ! "

La porte se trouvait dans une grotte, sur le versant ouest du Mont Transparent, ainsi nommé parce que certains jours il disparaissait totalement à la vue, puis réapparaissait à son gré comme par magie. Au fond du long tunnel éclairé par des torches, Mélamine poussa la porte sans hésitation, et s'arrêta sur le seuil, ébahie.
" Eh bien ! Moi qui craignais de manquer de miroirs ! "
Sous la lumière tamisée d'un ciel blanc opaque, s'étendait un paysage exclusivement composé de miroirs. Une route partait de la porte, serpentant vers de lointaines collines, constituée d'un miroir parfaitement lisse et d'un seul tenant, s'étendant jusqu'à l'horizon. Sur ses bords, des formes qui auraient pu être des brins d'herbe, des fleurs, des buissons et des arbres, étaient constituées de multiples petites facettes miroitantes.
" Nous n'allons pas facilement passer inaperçus ", murmura Mélamine, ce à quoi le loup, plus prosaïque, répondit :
" Et pour manger, on trouve quoi ? Mère Mimine, je n'aime pas cet endroit... Il n'y a aucune odeur... et pas d'eau, nulle part... "
Ils s'avancèrent un peu sur la route jusqu'à un premier écriteau, dont le miroir portait une inscription en lettres noires : " Bienvenue Mélamine ". Quelques mètres plus loin, à une intersection, un autre panneau montrait un chemin vers la droite, qui se dirigeait vers un grand château de miroirs, avec l'indication " Pour Mélamine, c'est par là. "
" Je ne sais pas si c'est une bonne chose ", déclara l'intéressée, "mais il semble que nous étions attendus... "
Le paysage était totalement désert, et Franckie avait beau dilater ses narines, il ne percevait aucune odeur d'être vivant.
Ils pénétrèrent dans la cour du château, et tout à coup une foule bigarrée d'animaux en tous genres se précipita vers eux en criant :
" Mère Mimine ! Mère Mimine ! Au secours ! Toi seule peux nous sauver ! "
Il y avait là des chiens boiteux, des chats éborgnés, des cerfs blessés, des lapins aux yeux rouges, des renards à la gueule pleine de bave, un loir qui toussait comme un asthmatique, et derrière encore toute une cohorte guère plus reluisante.
Mélamine fronça le sourcil, guère encline à croire à la réalité de cette vision, et dans un geste de protection et de réassurance, elle posa la main sur la tête du loup. Aussitôt, tous les animaux disparurent.
" Nom d'un sortilège !
- Ils ont disparu ! Tu as vu, Mère Mimine ? Ils ont disparu ! Je me disais bien qu'ils n'étaient pas réels, ils n'avaient pas d'odeur !
- Ils se sont évanouis quand je t'ai touché, Franckie, parce que... Voyons mais... parce que... mais oui ! Tout n'est qu'illusion, ici, et nous générons les illusions qui nous touchent le plus. Mais toi, Franckie, en tant qu'animal, tu es profondément ancré dans la réalité, tu ne te fais pas d'illusions sur le monde, et tu m'as permis de me recentrer sur le réel.
- Voilà une preuve de plus ", se rengorgea l'animal, " de la supériorité des Loups ! "
Mélamine sourit et le gratta derrière les oreilles. Cependant, dès qu'elle eut cessé le contact, ce fut une ribambelle d'enfants roux en robe verte, qui se ruèrent vers eux en criant " Maman ! Maman ! ". La main de Mélamine se précipita vers la tête de Franckie.
" Bon, tu m'excuseras, mais je crois que je ne vais pas te lâcher jusqu'à notre retour.
- Comme il te plaira ! Je suis trop content de pouvoir te rendre service !
- Tu ne dis rien, Emeraude ?
- Non, pourquoi ? Tu te débrouilles plutôt bien, je trouve... Mais maintenant il faudrait trouver Balthazar.
- Peut-être dans les étages ?
- Laisse-moi flairer un peu... S'il est vivant... Je le tiens ! C'est hallucinant ! Dans ce désert olfactif mes capacités sont décuplées ! Pourquoi tu me regardes comme ça ? J'ai dit une bêtise ? "
Mélamine le suivit à l'intérieur. Au fond d'une immense salle totalement vide, se dressait un grand escalier. Franckie glissait souvent sur le sol trop lisse, et le bruit de ses griffes se répercutait en échos successifs comme une cascade sonore sans fin.
" Mon pauvre Franckie, on dirait que tu joues des castagnettes... Et cet escalier... Ca me donne la nausée tous ces reflets... On va se téléporter en haut, d'accord ? "
Mélamine claqua des doigts, mais rien ne se produisit. Le coeur battant, redoutant de ne pas s'être trompée, elle essaya de réduire le loup, puis de se transformer en chat...
" Je n'ai plus de pouvoir ! Tu m'entends toujours, Emeraude ?
- Je t'entends, maman. Mais c'est moi qui fournis l'énergie pour que tu m'entendes. Ici, effectivement, tu n'as plus de pouvoirs.
- Mais moi par contre j'en ai ! Je te protègerai, mère Mimine, foi de Franckie. Accroche-toi à moi, nous allons monter doucement, et si ça tangue trop, tu n'as qu'à fermer les yeux. "
Ils gravirent les marches lentement, Mélamine s'agrippant à la rampe et tenant fermement le loup de l'autre main, ce qui lui permit de la rattraper trois fois d'une glissade précipitée. Sur le palier, elle entendit enfin la voix de Balthazar, autoritaire et survoltée.
" Non, pas comme ça ! J'ai dit la décoction de fusarine, pas l'élixir de magnolia ! "
Il était assis sur un grand siège de miroirs, à vrai dire une sorte de trône, surélevé par une estrade à cinq marches, et autour de lui, vaquant des chaudrons aux alambics et des flacons aux coupelles, tourbillonnait une nuée de jolies petites sorcières blondes, dont les robes violettes s'échancraient sur des décolletés généreux, la taille délicate soulignée par une ceinture en strass, et haut perchées sur des escarpins aussi étincelants que silencieux. Pâle, les traits tirés, de longues cernes sombres sous les yeux flamboyants, le sorcier vociférait des ordres incessants d'une voix que la fatigue et la soif commençaient à altérer. C'est à peine s'il haussa un sourcil en voyant s'approcher sa soeur.
" Balthazar, tout ceci n'est qu'une illusion, il faut rentrer, tu n'as rien bu depuis deux jours... "
Il l'écarta comme on chasse un moustique importun.
" Laisse-moi, je n'ai pas soif, tu me déranges, je suis en train de réussir l'expérience de ma vie ! Plus vite, vous autres, il faut ajouter la poudre de zirconium dans trente secondes ! "
Et le choeur des assistantes, un sourire figé sur les visages identiques, répondit d'une seule voix :
" Oui, Maître-Professeur ! Nous sommes à vos ordres, ô Maître-Professeur... "
Mélamine soupira.
" Eh bien, s'il n'y a pas d'autre moyen... A toi, Franckie, ramène-le à la raison ! "
Le loup bondit sur le sorcier, et dès que ses pattes furent en contact avec lui, l'illusion disparut. Balthazar dégagea sa tête et poussa un cri.
" Arrière, sale bête ! Mélamine, rappelle ce ... Eh ! Revenez ! Où êtes-vous ? "
C'est alors qu'un roulement de tambour, suivi du pépiement d'une dizaine de fifres, annonça l'arrivée d'un petit homme replet, portant un drôle de chapeau à deux cornes ; il était vêtu d'une longue veste verte, laissant sur le devant voir le gilet, blanc comme la culotte, et rehaussée d'épaulettes dorées. De surprise, le loup se retourna et lâcha prise. Les assistantes de Balthazar reprirent leur ballet silencieux.
" Halte-là ! ", cria le militaire sabre au clair. "Je suis venu vous conquérir ! A moi les trompettes de la renommée ! Jouez violons sonnez crécelles ! Ralliez-vous à mon panache blanc ! Veillons au salut de l'Empire ! C'est la lutte finale ! "
Derrière lui, se frayant un chemin à travers la forêt de soldats en uniforme bleu, coiffés d'un shako surmonté d'un plumet, se glissa un freluquet chauve en blouse blanche, tenant à la main une petite boîte rose.
" Allez, m'sieu 'Léon, soyez gentil, prenez vos pilules... "
Mais l'homme frappa le sol d'un pied chaussé d'une haute botte cavalière.
" Rendez-vous ! Je suis l'Empereur ! Je suis le maître du monde ! "
Balthazar leva une main majestueuse dans un ample mouvement de robe.
" Disparais ! "
L'Empereur éclata d'un rire dément.
" Voyez-moi ce drôle ! C'en est fini, jeune homme ! "
Dans un assaut impétueux, il se fendit, le sabre étincelant comme un miroir. Balthazar pâlit, Mélamine ne bougea pas. La lame transperça le sorcier sans le toucher. Alors que celui-ci, les yeux écarquillés, commençait cependant à sourire, son agresseur, fou de rage, jeta son arme à terre et lui asséna un coup de poing qui fut beaucoup plus efficace. Sous le choc, la tête de Balthazar heurta violemment le dossier du trône, et il retomba assommé dans les bras de Mélamine.
" Merci, votre Altesse ! C'est justement ce dont j'avais besoin. Tu viens, Franckie ? "
Et tandis que le Conquérant s'installait à son tour sur le trône, Mélamine et Franckie se mirent en devoir de traîner le pauvre Balthazar, à la va comme je te pousse, jusqu'à la sortie.
" I yé fas éfais mais y fèse ! ", gronda le loup sans lâcher prise.
L'escalier fut descendu un peu vite, mais les porteurs, qui tenaient chacun un bras, étaient entraînés par le poids, et de plus le loup glissait... Tout le monde se retrouva par terre à l'arrivée, dans un roulé boulé qui mélangea jambes, pattes et têtes.
" Emeraude ?
- Ca va, m'man, t'inquiète pas. On y est presque. "
De l'autre côté de la porte, en sécurité dans la bonne vieille dimension V, ils laissèrent tomber Balthazar avec un soulagement évident. Mélamine fit apparaître un seau d'eau que le loup ne se fit pas prier pour laper, et une gourde où elle trempa ses lèvres avant de tapoter les joues de son frère.
" Réveille-toi, Baltie ! On est chez nous ! Réveille-toi...
- Hein ?... Où... Mélamine ? Mon expérience... La dimension C...
- Bois un peu. Ca fait deux jours que tu jeûnes...
- Deux jours ? Oh j'ai mal à la tête ... "
Mélamine le regarda vider la gourde d'un seul trait ; sa main droite se porta instinctivement sur son bas-ventre où une tension subite la tenaillait fortement.
" J'avais soif ! "
Son regard passa de Mélamine au loup, et du loup à Mélamine.
" Rien n'était réel, c'est ça ? Tous ces miroirs... Juste des illusions, des rêves chimériques... Et perdu dans mes ambitions de gloire, je serais mort de faim et de soif... "
Il soupira.
" Dommage, elles étaient mignonnes, mes petites sorcières... Comment elles m'appelaient ? Maître-Professeur, j'aimais bien... Mais j'ai mal à la tête, c'est la faim, tu crois ? "

Les deux sorciers et le loup revinrent en un clin d'oeil dans le laboratoire où ils furent accueillis à grands cris par la véritable Alyane, empourprée de colère angoissée.
" Mélamine ! Où as tu encore entraîné ton frère ? Regarde-moi ça ! Il a une mine affreuse ! Et pendant ce temps-là ses recherches n'avancent pas ! Assieds-toi là, mon petit, je vais te servir un bon thé. Fais-moi voir... Mais on t'a frappé ! Tu as un oeil au beurre noir ! Lafredaine, trouvez-moi de l'onguent, vite !
- Lambredaine, Maî... Pardon, oui, bien sûr... "
Balthazar essaya en vain de dire que tout allait bien, que ce n'était pas... que c'était un acc... et que Mé... Puis de guerre lasse, il fit le gros dos et se jeta sur l'assiette de petits gâteaux.
Mélamine fut prise d'un vertige et se laissa tomber sur la chaise la plus proche en se tenant le ventre.
" Ca va, Emeraude ?
- Ca va, mais ça m'écrase un peu... Je crois que je vais être en avance... A propos... Pour Menthe...
- Ce n'est peut-être pas le moment de s'occuper des chats !
- Oui, mais après je ne pourrai plus... Aïe !
- Courage, ma chérie...
- Oui... Mais bon... Enfin, tu le verras bien... C'est mon cadeau... Aïe !

- Et qu'est-ce que tu fais encore là avec ce chien galeux ? Tu nous déranges ! "
Mélamine grimaça et passa une main tremblante sur son front moite. Elle fit un effort cependant pour assurer sa voix.
" Je crois que je vais accoucher... "
Alyane demeura interdite quelques secondes, puis la seule chose qui lui vint à l'esprit fut :
" Ah non ! Pas ici ! Tu vas salir partout ! "
Franckie se dressa, découvrant ses crocs de chasseur dans un grondement peu amène.
" Oh toi, sale bête, je vais te... "
Mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase ni son geste. Profitant de la fin de la contraction, Emeraude avait repris les choses en main - encore qu'en esprit serait plus juste. Alyane se boucha les oreilles et recula, livide, comme si on lui avait vrillé les tympans de l'intérieur.
Mélamine ferma les yeux pour profiter de cet instant de répit, et elle sentit Emeraude contacter Iriador et Corinanthe.
" Merci, ma chérie...Tout va bien se passer... Il me tarde de te voir... "
Dans la minute qui suivit, Iriador apparut.
" Ah vous voilà ", glapit Alyane ! " Décidément, vous n'êtes jamais là quand il faut ! La pauvre petite est en train d'accoucher ! Il faudrait peut-être prendre vos resp...
- Assez ! ", tonitrua Corinanthe. Elle marcha sur sa fille comme un taureau qui charge. " Je ne veux plus t'entendre ! Tu vieillis mal, espèce de harpie ridicule, virago mégériforme ! "
Un silence angélique comme une pluie de pétales de rose s'étira langoureusement entre le sol et le plafond. Iriador et Corinanthe en profitèrent pour soulever Mélamine, qui attrapa le garrot de Franckie juste avant la téléportation. Pendant le bref instant du voyage, il lui sembla entendre le loup maugréer :
" Ah les affreux ! Ils ne t'ont même pas remerciée, ni l'un ni l'autre ! Y a pas à dire, nous les Loups, nous sommes plus civilisés ! "
Mélamine fut installée dans le grand lit, bien calée par les gros oreillers de plume. Au fur et à mesure que le travail progressait, la perception qu'elle avait de l'esprit d'Emeraude se faisait plus ténue, jusqu'à disparaître. C'était normal, bien sûr, et Emeraude l'en avait avertie. Mais ce silence soudain après tous ces mois de douce complicité... C'est alors que Menthe sauta sur le lit, se lova sous la main de Mélamine, et commença à pousser des feulements douloureux.
" Eh ! ", intervint Iriador, tu ne vas pas la laisser mettre bas dans notre lit !
- Si elle y est bien... Attends, je laisse passer cette contraction et...
- Respire, Mélamine, ne bloque pas... Laisse passer la douleur au dessus de ta tête... Là, c'est bien... Ecoute, Iriador, je t'aime bien, mais c'est une histoire de femelles, non, chattes ou sorcières, qu'importe ? Si tu veux rester là...
- C'est MA femme, et c'est MA fille ! ", rugit le sorcier, et Franckie s'attendait presque à le voir découvrir de longs crocs humides...
" C'est bien ", lui sourit Corinanthe. " Je suis sûre que nous allons pouvoir nous entendre. Alors puisque nous sommes tous d'accord, ma fille, c'est toi qu'on attend, il va falloir t'y mettre... "
Mélamine prit une profonde inspiration et poussa...
Quelques minutes plus tard, une petite tête blonde apparut, les yeux grands ouverts sur le monde.
" Qu'elle est belle... " s'extasia Iriador.
Corinanthe souleva l'enfant, l'enveloppa dans une grande serviette et la déposa dans les bras de sa mère, qui aussitôt lui offrit sa première tétée de bienvenue. Mélamine, radieuse, serrait la main de son mari et ne cessait de répéter " c'est merveilleux... c'est merveilleux... ", quand tout à coup elle se souvint de Menthe.
" Oh ! Regardez ! "
Couchée contre son flanc gauche, la chatte reposait paisiblement, avec, pendus à ses tétines, quatre petits chatons parfaitement verts. Les larmes montèrent aux yeux de Mélamine.
" Ils sont verts ! Ils sont verts ! Emeraude m'avait dit qu'elle me ferait un cadeau. Ils sont verts ! "
Une grande tête rousse s'encadra dans l'embrasure de la porte.
" Qu'est-ce qui est vert ? Pas ma petite-fille, j'espère ?
- Entre, Aztarek ! ", et Corinanthe se troubla, comme chaque fois qu'elle revoyait son amoureux.
" Bon, je prends les commandes ", intervint Franckie. "Combien de lièvres pour ce soir ? Trois, quatre ? Vous attendez encore du monde ? "
Et pour ne pas succomber à une émotion indigne d'un grand chasseur, le loup sauta par la fenêtre.

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© Narwa Roquen



Publication : 21 avril 2007
Dernière modification : 21 avril 2007


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1 Commentaire :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 01-06-2007 à 16h33
Conte moral
Wah, cool, un résumé ! Super bien en plus !! J’adore ton sens de la synthèse. Ca aide vraiment à replacer les noms propres qui sont nombreux.
Mention spéciale pour le personnage d'Alyane, horriblement bien fait.


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