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La petite flamme dans le panier

Anis Verne est un fermier. Ses traits respirent la terre et son labour. Des traits épais et francs, des traits tannés par le soleil, creusés par une farouche volonté forgée depuis la disparition de ses parents. Ici, dans le fier pays qui l'a vu naître, le territoire des neuf peuples, son destin était tout tracé : se lever de bonne heure pour creuser le sillon nourricier. A midi, à l'ombre fraîche d'un chêne centenaire, boire le vin généreux en longues goulées, mastiquer un bout de saucisson et une grosse tranche de pain fermier. Puis se remettre à l'ouvrage jusqu'au soir qui embrasera le ciel d'occident de couleurs pourpres et améthystes, délivrant une fragrance de myrtille sucrée.

C'est un fermier. Il y a du Navarre en lui, une prestance bourrue et cordiale, chaleureuse et ensoleillée comme son accent. Il est né dans la maison familiale, à la toiture pentue, bâtie avec un mortier nourri de gave gris. Il aime cette maison, à présent sa maison, même si l'arbre étend ses rameaux au-dessus des ardoises luisantes de la pluie matinale. Il dit toujours, mais souvent à lui-même, que ce qui doit arriver ne peut pas manquer.

C'est un fermier dont l'univers ne s'étend guère au-delà des limites de son champ de blé. Quand les temps sont durs, la nécessité fait loi. Les saisons sont déréglées si bien que son sens inné des choses de la terre s'avère impuissant. La récolte fut peu abondante, les pluies finissant de pourrir sur pied les épis survivants. Anis recompte les pièces jaunes et les pièces blanches qu'il cache sous une pierre dans l'âtre de la cheminée. Le tas qu'il a soigneusement aligné devant lui ne sera pas suffisant pour payer les semences améliorées de la prochaine récolte, sans compter qu'il devra aussi payer les hommes du fermier général. Alors il balaie d'un revers de la main les piles de pièces qui roulent sur la toile cirée de la grande table de bois. Il sait ce qu'il lui reste à faire. Quand il rentrera ce soir, l'étable sera définitivement vide. Ce qui doit arriver ne peut pas manquer.

Il noue lentement un grand foulard rouge autour du cou et coiffe enfin son béret.

Anis sort rapidement de l'oustaü. Il longe le garage où rouille l'automobile abandonnée depuis la précédente envolée du prix des carburants et entre dans l'étable abritant sa dernière blonde d'Aquitaine, fantôme amaigri d'un troupeau enfui. Il lui passe le licol. Elle le suit sans broncher, de sa paisible démarche ruminante. Le jour se lève à peine au-dessus des collines.

Il s'engage sur la route départementale déserte qui disparaît peu à peu sous la poussière blanche amenée par le vent du sud. La flèche élancée de l'église gorienne des derniers jours est visible, surplombant les toits resserrés des maisons Ash-Kueu. Il devrait rejoindre le village bien avant midi. Au marché à bestiaux, il tentera de tirer le meilleur prix de sa blonde pour acheter les semences adaptées venues à grands frais de l'autre côté de l'Atlantique.

Anis lève la tête lorsqu'un gros insecte métallique traverse en bourdonnant le ciel vers le nord-ouest, en direction de l'estuaire où l'océan se brise sur les digues du port libre d'Agen. Le lourd appareil vole assez bas, la cocarde européenne bien visible sur le fuselage hérissé de nacelles d'armement et de bulbes d'avionique. Les défenseurs montent une garde vigilante sur le rempart pyrénique.

La chaussée passe sous une arche végétale qui s'entortille à la base d'un rocher planté là comme tombé du ciel, gigantesque larme érodée par le temps. A ses pieds, des aspérules odorantes forment un tapis d'une blancheur immaculée, pareil à la traîne frémissante d'une jeune mariée. Là naît une lumière particulière qui dessine d'étranges formes évanescentes, aux contours flous et mouvants.

Anis connaît bien cet endroit. Aujourd'hu, rien n'est exactement comme à l'habitude. Il y a quelque chose qui dérange l'ordre naturel auquel il s'accorde depuis sa naissance. Une voiture est là, quasi invisible dans l'orbe solaire. Ce genre de véhicule se fait rare. C'est une voiture de sport, toute en courbes profilées, dont la robe métallisée fait bouillonner le feu du jour.

Personne au volant mais dans l'ombre fraîche de l'arche surplombant la route. Il y a une forme humaine adossée au rocher. Une forme vaporeuse et délicate, diaphane et légère. Une présence féminine, enveloppée dans une ample takchita blanche et soyeuse. D'un chapeau à larges bords murmure une mousseline en vagues étudiées éclaboussant la nuque et les épaules, tandis qu'une larva à la texture plus synthétique lui cache complètement le visage. C'est une Dame Blanche, une de celles qui sillonnent sans relâche les régions de l'Ouest, annonciatrices d'évènements extraordinaires. Derrière les amandes parfaites du masque, seules ouvertures apparentes, un regard bleu intense s'est attaché à celui d'Anis, lien immatériel mais irrésistible. Anis n'éprouve aucune crainte. Ce qui doit arriver ne peut pas manquer, n'est-ce pas ?

La voix s'élève, fluide et musicale, douce et miséricordieuse. La voix d'un ange aurait cette tessiture mais Anis n'a jamais croisé un ange.

" Tu es celui que je cherche. Ecoute bien. Quand ce matin, le soleil s'est levé, toutes les cloches de Toulouse ont retenti quand elle s'est mariée dans l'église cathédrale. A midi, elle rayonnera au bras de son époux, le Colonel Roland, la sentinelle indomptable. Il rejoindra ensuite son poste sur le rempart. Mais ce soir, oui, ce soir, quand le soleil se couchera sur l'ouest, elle sera une jeune veuve éplorée car Roland sera étendu, blessé à mort. Le coup ne viendra pas de face."

Anis ne dit mot. Les Dames Blanches maîtrisent l'influx mantique qui porte la conscience au-delà du présent, démêlant les écheveaux des probabilités évènementielles infinies. Il convient seulement d'écouter et de retenir.

" Ce futur s'écrit peu à peu dans les sables de notre temps. Il signifie la ruine pour notre forteresse. Il y a longtemps, très longtemps, le prince d'un royaume oublié est tombé devant les murs de sa cité, sous les yeux de son père, défié par un ennemi vengeur et implacable. Sa mort entraîna la chute de la ville dont il était le protecteur. Roland est un avatar de cet antique héros. Il tombe et notre forteresse sera ébranlée jusqu'à ses fondations en raison d'une chaîne de causalités trop longue pour être ici expliquée.! "

La vache frémit, chassant les mouches qui l'assaillent de tous côtés.

" Toi seul, tu peux rompre cette funeste chaîne. D'abord, reviens sur tes pas pour gagner le village abandonné, celui qui n'a ni église ni moulin. Ecoute ce que te dira le diable qui vit dans la grotte. Mais ne te laisse pas envoûter. Ensuite, trouve les aurostères. Exauce leur voeu et partage leur peine. Enfin, tu toucheras au but. Mais si le soleil se couche avant que tu aies fini, tout sera perdu. Garde-toi de te séparer de la vache, elle sera utile avant la fin. "

La lumière se fait plus intense, baignant Anis dans une stase chaude et lumineuse qui inonde son esprit d'une marée brumeuse et scintillante. Il ferme les yeux. Quand il les rouvre , la Dame Blanche a disparu. Anis regarde la route qui s'étend devant lui. Plus rien ne l'attend là-bas. Il se retourne. C'est de ce côté qu'il lui faut aller. Il n'hésite pas. Nul ne se soustrait à l'appel d'une Dame Blanche : " lo que a de ser no puede faltar ".

Il repart en arrière. A quelques centaines de mètres, un chemin de terre battue, aux ornières profondes, s'ouvre sur sa gauche, serpentant en pente douce sur le piémont de la montagne. Il s'y engage résolument, de son pas tranquille et assuré, la blonde d'Aquitaine sur ses talons. Devant lui, les montagnes apparaissent formidables.

Un nuage de poussière s'élève devant Anis, au-dessus de la crête du sentier.. La rumeur d'une troupe encore invisible se fait entendre : martèlement de bottes et murmures de voix étouffées... Prudemment, Anis se range sur le bas-côté. C'est un convoi militaire qui émerge de la poussière soulevée du chemin. Des Chasseurs, reconnaissables à leurs casquettes sable ornées de l'insigne de leur régiment, or et sang. Ce sont les descendants des anciens espagnols, qui ont fui leur pays lors du grand exode. Ils forment à présent le gros des troupes stationnées sur les remparts, contemplant avec nostalgie leur pays occupé, si proche et pourtant inaccessible.

Une vingtaine de chasseurs escorte une longue colonne de prisonniers. Plusieurs dizaines de pauvres hères, hommes, femmes et enfants, prêts à tout pour parvenir en terre promise, là où la vie est plus douce. Loin de la misère, de la souffrance et de la mort. Ils ont les mains et les pieds entravés par des liens en plastique qui leur scient la peau, leur infligeant déjà une douleur qui augure bien mal de la suite. La Confédération Européenne défend ses intérêts vitaux alors que la Terre s'épuise en une lente agonie écologique. Anis espère de tout son être que ceci est réellement nécessaire.

Le lieutenant qui commande le détachement parvient à hauteur d'Anis. Il lui lance, dans un esperanto au léger accent hispanique :

" Bonjour ! Vous comptez aller où avec votre vache ? Vous allez bientôt pénétrer dans la zone militarisée vous savez ? "

" Je me rends au camp 28, je dois y récupérer quelque chose qui m'appartient. Je serai revenu avant que la nuit tombe. "

Ce n'est pas tout à fait faux. Le lieutenant hoche la tête et rejoint sa place dans la file. Il n'entre pas dans ses attributions de l'empêcher d'aller là où il le souhaite. Les barrières électroniques et les satellites forment un réseau défensif quasi-invulnérable mais l'instinct de conservation décuple l'imagination humaine. Les Chasseurs sont là pour pallier les infimes failles de sécurité. Ils y parviennent fort bien.

Le soleil s'achemine vers le zénith. La moitié du jour est presque passée. Anis flatte doucement l'encolure d'Aliénor, calmant sa nervosité. Il reprend sa marche vers le camp 28, le camp abandonné, celui que la Dame Blanche a présenté comme le village sans église ni moulin. Il sait pourquoi. Mais il ignore ce qu'elle a voulu dire en parlant du diable. Mais ce qui doit arriver ne peut pas manquer.

Il fait si chaud. La végétation souffre de cette chaleur caniculaire. Malgré les avertissements répétés des climatologues, rien ne fut entrepris pour stopper la fonte des glaces. Les banquises ont rétréci et les glaciers ont reculé jusqu'à disparaître. Le niveau des mers s'est s'élevé, remontant loin dans les terres.

Au bout de ce sentier, se trouve le camp 28. Anis y a passé deux ans de sa vie, vers la fin de la deuxième peste aviaire. C'était un des centres de la chaîne de sécurité sanitaire. Libéré de ses obligations, Anis était revenu profondément changé, taciturne et secret. Ses parents ont juste noté la rage muette avec laquelle il labourait les champs, comme s'il avait voulu enterrer, dans le sillon fraîchement retourné, ce qu'il avait vu là-bas. Le centre est fermé depuis 10 ans. Les baraquements, les silos et les laboratoires souterrains sont désormais vides et silencieux. Il n'y a ni moulin ni église. Juste un long muret de marbre noir où sont calligraphiés des centaines de noms. Aucune tombe. A son retour, Anis a fait un cauchemar récurrent. A genoux près du muret, il déchiffre son nom parmi les autres tandis qu'une voix ironique l'appelle tout bas dans le noir. "Qu'as-tu fait, Anis ? Qu'as-tu fait de ton âme ? "

Il est midi. La montre émet un léger bip. Anis extirpe d'une de ses poches un flacon sans étiquette contenant de petits comprimés. Il en avale deux en grimaçant. Si la pollution n'est plus visible, les rayons du soleil sont des tueurs implacables. On peut vivre sans trop de contraintes à la surface du globe du moment qu'on accepte quelques désagréments et qu'on a les moyens de payer. Les autres, au Sud, vivent moins longtemps, c'est tout. Cela sera ainsi tant que les routes de l'espace resteront fermées. Et jusque là, les remparts protègeront la Confédération, à l'instar de ceux de la Russie, de l'Empire du Milieu ou de la Sainte Amérique.

La clôture barbelée est toujours là, avec ses griffes et ses miradors. Elle délimite une vaste clairière façonnée par l'homme. A gauche, plusieurs baraquements alignés, aux étroites fenêtres barreaudées. A droite, deux silos imposants où étaient entreposés les matériaux et les consommables. Derrière, les accès aux niveaux souterrains, près du poste de commandement. Beaucoup y descendirent, peu en remontèrent. Anis était affecté aux cuisines. Il a failli plusieurs fois se faire prendre à donner un peu plus de nourriture aux prisonniers infectés.

Anis sait où trouver la grotte dont elle a parlé. Il attache la longe de la vache à un piquet.. Dans sa tête chantonne une petite voix fluttée : " Ecoute le diable, écoute le diable...écoute bien ! " Les portes extérieures sont étrangement ouvertes. L'ascenseur ne fonctionne plus. A côté, la cage d'escaliers s'enfonce progressivement dans l'ombre. Tous les sens en alerte, Anis s'immobilise : une sorte de sanglot s'élève du trou noir. Il place son pied droit sur la première marche : ce qui doit arriver ne peut pas manquer.

Degré après degré, Anis s'éloigne de la lumière. Ses yeux s'accoutument peu à peu à l'obscurité, mutation génétique mineure. Niveau 2. Le sanglot résonne un peu plus fort, derrière les portes coupe-feu sur sa droite. Il passe prudemment les battants. C'est un niveau technique. Un long couloir. Une enfilade de portes closes. Une atmosphère épaisse, sentant vaguement le renfermé. Une faible lueur filtre sous l'avant-dernière porte. Un sanglot retentit à nouveau. Une voix humaine à n'en pas douter. Une voix enfantine. Anis s'approche doucement. Cette présence est incongrue, qui irait s'y réfugier ?

Le sanglot s'élève encore., c'est bien là. Anis pousse la porte avec une infinie patience. Un garçonnet est assis en tailleur, la tête dans les mains. Des boucles sombres et désordonnées masquent son visage. Il pleure, ignorant l'intrusion d'Anis. Il n'a pas plus d'une dizaine d'années. Un enfant à la maigreur effrayante. Ses vêtements trahissent une origine subsaharienne. Une petite bougie finit de se consumer dans un coin.

" Pourquoi pleures-tu ? " demande doucement Anis, ne sachant pas par où commencer.

L'enfant lève son regard vers lui, un regard empli d'étoiles brillantes. Il y a dans ces yeux, toutes les étoiles qui ont disparu de la voûte céleste. Le garçon ne semble pas étonné de sa présence, ni même effrayé. Il lui répond dans un français anachronique :

" J'ai cassé mon instrument sacré. Regarde ! " Il tend à Anis une sorte de bouton en bois percé de deux trous. Anis n'en a jamais vu de pareil avant.

" Cassé comment ? " demande-t-il, s'accroupissant près du garçon qui le laisse faire sans broncher.

" Il faudrait une fine corde, tu vois, sinon je ne peux plus parler à mes ancêtres ! Et je ne trouve pas de corde convenable ici! "

Anis fouille ses poches. Avec soulagement, il tend au garçonnet le bout de ficelle qu'il avait pris ce matin en prévision du marché. Un fermier ne va jamais au marché sans une cordelette. L'enfant s'en empare et, un sourire radieux éclairant son visage, la passe délicatement dans les trous du bouton.

Anis est perplexe, ce n'est pas le diable. C'est juste un enfant perdu loin de chez lui en pays hostile. L'enfant, en tirant dans un mouvement d'accordéon sur la ficelle, met l'instrument en mouvement. La vibration de l'air ainsi entraînée, provoque un ronflement, une sonorité rugissante. Le vent et le tonnerre se déchaînent dans la petite pièce. Le garçon, en extase, se balance d'avant en arrière, au rythme de cette étrange musique primale.

Puis Anis perçoit autre chose. Des voix se mêlent au vent et au tonnerre. Des voix infiniment lointaines qui l'interpellent, lui, Anis et nul autre. Le garçonnet tire sur la cordelette, inlassablement, renforçant graduellement le phénomène. Anis les a déjà entendues. Un subtil sortilège l'attire intimement vers une autre dimension entrouverte par l'aérophone. La lumière se fait plus vive, plus intense, semblant jaillir de nulle part et de partout à la fois. Une lumière au sein de laquelle des formes indistinctes prennent naissance.

Oui. Anis se rappelle. Ces voix sont celles de tous les prisonniers du C28 qui ont quitté la surface de ce monde en descendant les marches de l'enfer. Aujourd'hui, leurs âmes sont là, toujours prisonnières de ces murs, perdues et tourmentées. Elles l'appellent doucement : " Anis, Anis, qu'as-tu fait ? Qu'as-tu fait de ton âme ? Guide-nous vers la lumière ! "

Il lui faut résister. Lutter contre un courant qui l'entraîne de plus en plus vite loin d'ici. S'il ne se libère pas de cette emprise surnaturelle, il sera aspiré avec ces âmes en partance et son corps se momifiera dans cette pièce oubliée de tous. Tel n'est pas son destin. Il doit simplement ouvrir la porte, permettre aux âmes prisonnières de quitter cet enfer.

" Le diable vit dans ta conscience, Anis, comme dans celle de tous les hommes. Résiste ! "

Cette phrase a été murmurée à son oreille. Anis s'y accroche comme à une planche de salut. Les voix implorent et cajolent mais peu à peu, il regagne la maîtrise de son corps. Elles s'affaiblissent enfin. Il n'entend plus qu'un vent désolé qui souffle dans les branches d'une forêt d'arbres morts. Puis plus rien. La pièce est vide. Les âmes ont quitté cet enfer.

Le jeune garçon s'est arrêté de tirer sur la corde. Il le fixe curieusement :
" Les esprits m'ont dit que ceux qui étaient prisonniers ici sont enfin partis. Ils sont libres d'accomplir leur dernier voyage !Mes ancêtres te remercient pour eux. "
" Dis leur bien que j'ai compris " Répond Anis.
" D'accord, mais toi, ne dis pas aux soldats où je me cache ! "
" Je te le promets ! "

Lorsqu'il sort à l'air libre, la chaleur du soleil sur sa peau est une caresse inespérée. Il n'oubliera pas. La Dame Blanche avait raison. Elles ont toujours raison. Ce qui doit arriver ne peut pas manquer.

Anis quitte rapidement le camp 28. Le passé est définitivement enterré. En paix avec lui-même, il regagne la piste principale. La course du soleil s'abaisse insensiblement vers le couchant. Il lui faut se hâter.

La route serpente toujours sur les pentes boisées. Il est déjà très loin au-dessus de la vallée en contrebas. Un hélicoptère de surveillance longe la face escarpée d'une cime étincelante. Anis ne s'en inquiète pas, le gène surnuméraire ajouté dès sa naissance l'identifie à coup sûr sur l'écran des sentinelles. Le code génétique est un laissez-passer infalsifiable.

Après quelques derniers lacets, il atteint le cirque, spectacle grandiose de calcaires gris, ocre et rose empilés, donnant l'impression d'avoir été lancés dans l'azur à une altitude inouïe, par quelque géant courroucé. Le temps est désormais compté. Il allonge le pas. En cette période de l'année, le jour est heureusement long S'il avait mieux lu les bobines scolaires, il saurait que ce décor grandiose est l'une des merveilles inscrites sur le grand registre de l'humanité. De l'autre côté des hautes parois s'étendent les territoires abandonnés. L'ancienne Espagne.

Absorbé par ce paysage hors du temps, c'est tout juste s'il remarque la silhouette vêtue de noir juchée sur un escarpement qui domine la route. Une statue immobile dans le soleil, enveloppée dans une cape noire refermée sur elle comme un linceul. Elle le regarde s'avancer sur le chemin sans mot dire. C'est une grande femme austère, aux traits taillés à la serpe. Des mèches grises s'échappent de la sombre étole. Il la reconnaît, c'est une voix de la montagne. Une aurostère. Elles ne sont plus très nombreuses à présent. Elles sont l'âme de ces montagnes, vivantes et rebelles, chantant pour les disparus.

" Voyageur , est-ce un dieu oublié qui a conduit tes pas jusqu'à moi ? " La voix de la femme est forte et mélodieuse, ronde et charnue, exact opposé de celle de la Dame Blanche.
" Un dieu je ne sais mais une Dame Blanche m'a confié un secret. "
" Tu es donc l'instrument d'une vision qui transcende ma complainte? Que m'importe pourvu que tu sois celui que j'attends ! Suis-moi ! " La voix commande, ne souffrant nulle discussion.

Anis hésite une fraction de temps mais les évènements guident son destin plus qu'il ne les maîtrise. Alors, en haussant les épaules, après avoir de nouveau attaché Aliénor, il se lance à la suite de l'aurostère, la pleureuse des morts, qui s'enfonce entre les arbres au-dessus de la route.

La marche est brève. Elle le conduit au bord d'une cuvette asséchée, souvenir évanoui d' un ancien ibon, ces petits lacs de montagne parfois enchantés. Deux autres silhouettes se tiennent sur une petite berge, rejointes bientôt par leur soeur. De grands arbres bordent la cuvette polie comme un miroir. Parvenu tout près, Anis découvre sur le fond de pierre, quantité de petits paniers d'osier, ornés de rubans noirs. Chaque panier contient une bougie de cire de quelques centimètres à peine.

" Tu contemples les dernières aurostères. Nous disparaissons aussi sûrement que l'eau s'épuise dans les gaves de notre terre. Vois ces paniers et ces bougies. Un appel impérieux venu du passé nous a poussé à refaire les gestes anciens. Sans nous connaître, nous avons quitté ce matin ce que nous faisions pour rejoindre cet ibon, guidées par la Montagne. Nous avons amené tout ce qui était nécessaire, ainsi que l'exigeait la tradition. Mais le sort nous a joué un méchant tour ! "

En s'interrompant, la femme étend ses bras et lève son visage vers la cime des arbres, prenant l'esprit du lieu à témoin.

" Voyageur, le feu nous fait défaut. Si tu ne nous aides pas les préparatifs resteront vains ! "

Anis fouille une nouvelle fois ses profondes poches. Il saisit la boîte d'allumettes et les tend à l'aurostère. La lumière, par un curieux changement, enveloppe soudain la femme de noir vêtue, transfigurant son visage. La déesse a jeté son masque. L'instant d'après, la lumière changeante a recomposé la face sévère et impénétrable de l'aurostère.

Se partageant les allumettes, les trois femmes entreprennent d'enflammer les bougies. C'est fait rapidement. Bientôt, au fond de chaque panier, danse une petite lumière chaude et vivante.

" Les lumières que tu vois sont des âmes perdues. Leurs tourments furent pénibles et douloureux. Entend le chant des Aurostères, le chant des voix de la montagne. Il guidera ces âmes vers leur dernier séjour! "

Alors s'élève dans cette cathédrale végétale aux piliers escaladant l'azur, un chant poignant, ample et mystérieux. Il commence dans un registre aigu et céleste, pur comme un scintillant cristal. Les notes sont aériennes et graciles, magnifiées par la réverbération pierreuse. Puis le chant s'abaisse vers un registre sombre et profond, douloureux et tellurique. Anis peut sentir la montagne vibrer sous ses pieds, sentir ses veines minérales gronder en longues volutes sonores. Enfin, le chant prend son envol, haut dans l'azur où il se transforme en cri déchirant pour se terminer, épuisé et impuissant, dans un silence surnaturel. Seule demeure la détresse de ceux qui sont restés en arrière, après avoir entr'aperçu les champs sacrés où les fatigues de la vie sont oubliées.

Anis sait qui sont ces âmes que le chant a guidées entre les trames des mondes. Tout est lié. Les aurostères gardent les yeux clos. Comme un voile qui se déchire, Anis se souvient du dernier rite. Il plonge encore la main dans une poche et la ressort fermée. Il s'approche de l'ibon, et s'agenouillant, place délicatement la menue monnaie sur le plus proche panier. C'est la dernière offrande, celle qui assurera leur voyage à bon port.

L'aurostère s'adresse une dernière fois à Anis :

" Avant que tu ne partes, écoute mon dernier conseil. Devant toi, s'ouvriront plusieurs chemins. Si tu te trompes, le fil d'une vie sera coupé. La Montagne m'a parlé pour que je te répète ceci : au moment du choix, regarde vers l'Ouest! "

Abruptement, elle lui tourne le dos, imitée par ses consoeurs. Les petites flammes dansent toujours dans leur panier, claires et droites. Les vaisseaux d'osier emportent leur précieuse cargaison sur une mer de pierre immobile. Mais Anis n'a jamais douté ni jamais craint personne. Ce qui doit arriver ne peut pas manquer

Songeur, il revient sur ses pas. Le soleil est entré dans son dernier cadran. Aliénor broute paisiblement de hautes herbes, placide. Il reprend son voyage. Une grosse heure s'est écoulée lorsqu' Anis parvient au carrefour : trois chemins s'ouvrent devant lui. Le premier redescend vers le fond de la vallée en longs lacets dont les derniers sont déjà noyés d'ombre. Le second s'élève sur sa gauche en une pente relativement raide et se perd parmi les arbustes accrochés dans le ciel. Le dernier poursuit droit devant, ne montant ni ne descendant.

En se tournant vers l'Ouest, Anis aperçoit un point sombre jaillissant du soleil et venant vers lui. C'est un grand oiseau qui se rapproche. Seigneur des airs, il plane sans bouger ses ailes pointues. Sa silhouette fait penser à un faucon géant. C'est un gypaète barbu, le plus grand des vautours européens. Il en reste une poignée de ce côté-ci des Pyrénées. Le rapace entame un vol concentrique très haut au-dessus d'Anis. Aliénor est nerveuse. Il est vrai que l'envergure du rapace est impressionnante. Le dessous de son corps est roux orangé et sa tête, bridée de noir. Anis remarque qu'il tient quelque chose dans ses serres. Intrigué, il observe le manège de l'oiseau. Celui-ci laisse alors choir sa prise qui virevolte dans une chute vertigineuse. Elle se brise sur un rocher plat, en contrebas, sur le chemin menant au fond de la vallée. C'est le signe qu'Anis attend.

Anis calme Aliénor et s'engage sur le sentier de droite. Au bout de quelques minutes, il atteint le rocher où le rapace arrache de son bec les débris et les ligaments de l'os qu'il a précipité du haut des cieux. Le gypaète barbu ne lui prête aucune attention, ne consentant même pas à interrompre son repas.Le chemin descend régulièrement, permettant à Anis de souffler un peu.

" Holà, où vas-tu l'ami ? Il n'y a rien pour toi par ici ! "

Deux militaires lui barrent le passage. Ils portent le treillis de camouflage standard mais Anis ne peut détacher son regard de l'insigne ornant leur casquette de combat : un écu sur lequel deux E dorés s'entrelacent au-dessus d'une aigle impériale. Le 13ème régiment de Dragons Parachutistes. Des durs. Rompus aux techniques d'infiltration et de renseignement en zone profonde, spécialistes des missions tordues et des actions non officielles. Que font-ils dans ce secteur ?

" Ma chienne ! "
" Quoi ta chienne ? " ricane celui de droite, une main négligemment posée sur la crosse de son arme automatique.
" Elle s'est sauvée par là ! " répond Anis en désignant le fond de la vallée. Il évite soigneusement de fixer leurs yeux.
" Ton histoire n'est pas claire. Viens, le capitaine saura quoi faire de toi ! "

Anis connaît suffisamment ce genre de situation. Mieux vaut obtempérer docilement, cela évite souvent de plus grands désagréments.

Les deux commandos l'encadrent et ensemble ils reprennent la marche. L'inquiétude d'Anis grandit, le soleil décline dans le ciel. L'astre frôle désormais les arêtes dentelées des hautes parois rocheuses. Déjà les ombres s'allongent dans un jour qui faiblit. Ils parviennent finalement au fond de la vallée.

Une agitation est perceptible devant eux. Des éclats de voix, des rugissements de moteurs... Les bruits domestiques d'un camp militaire. Ils débouchent sur vaste terrain aplani artificiellement : de nombreuses tentes sont alignées d'un côté. De l'autre côté, quatre VAB et une demi-douzaine d'hélicoptères de combat. De nombreux mécaniciens s'affairent tout autour.

Un sous-officier, s'avisant de leur arrivée, les rejoint à grands pas. C'est un homme de haute stature, aux cheveux blonds coupés en brosse et au faciès de boxeur généreux. Il interpelle l'un des soldats d'une voix de stentor, dans un espéranto approximatif mâtiné d'un accent slave indéfinissable :

" Au rapport ! "

" Nous avons intercepté cet homme sur le chemin, à quelques kilomètres d'ici. Il a déclaré avoir perdu son chien...non sa chienne dans le coin et qu'il était à sa recherche. L'histoire nous a paru légère. Nous l'avons amené ici pour vérification ! "

" Elle est à toi la vache ? " demande le sergent à Anis, semblant se désintéresser de ce que lui raconte son patrouilleur.

" Oui. Elle m'appartient ! " répond Anis sur la défensive.

" Vraiment ? C'est très intéressant. Dis-moi, tu n'es pas un terroriste par hasard ? Un de ces foutus traîtres qui mordent la main qui les a nourris?" Le ton change. Le sergent sourit bizarrement, un sourire chargé de sous-entendus.

" Absolument pas, j'ai une ferme plus au nord. Vous pouvez scanner mon ID bio, vous verrez bien que mon profil est nickel ! " Anis est nerveux. La tournure des évènements devient dangereuse.

" Fouillez-le ! " L'ordre a claqué sèchement. Le sergent met les mains sur les hanches et défie Anis du regard, l'invitant à commettre le geste de trop. Anis se contient difficilement. Tandis que l'un des patrouilleurs le met en joue, l'autre se livre sur le fermier à une inspection en règle.

" Regardez sergent ! " exulte-t-il en se retournant. " Regardez ce que j'ai trouvé dans sa poche intérieure ! " Au creux de sa paume, il y a un canif au manche de bois ouvragé. Aucun montagnard qui se respecte ne se séparerait pour rien au monde de son couteau.

" Tu sais ce que cela signifie, hein ? " La voix du sergent est doucereuse. " Tu vas être fusillé, mon ami ! Je préviens de ce pas le capitaine. Avant que le soleil ne soit définitivement couché, tu dormiras bien au chaud entre deux couches de chaux vive ! Emmenez-le ! "

Anis n'en crois pas ces oreilles ! Tout sonne faux dans cette situation. Il ne se débat pourtant pas lorsque ses mains sont entravées par un lien en plastique. Ce qui doit arriver ne peut pas manquer

" Qu'allez-vous faire de ma vache ? " demande-t-il faiblement au sergent.

" On s'en occupe mais à ta place, elle serait le dernier de mes soucis ! "

Anis est entraîné vers l'une des tentes. Un de ses gardiens le pousse à l'intérieur. Un autre l'y attend déjà.

" Assieds-toi et tiens-toi tranquille. Avale."

Le soldat lui tend un comprimé. C'est une camisole chimique. Anis se cale comme il peut et place la petite capsule dans la bouche. Dès qu'elle est au contact d'une muqueuse buccale, elle se dissout instantanément et passe directement dans l'organisme. L'effet est fulgurant. Anis est paralysé, aussi immobile qu'une statue.

" Sois sage ! " Ils le laissent enfin. Les drogues altèrent temporairement le fonctionnement du système nerveux somatique.

Au bout d'un long moment, le sergent pénètre dans la tente, un grand sourire aux lèvres. La luminosité est faible, presque terne, crépusculaire. Le jour touche à son terme.

" Mon ami, je vais te conduire devant le capitaine. Doc, réveillez-le ! "

Celui qui lui avait donné le comprimé entre à son tour, un pistolet à la main. Il le plaque contre le cou d'Anis et appuie sur la gâchette. Une douleur atroce explose sous le crâne du fermier. Aussitôt oubliée.

" Voilà ! "

Anis déplie précautionneusement une jambe.

" Debout et suis-moi ! " le sergent recule pour le laisser sortir. Derrière lui, deux autres dragons sont attentifs, la main posée sur le canon de leur arme. Sous bonne escorte, il suit le sergent qui traverse le camp en direction d'un préfabriqué adossé à un enclos fait de gros pieux de bois, plus hauts qu'un homme et maintenus ensemble par des lanières de métal. Anis entend un mugissement provenant de l'intérieur. C'est Aliénor, le sentant tout près, qui l'appelle.

" On s'arrête pas! " Un canon dans les reins le contraint à avancer. Le sergent frappe à la porte du petit bâtiment. Une voix grave et chaude lui répond : " Entrez ! "

Dans la pièce principale, quelques meubles utilitaires. Près d'une fenêtre donnant sur l'enclos, un bureau. Sur le bureau, une lampe, un portable multimédia, et un cadre. Un cadre tourné vers celui qui est assis, se balançant en arrière sur sa chaise, une main jouant négligemment avec le canif d'Anis. Il fait passer et repasser la lame brillante sur le dos de son autre main. Anis dévisage intensément le visage de l'officier. Un visage empreint d'une noblesse ancienne. Une bouche sensuelle, des pommettes hautes, un nez aquilin, un menton volontaire et un regard brun où ruissellent des soleils mordorés. Le portrait du parfait officier issu d'une lignée prestigieuse et aristocratique. Sur le treillis, un nom se détache sur la bande velcro : Cap. ANGELNO.

" Voilà donc notre terroriste ! Tu n'as pas l'air bien menaçant ! " L'officier adresse à Anis un sourire engageant.

" Fichtre non ! Je suis un fermier. J'ai une ferme plus au nord. J'ai ...perdu ma chienne un peu plus haut et j'étais à sa recherche quand je suis tombé sur votre patrouille. Ensuite, votre sergent a échafaudé une histoire à dormir debout. Vérifiez, scannez mon ID bio. J'ai servi au camp 28. Pour ça vous savez bien qu'ils vérifient chaque brin d'ADN! " Anis est presque convaincant. Tout est vrai sauf qu'il n'a pas de chienne.

Le capitaine le regarde droit dans les yeux. Il ne sourit plus. Une veine sur sa tempe pulse sous la tension extrême. Il ne se balance plus. Il pose très délicatement le couteau devant lui, la lame pointée vers Anis.

" Ici, j'ai le droit de vie et de mort sur quiconque pénètre mon périmètre. Selon moi, tu n'es pas celui que tu dis être. Selon moi, il y a une histoire derrière l'histoire. Selon moi, tu me caches quelque chose. " L'officier se lève lentement et tourne le dos au fermier pour examiner une carte topographique punaisée au mur.

" Selon moi, si tu me caches quelque chose, tu es une menace potentielle. Alors dis-moi, qu'est-ce qu'il faut que je fasse de toi ? "

Anis est mal à l'aise. Il ne peut lui dire qu'il est venu là sur l'injonction d'une Dame Blanche. Un pressentiment l'en empêche. Il est pris au piège. Que peut-il répondre ? Rien. Son destin lui échappe encore. Mais ce qui doit arriver ne peut pas manquer

Le capitaine laisse le silence devenir gênant avant de faire à nouveau face à Anis.

" Tu ne réponds pas ? Sur mon périmètre, la cour martiale, c'est moi! Il ne te reste que peu à vivre. Sauf si tu me laisses te raconter une histoire. Tu permets ? Merci ! Mais je t'en prie assieds-toi ! "

L'officier s'est carré dans son fauteuil, les jambes allongées et croisées sur le bureau.

"Il y a une très vieille légende qui circulait par ici. A l'en croire, il y avait dans un temps très reculé, un seigneur qui éprouvait une profonde aversion pour son archevêque Le temporel défiant le spirituel en quelque sorte. Or, l'homme de Dieu élevait un ours, curieuse idée non ? Le seigneur voulant asseoir son autorité croisa un jour l'archevêque et lui affirma qu'une de ses vaches pouvait vaincre l'ours en combat singulier ! Et que crois-tu qu'il advint ? L'ours fut défait ! Te rends-tu compte, un ours terrassé par une vache! Cette histoire m'a prodigieusement captivé. A tel point que, figure-toi, j'ai dressé moi aussi un ours, une belle bête. Et te voilà devant moi, accusé de terrorisme ! Et tu possèdes une vache, une béarnaise! Alors, si tu veux sauver ta peau, je te propose un marché honnête : que ta vache combatte mon ours. Si l'ours est vaincu, tu repars libre et riche avec un sauf-conduit à ton nom. Si l'ours l'emporte, tu auras ton sauf-conduit mais tu repartiras les mains vides! Tu vois, c'est ce qu'il y a de plus honnête non ? "

" Et si je refuse ? "

" Tu meurs et ta vache finit en barbecue ! Décide-toi sur le champ, j'ai une tâche qui m'appelle sur les remparts tout à l'heure !"

Tout cela conforte Anis dans la certitude que le cours des évènements obéit à un déterminisme obstiné. Anis approuve la proposition du capitaine par un simple signe de la tête, une immense fatigue sur les épaules. Le capitaine est ravi, presque étonné de l'absence de protestation du fermier.

" Parfait. Parfait. Sergent, je vous laisse le soin d'établir le sauf-conduit ! Quant à toi, dit-il en s'adressant à Anis, tu viens avec moi. "

Anis lui tend ses mains toujours attachées. " Rien ne presse...tu as sauvé ta peau mon vieux. N'en demande pas trop d'un coup. " Le capitaine ouvre la porte et attend Anis qui se relève et à pas lents, se dirige vers l'officier.

" Je vais te présenter à Nandi, mon ours. Tu devrais apprécier ! "

Derrière le capitaine, Anis longe la clôture de piquets, derrière le préfabriqué. Il y a un appentis complètement fermé. Des grognements, rauques et puissants, s'en échappent. " Il m'a senti ! " s'écrie le capitaine, exalté. " Vite, prenons place. C'est étroit mais les moyens étaient limités. ".

Il prend appui sur quelques caisses posées contre le bâti, sorte d'escalier de fortune, pour grimper sur le toit de l'appentis, surface de quelques mètres carrés, plus ou moins plane.

" Aidez-le à grimper ! " ordonne-t-il aux deux dragons qui les ont accompagnés. " Pressez-vous un peu, il faut que j'aille ensuite sur les remparts ! "

" Ne vaudrait-il pas mieux remettre ce combat à demain " Suggère un de ses hommes en se grattant le sommet du crâne. " Il ne fera plus jour très longtemps à présent ! "

" Non !Non ! Il faut que cela se fasse maintenant caporal ! Vous croyez que je vais patienter jusqu'à demain ! Vous me connaissez mal. Je vous fiche mon billet que cela ne va pas durer plus de quelques minutes ! Allez, allez, on se presse ! "

Aidé par les dragons, Anis se retrouve bientôt aux côtés du capitaine. Les deux soldats posent leur arme contre l'enclos et se joignent à eux. Sous leurs pieds, les grognements reprennent de plus belle. Des coups sourds et profonds font trembler la structure de bois.

" Nandi s'impatiente! "s'exclame l'officier " Regarde ta vache, elle n'en mène pas large ! "

En effet, Aliénor recule le plus loin possible. Elle meugle faiblement, son sabot raclant le sol de terre battue. Elle secoue la tête, la peur s'empare d'elle. Le capitaine tire sur la corde qui commande le mécanisme d'ouverture de la porte au-dessous d'eux. Le panneau de bois s'écarte en grinçant et une forme sombre et imposante, un pelage brun noir avec des reflets gris apparaît. Anis est fasciné par la puissance qui se dégage des pattes antérieures et du poitrail de l'animal qui possède une tête massive et ronde. Ce n'est pas un ours brun commun qui se rencontre régulièrement dans le secteur. Non. C'est un jeune grizzli qui doit déjà peser pas loin de 300 kilos. L'animal fait quelques pas dans la lumière déclinante, semblant hésiter. Il grogne doucement, lorgnant vers la vache de l'autre côté.

" Allez, Nandi, bouge-toi ! " L'officier trépigne et souffle bruyamment, très excité. Il encourage sa bête en faisant de grands moulinets avec ses bras. " Elle est là ! Allez, attaque...attaque... "

Nandi se dresse enfin sur ses pattes postérieures, en fouettant l'air de ses pattes antérieures. Ce n'est encore que de l'intimidation mais la stature de l'animal est impressionnante. Aliénor est en proie à une terreur grandissante. Elle sent qu'elle ne peut fuir nulle part. Au loin, l'arête de la montagne est embrasée par le soleil qui a disparu derrière elle. C'est l'heure magique où il ne fait plus jour et pas encore nuit.

C'est à cet instant qu'un bourdonnement métallique couvre les grognements de l'ours et les meuglements de la vache. Un lourd hélicoptère survole le camp à basse altitude, à petite vitesse, en direction du sud. Le bruit des rotors, rebondissant sur les parois rocheuses toutes proches, fait un vacarme assourdissant.

L'officier, surpris, lève la tête en sursautant. Malencontreusement, son pied d'appui dérape sur un noeud du bois. Il vacille au bord de la petite terrasse. Il tend son bras pour se raccrocher à Anis mais celui-ci se dérobe en se penchant de côté. Le capitaine lâche un cri strident lorsque son corps bascule dans l'enclos. La chute n'est pas très spectaculaire mais la réception est déplorable, le genou se plie curieusement. L'officier pousse un hurlement. Tout à sa douleur, il ne fait pas attention au fauve qui, dans son dos, le domine de toute sa hauteur. L'ours gronde rageusement. Le capitaine hoquète de surprise quand le grizzli s'abat sur lui, sa gueule fouillant déjà la nuque découverte. Les cris font vite place à des gargouillis écoeurants. Le corps de l'officier n'est plus qu'un pantin désarticulé entre les pattes de l'ours.

L'hélicoptère disparaît, le silence se reforme.

La scène n'a duré que quelques poignées de secondes. L'un des dragons saute au sol pour récupérer son arme. Se hissant à nouveau sur le toit de l'appentis, il fait feu nerveusement sur le grizzli. A cette distance, la puissance de son arme d'assaut est telle que l'ours est déchiqueté par les courtes rafales.

Les cris et les coups de feu ont attiré quasiment tout le camp. Au premier rand, le sergent constate l'étendue des dégâts. Le corps sans vie de son capitaine, l'ours étendu tout à côté, Anis qui n'a pas bougé... Homme d'action, il prend vite sa décision. Il s'adresse à Anis :

" Le capitaine est mort. L'ours est mort. Tu vis. Ta vache aussi...Donc, pour moi, elle a remporté le combat, même par défaut ! Pour la richesse, considère le prix de ta vie ! Le capitaine ne t'aurait jamais permis de repartir vivant. Tu es donc riche mon ami !Tiens voilà ton sauf-conduit. Disparais...et emmène ta vache ! "

Il libère Anis et lui tend un petit disque de métal froid, le laissez-passer. C'est fini. La lumière bascule soudain, il fait nuit. Anis pose une dernière question au sergent :

" Savez-vous qui était à bord de l'hélicoptère, tout à l'heure ? "

" Le Colonel Roland. Il regagnait la Trouée où se trouve son QG. Il n'aimait pas notre capitaine. Il l'avait convoqué ce soir. A mon avis, ce n'était pas pour lui faire des louanges, non ! Le capitaine risquait gros, très gros...sans doute sa carrière ! Bah, maintenant, tout çà c'est du passé....fiche le camp ! "

Anis sourit. Finalement, la Dame Blanche avait vu juste. Les Dames Blanches voient toujours juste. Le sergent aussi d'ailleurs. Dans ces temps troublés, la vie est une richesse inestimable. Il respire profondément, emplissant ses poumons de l'air de ces montagnes. Il ne s'est jamais senti aussi proche d'elles. C'est un vrai Béarnais. Et il le restera

Ce qui doit arriver ne peut pas manquer.

(Devise figurant sur le portail du château de Coarraze, où Henri IV a vécu sa petite enfance)

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Publication : 01 juillet 2007
Dernière modification : 01 juillet 2007


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