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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Lundi 17 novembre 2014 à 23:17:12
L’Homme d’Az



Amour, amour,
Toi tu es le sel
Et moi la terre
Il nous reste des hommes à faire

M. Fugain





La grande lame courbe siffla dans les airs, comme un serpent prêt à l’attaque. Dehors, un soleil torride avait succédé à une averse violente, et la terre exhalait les parfums lourds du milieu de l’été.
Le cimeterre s’abattit, et la tête de Khira, séparée de son corps, alla s’écraser contre le mur blanchi à la chaux, laissant la trace d’un soleil rouge aux rayons sanglants.
« Kheroal ! Viens ! Des cavaliers arrivent ! »
L’homme ne jeta pas un regard en arrière, ni vers la tête aux yeux exorbités ni vers le corps secoué de spasmes. Le ventre rebondi se contracta plusieurs fois. Puis dans la maison vide ce fut le silence, et l’immobilité.
Kheroal avait rengainé son arme et s’apprêtait à sauter sur son cheval quand sa main gauche fut happée par un gros chien noir. La bête planta profondément ses crocs dans la chair et se mit à tirer en secouant la tête. Surpris par la douleur, Kheroal lui décocha de toutes ses forces un coup de pied dans le ventre ; le chien lâcha prise et roula dans la poussière. L’homme enfourcha son cheval, serrant contre son ventre la main douloureuse.


Môk sauta à terre et se précipita vers sa maison. Dans la lumière crue du milieu du jour, il s’arrêta pétrifié sur le seuil. Paralysé. Anéanti. Incapable de choisir vers quel désastre il devait porter sa dernière caresse, la tête adorée de son épouse ou ce ventre si tendre qui renfermait tous ses espoirs. Aveuglé par la haine, les oreilles étourdies par le grand cri qu’il ne pouvait émettre, il sauta en selle. Les traces, dans la terre humide, étaient faciles à suivre. Deux cavaliers. Ses hommes peinèrent à le suivre tant il forçait sa monture. Il ne lui fallut que deux heures pour rattraper les assassins. Les deux hommes s’étaient arrêtés pour s’abreuver à un point d’eau. L’un d’eux tenait sa main gauche immergée et il grimaçait de douleur, mais c’est à peine si Môk s’en aperçut. Il ne posa pas de question, il n’émit pas un seul son. Il les égorgea au poignard tous les deux, les saignant comme des moutons avant un banquet, après les avoir rapidement vaincus dans un combat aussi violent qu’expéditif ; sa lame droite tranchait moins profondément, mais elle lui donnait plus d’allonge et elle savait embrocher les coeurs en se glissant entre les côtes. La colère et la haine décuplaient ses forces et rendaient son bras plus vif que l’éclair.
Quand sa troupe le rejoignit, ce fut pour l’entendre dire :
« Eh bien ? Qu’avez-vous à vous arrêter ? Vous boirez plus tard. Nous pouvons encore tuer plus de cinquante ennemis avant que le jour ne s’achève ! »



Une main trace des caractères serrés sur la page blanche du Livre. « Il les égorgea au poignard... » Mais l’encre en séchant laisse la ligne vierge, et à rebours un à un les caractères s’effacent, jusqu’à « il sauta en selle ». La main recommence. Et l’écriture encore s’efface.
Un soupir.
« Ah, moi aussi.
- Moi aussi ! »
Côte à côte réunis dans une blanche et pure lumière, ils sont des milliers, des millions, des milliards, plus nombreux que les étoiles dans le ciel. Le Livre est Un, et ses pages sont innombrables. Innombrables aussi les scribes qui relatent les destinées, se chevauchant et s’entrecroisant dans un ballet infini. Ils écrivent tous leur partition, et le Livre les transforme en Musique. Le chef d’orchestre ne se montre jamais, mais il est le seul qui Sait. Quand il y a une fausse note, le Livre refuse l’écriture.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
- Kheroal ne doit pas mourir, il a un autre destin.
- Mais pourquoi a-t-il tué Khira ?
- Son fils serait devenu un guerrier sanguinaire.
- Mais alors pourquoi avoir permis l’accouplement ?
- Il fallait le tenter. Môk aurait pu changer...
- Bon, c’est pas grave, les gars, on reprend... »


...il sauta en selle. Les traces, dans la terre humide... Mais d’un coup le ciel s’assombrit et un orage violent comme l’enfer s’abattit en trombes d’eau et en tornades de vent mouillé. En quelques minutes, tout était brouillé, tout était confus. Le temps que Môk mette son cheval à l’abri sous un arbre, la pluie avait cessé mais toute piste avait disparu. Môk regarda vers le ciel en refoulant ses larmes. Pourquoi Voskar le Miséricordieux lui refusait-il justice ? Une langue humide lui lécha les mains.
« Bhero, mon chien... »
Il s’accroupit, serra contre lui l’ami fidèle. Et il sentit l’odeur du sang. L’animal en avait encore plein la gueule, et un morceau de drap bleu foncé était resté accroché à un croc.
« Un Puriste, hein ? Tu l’as mordu, tu as bien fait. Puisse-t-il mourir de cette blessure dans les plus atroces souffrances. Et s’il survit, il en gardera la cicatrice à jamais. Et je saurai le reconnaître. »
Il jeta un dernier regard vers la maison, refoula ses larmes.
« Terki, Danal, vous enterrerez ma femme et mon fils. Chantez, dites les paroles qu’il faut. Vous nous rejoindrez plus tard. Les autres, avec moi. Nous les retrouverons même si nous devions traverser l’enfer pour ça. »
Les cavaliers s’élancèrent sous la pluie battante, qui cessa dès la première colline franchie. Mais l’horizon restait désert, et du pelage des chevaux couverts d’écume montaient des fumées odorantes.
« Au pas dans la descente », commanda Môk. Je ne tuerai pas nos montures. Mais dès qu’ils seront secs... »



Kheroal et Lâm avaient chevauché tout le jour et toute la nuit. Lâm demandait sans cesse qu’ils s’arrêtent, mais Kheroal était crispé dans sa douleur et ne voulait pas. Au matin, la main avait doublé de volume, la douleur était lancinante et terrible, et la fièvre rendait les yeux de Kheroal fixes et hagards.
« Cette main te tuera, mon frère. Sois raisonnable, pour une fois. A quatre lieues d’ici je connais... enfin on m’a dit... c’est une femme, une marchande d’épices. Elle se fait appeler Ghaïa. Elle te soignera. Elle commerce avec l’outre-mer, et elle a la science des onguents et des potions. On dit que la Mort la redoute, car elle ne cesse de lui arracher ses proies. Et puis... Mon frère, si le mal te gagne, tu ne pourras plus tuer personne ! »
Kheroal assentit d’un signe de tête. Il s’en voulait de sa propre faiblesse, et ce n’était pas la peur de mourir qui le rendait docile. Mais renoncer à sa mission lui était insupportable, aussi insupportable que cette douleur qui lui remontait maintenant jusqu’au coeur. Alors, femme ou homme, magie ou potion, quelle importance ? Il voulait juste que la douleur cesse. Mourir serait une bénédiction, car le Pur l’avait dit, et l’au delà serait un bonheur indicible. Mais mourir... Prêcher était facile, mais le Pur était mort dans son lit, si vieux que ses os étaient déjà en cendres le jour de sa mort.



Elle était vêtue d’une longue robe verte, aux drapés savamment entrelacés, qui laissaient nue son épaule droite. Elle était jeune, et prodigieusement belle. Tout en elle était rondeur, jusqu’à sa voix mélodieusement enchanteresse, qui faisait qu’on ne pouvait que lui obéir. La morsure était sur le dos de la main, et elle regarda la paume.
« Et si tu cessais de tuer ? », sourit-t-elle en le tenant dans le feu de son regard vert.
Comment peut-elle avoir les yeux verts ? se demanda Kheroal. Elle est noire de peau comme l’arbre brûlé, comme la nuit sans étoiles.
« C’est... ma ... mission », articula-t-il à grand peine, le regard brûlé d’étoiles filantes douloureuses.
« Peut-être pas... »
Elle appliqua un onguent odorant sur la plaie nauséabonde, et la pièce se parfuma de la fraîcheur des collines après la pluie du printemps, de la douceur du soir après la touffeur de l’été, du matin rescapé du brouillard de l’automne. Kheroal fut pris de vertige et s’abandonna au dossier de la chaise en fermant les yeux.
Il ne les rouvrit jamais. Môk avait eu de la chance. Un marchand, qui menait sa caravane vers l’ouest, s’était souvenu de deux hommes en bleu, dont l’un avait le bras en écharpe et titubait sur sa monture. Il les avait vus filer vers le nord. Malade comme il était, il allait sûrement voir Ghaïa.
La longue lame embrocha Lâm, assis sur le pas de la porte, comme elle transperça Kheroal, au moment même où la douleur le quittait. Ghaïa garda le silence. Un infime hochement de tête marqua sa désapprobation. Quand Môk se tourna vers elle, ce regard tellement vert lui ôta toute force. Il baissa les yeux et s’enfuit.



La main trace rapidement les lignes de la destinée de Kheroal. Peut-être qu’en écrivant vite... Mais le Livre refuse, et un à un, les caractères s’effacent, jusqu’à « et s’abandonna au dossier de la chaise en fermant les yeux ».
« Ca ne va toujours pas !
- Je te l’avais dit, Kheroal ne doit pas mourir !
- Mais qu’est-ce que j’y peux, moi, si Môk arrive à le retrouver ?
- Il nous faut le freiner encore. Par tous les moyens. »




Tuch, l’homme le plus âgé du village, s’avança vers Môk qui s’était relevé après avoir caressé son chien et regardait déjà son cheval.
« Fils, le temps a-t-il tant d’importance ? Ton ennemi, tu le trouveras et tu le tueras, tu as toute ta vie pour ça. Sous cette pluie, lui aussi s’est arrêté, et sa main douloureuse ne le laissera pas dormir en paix. Mais ta femme morte mérite une sépulture décente, et des chants funéraires pour l’accompagner au royaume des esprits. Et ton fils, qui est passé de l’obscurité d’avant à l’obscurité d’après, sans avoir pu goûter aux baisers de son père ni à la chaleur du soleil, doit d’autant plus recevoir sa part d’amour et de lamentations. Il y a un temps pour le sang, et un temps pour les larmes. Sinon, en quoi serais-tu meilleur que ton ennemi ? »
Môk ne répondit pas, mais il dessella son cheval. Il sua lui aussi sang et eau pour arracher à la terre aride une dernière demeure pour ses deux bien-aimés. Jusqu’au point du jour, à l’heure où les âmes s’élèvent vers le royaume de Voskar, il chanta, il pleura, se lamenta, invoqua la clémence du Dieu pour qu’il accueille dans son éternité heureuse sa femme et son fils. Puis, quand le soleil dissipa les ténèbres, il accepta enfin une gorgée d’eau.
« Dormez, maintenant, mes frères d’arme. Bientôt nous partirons. La traque sera peut-être longue, et elle vous privera du bonheur de partager le pain avec votre famille. Mais je jure que j’égorgerai de ma main les assassins de ma femme et de mon fils et que leurs cadavres pourriront à même le sol, afin que seul l’enfer leur soit ouvert. Et je ferai de même si le même malheur devait frapper l’un d’entre vous. Que Voskar le Miséricordieux, qui a créé le ciel et la terre, protège vos familles et vous épargne une telle souffrance. »




Les Puristes, il fallait les tuer tous, c’était une question de justice. Maintenant qu’il avait tout perdu, Môk ne craignait plus rien. Plus rien ne viendrait freiner son bras vengeur. C’était un Juste, et ils étaient des centaines comme lui de par le pays, qui consacraient leur vie à traquer sans cesse ces fanatiques assassins qui suivaient les traces d’Ish. Ils l’appelaient le Pur, et les Justes le surnommaient le Fou. Parce que Voskar le Magnifique avait dit « si vous croyez en moi, alors la Mort vous sera douce », les Puristes prônaient une religion extrémiste, faite de jeûne, d’ascèse et de chasteté. Folie ! Que serait-il advenu de la race humaine si le monde s’était rallié à leur croyance ? Pour eux, la vie n’était qu’une rédemption et seul l’au-delà comblerait tous leurs voeux. Dès lors le meurtre était un don, et le mourant un débiteur. Joyeux, ils allaient par les Neuf Territoires pour tuer et tuer encore, persuadés de faire le Bien et d’en retirer plus tard honneurs et bénéfices.




Les collines succédaient aux plaines, et les arbustes secs aux cailloux brûlants. Quelques moutons étiques tentaient de survivre sous la garde somnolente d’enfants aux joues creuses. L’orage avait creusé des ravines glissantes, mais il était trop tardif pour que l’herbe repousse. Môk guidait sa troupe sans savoir où aller, interrogeant encore et encore, suivant des pistes, rebroussant chemin... Enfin, il crut tenir sa proie : un marchand avait vu deux hommes en bleu se diriger vers le nord, et l’un d’eux avait le bras en écharpe...




« Peut-être pas... »
Elle appliqua un onguent odorant sur la plaie nauséabonde, et la pièce se parfuma de la fraîcheur des collines après la pluie du printemps, de la douceur du soir après la touffeur de l’été, du matin rescapé du brouillard de l’automne. Kheroal fut pris de vertige et s’abandonna au dossier de la chaise en fermant les yeux.
« Transportez-le dans le chariot » ordonna-t-elle à ses deux serviteurs.
Le bateau n’attendait qu’elle pour appareiller. Kheroal ne reprit connaissance qu’en haute mer. Et quand Môk trouva enfin la demeure de Ghaïa, celle-ci était déserte.


« Nous avons réussi !
- Kheroal est vivant !
- Oh, mais l’histoire n’est pas finie ! Nous devons être plus attentifs que jamais, car c’est maintenant que le destin de Kheroal va s’écrire... »



« Tu n’aimes pas ma cuisine ?
- Mais si, Noria... Je n’ai pas très faim...
- Et tu tiens toujours ta main gauche sur ton ventre. Môk, ça fait dix ans que je te connais. Dix ans que tu viens manger à l’auberge quand tu es dans le coin. Et dix ans que tu gardes cette main sur ton ventre. Môk, je pourrais être ta mère... Oh bien sûr, tu te ne plains jamais, tu es un vrai guerrier. Mais si ça fait dix ans que tu souffres, tu ne crois pas que tu devrais te faire soigner ?
- Tu t’inquiètes pour rien, Noria. Je vais bien. Je... J’ai mal dormi la nuit dernière, c’est tout.
- Mais enfin, Lensk, tu es son ami ! Dis-lui ! Dis-lui qu’il est pâle comme un cadavre, que ses cernes sont plus profonds que les labours, et qu’il n’a plus que la peau sur les os !
- C’est vrai qu’il n’a pas très bonne mine... Mais c’est l’inaction qui lui pèse. Nous n’avons pas combattu depuis trop longtemps.
- Vous n’allez pas vous plaindre de la paix ! Par Voskar le Miséricordieux... »
Môk se leva, vacillant et livide. Il se précipita dehors, et à peine sur le pas de la porte, il rendit quelques bouchées de mouton noyées dans un flot de sang rouge. La tête lui tourna ; il s’accroupit. Et puis un vertige le prit et il bascula dans un silence obscur.




A son réveil, Noria et Lensk étaient à son chevet, parlant à voix basse.
« Ah enfin, te voilà ! », s’exclama Noria quand elle s’aperçut qu’il avait ouvert les yeux. « Tu te rends compte que tu aurais pu mourir ? J’ai tout expliqué à Lensk. Il y a un saint homme, à Az, il soigne charitablement tous ceux qui se présentent. On dit qu’il a des pouvoirs magiques, car il guérit tous ceux qu’il touche. Il ne dort jamais, il prie, il médite, et on ne nourrirait pas un oiseau avec le peu qu’il mange. Va le voir. Sinon, tu ne pourras plus jamais combattre, et moi je perdrai un ami. Tu m’entends ? »
Môk, la main gauche sur son ventre plus douloureux que jamais, accepta dans un soupir. Il aimait beaucoup Noria. Mais il était trop tard. Il était condamné, à n’en pas douter. Mourir l’indifférait, sa vie n’avait été qu’une longue souffrance. Il n’avait qu’un regret : que le meurtrier de Khira reste impuni. Mais il finirait bien par mourir à son tour, si ce n’était déjà fait. Il ressentait toujours autant de haine ; mais il n’avait plus aucune force.



Tous les habitants d’Az connaissaient la maison de l’Homme. C’est ainsi qu’il souhaitait être appelé, même si tous le nommaient saint. Quand il mit pied à terre (il avait refusé la charrette de Noria, il n’était pas une femmelette, et s’il devait passer, autant que ce fût sur son cheval, droit et fier devant l’Eternel), un malaise intense le fit s’accrocher à sa selle, le temps de reprendre ses esprits. Devant la maison, trois enfants jouaient aux osselets. L’aîné, un adolescent à la peau d’ébène, quitta les deux petits, un garçon et une fille, deux métis qui se ressemblaient comme frère et soeur. Il vint vers Môk, un sourire franc à ses lèvres charnues.
« Sois le bienvenu. Je suis Yadé, un des fils de Ghaïa. Tu viens voir l’Homme ? Suis-moi, je vais te conduire. »
La maison était simple et fraîche, riche de parfums plus que de meubles.
« Tu dois être épuisé par le voyage. Repose-toi sur ce divan. Je vais chercher l’Homme. »
Môk s’écroula. Des lumières blanches et bleues dansaient derrière ses paupières closes, et une vague de nausée le chavira. Sa main avait beau presser fort sur son ventre, la douleur était plus vive que jamais.
« Bonjour, mon frère. Ne te lève pas. Tu es pâle et tu souffres. Permets-moi de comprendre ton mal. »
Môk n’avait même plus la force d’ouvrir les yeux. La voix était grave et douce, compatissante, sincère. Il soupira. Il sentit l’Homme soulever sa tunique, et poser une main chaude sur son ventre à l’agonie. La main ne bougea pas. Elle resta, simplement, comme si c’était naturel. Et encore. Et encore. L’homme respirait profondément, comme s’il devait puiser dans l’air la force suffisante pour accomplir sa tâche.
Comment un être humain pourrait-il m’ôter une douleur vieille de dix ans ? Mon heure est peut-être venue, après tout. Je suis si fatigué... Ainsi pensait Môk en s’abandonnant à la lassitude. Et puis, en lieu et place de la douleur térébrante qui lui mordait les entrailles, il ressentit une douce chaleur, et il se souvint... C’était exactement ainsi, quand Khira se blottissait dans ses bras sous les épaisses fourrures, en plein coeur du rude hiver. La tiédeur moite du lit, les caresses infiniment tendres, le ventre qui s’était arrondi, et ce bonheur, ce bonheur... Il lui sembla que la main sur son ventre vibrait d’un léger frémissement. L’Homme était peut-être fatigué. Il ne pourrait peut-être pas le guérir, mais il lui aurait au moins permis de ressentir une dernière fois cette béatitude qui l’avait quitté depuis tellement longtemps, et qu’il n’avait jamais retrouvée... Alors, mourir maintenant, en paix, pourquoi pas, rejoindre enfin Khira...
« Ghaïa... Ghaïa ? »
Un bref pleur de nouveau-né tira Mök de sa somnolence. Une femme était entrée, un jeune nourrisson pendu à son opulente mamelle. Noire de peau, elle était vêtue d’une longue robe verte, aux drapés savamment entrelacés, qui laissaient nue son épaule droite. L’Homme et elle échangèrent un long regard.
Est-ce qu’ils communiquent par la pensée ? Après tout, elle est peut-être sorcière, elle aussi. Elle est belle comme une colline au printemps, ronde, voluptueuse, fertile... Et si jeune ! Comment peut-elle avoir un fils adolescent ? Elle n’a pas vingt-cinq ans !
Ghaïa ouvrit l’armoire d’une main, et en retira une petite fiole, dont elle versa quelques gouttes dans un gobelet, où elle ajouta l’eau d’une carafe. Soutenant toujours son enfant qui tétait vigoureusement, elle tendit le breuvage à Môk, qui se souleva sur un coude pour l’avaler docilement. Elle avait les yeux verts ! D’un vert profond comme la forêt, d’un vert étincelant comme une émeraude... Elle ne pouvait pas ne pas être magicienne... L’Homme tendit la main gauche pour reprendre le gobelet. Et Môk vit la cicatrice. Son coeur battit plus vite, tandis que sa raison lui suggérait de remercier son guérisseur – la douleur avait disparu.
«Comment as-tu été blessé ? »
A sa grande surprise, il vit l’Homme s’agenouiller, tête baissée.
« Autrefois j’ai été un combattant Puriste. J’ai tué tant d’hommes et de femmes qu’une vie entière ne suffirait pas à me racheter. C’est moi qui ai tué ta femme et ton fils. Je n’ai fait que guérir le mal provoqué par la peine que je t’ai infligée. Fais-toi justice, maintenant. Une longue vie t’attend. »
Môk sauta sur ses pieds, dégainant son épée d’un geste sûr. Mais alors qu’il armait son bras, Ghaïa s’interposa, et elle parla d’une voix tellement suave qu’elle aurait pu arrêter la foudre ou détourner le cours d’un torrent déchaîné.
« Tue-le, et tu ne vaudras guère plus que l’assassin qu’il a été. L’homme que tu vois devant toi n’est plus Kheroal. Il a mis sa vie au service des malheureux, et sa main meurtrière est devenue salvatrice.
- Tu veux sauver sa tête parce qu’il est le père de ton enfant !
- J’ai quarante-deux enfants », sourit-elle dans un léger haussement d’épaules. « Seulement trois sont de lui. »
Môk fut tellement déconcerté que son bras s’abaissa. Les yeux écarquillés, il ne pouvait s’empêcher d’admirer cette femme... cette créature... cette...
« Ici nous vivons simplement », reprit-elle. « J’aide l’Homme autant que je le peux. Depuis qu’il s’est installé ici, il consacre tout son temps aux soins des malades. Et il n’a jamais failli ! Quand la Fièvre a frappé, il y a cinq ans, ils étaient des centaines et des centaines à notre porte. Je les ai nourris, il les a guéris. Il n’y a pas eu un mort, tu m’entends ? Pas un. Il n’a pas dormi pendant quatre longues semaines. Il n’a bu que de l’eau, n’a mangé que quelques morceaux de pain que je le forçais à avaler chaque fois qu’il vacillait... Et tu voudrais tuer cet homme ? Lequel de vous deux serait le plus criminel alors ? Tu as perdu un fils. Si tu peux me jurer que tu n’en feras pas un guerrier, je t’en donnerai un autre.
- Mais... »
Le regard de Môk interrogea l’Homme, toujours agenouillé.
« Ghaïa n’appartient à personne. Personne n’appartient à personne. L’amour n’est pas possession, il se donne et ne se reprend pas. Quand je n’étais qu’un fanatique sanguinaire, Ghaïa ne m’a pas condamné. Elle m’a emmené au-delà des mers pour me soustraire à ta vengeance. Elle a soigné ma main, elle a guéri mon âme. L’homme que je suis aujourd’hui, c’est elle qui l’a créé. De la glaise infecte que j’étais, elle a su tirer un don inespéré et une force inouïe. Puisses-tu connaître son amour et y trouver la renaissance, c’est tout ce que je te souhaite. Je ne plaide pas pour ma propre survie. Je t’ai trop pris pour oser même quémander la moindre clémence. »
Môk ne souffrait plus. Il se sentait dans toute la vigueur de son âge. Son ennemi était à ses pieds, acceptant le châtiment qu’il avait amplement mérité. Môk serrait dans sa main l’épée fidèle qu’il avait affûtée chaque soir depuis dix ans en pensant à ce moment. Même plié en deux dans les affres de la souffrance, il n’avait jamais manqué à ce rituel. Il ne lui restait qu’à lever le bras, à abattre la lame sur le cou offert, et sa vie reprendrait un sens, et la paix reviendrait dans son coeur...
L’épée tomba au sol et Môk se laissa glisser à terre, submergé par un torrent de larmes. Au bord du gouffre, il s’accrocha à l’Homme, qui le prit dans ses bras. Et ils sentirent tous deux la chaleur de Ghaïa, penchée au dessus d’eux, les entourant de sa tendresse infinie.



La main trace les caractères, l’écriture fine remplit la page blanche du Livre. Et ne s’efface pas.
« Ainsi soit-il. Nous avons mené à bien notre mission.
- Mais nous n’avons pas de temps à perdre en congratulations ! Il nous reste des milliards de destins à tracer !
- Encore !
- Préfèrerais-tu faire autre chose ?
- Non. J’aime ce travail. Eh ! J’ai écrit «Il revêtit la combinaison et pénétra dans le sas », et ça vient de s’effacer !
- C’est parce qu’il ne doit pas sortir, il serait tué...
- Bon, il va falloir tout reprendre... »
Narwa Roquen, deux métros de retard


  
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Réponses à ce message :
3 Commentaire Roquen - Elemmirë (Ven 2 jan 2015 à 22:09)
3 Toutes ces guerres à refaire chaque jour… - Maedhros (Lun 22 dec 2014 à 18:40)


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