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 WA,exercice n°89 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 3 fevrier 2011 à 23:32:24
Un grand classique de la fantasy, c'est le passage dans un monde parallèle. Votre héros (banal), va "passer". Il peut rester le même ou se transformer, à votre guise. Je souhaite, surtout pour les jeunes auteurs, que vous vous posiez les bonnes questions ( et que votre texte y réponde, bien sûr):
- comment le héros va-t-il passer de manière originale?
- pourquoi passe-t-il?
- qu'est-ce que ce passage va lui apprendre?
Pourquoi revient-il? (ou pas)
- en quoi sa vie sera-t-elle changée après ça?

Les mots-clés: le sens, la cohérence. Construisez bien votre monde parallèle, et si vous souhaitez que votre héros puisse y retourner, laissez -lui une porte qu'il puisse actionner.
En ce qui concerne la rédaction, soyez vigilants sur la ponctuation: pensez aux virgules et aux points virgules ( dont vous usez toujours avec trop de parcimonie...)

Vous avez trois semaines, jusqu'au jeudi 24 février. Amusez-vous bien et faites-nous partager votre plaisir!
Narwa Roquen, un peu franchement à la bourre, et qui a sommeil...


  
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Pages suivantes : 1 - 2
Estellanara  Ecrire à Estellanara

2016-12-07 12:25:15 

 WA n°89 : participation 1/3Détails
Un gros délire, une récréation après des textes sérieux, un texte pas mal psychédélique. Commencé pour l’exercice 55 mais finalement respectant mieux la consigne du 89.
La bande son (copyright Maedhros) : Just dropped in de Kenny Rogers.



Surtout, pas mélange






L’épicerie

Ce soir-là, Erwan n’avait pas envie de faire la cuisine. Il n’avait pas non plus très envie de rentrer chez lui mais il était bien obligé. La journée avait été exécrable, encore pire que d’habitude, et il avait cru ne jamais en voir la fin. Les clients s’étaient succédés sans interruption au guichet de la gare et il avait essuyé récriminations, mépris, ronchonnements et même quelques insultes. La routine, quoi. Comme s’il était responsable du prix ou de la ponctualité des trains ! Si encore il avait le cran de leur répondre... Ce boulot l’emmerdait de plus en plus mais il ne savait rien faire d’autre. Alors, il attendait que ça se passe.

Les jours défilaient au rythme d’une tortue paralytique, tous identiquement sans intérêt. Lever au son strident du radioréveil chinois, café noir dans la cafetière chinoise, nouvelles du monde (mauvaises). Matinée au guichet : un homme d’affaire pédant, le vrai trou du cul, une mendiante avec deux bébés sales dans les bras, une vieille dame aux trois-quarts sourde, les annonces de départ et d’arrivée dans les haut-parleurs. Repas rapide, un sandwich américain avec autant de goût et de vitamines que dans une éponge mais beaucoup de gras et de sel, retour au guichet. Une jeune fille pressée et quasi hystérique, la voix criarde , un gros homme avec une forte odeur corporelle, un jeune parlant aux gens sans les regarder, les yeux rivés à son portable, une nana venant accrocher un avis de recherche pour un gosse disparu, le quatrième de la semaine, fermeture du guichet.

Un tour en ville pour se changer les idées, regarder les pubs sur les murs avec des nibards qui s’exhibent, claquer du pognon qu’on n’a pas (faut bien engraisser les sociétés de crédit à la consommation), l’impression d’exister le temps de sortir la carte bleue, puis la culpabilité, des godasses neuves dans un sachet, chinoises, cousues par des mioches sûrement. Retour en banlieue, rues ternes et sales, immeuble grisâtre, personne qui attend, écoute du répondeur chinois, pas de message, plat surgelé dégueulasse devant une émission débile, regardée sur un écran plat (japonais) acheté à crédit, coucher, insomnie jusque quatre heures du matin. Une vie ordinaire, quoi. Pour un type ordinaire.

Erwan avait fait des études longues autrefois mais dans une filière morte qui l’avait envoyé directement à l’ANPE. Il avait essayé de se trouver une copine, histoire de se marier et de faire deux ou trois enfants. La société disait que c’était ça le bonheur. Ça et puis consommer. Mais aucune fille ne voulait de lui. Trop coincé, trop petit, trop banal, avec du bide et un début de calvitie à trente piges. La loose. Et même pas la tchatche ou de l’humour pour compenser. La chance, ce n’était pas pour lui.

Il n’avait plus de famille. Ses parents étaient morts et son frère était un sale con. Il n’avait quasiment pas connu ses grands-parents (comme il aurait aimé se souvenir d’eux). Il n’avait pas d’amis. A chaque fois qu’il avait rassemblé son courage et essayé de s’en faire, il avait perdu le contact malgré tous ses efforts. Un jour, les gens ne le rappelaient plus et ne répondaient plus à ses messages. Il avait songé à s’acheter un chat ou un poisson rouge mais ça lui semblait vraiment pathétique de meubler sa solitude de cette façon. La seule personne qui lui témoignait de la sympathie, c’était son psy.

Il attendait un signe, un clin d’oeil du destin, un événement qui ferait tout basculer. Qui changerait sa vie banale en aventure, comme dans un film où le héros gagne à la loterie, comme dans un livre ou l’héroïne apprend qu’elle est la princesse du royaume des fées. Mais le signe tardait à venir et les années s’empilaient sur sa tête chauve comme les nuages dans un ciel du Nord. Il se sentait comme anesthésié par la routine, creux, vide, lobotomisé.

Ce soir-là, Erwan n’avait pas envie de faire la cuisine. Ni de s’ouvrir un de ces putains de surgelés. Et il n’avait pas non plus le courage d’aller au restaurant et d’affronter le regard condescendant du serveur quand il annoncerait qu’il était seul. Il avait marché au hasard pas mal de temps et les supermarchés étaient fermés. Et puis, dans une rue qu’il ne connaissait pas, du côté du quartier de Wazemmes, il était tombé sur une épicerie exotique, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pas une épicerie reubeu ou asiatique. Indienne peut-être. Il n’était pas sûr. A l’intérieur, ça sentait le renfermé et les herbes aromatiques. Le type, un petit vieux, avait un sourire tellement large qu’on aurait cru que sa tête allait se séparer en deux. Et une moustache digne d’un fox terrier. Erwan s’était fait emballer une grosse portion de curry et une douzaine de trucs tout ronds, emballés dans des feuilles de bananier, qui devaient être des gâteaux. Et puis, il avait décidé que c’était une bonne journée pour se saouler. Il zonait dans les rayons étroits et encombrés, à la recherche d’alcool fort. Et c’est là que le destin se décida brusquement à lui faire un clin d’oeil.

Au fond d’une étagère, derrière des boites de fruits au sirop, il aperçut le goulot d’une bouteille avec une forme originale. Il la dégagea et observa avec intérêt l’étiquette vert et or, couverte de poussière, qui figurait une sorte de chien-dragon en train de danser. Les mots étaient incompréhensibles, écrits avec des signes qui lui étaient totalement inconnus. A travers le verre coloré, on devinait un liquide extrêmement épais. Cette bouteille lui plaisait. Il sentait qu’avec ça, il allait pouvoir se prendre une biture mémorable. Il la ramena au comptoir en la tenant dans ses bras comme un précieux bébé et la déposa à côté de son curry. Le vendeur lui lança un :
- Hum ! Trrrrès bon ! Mais surrrtout, pas mélange !
Dans sa bouche, les r roulaient comme des billes au fond d’un sac d’écolier. Erwan paya, souhaita le bonsoir et sortit avec son sac plastique. Comme il laissait la porte se refermer dans un tintinnabulement de grelots, le vendeur lui lança de nouveau :
- Surrrrtout, pas mélange, boisson !
Le guichetier haussa les épaules. Un peu dingo, le papy.




Première bascule

Le curry réchauffait en exhalant des parfums enchanteurs et Erwan s’était sorti un DVD en l’honneur de cette soirée d’exception : Les dix commandements. Comme d’habitude, il n’irait pas au-delà de la traversée de la Mer Rouge. Trop long. Il déboucha sa bouteille spéciale et huma au ras du goulot. Pouah ! Ça sentait fort et zarbi. Il n’aurait pas su dire quoi ; la cardamome peut-être pour le côté épicé, la pâte d’amande pour le côté doux, et puis l’herbe coupée. Si ça avait le goût de l’odeur, ça devait arracher et il valait mieux le couper avec autre chose. Il extirpa du frigo une canette de cola zéro calorie et des glaçons et se servit à boire. L’alcool indien était tellement sirupeux qu’il avait du mal à couler et sa couleur tirait sur le vert. Une fois ajouté le cola, Erwan obtint un cocktail qui avait la teinte et la consistance d’une mare croupie, avec des bulles en plus. Super sexy, quoi. Après tout, il voulait de l’exotisme, il en avait ! Il leva son verre à lui-même et à sa future cuite et but, d’abord à petites gorgées prudentes puis à longs traits gourmands. C’était excellent. Ça vous caressait le gosier et ça vous mettait une agréable tiédeur dans l’estomac. Un délice. Le guichetier fit un large sourire à son salon aux papiers peints décrépits et passés et aux plantes agonisantes, puis alla servir le curry. Il revint avec un plateau :
- A nous deux, la bouffe hindoue !

Il s’installa dans le canapé qui avait connu les deux guerres et lança le film. La musique majestueuse s’éleva dans la pièce, couvrant le bruit de la rue. Le plat était également délicieux, un peu fort mais plein de saveur. Ça faisait longtemps qu’Erwan n’avait pas fait un gueuleton pareil. En mangeant, il se resservit un cocktail et le siffla. Son moral, d’habitude aussi bas que la fosse des Mariannes, remontait au fil des verres et à présent, il déclamait les répliques de Charlton Heston en même temps que lui. Il se sentait plein d’une énergie nouvelle et des bulles de cola sans calorie éclataient sous son crâne. Il repoussa son plateau, remplit de nouveau son verre et se cala contre le dossier à demi défoncé :
- A la tienne, Yul !
Le niveau dans la bouteille d’alcool avait pratiquement baissé de la moitié et Erwan se sentait totalement ivre. Les murs de la pièce ondulaient doucement sous ses yeux et il rigolait tout seul sans raison.

Du coin de l’oeil, il aperçut un mouvement sur le tapis et se retourna brusquement. Mauvaise idée : le décor tangua violemment et il dut fermer les yeux pour ne pas vomir. Marrant ; il avait cru apercevoir une sorte de lapin. Cette pensée le fit rire de nouveau :
- Chuis totalement déri... déchiré ; vlà que j’ai des hallus !
Il rouvrit lentement les yeux et les reporta sur la télé où Nefertari repoussait les avances de Ramsès II. Les mots de la princesse égyptienne s’élevaient au-dessus de l’écran plat comme un brouillard doré et le guichetier les regarda s’envoler, fasciné. Cette femme était si belle. Il était sûr que sa peau avait le parfum de la crème fraîche, le goût du velours. Le canapé lui parut soudain plus profond et il s’accrocha à l’accoudoir pour ne pas sombrer dans les replis du tissu. Sur l’étagère, une de ses plantes vertes lui fit un signe amical de la feuille. Il jura :
- Putain de merde ! Ce tu... truc est plus fort que je senpais... !

Il se tapota les joues pour reprendre ses esprits mais des brumes de couleurs continuèrent de s’élever de la télévision, brunes pour les tambours et bleues pour les violons. La tête lui tournait, le parfum soyeux de la bouteille lui agressait les narines et il avait un goût de jungle dans la bouche. Se sentant partir, il se leva et se dirigea vers les toilettes. Autour de lui, les motifs de la tapisserie du couloir clignotaient furieusement.

Il manqua s’étaler dans le tournant quand son pied droit heurta son pied gauche mais réussit à se rétablir. Il tituba jusqu’à la cuvette, baissa son pantalon et se laissa tomber sur le siège. Il n’avait jamais été aussi bourré ; il fallait qu’il se couche dare dare. La nausée le gagnait, les muscles de ses mollets se nouaient douloureusement et son coeur faisait des embardées dans sa poitrine. Le rouleau de papier feinta à gauche puis à droite mais il réussit à l’attraper et s’exclama :
- Haha ! Je t’ai eu, chaloperie !
Devant lui, la porte des toilettes commença à se désintégrer et un bout de la cloison vola en éclats minuscules, révélant un ciel turquoise, quelque part au-delà. Erwan ferma les yeux et s’asséna une claque puis une seconde. Ce n’était que des hallucinations dues à son ébriété. Il fallait qu’il s’accroche au réel assez longtemps pour gagner sa chambre. Sa main chercha la poignée de la chasse d’eau à tâtons, au bout de la chaînette, et tira dessus. Puis, ce fut le néant.

Le guichetier planait dans un vide où rien n’avait jamais existé et où le son se résumait aux battements de son coeur dans ses tempes. Sous ses doigts, il pouvait encore sentir le contact rassurant de la poignée de céramique mais plus rien d’autre n’existait. Et il tournoyait doucement. Il voulut appeler à l’aide mais les mots roulèrent de sa bouche comme de petits graviers, sans faire aucun bruit. Il lâcha quelques jurons bien sentis qui prirent la forme d’oursins et s’éloignèrent en dérivant. La peur commença à le gagner. Pour des hallucinations, c’était corsé ! Si ça se trouvait, il s’était cogné la tête contre les toilettes, s’était brisé le crâne et on ne trouverait son corps que dans des semaines. Son estomac fit un noeud à cette pensée. Même si sa vie était de la merde, il ne voulait pas mourir ! Il s’agita et fit des mouvements de brasse, espérant se déplacer dans ce néant angoissant, mais cela ne servait à rien. Puis, sans prévenir, le monde se contracta brutalement et explosa.

Erwan ouvrit les yeux et lâcha un hoquet de surprise. Il se trouvait à l’extérieur, dans une clairière entourée d’arbres, sous un soleil radieux. Des accords de jazz lui parvenaient, un peu étouffés, ainsi qu’un bruit de mâchonnement. Il jura de nouveau, avec conviction. Mais qu’est-ce qu’il se passait ? Où était son appartement ? Et ses toilettes ? A cette pensée, il tâta dans sa main la poignée de la chasse d’eau, à laquelle il s’accrochait encore. Molle et chaude. Il déglutit et une sueur froide se forma dans son cou. Avec une prudence infinie, il tourna la tête pour regarder et se figea. Il tenait la queue d’un monstre. Une créature de la taille d’un petit éléphant, à la peau écailleuse, grise zébrée de rose. Son arrière-train remplissait la moitié de son champ de vision. Le coeur d’Erwan loupa un battement. Lâchant la queue, il se plaqua les deux mains sur la bouche pour ne pas crier et s’éloigna à reculons. Mais bordel, c’était quoi ça ? Le monstre se déplaça pesamment, tournant à demi son gros corps. Le guichetier trébucha, s’affala sur le dos et se mit à hurler à plein poumons. Descendant des hauteurs des frondaisons, une tête grise pas plus grosse qu’une pomme vint à sa rencontre, au bout d’un long, très long cou souple. Elle portait des lorgnons en fer et mâchouillait des feuilles. Deux petits yeux myopes observèrent Erwan qui continuait à hurler puis la tête laissa échapper un « pout », s’éloigna et regagna les branches.

Parvenu au bout de sa capacité pulmonaire, le guichetier suffoqua un instant puis reprit son souffle. La bête broutait paisiblement et ne lui prêtait plus aucune attention. Il l’observa pendant un long moment, n’osant bouger, cherchant à comprendre. Que se passait-il ? Qu’était cette bête ? Il se leva, mit de la distance entre lui et la créature et reporta son attention sur le paysage. Eberlué, il dut se rendre à l’évidence : il n’était plus sur Terre. Le ciel n’était ni gris ni même bleu mais de toutes les couleurs, comme si on avait laissé un enfant le peindre à la gouache. Les nuages, petits et vaguement cubiques, ne se déplaçaient pas en suivant la direction du vent mais dans tous les sens. Tous proches, un arbre portait des fruits en forme d’entonnoirs et un autre des fleurs aux reflets métalliques. Même le sol était étrange, souple, tiède et couvert d’une pelouse toute douce qui évoquait de la fourrure. Horrifié, Erwan se demanda s’il se tenait à la surface d’un énorme animal. La tête lui tourna devant toutes ces bizarreries et, du même coup, il réalisa autre chose : il n’était plus saoul. Plongé en plein délire oui, mais sobre.

Se prenant la tête dans les mains, il tenta de réfléchir. Quelle était la dernière chose dont il se souvenait ? Ah, la vache ! La boisson indienne ! Le vieux lui avait bien dit de ne pas la mélanger ! Et lui, comme un abruti, il l’avait coupée avec du cola zéro calorie ! Qui sait ce que ce cola pouvait contenir comme saletés chimiques ? A peu près sans danger quand on le buvait seul mais le vrai poison quand on le mélangeait avec le mauvais ingrédient. Comme ces bombes qu’on pouvait fabriquer dans sa cuisine ! Et maintenant, il se tapait un délire hallucinatoire carabiné.

Obéissant à une impulsion, il se pinça sauvagement les poignées d’amour et poussa un couinement. OK, ça faisait mal. Mais impossible de savoir si il rêvait et que ce truc de se pincer ne marchait tout simplement pas ou s’il délirait et que la douleur passait le filtre de l’illusion. Consterné, Erwan se laissa tomber à genoux. Les larmes lui montèrent aux yeux et il commença à pleurer à gros bouillons. C’était vraiment trop injuste ; il ne lui arrivait jamais rien de bien. Il voulait que ça s’arrête ; il voulait retourner dans son quartier minable, son appartement minable, à son boulot minable... Il allait crever ici, comme un pauvre paumé, coincé dans une vision absurde sortie d’une bouteille hindoue, entouré de nuages cubiques et de monstres qui faisaient « pout ». Il voulait juste rentrer chez lui. Il sanglota ainsi pendant un certain temps puis finit par se calmer. Alors, il se leva et marcha au hasard dans la forêt.

Le soleil brillait toujours dans le ciel psychédélique et les accords de jazz que le guichetier avait entendus à son arrivée lui revenaient, plus proches. Il déboucha dans une clairière et s’arrêta, interloqué. La musique provenait d’un groupe de créatures semblables à des poulpes, qui planaient en tournoyant à un mètre du sol. L’un d’entre eux jouait du saxophone, un autre de la guitare, un autre encore de la trompette et un quatrième agitait un tambourin. Autour des musiciens, d’autres poulpes lévitaient en dansant mollement, leurs tentacules ondulant au rythme de la mélodie. Leurs yeux aux pupilles fendues roulaient dans tous les sens et ils gloussaient ou improvisaient des chants formés de syllabes aléatoires. Erwan les observa durant plusieurs minutes, ne sachant que faire, puis s’approcha du groupe avec précautions. Quelle que soit son appréhension, il fallait qu’il demande comment rentrer chez lui. Même si ça devait être à un sushi en lévitation. Il choisit un individu à la peau pâle et presque transparente et aux ventouses pourpres, coiffé d’un chapeau en papier. Rassemblant son courage, il balbutia :
- Euh... Excusez-moi ?

Il se sentait particulièrement stupide de s’adresser à un octopode surgi de son inconscient. Celui-ci interrompit sa danse :
- Je peux faire quelque chose pour toi, bro ?
La créature semblait sourire de sa petite bouche ronde. Elle dégageait un léger parfum d’iode. Le guichetier hésita :
- Ben... Je cherche... Enfin, je voudrais... Euh... Mais comment ça se fait que vous parlez ?
Le poulpe s’esclaffa et fit un tour sur lui-même :
- Venant d’un lolgue qui parle, je trouve cette question vraiment hilarante !
- Un quoi ?
- Un lolgue, bro. Ce n’est pas ce que tu es ?
- Ben... non. Je ne crois pas. C’est quoi, un... Pourquoi vous dites ça ?
- Les oreilles pointues, la fourrure bleue, la grande poche, la queue qui traîne par terre ?

Erwan écarquilla les yeux puis se palpa frénétiquement. Il avait bel et bien des oreilles pointues et de la fourrure partout et plus aucun vêtement. Affolé, il contempla ses mains, à présent deux pattes couleur de schtroumpf, munies de coussinets. Un long hululement franchit ses lèvres. Putain, mais comment ça se pouvait ? Qu’est-ce qui se passait ? Il voulait que ça s’arrête ! Le poulpe lui tapota l’épaule d’un tentacule compatissant :
- Allons, bro, ce n’est pas si grave. Tu aurais pu être un tanne ou un orignon. C’est classe d’être un lolgue. Tu peux ranger plein de choses dans ta poche ; c’est drôlement pratique.
- Je ne suis pas un... une bestiole à la con ! Je suis... je suis... je suis un cheminot, moi !
- Ne t’énerve pas, voyons bro...
- Rien... rien de tout ça n’a de sens ! Je ne peux pas... enfin... m’être changé en kangourou ! Et les poulpes ne parlent pas... et ne jouent pas de jazz... et ne flottent pas dans les airs !
La voix du guichetier montait dans les aigus sur le mode hystérique. Le poulpe, perplexe, se gratta la tête d’une ventouse :
- Tu es sûr que je ne peux pas flotter dans les airs ?
- Archi-sûr !

La lévitation de la créature se rompit brutalement et il s’aplatit au sol avec un « pluich ! » sonore, ses bras mous s’étalant autour de lui. Les autres cessèrent de jouer, lui jetèrent des regards étonnés puis éclatèrent de rire ensemble et reprirent leur musique. Le poulpe poussa un profond soupir :
- Ah là là, tu as fait du joli, bro...
Et il s’éloigna en rampant et en maugréant.

Erwan le regarda partir, la bouche grande ouverte. Ce monde, c’était du n’importe quoi. Et il avait oublié de demander comment rentrer chez lui. Pas grave ; il interrogerait la prochaine bestiole improbable qu’il rencontrerait. Il traversa la clairière au son de la musique des poulpes qui s’éloignaient et s’engagea sous le couvert des arbres. Effectivement, sa queue trainait par terre et s’accrochait dans les broussailles. Réticent à toucher cette excroissance incongrue, il la ramassa du bout des pattes, épousseta la touffe de poils au bout et, ne sachant qu’en faire, la glissa dans sa grande poche ventrale. Bordel de merde, tout cela était ridicule ! Une queue, une poche, et tout ça à cause d’un cola sans calorie ! Le magasin allait l’entendre à son retour dans le réel ! Il se remit en route et la forêt céda rapidement la place à un sous-bois puis à une plaine désolée, encombrée d’un chaos d’énormes rochers en forme de parties du corps : nez de granit de trois mètres de haut, oreilles basaltiques, pieds brisés en plusieurs morceaux... Le guichetier errait dans ce dédale, cherchant des passages pour contourner les blocs, s’arrêtant parfois pour passer la patte sur l’un d’entre eux, fasciné malgré lui.

Au détour d’une gigantesque main, fissurée et en partie envahie de mousse, il tomba sur un cortège miniature. Ebahi, il se pencha pour mieux voir. Il s’agissait de petites plantes, qui défilaient en silence en tenant des panneaux et des banderoles du bout de leurs feuilles et de leurs branches. Elles se déplaçaient en sautillant ou en se trainant sur leurs racines. Un plant de tomates-cerises brandissait un écriteau où était inscrit « les salades y en a marre ! » ; derrière lui venait un géranium qui agitait un drapeau avec le message « on veut plus d’arrosages ». Erwan les regarda passer, les yeux ronds, en lisant les revendications, toutes plus farfelues les unes que les autres. Les manifestants ne lui prêtèrent aucune attention. Est-ce que ça valait le coup de leur demander comment rentrer chez lui ? Il décida que non et continua son chemin.

Les rochers anatomiques ne tardèrent pas à s’espacer et une vaste prairie s’ouvrit à perte de vue. Des bouquets d’arbres, de ci de là, résonnaient de chants d’oiseaux (ou peut-être n’était-ce pas des oiseaux après tout), des insectes multicolores voletaient au ras du gazon-fourrure et le soleil resplendissait dans le ciel chamarré. La brise amenait des parfums de brioche et une musique douce et diffuse, faite de clavecin et de flûtes. Au loin, on apercevait un troupeau d’animaux d’un jaune doré, très hauts sur pattes. Erwan s’arrêta pour observer le paysage et gonfler ses poumons d’oxygène. Sa peur et son énervement cédaient imperceptiblement face à un bien-être douillet et une impression de vacances. Il avait perdu toute notion du temps. Les hébreux avaient-ils traversé la Mer Rouge à présent ? Peut-être même y avait-il une file de voyageurs mécontents en train de poireauter au guichet de la gare. Cette pensée le fit rire. Qu’ils attendent ces cons ! Mais s’il ne se réveillait jamais ? S’il se trouvait dans une sorte de dimension parallèle dont on ne revient pas ? C’est qu’il n’avait pas d’oncle Félicien pour le ramener du A de Océan Atlantique, lui !

Il en était là de ses réflexions quand il sentit quelque chose de pointu lui heurter la cheville. Une petite voix s’éleva entre les herbes :
- Pardon monsieur !
Erwan s’accroupit et découvrit un tout petit hérisson qui le regardait en se massant le museau. Il hésita un moment puis :
- Euh... tu t’es fait mal ?
- Oh, c’est pas grave, j’ai l’habitude. Je me cogne souvent.
Le petit animal s’était assis sur son arrière-train. Il semblait essoufflé et jetait des regards à gauche et à droite, bien que les hautes herbes l’empêchassent de voir quoi que ce soit. Le guichetier se lissa l’oreille. Sa timidité le reprenait, lui faisant comme une boule coincée dans la gorge, mais il voulait en savoir plus :
- Et tu... enfin... tu fais quoi dans le coin ?
- Je m’enfuis.
- Tu... tu t’enfuis ? Mais de quoi ?
- D’un monstre très méchant. J’étais prisonnier avec d’autres enfants et je me suis échappé. Ho là là, qu’est-ce que j’ai eu peur !
- Hein ? Un monstre ? Des... des enfants ? Mais alors, tu es ... Je veux dire, tu n’es pas un hérisson ?
- Oh non, je suis une personne. Et j’ai neuf ans et demi.
Erwan prit cinq minutes pour assimiler cette information :
- Tu viens du monde normal ? Mais euh... comment t’es arrivé ici ? Tu n’as quand même pas... ?
- J’étais dans la rue ; j’allais à l’école. Il y avait des travaux et ils avaient ouvert des grands trous dans le macadam. J’ai vu un drôle de truc dans un des trous, quelque chose qui brillait. Je me suis penché pour voir et je suis tombé ! Et je suis arrivé ici.
Le bébé hérisson plissa ses petits yeux noirs, brillants comme des perles, et se mit à se gratter avec sa patte arrière. Il reprit :
- Et vous monsieur, vous êtes qui ?
- Je m’appelle...

Le guichetier se figea, la bouche ouverte sur la dernière syllabe. Impossible de se rappeler son nom ! Il se tritura les méninges mais ne parvint qu’à se donner mal au crâne. Pas moyen !
- Merde de merde ! Oh, pardon, petit !
- Moi non plus, je ne sais plus mon nom. C’est bizarre, hein ?
Erwan lâcha un ricanement nerveux. Pas plus bizarre que de s’être changé en kangourou bleu. Il soupira :
- Ben... moi aussi, je suis... je viens du monde normal et je suis un humain. Je cherche... enfin... un moyen de rentrer chez moi.
- J’aimerais bien rentrer moi aussi...
Le bébé hérisson avait dit ça d’une toute petite voix où on entendait un trémolo et Erwan se sentit soudain fondre de tendresse. Les mots jaillirent d’eux-mêmes :
- Tu n’as qu’à rester avec moi, petit. On trouvera bien un moyen de retourner chez nous !
- Oh merci, monsieur, vous êtes chic !

Ils se remirent en marche de concert, le guichetier prenant garde à ne pas avancer trop vite. Au bout de quelques mètres, il entendit un « ouch ! ». Le bébé hérisson avait fait un roulé-boulé. Il se remit sur ses pattes et fit une petite moue :
- J’ai trébuché...
- Je... je peux te porter si tu veux.
- Ça ne vous dérange pas ?
Erwan le ramassa délicatement en prenant garde à ne pas se piquer, et repartit.
- Je n’ai plus peur avec vous, monsieur !
L’animal lui souriait de son mignon petit museau. Le guichetier haussa les sourcils et sa bouche s’ouvrit en forme de O. C’était bien la première fois qu’on lui disait quelque chose de ce genre. Faut dire qu’il n’avait pas trop l’habitude des interactions sociales. Ses relations se limitaient à ses collègues de travail, pour la plupart aigris et attendant la retraite, sa boulangère, avec qui il n’avait jamais parlé que de pain, et son psy. Le hérisson se mit à babiller, s’émerveillant sur le paysage, racontant sa vie, et Erwan fut surpris de constater qu’il habitait Lille lui aussi. Le gamin vivait seul chez sa mère. Son père les avait quittés quand il était encore un bébé et il ne l’avait jamais revu. Il aimait faire du vélo et lire des livres, collectionnait de jolis cailloux et voulait devenir « chercheur d’extra-terrestres ». Erwan, de son côté, lui parla un peu de trains.

Ils parcoururent ainsi la grande prairie et s’arrêtèrent à l’orée d’un bois de ce qui ressemblait à des sapins. Le soleil avait disparu et il faisait plus sombre sans que la nuit soit vraiment tombée. L’estomac du bébé hérisson gargouillait et le guichetier se mit en quête de nourriture dans les environs. Mais, ayant toujours vécu en ville, il n’avait aucune notion de survie en nature. Il tenta de cueillir des baies lumineuses qui clignotaient dans un buisson mais elles s’évaporèrent sous ses pattes. Il poursuivit un moment un gros crabe mais ne put se résoudre à le tuer. Dépité, il ne put rapporter que trois minuscules oeufs en forme de poire. Assurant au petit qu’il avait des réserves, il lui laissa la maigre pitance, après l’avoir aidé à percer les coquilles. Le hérisson entreprit de gober les oeufs en se mettant du jaune plein les poils. Erwan le regarda manger, attendri. Il fallait qu’il trouve autre chose ; trois oeufs rabougris c’était bien peu pour un tiot en pleine croissance. Tout cela était tellement nouveau. Personne n’avait jamais dépendu de lui, compté sur lui, auparavant. C’était une sensation à la fois grisante et très effrayante. Il réalisa qu’il n’avait pas pensé à son appartement depuis bien des heures. La préoccupation de rentrer chez lui était passée au second plan.

Il murmura, pensant à haute voix :
- Ta mère doit se faire du mouron...
- Oh oui ! Et la mère des autres enfants aussi. Ceux qui sont toujours prisonniers du monstre.
- Parle-moi un peu de... Enfin, dis-moi comment tu... Et d’abord il ressemble à quoi, ce monstre ?
- Il est très grand et tout noir, avec des petites taches blanches qui clignotent dedans. Il ressemble à un trou dans le monde et aussi à un orage... Parfois, on dirait qu’il n’a pas de bras et parfois il en a. Des bras d’éclairs... Et il mange les couleurs. Il est terrifiant.

Le hérisson s’était recroquevillé en parlant et ses yeux, qui regardaient le vide, s’écarquillaient comme s’il revoyait la créature. Erwan posa une patte rassurante sur lui :
- C’est fini maintenant...
- Non, c’est pas fini ! Je dois y retourner pour libérer les autres ! Sinon, je ne sais pas ce qu’il va leur faire !
Sa voix aigüe tremblait d’indignation et ses piquants tressautaient :
- Oh monsieur, il faut que vous veniez avec moi pour les sauver !
- Hein ?! Mais je...
A cet instant précis, une nausée violente saisit le guichetier. Il se courba en deux en se tenant le ventre et lâcha un gémissement. Son regard se couvrit d’un voile noir et l’air s’enfuit en sifflant de ses poumons. Il ferma les yeux tandis que le monde se mettait à tourner de plus en plus vite autour de lui. Puis, il plongea dans les ténèbres.

Est', qui s'y remet sur la fin d'année.

PS : edit avec bricoles d'Asterion

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Asterion  Ecrire à Asterion

2016-12-09 16:00:58 

 WA 89 commentaire EstellanaraDétails
Tu as su m'accrocher du début à la fin (actuelle). C'est délicieusement barré, on attend la suite avec envie... Les images sont évocatrices (un paysage à la Dali, une jolie référence à Philémon...et puis j'ai un faible pour les hérissons ;)

Bricoles ou petites coquilles:
"il dût fermer les yeux" : dut
"le monde se contracta brutalement et explosa": s'il se contracte, il implose plutôt, où il enchaîne les deux?
"cet excroissance incongrue" : cette
"Ha lala" / "Holala" : Ah là là, / Oh là là (pas de vraie raison à les écrire autrement, si?)
"Erwan, de con côté" : son ;-)

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2016-12-19 15:37:20 

 Merci pour ta lecture !Détails
Merci pour tes aimables commentaires et pour les bricoles, que j'ai prises en compte dans le texte.
Pour le monde qui se contracte et explose, c'est effectivement les deux à la suite.
J'espère que j'aurai prochainement le temps de finir cette histoire !

Est', à fond à fond à fond

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2017-01-10 15:28:38 

 WA n°89 : participation 2/3Détails
La suite des aventures de mon nordiste !

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Deuxième bascule

Quand Erwan reprit connaissance, il était allongé sur le sol du couloir et sa tête résonnait comme si une tribu complète d’africains y jouait du tam-tam. Il jura copieusement en s’asseyant. Putain de gueule de bois ! Putain de boisson hindoue à la con ! Il venait de se taper un de ces trip ! A rendre jaloux un hippie chargé au LSD ! Il s’était même imaginé qu’il s’était transformé en bestiole bleue ! Par réflexe, il s’inspecta. Sur son pouce gauche, une trace de jaune d’oeuf.

Le guichetier se laissa retomber sur le sol. Un vertige qui n’avait rien à voir avec l’alcool le saisit. Et si c’était réel ? Et s’il n’avait pas déliré ? Mais alors... il avait abandonné le tiot dans la forêt ! Tout seul ! Erwan se prit la tête dans la main. Comment savoir ce qui était la réalité ? Cet enfant n’existait sans doute même pas. C’était juste une vision insensée issue de l’ébriété. Mais, et si ce n’était pas le cas ? Il se concentra sur ses souvenirs, sur ses sensations, ses émotions, et tenta de démêler le vrai du faux. D’ordinaire, il se laissait porter par le courant de la vie mais là, il fallait improviser et l’angoisse l’empêchait de réfléchir. L’image du hérisson tourbillonnait follement dans son esprit. Ses petits yeux brillants de joie, son sourire...

Le pauvre gamin devait être mort de trouille ! Il ne pouvait pas le laisser ! Il fallait qu’il y retourne ! Il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas à toute vitesse dans le salon. Sur l’écran de la télé, le menu de présentation du film parvenu à son terme tournait en boucle. Dehors, il faisait jour et le son des klaxons et les aboiements des chiens emplissaient la rue. L’odeur du curry s’accrochait encore partout dans l’appartement. Erwan réfléchissaient furieusement : il restait du cola sans calorie mais est-ce que ça marcherait une seconde fois ? Il fallait que ça marche ! Son ami était là-bas tout seul ! Il s’arrêta et soupesa mentalement le concept. Son ami, oui. Le premier qu’il ait jamais eu. Un petit être adorable et qui comptait sur lui ! Déterminé, il courut à la cuisine et sortit le cola du frigo. Au passage, il rafla une grosse boite de saucisses aux lentilles. Si on pouvait ramener du jaune d’oeuf, on pouvait peut-être emporter des provisions.

Il se mit à genoux à la table basse, prépara fiévreusement la mixture en essayant de respecter les proportions de la première fois et la but cul sec. La boisson lui glissa dans le gosier, douce et parfumée comme un vent printanier. Il attendit mais rien ne se passait ; il se sentait toujours lucide. Inquiet, il fit un second verre du mélange. Pas le temps de lambiner. Au moment de le boire, il s’interrompit. L’étagère sur laquelle il posait ses plantes vertes lui avait accroché l’oeil et il se rappela le petit panneau réclamant plus d’arrosages. Courant de nouveau à la cuisine, il en revint avec une carafe d’eau et arrosa rapidement ficus assoiffés et chlorophytums rachitiques. Puis, il revint à la table, se coinça la boite de saucisses aux lentilles sous le bras et but le verre d’une seule longue gorgée. Là, ça commençait à faire effet ; il se sentait tout ramollo et avait des bouffées de chaleur. Mais ça n’était pas assez. Il vida la bouteille, la mit à la poubelle et attendit, allant et venant, fébrile, et surveillant sa montre.

La fenêtre lui semblait à présent déverser des flots de lumière et il dut plisser les yeux. Il se sentait de plus en plus bizarre. Les poils de ses bras se hérissaient et il salivait abondamment. Ça n’allait plus tarder ; il en était sûr. Un clapotement résonna dans le salon et il vit des vaguelettes se former à la surface du vieux tapis élimé. Lentement, la table basse commença d’y sombrer et disparut complètement. Il tendit un doigt prudent. La vache, le faux persan était devenu totalement liquide ! Il y enfonça la main puis le bras sans parvenir à tâter de fond. Bon, c’était pas tout ça mais le petit l’attendait. Erwan s’assit au bord de son tapis et y plongea les jambes. Alea jacta est. Mieux valait ne pas attendre sinon il aurait trop peur pour le faire. Agrippant d’une main sa boite de conserve et de l’autre se pinçant le nez, il sauta.

De nouveau ce vide insondable et ce tournoiement. Le guichetier se concentra, attendant l’explosion qui le ramènerait dans la forêt farfelue, mais rien ne vint. Il fit la moue :
- Allez ! Hop hop hop !
Ses mots prirent la forme d’un filament gluant et de trois bulles roses qui s’éloignèrent doucement. Du temps passa, sans qu’il sache dire combien. Changeant ses saucisses aux lentilles de main, il jeta un coup d’oeil à sa montre mais les aiguilles avaient disparu. Il patienta, tournant et retournant les derniers évènements. Des pensées désordonnées commençaient à lui venir. Il pensait à sa vie. Il imaginait son destin s’il avait fait d’autres études. Aurait-il une femme ? N’aurait-il pas dû aborder sa boulangère ? L’inviter à aller au cinéma ? Le monde était si compliqué... Tellement de facteurs à prendre en compte... Soudainement, il lui sembla que son esprit était plus clair, plus pénétrant, et qu’il comprenait certaines choses. Il songea à la vie, au cosmos et à Dieu et, dans un éclair d’absolue lucidité, il sut. Tout était si simple ! Il suffisait de...

Le vide se ramassa sur lui-même et Erwan sentit ses poumons s’écraser. Avec la douleur, la révélation lui fut brutalement arrachée. Il tenta désespérément de rassembler ses idées, de se souvenir mais il y eut un grand flash de lumière et il fut durement projeté dans la forêt. Il fit trois tonneaux sur le sol élastique et resta sur les fesses, dodelinant de la tête. Scrutant ses souvenirs, il chercha à se rappeler ce qu’il avait compris. Cela lui avait paru si évident... Putain, ce n’était plus un cerveau mais de la sauce blanche ! Avait-il au moins pu emmener sa conserve ? Il jeta un coup d’oeil à sa patte gauche, dans laquelle s’épanouissaient cinq énormes fleurs, un peu froissées par la bascule. En lieu et place des pétales, se trouvaient des saucisses grillées.

Le hérisson déboula de derrière un arbre, courant de toutes ses petites pattes, et se jeta dans ses bras. Il se serra contre la fourrure bleue en pleurant :
- Vous êtes revenu ! Je croyais... snif, je croyais que vous m’aviez abandonné !
Sa voix aigüe tremblait d’angoisse et il était agité de sanglots convulsifs. Erwan l’étreignit et le berça:
- Mais non petit, jamais je n’aurais fait ça ! Ce n’était pas de ma faute si j’ai disparu. Et je suis revenu dès que j’ai pu.
- J’étais tout seul et j’avais tellement peur ! Snif !
- C’est fini maintenant. Je suis là.
Le guichetier lissa doucement les piquants du petit animal jusqu’à ce qu’il se calme. Progressivement, le hérisson cessa de pleurer et on n’entendit plus que de menus reniflements. Erwan fouilla machinalement dans sa poche ventrale et en extirpa un mouchoir qu’il tendit au petit. Il ajouta :
- Oh, et j’ai ramené de quoi manger !
Il ramassa le bouquet et l’exhiba. Les saucisses dégageaient un délicieux fumet de grillade.
- Wah ! Ce que vous êtes fort, monsieur !
Le coeur d’Erwan se gonfla de fierté. Pour une fois, il avait assuré et cela lui procura une intense satisfaction.

Ils partagèrent les saucisses qu’ils trouvèrent croustillantes dessus et moelleuses dedans puis ils s’installèrent pour dormir sur la fourrure douce et tiède du sol. Le bébé hérisson se nicha tout contre son protecteur :
- Bonne nuit, monsieur !
- Bonne nuit, petit.
La forêt nimbée d’ombre était tranquille et le guichetier se laissa gagner par la torpeur. Il somnolait quand la petite voix du hérisson s’éleva :
- Dites, monsieur... Vous m’aiderez pour libérer les autres ?
- Ben... c’est que je ne sais pas si... Il y a ce monstre et je ne suis pas courageux, moi. Je ne suis qu’un type ordinaire...
- Mais ils sont tous seuls et il va peut-être les dévorer !
- Je ne sais pas si c’est une bonne idée...
- Allez, dites oui ! Je suis sûr qu’à deux on peut y arriver !
Erwan poussa un profond soupir. Il se représenta les enfants, aussi seuls et terrifiés qu’avait pu l’être le petit pendant sa courte absence. Personne pour les sauver. Personne pour les ramener dans leur monde et les rendre aux bras aimants de leurs parents. Il les imagina pleurant dans le noir, serrés les uns contre les autres... Et puis, sans même qu’il ait le temps de la formuler, sa décision fut prise :
- OK, on va y aller.
- Je le savais que vous êtes courageux, en vrai !
Sauf que ses genoux tremblaient à tomber en morceaux. Mais il devait se rendre à l’évidence : l’aventure qu’il avait si ardemment attendue pour briser la banalité de sa vie, elle était là. Il ne devait pas la louper. Qu’elle soit réelle ou pas, il devait y aller à fond. Il y arriverait. Il mit tout de même un sacré bout de temps à s’endormir et, quand il le fit, il rêva de créatures terribles, aux bras de foudre.

Quand le guichetier s’éveilla, un chaud soleil baignait les arbres et des chants s’élevaient de toutes parts. Le hérisson bailla, roula sur le dos et s’étira. Ses minuscules yeux noirs papillotèrent puis il sourit en voyant Erwan. Celui-ci lui rendit son sourire. Ce que c’était chouette d’avoir un ami ! Ça vous donnait l’impression que tout pouvait s’arranger. Il se mit sur ses pattes :
- Bon ben, quand faut y aller... Tu te souviens par où tu es venu ?
- Oui, je crois.
- Montre-moi.
Il ramassa le petit animal, l’installa dans sa poche et se mit en chemin. Au sortir de la forêt, ils virent que la prairie était occupée par un immense troupeau, les échassiers jaunes qu’ Erwan avait aperçus la veille. Les bêtes ressemblaient à des autruches couleur de banane, avec une touffe de plumes sur la tête et une longue queue souple, tirebouchonnée au bout. Le guichetier songea d’abord à les contourner mais, comme ils picoraient paisiblement et avaient de tous petits becs, il finit par traverser prudemment le troupeau. Les animaux continuèrent de chercher leur pitance, en poussant par moments des gloussements graves.

Les deux amis firent route pendant ce qui leur sembla des heures. Le hérisson, son petit museau dépassant de la poche bleue, donnait des indications sur la direction et commentait tout ce qu’il voyait. Il montrait des animaux du doigt et s’exclamait avec enthousiasme. Erwan hochait la tête. Aussi loufoque et incompréhensible que soit ce monde, il commençait lui aussi à en voir la beauté. La plaine avait cédé la place à un paysage de collines ventrues, au creux desquelles coulaient des ruisseaux. Des tintements de grelots résonnaient de loin en loin et des nuages d’insectes bourdonnaient. Parfois, deux d’entre eux se percutaient en plein vol et explosaient dans une pluie d’étincelles. Bercé par la marche de son porteur et par la brise tiède, le bébé hérisson commençait à s’endormir. Erwan avait perdu toute notion du temps et il n’avait aucune idée de la distance qu’ils avaient parcourue, tant les échelles étaient trompeuses. A certains moments, il leur avait ainsi fallu un temps très long pour atteindre un point qui semblait tout proche, tandis qu’à d’autres, le paysage avait changé à toute vitesse. Le guichetier commençait à s’habituer à la musique diffuse que l’on entendait partout mais les couleurs chatoyantes –ciel multicolore, buissons turquoise, rochers pourpres- agressaient encore ses yeux accoutumés à la grisaille.

Il marchait plus lentement à mesure que la fatigue se faisait sentir. C’est qu’il n’était pas sportif, lui. Il suivait un sentier qui apparaissait puis disparaissait dans la végétation. Il aperçut soudain un objet clair et s’arrêta pour écarter les hautes herbes. C’était un panneau peint en blanc qui disait « ATTENTION : guili-guili ». Erwan ouvrit des yeux ronds :
- Mais enfin merde, ça veut dire qu... ?
Surgissant d’un fossé, une créature simiesque se précipita vers lui en agitant trois longs bras mous. Le guichetier n’eut que le temps de fermer les yeux avant que la chose ne soit sur lui. Il serra les dents, anticipant la douleur, mais rien ne vint. Se détendant un peu, il réalisa avec stupéfaction que les membres grêles ne faisaient que le chatouiller. Et il n’était pas chatouilleux pour deux balles. Rouvrant précautionneusement les paupières, osant à peine respirer, il observa son assaillant. Celui-ci était couvert d’une fourrure grise clairsemée et sentait un peu le fromage. A ce moment, le hérisson émergea du fond de la poche et lâcha un « yiiik » suraigu. Aussitôt, la créature détala et elle replongea dans le fossé où elle disparut.

Erwan reprit son souffle :
- T’inquiètes pas, petit... C’était pas dangereux...
- B..berk, il était pas beau !
- Ça, c’est pas de sa faute.
Il regarda autour d’eux pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres panneaux puis reprit :
- Ça va, petit ?
- Oh oui, monsieur. Je crois que j’ai eu un peu peur, c’est tout.
- Moi aussi...
- Je dormais et je faisais un rêve...
Il s’interrompit et prit un air gêné :
- Vous n’avez pas faim, vous, monsieur ?
- Ben si, maintenant que tu le dis, je grignoterais bien un truc. Comme un croissant par exemple...
Un croissant ce serait le pied. Ou même une dizaine de croissants. Bien croustillants et bien dorés, comme ceux de sa boulangère. Il pouvait presque les sentir, tièdes et pleins de beurre...Mais en fait, il les sentait pour de bon !

Tendant la truffe, il huma l’air. Une délicieuse odeur de viennoiseries arrivait jusqu’à eux, portée par le vent. Se fiant à son nouvel odorat de lolgue, il entreprit de suivre la piste. Il quitta le sentier, escalada une colline puis redescendit de l’autre côté à fond de train. Au creux d’un vallon ombreux, poussait un bouquet d’arbres aux ramures basses et touffues et il sembla à Erwan que le parfum provenait d’eux. En s’approchant, il constata que les arbres se déplaçaient en reptant sur leurs racines, et remontaient lentement la pente. Le guichetier haussa les épaules, blasé par tout ce qu’il avait déjà vu, et alla à leur rencontre. Son nez ne l’avait pas trompé : des croissants dodus pendaient aux branches. Le guichetier en cueillit une pleine brassée et il s’en régala avec son compagnon, puis, ils allèrent se désaltérer à un ruisseau. Le repas le mit de bonne humeur : tous comptes faits, c’était fastoche de trouver à manger ; pas de quoi fouetter une crème. Revenant sur leurs pas pour regagner la bonne route, ils dépassèrent les arbres qui, parvenus au sommet ensoleillé de la côte, s’étaient arrêtés et offraient leurs feuillages aux rayons bienfaisants.

Le sentier serpentait entre les collines et Erwan marchait en silence depuis un moment quand il demanda :
- C’est encore loin pour arriver chez... euh... le monstre aux bras de foudre ?
- Oh oui ! Je me suis enfui pendant deux jours avant de vous rencontrer. Il faut traverser un endroit tout sec, puis longer la mer et après, il y a encore une grande forêt. Pourquoi ?
- Pour rien...
Le guichetier se renfrogna. Il ignorait s’il allait de nouveau disparaitre pour retourner dans le monde réel et quand cela se produirait. Lui qui, si peu de temps avant, brûlait de trouver le moyen de rentrer chez lui, était maintenant inquiet à cette idée. C’est qu’il ne voulait pas abandonner le gamin. Surtout qu’il avait vidé la bouteille d’alcool hindou... Pouvait-il en racheter ? Il n’était même pas sûr de retrouver le chemin de l’épicerie. Mais, après tout, il n’allait peut-être plus disparaitre. Le petit ne le faisait pas, lui. En tous cas, inutile de l’inquiéter avec ça pour le moment. Etre perdu dans un monde à la noix loin de sa maman était déjà bien assez pour son coeur tendre.

La lumière commençait à diminuer quand l’odeur des embruns parvint aux narines d’Erwan. L’herbe soyeuse s’était raréfiée et il avançait à présent sur du sable que le vent sculptait en vaguelettes régulières. Au-dessus de lui, des bulles d’eau plus ou moins grosses flottaient dans les airs, se déformant et miroitant sous le soleil. A l’intérieur de certaines nageaient des animaux marins à l’apparence fantastique, raies géantes cuirassées, poissons multicolores munis de cornes, crevettes lumineuses. Un son grave et monocorde planait dans l’air, évoquant le chant d’une baleine. Erwan évitait de passer sous les masses aquatiques en suspension, de peur qu’elles ne cèdent subitement. L’eau, ce n’était pas trop son truc. Le bébé hérisson, quand à lui, observait le phénomène avec ravissement. La mer leur apparut soudain entre les dunes, étincelante, reflétant les mille couleurs du ciel bigarré, et ils s’arrêtèrent pour la contempler.

La plage s’étirait à gauche et à droite, à perte de vue, et Erwan prit la direction que son jeune compagnon lui indiquait. Ses pattes s’enfonçaient dans le sol tiède et le sable glissaient entre ses coussinets. Le parfum du sel et des algues lui évoquait des contrées paradisiaques qu’il n’avait jamais vues qu’en fond d’écran et il se prit à rêver de vacances qu’il n’avait jamais prises. Quand il rentrerait chez lui, se dit-il, il poserait un long congé et partirait quelque part, dans un endroit où le ciel était bleu. Ouais, quand il aurait sauvé les gosses (s’il y parvenait), c’est ce qu’il ferait. Et il demanderait au tiot s’il voulait venir. Ça, ce serait vraiment chouette. Il passa non loin d’une bulle d’eau qui planait plus bas que les autres et, à l’intérieur, un phoque miniature au pelage bouclé lui fit un clin d’oeil. Impulsivement, il tendit la main, traversa la paroi aqueuse et flatta la tête du phoque. Celui-ci se tortilla en souriant.

Erwan descendit la dune, s’assit sur le sable face à la mer et vérifia que sa queue ne trainait pas n’importe où.
- On fait une pause, petit ?
- D’accord, monsieur.
Le hérisson descendit de la poche en glissant maladroitement sur la fourrure bleue et sauta au sol. Il ramassa un coquillage rose et le colla contre sa minuscule oreille. Le guichetier reprit :
- Tu sais, tu peux... euh, tu n’es pas obligé de m’appeler monsieur.
- Oh. Mais comment je pourrais vous appeler vu qu’on ne sait plus nos noms ?
- Ben... Chais pas, moi. Grand ? Biloute ?
Le petit éclata de rire et roula sur le dos :
- Je n’oserai jamais vous appeler comme ça !
- Et tu peux me tutoyer aussi.
- C’est que vous êtes une grande personne et maman m’a dit qu’on doit avoir du respect.
- C’est très, très bien, ça. Mais maintenant qu’on se connait... Enfin, maintenant qu’on est... Enfin, tu vois, quoi ?
- Oh oui ! Vu qu’on est amis, je crois que je peux vous dire tu !
Un large sourire fendit la truffe d’Erwan. Ça y est, c’était officiel, il avait bel et bien un ami. Un vrai. Pas quelqu’un qu’il payait pour lui raconter ses problèmes, pas un barman trop familier, pas quelqu’un qui ne venait le voir que pour le convaincre de faire grève. Un ami. C’était comme une lumière au bout d’un tunnel, comme un verre d’eau quand il fait chaud, comme quand on enlève des chaussures trop petites.
- Elle est jolie, hein, la mer ?

Le hérisson s’appuyait sur le genou du guichetier et regardait l’horizon miroitant. Il ajouta :
- Ce n’est que la deuxième fois que je la vois. Maman et moi, on n’a pas trop d’argent pour aller dans des endroits.
- Oui, elle est magnifique. Il est agréable, ce monde, même si j’y comprends rien.
- Et même s’il y a un vilain monstre.
Ils restèrent un moment tous les deux sans rien dire. La lumière avait diminué jusqu’à une sorte de crépuscule et les nuages cubiques prenaient des teintes pourpres. Emergeant de la surface des vagues, de larges bulles d’eau se formaient en chuintant et dérivaient vers l’intérieur des terres, amenant des parfums iodés. Le hérisson demanda d’une voix mal assurée :
- Vous... tu vas disparaitre encore bientôt ?
- Je ne sais pas...
Erwan se pencha vers le petit animal qui l’observait, les yeux un peu humides :
- Mais si je disparais, je trouverai un moyen de revenir très vite ! Alors, tu dois me promettre de m’attendre bien sagement. Et sans paniquer.
- Promis !
- D’ici là, il faudrait trouver un coin pour dormir...
Une voix métallique retentit derrière eux :
- Si vous voulez, dzzit, vous pouvez dormir chez moi.

Le guichetier et son compagnon se retournèrent d’un bond. Enfoncée jusqu’aux chevilles dans le sable, se trouvait une femme de métal. Elle était petite et boulotte et pas très réaliste. Les plaques de bronze qui la composaient étaient rivetées et une cheminée sur son épaule laissait échapper des nuages de vapeur. Elle portait une robe victorienne corsetée, pleine de plis compliqués à l’arrière, ainsi qu’un sac à dos exagérément volumineux. Erwan haussa un sourcil (à force de faire ça, il allait finir par rester crispé ainsi) :
- Euh... quoi ?
- Si vous voulez, prtprrt, vous pouvez dormir chez moi.
- C’est... très aimable à vous.
- Je vous en prie.
- Vous êtes un robot, madame ?
Le petit avait fait le tour de la nouvelle arrivante en la lorgnant avec curiosité. Elle se pencha sur lui en grinçant :
- Disons plutôt un automate, mon enfant, klok.
Sa voix était curieusement plate, comme dénuée de toute inflexion.
- Super classe ! Et c’est loin chez vous ?
- Pas du tout puisque ma maison est dans mon sac, prrt. Je vais d’ailleurs vous prier de reculer afin que je puisse la déplier.
Sa voix cliquetait et elle sentait l’huile pour moteur. Le guichetier la jaugea. Etait-ce sage de faire confiance à une inconnue ? Dans son quartier, une telle imprudence lui aurait valu de se faire détrousser voire séquestrer dans une cave. Cela dit, on n’était pas à Roubaix, ici. Il resterait sur ses gardes, quand même. Après tout, il avait la responsabilité du petit.

Pendant ce temps, la femme mécanique avait déposé son sac à dos au sol et entrepris d’en vider le contenu. Elle étala d’abord une vaste surface plane puis, par un jeu complexe de panneaux dépliant ou coulissant, il y eut bientôt un chalet de bois, avec des portes sur les côtés et une fenêtre à l’avant, le tout assez grand pour qu’ils y tiennent à trois confortablement. La femme mécanique sortit alors une trousse de sous ses jupes, en extirpa des clés de différentes sortes et se mit à serrer des boulons et à enfoncer des chevilles un peu partout sur la structure. Une fois cela fait, elle reprit le dépliage de la maison, déroulant des sols de lattes, déployant des murs. Sous le regard ahuri d’Erwan, la construction gagna successivement une pièce à gauche, une à droite, trois derrière, puis un premier étage complet. Deux minutes plus tard, sans qu’il ait su dire comment c’était arrivé, il y avait un toit en vraies tuiles, un jardinet entouré d’une clôture et des bacs de fleurs aux fenêtres. Le petit hérisson avait assisté à la scène bien sagement, apparemment sans se douter que le spectacle violait quelques lois de la physique.

La femme mécanique les fit entrer et les guida vers un salon au sol parqueté et aux murs couverts de tableaux au point de croix. Le guichetier se dévissa le cou en passant et aperçut une cuisine carrelée de rouge avec un poêle à bois, ainsi qu’un escalier moquetté montant vers l’étage. Il tata le fauteuil avant de s’assoir. Moelleux et velouté. La vache, pour un truc pliable, ça ressemblait à un vrai !
- Faites comme chez vous, glic ! Je vais vous préparer un bon repas. Ce n’est pas tous les jours que j’ai des invités !
Elle s’esquiva en grinçant et en hoquetant. Un délicieux fumet de soupe et de pain grillé ne tarda pas à envahir la maison. Le petit hérisson fit le tour du salon puis partit explorer le reste des pièces. Quelques instants après, sa voix aigüe s’éleva :
- Vous... tu peux venir voir, monsieur ?
Erwan se leva, longea un couloir et pénétra dans une bibliothèque aux fenêtres occultées par de lourds rideaux. Une lampe à pétrole jetait des ombres tremblantes sur des rangées de livres reliés de cuir et des vitrines regorgeant d’objets hétéroclites : longues vues cuivrées, crânes d’animaux inconnus, bocaux cachetés de cire, plantes séchées, instruments de musique. Sur un buffet trônait un rubik’s cube avec une étiquette portant un point d’interrogation.
- Regarde, je crois que c’est magique !
Le bébé hérisson, trépidant d’excitation, se tenait devant une large vitrine et se tordait le cou pour en apercevoir le contenu. Erwan le souleva et observa à son tour.

Un grand nombre de fioles aux bouchons de cristal s’alignaient sur les rayonnages, de toutes tailles et formes. Elles portaient des étiquettes manuscrites et à l’intérieur de chacune se trouvait une minuscule tornade, tantôt colorée, tantôt grisâtre. Le guichetier, fasciné, se pencha sur l’une des fioles, un récipient allongé où se trouvait une petite tornade mauve, qui tournoyait en se tortillant. Il lut l’étiquette. Erwan Lacombe, 1987 T.T. Ces mots lui semblèrent familiers bien qu’il ne put en déchiffrer les caractères. Il fronça les sourcils et fixa la ligne d’encre ; cette fiole l’attirait inexplicablement.
- Celle-ci, shtonk, est à vous.
Erwan sursauta et fit volte-face. La femme mécanique lui souriait de son sourire figé, un tablier à carreaux noué autour de la taille et une corbeille de pain à la main.
- Excusez-nous ! Nous n’avons touché à... Euh... à moi ?
- Ceci est ma collection de souvenirs et cette fiole contient l’un des vôtres. Un souvenir égaré, si j’en juge par sa teinte, glank. Voulez-vous le récupérer ?
- Mais comment avez-vous... ? C’est sans danger ?
- Avec un filet à souvenirs ; il suffit d’attendre à côté d’une faille. Non.
- Quoi ?
Erwan commençait à avoir du mal à suivre cette conversation. L’automate expliqua doctement :
- Ce souvenir est peut-être mauvais et vous l’avez peut-être oublié volontairement. Tlic. Je ne peux le garantir. Je conserve une variété de mémoires, krrtrt, mais ne puis lire que les miennes, bien sûr.

Elle avait déposé le pain sur le bureau et prélevé la fiole de son étrange main aux rotules de bronze. Erwan ne pouvait détacher les yeux de la petite bouteille. Il fronça les sourcils et déclara hardiment (il se sentait décidément devenir audacieux dans ce nouveau monde) :
- Je prends le risque.
Il possédait déjà tellement de souvenirs pourris que ce n’était pas un de plus qui allait faire une différence. Et l’attraction que la fiole exerçait sur lui était trop puissante. Il déposa son petit ami sur le bureau. Celui-ci lui jeta un regard inquiet :
- Cela ne va pas te faire mal, hein, monsieur ?
- Le processus de récupération en lui-même est indolore, tttak, mon enfant.
La femme mécanique dévissa le bouchon de la fiole et la tendit à Erwan. Le guichetier observa la tornade s’extirper de son contenant puis s’élever vers lui en tourbillonnant. Elle semblait étinceler de minuscules paillettes. Les contours de la pièce autour commencèrent à s’estomper. Erwan hésita :
- Que dois-je f... ?

Il entre en courant dans la cuisine. Sur l’appui de fenêtre, le chat sursaute, hoche une oreille désapprobatrice puis se réinstalle confortablement. Les rayons du soleil font danser dans l’air de la poussière d’or. La cuisine sent le chaud, le sucre et le beurre. L’odeur met l’eau à la bouche de l’enfant. Mamie est là qui fouille dans une armoire dont il ne peut pas voir le contenu. Il s’accroche à ses jupes :
- Mamie, mamie ! C’est bientôt prêt ?
Elle se retourne, dépose sur le buffet la boite de thé et se penche vers lui. Sa figure est ronde et ridée comme une pomme séchée, encadrée de boucles blanches légères. Elle soulève le petit et le serre contre sa poitrine moelleuse, là où il fait si bon s’endormir :
- Bientôt, mon pouchin. Encore deux minutes.
Et elle lui dépose sur la joue un de ses bisous qui claquent. Il glousse de plaisir puis se tortille pour qu’elle le repose au sol.
- Tu t’es bien amusé avec papy ?
- Oh oui ! Moi, j’étais le capitaine Nemo, et lui il faisait rien qu’agiter le choumarin avec tous ses bras !
Mamie sourit : elle imagine bien la scène. Papy entre dans la cuisine :
- Hé ! Ça sent bon, par ici !
Sa voix est basse et douce. Sa moustache est toute décoiffée et sa chemise à carreaux dépasse de sa salopette. Mamie sort du four la tarte au sucre et entreprend de la couper...


Le guichetier revint à lui, avec encore sur la langue le goût de la tarte et sur les joues les baisers de sa grand-mère. Les larmes ruisselaient sur son museau et il souriait. La tornade était retournée sagement dans sa fiole. Le petit hérisson demanda timidement :
- Tu vas bien, monsieur ?
- Oh oui, je vais bien, tiot...
Il s’essuya les yeux de sa patte. La femme mécanique lui tendit la fiole :
- Gardez-la.
Erwan serra le petit récipient contre lui avec ferveur. La femme prit un autre objet sur une étagère :
- J’aimerais également vous offrir ceci, tklik.
Elle tenait par la chaine un volumineux pendentif de métal cuivré, figurant une planète entourée de plusieurs anneaux. Les différentes pièces semblaient mobiles. Erwan prit la chainette et fronça les sourcils :
- Qu’est-ce que ... ? A quoi ça sert ?
- Un Basculeur Subtil d’Hyper-Réalité. Vous le découvrirez quand vous en aurez besoin.
Et sur ce, elle reprit sa corbeille de pain et tourna les talons. Le guichetier contempla un instant encore le curieux artefact puis le rangea dans sa poche ventrale.

Plus tard, le guichetier et le hérisson se glissaient sous de moelleuses couettes de plumes. Ils avaient fait un délicieux repas de soupe à la crème, de pain grillé et de gâteaux aux fruits confits. L’automate les avait installés dans une chambre du premier étage, décorée de paniers de coloquintes séchées. Erwan éteignit la lampe à pétrole. Ils se souhaitèrent bonne nuit et glissèrent dans un sommeil paisible.

A suivre...
Est', l'année commence fort.

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2017-04-16 19:25:02 

 Love Is All (The Butterfly Ball) Détails
Dans un univers qu'aurait renié aucun hippie digne de ce nom, et qui tapissait les pochettes des vinyles de l'époque bénie du Flower Power, tu batifoles à ton aise, en décrivant les milles et une facettes d'un jardin des merveilles qui, contrairement à celui de Lucie, n'était pas dans le ciel!

Au début, tu brosses fidèlement le portrait d'un être falot et sans espérance, qui surnage autant qu'il le peut dans la grisaille de sa vie entre un boulot peu réjouissant et la cellule de prison, qui se déguise en appartement pour mieux l'asphyxier. La scène où il achète son alcool frelaté m'a fait penser à la scène où le père achète un Gizmo à son fils. Ton héros ne s'est pas méfié. Tous les buveurs l'ont dit au moins une fois (faites l'expérience) : les mélanges, c'est jamais bon, sauf si on peut s'offrir une bonne gueule de bois en se réveillant!


Et puis, après la chasse au dragon est ouverte, comme avait affranchi son beau-père un ami à moi.

Tu dépeins un flamboyant univers psychédélique avec son bestiaire de créatures improbables, sa flore aux couleurs chatoyantes et ses paysages où tout peut survenir. Ton imagination s'en donne à coeur joie (l'arbre à croissants, le singe à guili, l'automate victorienne qui a amélioré l'impression 3D, la fiole à souvenir...). Les deux héros, eux aussi improbables, entament un périple qui allie les ressorts d'un road movie et ceux d'un buddy movie! Sympa, la chose bleue que j'imagine être un croisement entre un Na’vis et un marsupial, qui se lie avec un hérisson.

J'attends donc la suite qui devrait voir apparaître ce monstre aux bras de foudre, ogre psychédélique, et qui devrait assombrir les couleurs flashy et guimauve de ces 2 premiers épisodes.

La consigne est parfaitement respectée.

M

PS :Pour les plus jeunes, la référence dui titre...

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2018-03-13 09:27:33 

 WA n°89 : participation 3/3Détails
Enfin la fin !! J'ai cru que j'y arriverais pas !!

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Le monstre aux bras de foudre


Erwan sursauta violemment et ouvrit les yeux dans l’obscurité. Il prit plusieurs inspirations hachées. Calmos. Tout allait bien. Il était chez l’automate, dans sa maison pliable. Et le petit dormait dans le lit d’à côté. Une sirène de police résonna dans le lointain. Il se leva brusquement, bondissant de son canapé :
- Merde de merde ! Je suis de retour chez moi !
Son salon était plongé dans le noir. Il y régnait un calme irréel, celui des trois heures du matin, juste après le retour tapageur des fêtards tardifs et juste avant le réveil aux aurores de ses voisins vociférant. Une senteur âcre, faite de moisi et de gaz d’échappement, agressa les narines du guichetier et en chassa les parfums de fleurs et d’herbes de l’autre monde.

OK. Il n’avait pas de chance avec ces disparitions successives. Maintenant, il s’agissait d’être efficace et de repartir fissa avant que le petit ne prenne peur. Certes il était avec la dame automate mais Erwan n’était pas complètement sûr d’avoir confiance en elle. Il lui fallait un cocktail spécial ; et vite. Il alluma la lumière, s’élança vers la cuisine et était déjà à mi-chemin lorsqu’il se figea, un pied en l’air. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur. Il s’en souvenait à présent : la bouteille d’alcool hindou , il l’avait terminée et jetée à la poubelle ! Lentement, en cogitant fortement, il alla se rasseoir dans son canapé défoncé. Quand ses fesses touchèrent les coussins, quelque chose le piqua dans sa poche. Il en extirpa la fiole à souvenir et le pendentif de l’automate. Il voulut les déposer sur la table basse et réalisa qu’elle avait disparu. C’est vrai ; elle avait sombré dans le tapis. Tirant devant lui le guéridon, il y posa avec précautions les objets insolites. Les deux avaient rétréci de moitié mais conservaient leur forme d’origine. Comment avait-elle dit que ça s’appelait, déjà, ce pendentif ? Basculeur de chais pas quoi. C’était peut-être un porte-bonheur. Si c’était le cas, il en aurait l’usage. Passant l’objet autour de son cou, il se leva, attrapa sa veste élimée et quitta l’appartement.

Une aube grisâtre se levait sur la place Wazemmes quand il la traversa, cherchant à retrouver l’épicerie exotique. Où pouvait bien être cette fichue rue ? Du côté de l’église, où des bouches de ventilation crachaient déjà des odeurs grasses de pâtisseries orientales ? Du côté du magasin de laine peut-être ? Erwan erra un long moment avant de se rendre à l’évidence : il n’avait pas la queue d’un indice sur l’emplacement de l’épicerie. Une pluie drue et glacée tombait, collant ses mèches de cheveux sur son crâne dégarni. Des piétons commençaient à apparaître dans le quartier, le regard aussi vif que des zombies à la recherche de cerveaux. Il accosta successivement une jeune cadre chic, un vieux daron en pantoufles et une mère de famille aux bras chargés de paquets. Aucun d’eux ne connaissait le magasin. Vaincu et déprimé, il reprit le métro.

De nouveau affalé dans son canapé, il sentit le découragement le gagner. Il se repassa mentalement toutes les informations dont il disposait tout en tripotant machinalement son porte-bonheur. Le tiot avait basculé dans l’autre monde en tentant d’attraper un machin brillant dans un trou. Mais comment trouver le bon trou ? Sous ses doigts, les anneaux de cuivre coulissaient autour de la petite planète, émettant par moments de légers cliquetis. Il lui fallait un trou avec un machin brillant... Mais le guichetier ne savait même pas dans quel quartier habitait le gamin. Ses doigts continuaient de courir sur le pendentif, en faisant jouer les pièces. Il pouvait peut-être se rappeler le nom de son école...

L’artefact émit un clic et la vision d’Erwan se brouilla brusquement. Les objets de la pièce semblèrent filer vers la droite en laissant des traînées colorées. Le guichetier se figea. Ses mains tremblaient légèrement et les sons de la rue lui parvenaient comme amplifiés. Ces drôles de sensations, comme quand il basculait vers... C’était ça ! Il se leva d’un bond. Un Basculeur de chais pas quoi ! La femme automate lui avait bien dit que cela lui serait utile. Il prit trois secondes pour la remercier avec ferveur avant de concentrer son attention sur le pendentif. Comment ça pouvait bien fonctionner, ce bidule ? Il tourna légèrement l’un des anneaux : les objets du salon continuèrent à se distordre, prenant des formes rondes et vaporeuses. Des odeurs inconnues planaient dans le salon, pailletées et soyeuses. Se laissant guider par ses sensations, le guichetier continua de régler l’artefact. Encore un peu à gauche et ça allait le faire.

Une agréable chaleur envahit sa poitrine ; il pouvait y arriver, ce n’était pas si difficile après tout. Il allait retourner là-bas, battre le monstre et sauver tout le monde. Et en rentrant, il inviterait sa boulangère à sortir avec lui. Et il changerait même peut-être de boulot. Il ferma les yeux, étendit les bras et tourna sur lui-même en souriant béatement. La vie était tellement chouette ! Son pied droit se prit dans le guéridon et il bascula par-dessus. Il battit des bras, cherchant à se rattraper, mais ne réussit qu’à effleurer la télécommande de la télévision avant que son épaule gauche ne cogne violemment contre le meuble. Sa vision s’obscurcit et il tomba dans un gouffre sans fond. Autour de lui, des tâches brillantes se changèrent en traînées lumineuses tandis que sa chute s’accélérait encore et encore, l’entraînant sur des montagnes russes à un rythme effréné. Il ferma fort les yeux et serra les dents. La vache, comme dans Stargate ! Puis, il perdit connaissance.

Il reposait sur une surface moelleuse et tiède et une brise délicatement parfumée le caressait. Il soupira de plaisir. Sa félicité eut été parfaite sans cette douleur qui pulsait dans son bras gauche. Il ouvrit les yeux et contempla le ciel multicolore sous le soleil au zénith et les petits nuages cubiques qui s’y égayaient. Ça changeait agréablement de la drache qu’il venait de prendre dans son monde. Allez ! Assez paressé, le petit l’attendait. Il s’assit sur le sable et chercha à se repérer. Cette dune là-bas lui disait quelque chose. C’était peut-être celle à côté de laquelle l’automate avait déplié sa maison. Il se leva, se secoua pour déloger le sable de sa fourrure et se mit en route.

L’artefact avait étonnamment bien fonctionné. Et son arrivée avait été bien moins brutale qu’avec la boisson hindoue. Machinalement, il tata le pendentif à son cou de la main gauche et ne rencontra qu’une arête arrondie. Il s’arrêta brusquement de marcher. Quelque chose n’allait pas. Il baissa la tête sur sa poitrine sans y voir sa patte. Il déglutit nerveusement et tourna la tête. Nom de dieu ! Mais c’est tout son bras gauche qui avait disparu ! Son corps se terminait au niveau de l’épaule par un brouillard flou. La nausée saisit le guichetier et la tête lui tourna. Luttant contre un évanouissement tout proche, il se palpa. Il ne ressentait aucune douleur et gardait ses perceptions dans le bras disparu mais il ne pouvait pas le toucher de la patte droite. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Il plia et déplia sa main gauche puis remua le poignet. Il heurta un objet et le tata du bout des doigts : la porte en verre de son meuble de télévision. Perplexe, il dut se rendre à l’évidence : son bras gauche ne l’avait pas suivi, il se trouvait encore à Roubaix.

Il reprit sa marche en fronçant les sourcils. Était-ce le choc de sa chute qui avait perturbé la bascule ? Y aurait-il des effets secondaires ? Descendant la dune, il aperçut le bébé hérisson qui l’attendait en souriant de tout son petit museau. Autour de lui, s’étalaient de larges dessins en coquillages. Erwan lui sourit en retour :
- Je suis revenu !
- Je n’ai presque pas paniqué cette fois-ci, monsieur ! Je t’ai attendu bien sagement.
Sa voix aiguë vibrait de fierté. Tout à coup, ses yeux s’écarquillèrent de frayeur :
- Mais... mais où est ton bras ?!
- Ah, ça, ne t’inquiète pas, tiot. Ça ne fait pas mal. Il est juste resté de l’autre côté par erreur.
- Ah bon... C’est pas de chance...
Erwan jeta un coup d’oeil alentour sans trouver trace de la dame automate ni de la maison pliable.
- Elle est partie il y a un petit moment. Elle a dit que tu n’allais pas tarder. Et elle a laissé ça aussi.
Le hérisson montrait un panier d’osier recouvert d’une nappe à carreaux rouges. Le guichetier fouilla dedans et en sortit des sandwichs emballés dans des papiers huilés et une bouteille de limonade. Il s’assit sur le sable, coinça un sandwich entre ses genoux et déchira l’emballage d’une griffe. Le hérisson s’installa à ses côtés et les deux amis partagèrent le pique-nique en conversant et burent la limonade à la santé de la dame automate.

Un moment après, ils avaient repris le chemin de leur quête et longeaient la mer. Au-dessus d’eux, flottaient par endroits d’énormes bulles d’eau salée qui regagnaient lentement le large et y relâchaient leurs occupants dans un fracas de cataracte. La brise amenait des harmonies ressemblant à des nappes de harpes. Erwan remarqua que la plaine sèche cédait la place à des bouquets d’arbustes et, sans qu’il eut l’impression d’avoir fait plus d’une cinquantaine de mètres, une épaisse forêt sombre borda soudainement la mer. Il sentit le petit frissonner dans sa poche :
- Le monstre est quelque part dans cette forêt.
Le guichetier serra les dents puis prit une grande inspiration :
- Ben, quand faut y aller...

Il gravit la dune et s’engagea avec précautions sous le couvert des arbres. Les frondaisons occultaient la lumière du soleil et plongeaient la futaie dans une ombre verdâtre. On n’entendait plus ni oiseau ni insecte. Un étroit sentier émergeait par endroits de l’herbe-fourrure et le guichetier s’engagea dessus. Il cherchait des points de repère quand un feuillage différent des autres attira son attention. Quittant la piste, il s’en approcha et découvrit un arbre dont le tronc massif et circonvolué s’ornait de trois tiroirs. Les poignées ressemblaient à de gros bourgeons métalliques. Il en saisit une et le tiroir coulissa sans effort, se révélant rempli de fruits en forme de cônes. Haussant les sourcils, Erwan en prit un et le goûta. Pas mauvais ; ça avait un petit goût de massepain. Il en glissa quelques-uns dans sa poche pour un usage ultérieur puis referma soigneusement le tiroir.

A mesure que les deux amis avançaient dans la forêt, la pénombre se refermait sur eux et le sol, d’habitude tiède, semblait de plus en plus froid. Le silence tendu du hérisson ajoutait à l’ambiance sinistre. Erwan, lui aussi, tournait et retournait de sombres pensées. Et si le monstre aux bras de foudre le tuait ? Mourrait-il aussi dans son monde d’origine ? C’est qu’il ne s’était jamais battu, lui (il s’était plusieurs fois fait tabasser sans réagir mais ça ne comptait pas, si ?). Qu’adviendrait-il alors des enfants ? Et si le monstre les avait déjà dévorés ? Ce n’était peut-être même plus la peine. Si ça se trouvait, il prenait des risques pour rien. Mais se dégonfler eût été trahir son ami... Insensiblement, il avait ralenti la marche et son regard fouillait les ombres. Il avisa soudain une lumière entre les arbres et apostropha son compagnon à voix basse :
-Eh, regarde tiot !
Le petit émergea de la poche, ses moustaches s’agitant sur son minuscule museau :
- C’est quoi ?
Le guichetier haussa les épaules et se dirigea prudemment vers la source de lumière. Dans une petite clairière parsemée de rochers se dressait un buisson bas, lourdement chargé de fruits. Ceux-ci pendaient mollement aux branches et émettaient une douce lueur dorée. On pouvait apercevoir un vague mouvement à l’intérieur.

Erwan s’approchait pour jeter un coup d’oeil quand le hérisson demanda :
- Monsieur, ça veut dire quoi, ça ?
Il montrait un morceau de bois peint en blanc, fixé à un piquet au pied d’un rocher. Dessus, était écrit : "COUCHEZ-VOUS !".
- Vindjous !
Erwan plongea dans l’herbe-fourrure, protégeant le petit de son corps. Le Basculeur à son cou s’enfonça durement dans sa poitrine. Le sol commença aussitôt à vibrer et à trembler, d’abord sourdement puis de plus en plus fort. Les branches des arbres s’agitèrent en bruissant. Une pluie de morceaux de bois et de feuilles s’abattit sur le guichetier. Le grondement s’enfla dans un fracas de fin du monde tandis qu’autour de lui le décor se mettait à bouger, se soulevait en se déformant follement. Erwan se sentit glisser, chercha frénétiquement une prise de son unique patte et agrippa le panneau. Un ouragan se leva, balayant la forêt de sa furie hurlante. Le souffle fit ployer les arbres, brisant les troncs les plus fragiles. Une bourrasque souleva Erwan et l’agita comme un bébé agite un hochet. Il résista vaillamment, se raccrochant à son ancre dérisoire. Puis, aussi brusquement que cela avait commencé, tout se calma. Le sol regagna sa place et le vent s’apaisa. Le guichetier retomba à genoux sur l’herbe :
- Tu vas bien, tiot ?
- Ou... oui...

Le petit tremblait de tous ses membres. Erwan le serra contre lui et balaya les alentours des yeux. Tout semblait revenu à la normale à l’exception des fruits lumineux qui se balançaient encore dans tous les sens. L’un d’entre eux se détacha et explosa sur le sol avec un bruit mouillé. Erwan vit une toute petite bonne femme dodue émerger de la pulpe en se massant le coccyx. Sa peau était couleur de charbon et elle portait une paire d’ailes miniatures. Elle poussa un gloussement aigu :
- Hou là là, quelle sute !
Une douzaine de fruits se détachèrent et éclatèrent mollement, libérant à chaque fois une fée grassouillette identique. Un concert de piaillements remplit la clairière :
- Hou là là, quelle sute ! .. quelle sute ! Là là... Quelle sute ! ...sute ! Hou là là...
Le bébé hérisson pouffa. Le guichetier s’avança et demanda à la fée la plus proche :
- Euh... excusez-moi... madame. Vous ne vous êtes pas fait mal ?
- Non, merci de vous en soucier. Vous êtes sarmant pour un orignon.
- Ah non, je ne suis pas un orignon ! Je suis un lolgue !
- Oh pardon !
Et elle s’envola. Aussitôt, toutes les autres fées décollèrent à sa suite et disparurent à travers les frondaisons. Erwan les regarda partir puis poussa un profond soupir. Tout cela l’avait lessivé. Il aurait donné beaucoup pour un bon café et un bain chaud. Il se laissa tomber au sol et s’adossa à un rocher. Le bébé hérisson sauta dans l’herbe, se gratta vigoureusement l’oreille puis fit une moue :
- C’était quoi ça ?
- Les ptites dodues qui volent ?
Le petit gloussa de rire :
- Mais non, le tremblement de terre.
- Ah ! Je me trompe sûrement mais je crois... que la planète a respiré.
- Wow !

Ils se reposèrent un moment et partagèrent les fruits trouvés dans le tiroir. Erwan caressait
machinalement son pendentif :
- Tu crois qu’on arrive bientôt chez le monstre ?
Le petit se recroquevilla légèrement :
- Oui. Le sol là-bas était tout froid, comme ici.
- Alors, on ferait bien d’y aller, histoire d’y être avant que le soir tombe.

Il se remirent vaillamment en route. Chacun tenta d’alimenter la conversation afin de
maintenir l’appréhension à distance mais, très vite, le silence retomba entre eux. Erwan avançait avec précaution, fouillant les ombres du regard. La luminosité avait encore baissé, plongeant la futaie dans une ambiance crépusculaire. Nul cri de bête, nul craquement de branche, nul son qui eut indiqué la présence de la vie ne venait troubler le calme irréel du bois. Le bébé hérisson se pelotonnait dans la poche de son protecteur, agité de temps à autre d’un frisson. Autour d’eux, des arbres étranges firent leur apparition ; un de ci de là tout d’abord, puis de plus en plus nombreux. Leur tronc était gris, leur feuillage bistre, comme si toute couleur les avait quitté. Le guichetier se rappela les paroles de son ami : le monstre dévorait les couleurs. Une goutte de sueur froide perla sur son museau et il sentit la fourrure de son dos se hérisser. Il fallait qu’il trouve un truc pour ne pas paniquer. Il déglutit bruyamment :
- Dis... parle-moi un peu des autres gamins qui sont prisonniers.
- Euh... y en a quatre. Bien sûr, je ne connais pas leurs noms... Il y a une fille plus grande que moi. C’est drôlement bizarre ; elle est devenue une sorte d’oiseau avec de grandes oreilles roses. Après, il y a deux filles plus petites, une en forme de coquillage qui parle et une qui est restée normale, à part qu’elle est bleue. Et puis, il y a aussi un garçon qui...
- Shhh !

Erwan avait mit sa patte sur le museau de son ami. Il lui montra un point en avant. Dans l’obscurité de la forêt, entre les silhouettes décolorées des arbres fantômes, brillait une lueur bleutée. Le guichetier s’accroupit, déposa le bébé hérisson sur le sol et souffla :
- OK... voilà le plan. Moi, je détourne l’attention du monstre et toi, tu libères tes amis. Et ensuite on se barre aussi vite qu’on peut. T’en penses quoi ?
- C’est un super plan, monsieur !
Le petit sautait sur place d’excitation. Erwan sentit son coeur se serrer. Pourvu que tout se passe bien... Pourvue qu’il n’arrive rien au tiot... Il se releva, soudain déterminé :
- J’avance en vue, toi tu te faufiles discrètement. Si on est séparés, on se retrouve sur la plage. On y va !
Il s’engagea dans les fourrés grisâtres, laissant claquer les branches pour signaler son arrivée. La lumière bleutée provenait d’un gros orbe qui flottait à deux mètres du sol. En s’approchant, Erwan vit qu’il s’agissait en fait d’un animal tout rond et lumineux attaché au sol par une longe. Sortant du couvert des arbres, il balaya la clairière du regard. Dans une vaste cage de branches tressées, il apercevait les silhouettes immobiles des enfants. Et non loin de là... la créature.

Erwan sentit ses épaules se contracter douloureusement et la salive se retirer de sa bouche. On ne voyait qu’une masse d’ombre, une zone aveugle, comme un trou dans le tissu du monde. Cette masse ondulait légèrement et émettait un grésillement d’électricité statique. Il sembla au guichetier qu’elle se penchait sur le sol, vers quelque chose qu’il ne pouvait voir. Péniblement, il persuada ses pattes de se décoller du sol froid et avança. Lentement. Sans quitter la chose des yeux. Une douleur lui parvint à travers la peur et il se rendit compte qu’il avait enfoncé ses griffes dans sa paume droite jusqu’au sang. Il prit une profonde inspiration et la relâcha en tremblant. L’ombre continuait sa besogne, courbée en avant. Erwan plissa les yeux pour percer la pénombre. Une petite forme, posée sur le sol... Pourvu que ce ne soit pas... La forme bougea faiblement. Un gosse !
- Non !!
Le cri du guichetier résonna dans le silence surnaturel de la forêt. La créature se redressa avec souplesse, dépliant sa masse ténébreuse. Erwan déglutit bruyamment. Des volutes d’ombre tournoyaient à l’intérieur du corps de la bête, semées de parasites lumineux. Elle était beaucoup plus grosse qu’il n’avait cru et, bien qu’elle n’eut pas d’yeux visibles, il sentait peser sur lui le poids de son regard. Sainte merde, qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire contre cette chose ? Pourquoi avait-il accepté de venir ? Mais il fallait qu’il avance ; le petit attendait sa diversion pour ouvrir la cage. Il fit un pas en avant, puis un autre. Son ami avait-il pu contourner la clairière sans se faire voir ? Erwan brûlait d’envie de regarder mais il n’osait détacher les yeux du monstre, de peur que quelque chose d’atroce ne se produise.

A présent, il pouvait voir l’enfant allongée sur le sol sous le monstre. Son apparence humaine semblait totalement décalée dans ce lieu étrange. Sa peau et ses cheveux étaient gris et la couleur avait aussi déserté ses vêtements. Elle ne respirait plus que faiblement. Une branche craqua quelque part et le monstre commença de tourner la tête. Le coeur d’Erwan loupa un battement :
- Oh ! Euh... monstre ! Je...
Sa voix était un croassement lamentable. Que pouvait-il bien lui dire pour attirer son attention ? Que disait-on dans ces cas-là ?
- Lâche cette gamine ! Sinon... euh...
La bête reporta son attention sur lui et glissa dans sa direction. Les dents d’Erwan se mirent à claquer sans qu’il puisse les contrôler. Il fallait qu’il s’enfuie mais il était figé par la terreur. Le monstre se déplaçait en roulant comme un nuage d’orage. Des décharges d’énergie clignotaient dans son obscurité, révélant par moments la silhouette de deux longs bras griffus. Il n’était plus qu’à quelques mètres du guichetier à présent. A cette distance, il dégageait une forte odeur d’ozone et vibrait sourdement.

Erwan se recroquevilla sur lui-même et commença de reculer maladroitement. La créature s’enflait de plus en plus. Des éclairs zébraient son corps à présent et ses serres se tendaient vers le guichetier avec avidité. La vibration avait augmenté jusqu’à résonner dans tous les os d’Erwan. Celui-ci trébucha soudainement et se retrouva par terre. Les yeux exorbités, il fixa le monstre au-dessus de lui. Là, ça y était, il allait mourir. Rejoindre papy et mamie. Finie, la vie de merde, les clients infects et les plats surgelés. Fini tout ça. Il serra les dents et espéra que ça ne ferait pas trop mal.
- Monsieur ! Bats-toi ! Tu vas y arriver !
Le petit hérisson s’égosillait depuis l’orée de la clairière, entouré des autres enfants à présent libérés. Erwan sentit les larmes lui monter aux yeux :
- Sauve-toi tiot ! Vite !
- Pas sans toi ! Tu peux le battre !
Le guichetier reporta son attention sur la créature qui se penchait sur lui. Envahi par la panique, il tâtonna désespérément à la recherche d’une arme. Son bras gauche attrapa un objet plat emballé dans du caoutchouc, sûrement la télécommande de sa télévision. Du droit, il saisit le pendentif de la dame automate et le brandit :
- Arr... arrière ! J’ai un Basculeur de chais pas quoi et je n’hésiterai pas à m’en servir !
Il le défit de son cou et le projeta vers la forme menaçante. Le pendentif traversa les airs, scintillant, traversa la créature en grésillant et roula sur le sol. Erwan laissa échapper un gémissement de frustration et ferma les yeux. Le monstre était tellement proche qu’il pouvait sentir son haleine glacée. Il ferma les poings, serrant sans la voir la télécommande qui se trouvait à un univers de là, anticipant l’attaque. Mais rien ne vint. Il rouvrit précautionneusement les yeux, perplexe.

La bête s’était immobilisée. Ses membres griffus avaient disparu et son corps d’ombre était envahi de parasites lumineux qui tourbillonnaient comme de la neige. Elle recula lentement. Ses bords ondulaient et Erwan comprit sans savoir pourquoi qu’elle avait peur. Mais peur de quoi ? Il n’avait rien fait. A part peut-être... Derrière lui, plusieurs enfants lâchèrent des cris d’encouragement. Erwan promena les doigts de sa main gauche sur les boutons de la télécommande. Il en enfonça un. La créature émit un long son strident, si haut qu’il fit grincer les dents du guichetier et chargea. Erwan vit avec horreur la masse du monstre aux bras de foudre qui fonçait sur lui, emplissant tout son champ de vision. Il écrasa tous les boutons de la télécommande en même temps.

Il y eut un flash de lumière aveuglant puis un clignotement stroboscopique à vous rendre malade puis plus rien. Erwan relâcha sa respiration et se redressa prudemment, contemplant la créature. Elle ne brillait plus d’éclairs et semblait plus tangible. Elle était à présent recouverte d’un motif en forme de damier de toutes les couleurs. Le guichetier haussa un sourcil. Devant ses yeux ahuris, la chose fit un tour sur elle-même et s’éloigna en roulant. Dans son sillage, un brouillard coloré gagna le gazon-fourrure et les arbres, leur redonnant leurs teintes d’origine. Erwan soupira profondément et se laissa tomber sur le dos.



Erwan sortit de la cuisine, les mains pleines de victuailles. A son cou, luisait le Basculeur Subtil d’Hyper-Réalité. Il s’arrêta un instant sur le seuil, contemplant tous les enfants rassemblés sur son canapé et le tapis, occupés à bavarder avec enthousiasme. Son regard s’attarda sur Maxime, ses boucles folles et ses taches de rousseur. Celui-ci se tourna vers lui et lui fit un sourire radieux. Le guichetier sourit à son tour et lança :
- Alors les tiots, qui veut un gâteau hindou ?

Est', ensevelie sous les nouvelles en cours depuis des années.

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