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 WA, exercice n° 87 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 16 decembre 2010 à 22:28:29
Depuis le temps que vous vous disiez "j'aime bien cette histoire, il faudrait que je trouve le temps d'écrire une suite..."
Et pour chaque fois que j'ai dit à l'un d'entre vous " il faut que tu écrives une suite à cette histoire"...
Vous en rêviez, 'Roquen l'a fait!
Profitant de la trêve des confiseurs, vous avez jusqu'au jeudi 13 janvier pour écrire une ou plusieurs suites...
Quant à ceux qui n'ont jamais participé, ou qui n'ont pas de suite à écrire, thème libre!
Reposez-vous, lisez, festoyez... et s'il y a des thèmes que vous souhaiteriez aborder dans les WA, n'hésitez pas à m'en faire part. J'ai encore des idées en stock, mais plus il ya d'idées, moins il y a de pétrole... Non, ce n'est pas du tout ce que je voulais dire...
Bonne fin d'année à tous!
Narwa Roquen, du foie gras, encore du foie gras...


  
Ce message a été lu 10709 fois

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Réponses à ce message :
Hivernale  Ecrire à Hivernale

2010-12-16 23:53:37 

 :-DDétails
YOUPI ! :-D
Ce message a été lu 5815 fois
Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2011-01-16 23:42:42 

 WA, exercice n°87, participationDétails
Pour ceux qui auraient oublié ( ou qui n'auraient pas lu) les épisodes précédents, ils sont dans les WA 75, 76 et 84.


LE DRAGON DES CZERNIKS (4)





Je trébuchai souvent en grimpant la pente raide, m’enfonçant jusqu’au genou dans la neige fraîche, n’osant m’arrêter pour me découvrir malgré la sueur abondante qui ruisselait dans mon dos. Au début j’explorais le sol à chacun de mes pas, de la pointe de mon bâton. Mais j’avançais trop lentement au gré de ma nouvelle maîtresse. Elle disparut de mon horizon puis revint planer au dessus de moi, ombre noire et menaçante aux ailes furieuses, et hurla dans ma tête :
« Veux-tu bien te dépêcher, paresseuse ! Tu n’es plus dans ton château ! Et mon temps est précieux !»
Je ne répondis pas. Il était inutile de chercher le conflit, et j’avais donné ma parole de lui obéir pendant un an.
L’ascension me sembla interminable. Je ne me souviens plus de chaque détail, mais je sais qu’à un moment je cessai de penser. Les yeux rivés sur le vol de la Dragonne, je ne ressentais plus rien, mon corps avançait comme une machine, je ne prenais même plus garde à l’endroit où je posais mes pieds. Je crois que si j’avais dû mourir là, je ne m’en serais même pas rendue compte.
Je vis la Dame se poser à l’entrée d’une grotte et battre des ailes une dernière fois avant de s’y engouffrer. Quelques instants plus tard j’y pénétrai à mon tour. L’entrée était étroite mais très vite elle s’agrandissait en une salle ovalaire dont le plafond se perdait dans l’obscurité. Elle était tiède et sèche, et le sol était constitué d’un épais tapis de sable blanc d’une extrême finesse.
« Va chercher du bois pour le feu. Hâte-toi, bientôt il fera nuit. »
Je repartis aussitôt. En descendant la pente je m’aperçus que je ne sentais plus mes pieds. Quand j’essayai de casser les branches d’un arbre mort, je constatai que mes doigts ne pouvaient plus bouger. Je me servis de mes bras comme si j’avais eu des moignons à la place des mains. Des larmes d’épuisement se figèrent sur mes joues dans le froid vif du soir qui tombait. Je ne pouvais pas porter grand-chose. Je fis plusieurs voyages, jusqu’à ce que la Dragonne m’arrête.
« C’est assez. Déshabille-toi, réchauffe-toi. J’ai besoin de toi vivante. »
J’empilai le bois sur les traces cendrées d’un ancien feu, à quelques mètres du seuil ; une cheminée naturelle était creusée juste au dessus. La Dragonne émit un petit jet de flammes et le bûcher s’embrasa aussitôt. Je tendis vers lui mes mains et mes pieds nus ; ils étaient aussi blancs que la neige et aussi raides que du bois. Les yeux me brûlaient, la gorge me piquait, la tête me tournait et une nausée intense me soulevait les entrailles. J’aurais dû me lever, aller ramasser un peu de neige pour ne pas mourir de soif. Mais j’étais incapable d’esquisser le moindre geste. Mes muscles étaient tendus, douloureux, lourds. Je poussai malgré moi un petit cri quand le sang se remit à circuler dans mes pieds puis dans mes mains. Une douleur lancinante, faite de milliers de piqûres mêlées à une brûlure violente, me coupa le souffle.
« Respire. Respire très vite, puis quand tu ne pourras plus, très profondément. Concentre-toi sur quelque chose, une belle image, le soleil, le printemps, ou quelqu’un que tu aimes. Laisse passer la douleur au dessus de toi. Il n’y en a que pour quelques minutes. »
Elle avait raison. Mon corps malmené avait hurlé sa rage, puis il s’était apaisé, ne me laissant qu’une immense envie de dormir. Je sentis le regard de la Dragonne sur moi.
« Merci », murmurai-je.
- « Tu es courageuse. Plus loin dans la grotte tu trouveras un seau d’eau et un sac de viande séchée. Bois abondamment, mange autant que tu voudras. Ensuite tu remettras du bois sur le feu et tu pourras dormir. »
Je lui obéis. J’étais trop fatiguée pour m’étonner de sa gentillesse, trop soulagée d’avoir à boire et à manger pour poser des questions.
Je m’enroulai dans ma cape, près du feu, et le sommeil fondit sur moi comme un aigle sur un lapereau. Au moment où je sombrais, il me sembla entendre la voix de la Dragonne dans ma tête.
« Je suis contente de toi. Au fait, je m’appelle Xetiakh. Bonne nuit, Sonietchka.»




Le feu brûlait encore quand je m’éveillai. Xetiakh avait sûrement ajouté du bois. J’étais moulue et courbaturée des pieds à la tête, mais je remuais avec délices mes doigts et mes orteils. Mes bottes étaient sèches, et je les enfilai avec plaisir.
La Dragonne me laissa me restaurer un peu, puis elle me fit prendre une torche.
« Je vais t’expliquer ce que j’attends de toi. »
Elle marchait à pas lourds devant moi, nullement gênée par l’obscurité. J’avais pensé qu’il n’y avait qu’une seule salle, mais une galerie dans le fond menait à un véritable labyrinthe où elle me guida pendant de longues minutes, jusqu’à une petite salle ronde au plafond juste assez haut pour qu’elle puisse s’y tenir droite. Elle s’arrêta, et je me plaçai à sa hauteur, soulevant la torche au dessus de ma tête, mon bras tremblant un peu sous l’effort de mes muscles fatigués.
La pièce était remplie de coffres entrouverts, qui laissaient échapper d’innombrables pierres précieuses, rubis, saphirs, diamants, émeraudes, entassés là comme de vulgaires cailloux. Le trésor du Dragon ! A la lumière de la torche, les gemmes scintillaient paisiblement.
« Que c’est beau !
- Cela te tente ? », susurra la Dragonne d’une voix mielleuse.
- Non, pourquoi ?
- Toutes ces richesses... De quoi te faire confectionner de splendides bijoux, que toutes les femmes t’envieront... Ou t’acheter des terres, des châteaux, des robes, des chevaux... Lever une armée gigantesque, conquérir le monde... La richesse, c’est le pouvoir... »
J’éclatai de rire.
« La richesse, c’est d’avoir un abri quand il pleut ou qu’il neige. Et deux repas par jour... Des bijoux, pour quoi faire ? Ils m’alourdiraient quand je monte mon cheval, ils me gêneraient quand je cours avec mes chiens... Par ailleurs... C’est vrai que j’aurai sans doute besoin d’une armée pour chasser Marishka et libérer mon peuple. Mais je ne crois pas au dévouement des mercenaires. Si les Svetlakiens veulent me suivre, ils le feront pour eux, pour leur honneur et leur liberté, et les acheter serait une insulte.
- Bien sûr... Mais ces pierres sont magnifiques, n’est-ce pas ?
- Oh oui ! Elles sont... comme les millions d’étoiles qui brillent dans la nuit, joyeuses et rassurantes, le cadeau du Donateur pour écarter notre peur des ténèbres, nous guider sur les chemins quand la route est longue et nous donner foi en sa bienveillance. Je n’ai pas besoin de posséder les étoiles pour me réjouir de leur beauté !
- Alors, à ton avis, pourquoi ai-je accumulé ce trésor ? »
Je fronçai les sourcils, essayant de trouver la réponse juste. Mais rien d’intelligent ne me vint à l’esprit.
« Je ne sais pas. Tu as sûrement tes raisons. Je ne suis pas un Dragon, je ne peux pas tout comprendre.
- Et si je te laissais repartir en emportant tout ce que tu veux ?
- C’est de ton aide dont j’ai besoin pour sauver mon peuple, Xetiakh, pas de ton trésor ! »
La Dragonne observa un long moment de silence.
« Tu es la digne fille d’Igor. C’est bien. Je peux te confier ta mission. »


Elle me fit un signe de tête et je découvris à la lueur de ma torche, caché derrière le plus gros des coffres, un oeuf comme je n’en avais encore jamais vu. Couché sur sa longueur, il m’arrivait à mi-cuisse, et sa coquille était bleutée, parcourue de veines dorées.
« C’est le dernier. Golgotch est mort, il n’y en aura pas d’autre. Il est temps maintenant de le faire éclore. »
En silence elle me mena à travers d’autres galeries jusqu’à une salle ronde percée d’une cheminée en son centre. En dessous, le sable blanc se colorait des traces d’un cercle de cendres brunes.
« Tu creuseras un trou au milieu pour y enfouir l’oeuf, et tu entretiendras le feu tout autour. Il faut de la chaleur pour faire naître un Dragon. »
Puis elle me montra une autre salle, qui s’ouvrait sur l’extérieur, avec une esplanade qui dominait la vallée.
« J’irai chercher des poules, que tu nourriras, et une chèvre. Pour ses premiers repas. »
Sans réfléchir, je demandai :
« Tu vas les voler ? »
Elle partit d’un grand éclat de rire, dont les échos se perdirent à l’infini dans les montagnes.
« Les Dragons des Czerniks sont des êtres sacrés, ne te l’a-t-on pas appris ? Les paysans d’ici le savent. Ils ne nous refusent jamais rien. Tu peux commencer à creuser. Puis tu iras chercher du bois. L’incubation peut durer de 3 à 5 jours. Le feu ne doit jamais faiblir. Je reviendrai ce soir. »
Elle hésita un instant, puis reprit :
« Tu ne te perdras pas dans le labyrinthe ?
- J’ai fait attention », répliquai-je fièrement.
Elle hocha la tête.
« C’est bien. Si tu as faim, mange. Demain, je chasserai. »


Je creusai un trou assez large pour contenir l’oeuf. Puis je partis ramasser du bois. Descendre, remonter, descendre, remonter, je voyais le jour décliner et je me disais que je n’aurais jamais fini avant la nuit. Quand j’entendis le cri de retour de Xetiakh, mon coeur bondit dans ma poitrine. J’avais à peine de quoi nourrir le feu pour une journée.
Elle déposa dans la salle à l’esplanade, que je baptisai « poulailler », trois poules et une chèvre, pétrifiées de terreur. Je leur parlai par l’esprit, leur expliquai pourquoi elles étaient là et leur assurai qu’elles sortiraient vivantes de l’aventure. Les bêtes se calmèrent, les poules se mirent à picorer le grain que Xetiakh avait transporté, tandis que la chèvre chassait la neige de son museau pour brouter quelques brins d’herbe sur le petit pré de l’esplanade.
« Qui t’a permis de leur promettre la vie sauve ?
- Je... J’ai ... supposé... Dans les premiers jours, un dragonnet ne peut pas encore manger de viande, c’est ça ? Donc on le nourrit de lait et d’oeufs... Nous avons besoin d’elles, le marché me semblait honnête. Mais si tu veux les dévorer, je le leur dirai. Je n’ai pas l’intention de leur mentir. »
La Dragonne éclata de rire, sans que je comprenne pourquoi.
« Horrible petite chose humaine ! Parfois nous, les Dragons, nous nous étonnons que votre espèce ait autant proliféré, au point de conquérir le monde... Mais avec des individus comme toi... Ton innocence est ta force ! Voilà que je suis liée par ta promesse, bien, bien...Tu les as calmées, c’est l’essentiel. Je trouverai d’autres proies. Le soir tombe. Va te coucher, nous trouverons plus de bois demain. »


Dès l’aube, elle s’acharna à ramener des arbres morts jusqu’à l’entrée de la caverne. Je les débitai laborieusement avec la hache qu’elle m’avait donnée – comment se l’était-elle procurée, je n’en savais rien. Au soir, la salle d’éclosion était emplie de bois jusqu’au plafond. Xetiakh me récompensa d’un lièvre des neiges que je fis rôtir sur le feu du seuil.
« Tu ne manges pas ?
- J’ai tué un mouton cet après-midi. Difficile de transporter des charges en pleine digestion, mais je voulais finir aujourd’hui. »


Elle me laissa dormir tout mon soûl. Peut-être elle aussi ressentait-elle la fatigue de ses efforts. Le soleil était haut dans le ciel quand elle alla chercher l’oeuf, le portant délicatement dans sa gueule, et je souffris de voir cet animal majestueux, dont l’envergure dépassait les quinze mètres, marcher péniblement dans les tunnels du labyrinthe pour amener sa précieuse progéniture jusqu’à la salle d’éclosion. Je recouvris l’oeuf de sable, et Xetiakh alluma le feu.
« Sous aucun prétexte tu ne t’absenteras », me précisa-t-elle. « Je viendrai te relayer régulièrement, pour que tu assouvisses tes besoins naturels et que tu nourrisses les bêtes. Mais tant que l’oeuf n’aura pas éclos, nous ne dormirons pas. »
Un peu effrayée, j’acquiesçai de la tête. Comment pourrais-je ne pas m’assoupir ? Je n’avais jamais veillé aussi longtemps, j’avais toujours eu de gros besoins de sommeil, et dans la tiédeur de la salle... Elle me montra une petite niche creusée dans la paroi rocheuse.
« J’ai cueilli des racines de ginsax. Quand tu as sommeil, tu n’as qu’à en mâcher une, ça te stimulera. Tu dormiras, mais plus tard. »


L’incubation dura quatre jours. Quatre jours à guetter la moindre hésitation du feu pour ajouter du bois, la moindre chute de vigilance pour se précipiter vers les racines. Quatre jours à espérer le pas lourd de Xetiakh pour enfin me soulager, boire et manger, revenir au pas de course pour la voir repartir... Elle chassait tout le jour, passait ses soirées à découper la chair en fines lamelles qu’elle faisait sécher sur le feu. Ses yeux étaient cernés de rides profondes et je la voyais, elle aussi, réprimer ses bâillements et mâchouiller du ginsax à longueur de nuit. J’étais à la fois épuisée et surexcitée, mais elle n’était pas mieux lotie et je ne pouvais m’empêcher d’admirer sa constance et sa ténacité.


C’était le soir du quatrième jour. Xetiakh était partie depuis le matin, et d’après la quantité de bois que j’avais utilisée, la nuit ne devait pas être loin. Tout à coup, à travers le bruit monotone du crépitement du feu, j’entendis comme des grattements, des coups assourdis, des grincements... et le sable qui recouvrait le sommet de l’oeuf se mit à glisser. Je sautai sur mes pieds, affolée, et j’appelai mentalement Xetiakh. C’est alors qu’une rafale de vent s’engouffra par la cheminée et éteignit le feu d’un seul coup. Et Xetiakh qui n’était pas là ! Et je n’avais pas d’allumettes ! J’enjambai le cercle de braises, je grattai le sable pour découvrir le sommet de l’oeuf et je dégrafai gilet et tunique pour le recouvrir, me couchant à moitié sur lui, l’entourant de mes bras, lui adressant un message mental de réassurance et de sympathie, hurlant à Xetiakh qu’elle devait faire vite... Je sentais contre ma poitrine des coups répétés à travers la fine coquille. Et puis, en un instant, une tête ahurie se trouva à hauteur de mon nez, deux gros yeux bleus étonnés plongèrent leur regard dans le mien, tandis que deux petites pattes maladroites et têtues escaladaient le rebord de la coquille... Je l’aidai des deux mains à s’extraire de l’oeuf et j’enfouis l’animal contre ma peau. Humide et doux, dégageant une forte odeur musquée, il se démenait comme un beau diable, surpris de cette soudaine contrainte alors qu’il croyait avoir enfin gagné sa liberté. Je lui parlai doucement, encore et encore, je le suppliai d’attendre encore un peu, il ne fallait pas qu’il prenne froid, il ne fallait pas...
Xetiakh entra en trombe dans la salle, les ailes couvertes de givre, amenant avec elle encore un peu plus de froid... D’un seul regard elle jaugea la situation et n’alluma qu’un demi cercle de feu. Je relâchai mon étreinte. Le dragonnet émit un grognement satisfait en déployant ses petites ailes à la chaleur des flammes, tandis que ses yeux s’emplissaient de tendresse à la vue de sa mère... Elle tendit vers lui son immense tête noire avec un roucoulement affectueux, et il frotta sa joue contre la sienne en fermant les paupières... C’était merveilleux de les contempler tous les deux, l’amour emplissait la salle, c’était si simple et si extraordinaire à la fois...
Enfin Xetiakh leva vers moi des yeux brillants de larmes contenues.
« Merci. Tu as fait ce qu’il fallait. Mon fils te doit la vie. Je ne l’oublierai pas. »
J’inclinai la tête. Je n’avais pas de mots, mais les mots n’étaient pas nécessaires.
Cette nuit-là, je dormis avec le dragonnet contre le flanc d’une Dragonne des Czerniks, dans une totale béatitude.


Un coup dans les côtes me réveilla brutalement.
« Vite ! Va traire la chèvre, ramène des oeufs, mon fils a faim ! Et la Faim d’un Dragon ne saurait attendre ! »
Le nouveau-né poussait de petits cris, les yeux encore fermés, vagissements qui se transformèrent bientôt en hurlements rageurs qui résonnaient dans toute la grotte, tandis que les yeux encore embrumés de sommeil je m’efforçais de dénicher les oeufs sous les poules hébétées et de convaincre la chèvre de rester immobile quelques minutes... Quand j’arrivai dans la salle d’éclosion avec la jatte où j’avais mélangé à la va vite le lait à quelques oeufs, le dragonnet dansait près du feu une gigue infernale, frappant du pied, se jetant au sol, enchaînant sauts et cabrioles avec des rugissements aigus, comme un enfant qui fait un gros caprice. Il se jeta sur la nourriture et je soupirai d’aise dans le silence enfin retrouvé.
« Retournes-y ! Ca ne suffira pas ! »
Par chance la chèvre était une bonne laitière et il restait des oeufs. Sa dernière gorgée avalée, le petit monstre émit un rot sonore puis tomba comme une masse, se roula en boule sur le sable chaud et ne tarda pas à se mettre à ronfler, son ventre rond comme une balle tendu vers la douceur du foyer.
« Il va dormir une douzaine d’heures », m’informa Xetiakh. « Tu as le temps d’aller manger un peu. Mais ensuite, il faut que tu enduises son corps d’huile de requin. Il y a une jarre dans la salle du trésor. Si sa peau se dessèche, il peut avoir des fissures et s’infecter... »



Je vivais au rythme des besoins du petit. Il mangeait deux fois par jour puis s’endormait, et je passais des heures à enduire son corps de cette huile qui empestait le poisson et dont l’odeur me poursuivait même quand j’avais le temps d’aller respirer une goulée d’air frais sur l’esplanade. Chaque jour ses écailles devenaient plus dures et plus résistantes, et leur couleur pâle fonçait vers toutes les nuances du bleu, du bleu lagon au bleu profond qu’on m’avait appris à nommer « outremer », même si la mer restait pour moi une simple image dans un livre.
Au bout d’une semaine, Xetiakh lui proposa son premier vrai repas de viande séchée ; ses dents avaient bien poussé et il me semblait qu’il avait au moins doublé de volume depuis sa naissance. Il engloutit sa ration avec un appétit féroce, puis nous regarda, sa mère et moi, d’un air réjoui, et prononça ses premières paroles.
« Je m’appelle Soxtiotch », annonça-t-il joyeusement, avant qu’un bâillement incoercible ne lui fasse ouvrir une gueule large comme un four et qu’il ne se recouche, repus, pour une nouvelle sieste.
« Tu peux être fière de toi, Sonietchka », roucoula la Dragonne émue à mon intention. « Mon fils t’a adoptée. Il a choisi un nom qui commence comme le tien.
- Parce que c’est lui qui...
- Bien entendu ! Chaque Dragon choisit son nom, souvent un mélange des noms de ses parents. Le Dragon est un être libre, et c’est sa première liberté... »


En grandissant, Soxtiotch dormait de moins en moins, et il me fallait l’occuper en jouant avec lui. Cela me rappelait l’ancien temps, quand je me roulais dans l’herbe avec mes chiens, à ceci près que le dragonnet devint très vite beaucoup plus lourd et beaucoup plus fort que moi. Comme tous les jeunes, il était fougueux, vif... et maladroit, inconscient de sa puissance et ignare de mes faiblesses. J’appris en cette occasion que la salive de Dragon peut faire cicatriser les plaies infligées par le Dragon. Il me léchait les bras plusieurs fois par jour, l’oeil à peine contrit de ses méfaits, et plutôt fier, en fait, d’en détenir le remède. J’en garde malgré tout une bonne douzaine de cicatrices...
Puis vint le jour où Xetiakh décréta qu’il était temps de le faire voler. Le printemps était venu, l’air embaumait de mille parfums suaves, et le soleil allongeait les jours aussi vite, me semblait-il, que grandissait le petit Dragon.
« Tu es sûre qu’il est prêt ? L’à-pic est vraiment très haut, d’ici, et... »
La Dragonne hurla de rire.
« Mère poule ! Ce n’est pas un petit d’homme, c’est le fils de Golgotch et le mien ! Regarde son envergure ! Il a déjà les deux tiers de sa taille adulte ! »
Malgré tout, mon coeur battait à tout rompre quand le dragonnet s’élança à la suite de sa mère dans le ciel immense. Je crus mourir de peur quand je le vis descendre en piqué vers les rochers de la vallée... et puis en poussant un cri de triomphe, il battit des ailes et remonta vers le soleil, vira sur l’aile, tournoya au dessus de moi en m’appelant par mon nom, se laissa glisser sur le vent, enchaîna pirouettes, vrilles et vols planés pour se poser enfin sur l’esplanade, l’oeil ivre de bonheur et la poitrine encore palpitante de l’effort.
De ce moment il passa plusieurs heures par jour à suivre sa mère, et j’avais beau essayer de m’occuper dans la caverne, je m’ennuyais souvent et je regrettais presque qu’il ait grandi, même si nous jouions encore longuement le soir, tandis qu’il me racontait tout ce qu’il avait découvert et tout ce qu’il avait appris.


J’étais sur l’esplanade en ce matin d’été, pour saluer les Dragons avant leur envol, quand Xetiakh annonça :
« Aujourd’hui, leçon de chasse ! Soxtiotch va tuer sa première proie. »
Comme j’ouvrais des yeux stupéfaits et sans doute aussi un peu tristes à l’idée de ne pas voir les exploits de mon jeune ami, elle me demanda doucement :
« Tu veux venir avec nous ?
- Mais je... Vous volez trop vite... »
Elle haussa les épaules.
« Ce que tu peux être bête, quand tu ne veux pas comprendre ! Je te propose de monter sur mon dos !
- Tu ferais ça ?
- Allez, petite idiote, dépêche-toi avant que je ne change d’avis ! Là, doucement. Tu sens, au bas de ma crinière, ce petit creux ? Tu bloques tes mains là, et tu restes tranquille. La chasse est ouverte ! »
S’il devait me rester un seul souvenir de mon année avec Xetiakh, ce serait celui-là. J’aurais dû mourir de peur, projetée en plein ciel sur le dos d’un monstre sauvage, le vent fouettant mon visage, le soleil éblouissant mes yeux, et le sol terriblement si loin... Mais j’avais une confiance totale et absolue en la Dragonne des Czerniks, qui m’offrait une récompense unique dans toute l’Histoire... De mémoire d’homme, personne n’avait jamais eu le privilège de chevaucher un Dragon, et cette chance était pour moi, pour moi !
Xetiakh, avec beaucoup de finesse, me laissa le temps de trouver mon équilibre, puis celui de profiter du paysage splendide qui m’entourait. Toute la chaîne des Czerniks se déroulait à mes pieds, des glaciers éternels aux vallées verdoyantes. Je m’agrippais fermement au cou de la Dragonne, et j’avais l’impression d’avaler un bol de beauté infinie, m’emplissant d’une joie profonde qui se répandait dans toutes les cellules de mon corps. Je n’étais plus moi, j’étais une partie des Czerniks, au même titre que le vent, les alpages ou les rochers...
Enfin Xetiakh se mit à tournoyer au dessus d’un petit troupeau de bouquetins qui paissaient dans une prairie où le vert tendre de l’herbe s’égayait de mille fleurs blanches et jaunes. D’un sifflement elle retint Soxtiotch, qui se précipitait déjà à l’aveuglette.
« Le petit cabri, près de l’étagne, là ; je vais chasser le troupeau, il devrait être distancé.
- Mais il est tout petit », protesta le dragonnet vorace.
- Sans doute, mais il n’a encore que de toutes jeunes cornes. Tu t’attaqueras aux adultes plus tard. »
Le chasseur novice ronchonna pour la forme, mais ne discuta pas. Je fondis avec Xetiakh sur le troupeau affolé, qui s’éparpilla dans la pente, et je réussis sans trop de mal à encaisser le brusque demi tour qui amorça sa remontée. Diakine, mon maître d’équitation, pouvait être fier de moi ! Nous avions viré juste à temps pour voir Soxtiotch enfoncer ses crocs dans le cou gracile du cabri isolé. L’animal s’écroula, et le sang rouge vif gicla sur le pelage beige aux reflets roux. Le dragonnet poussa un cri de triomphe et commença à dévorer sa proie, déchiquetant la poitrine de ses mâchoires puissantes. Xetiakh se posa près de lui en secouant la tête.
« Tu n’as même pas jeté un regard au troupeau ! Si la mère avait été assez près, si je n’avais pas été là, elle t’aurait chargé pour défendre son petit ! Et alors ? »
Le jeune dragon, la bouche pleine de chair dégoulinante de sang, s’arrêta de mâcher, mais ne trouva rien à dire. Sa mère se radoucit.
« Allons, pour une première fois, c’est bien. Tu seras plus prudent à l’avenir. Et je te choisirai des proies plus grosses... et plus dangereuses... »



Nous partions chasser un jour sur deux. Le plus souvent, Xetiakh me déposait sur une hauteur pour pouvoir plus librement assouvir son propre appétit, et elle me reprenait au retour. J’admirais ainsi de loin son adresse et son bon sens. Qu’il s’agisse de daims, de bouquetins ou de chèvres sauvages, elle ne touchait jamais au mâle dominant, ni aux femelles suitées, sauf si le petit était pour Soxtiotch. Sur le chemin du retour, elle expliquait à son fils les raisons de son choix, même si celui-ci, fatigué et repu, ne l’écoutait qu’à moitié entre deux bâillements...
Un après-midi où le soleil était vraiment brûlant, elle tira Soxtiotch de sa sieste.
« Mais je n’ai pas faim », protesta-t-il, « j’ai mangé hier !
- Nous n’allons pas chasser. Mais tu ne regretteras pas ton vol, je te le promets ! »
Sans rien nous dire de plus, elle nous mena jusqu’à un lac d’altitude bordé sur un côté par une merveilleuse plage de sable blanc. Quelques instants plus tard, nous nagions tous les trois dans l’eau claire, et Soxtiotch jouait à plonger et à ressurgir de l’eau juste derrière moi pour me surprendre. Puis il plongea encore mais cette fois il tarda à refaire surface, et je l’appelai, inquiète. Quand il remonta, il tenait une truite frétillante entre ses crocs, et faute de pouvoir articuler, il Pensa :
« Ca se mange?
- J’aurais dû m’en douter », sourit sa mère, « que pour t’apprendre la télépathie il suffisait de te remplir la bouche ! Oui, ça se mange... enfin, si tu aimes ça... »
Xetiakh alluma un feu pour moi, afin que je puisse faire griller les truites que Soxtiotch avait pêchées à mon intention. Je suçai jusqu’à la dernière arête, tandis que les deux Dragons, après s’être longuement roulés dans le sable, faisaient la sieste au soleil. C’était un de ces moments où l’on a l’impression que le temps s’arrête dans une fraction d’éternité heureuse. Je ne pensais plus à rien, j’étais dans un paysage magnifique avec les deux êtres qui comptaient le plus pour moi, j’avais le ventre plein et le soir tiède et limpide promettait de belles journées à venir...


Pourtant, le lendemain, le vent du nord se leva. Le ciel se couvrit, et quelques jours plus tard la première neige vint me rappeler qu’aucun bonheur n’est durable. Ce soir-là, près du feu, alors que mes yeux papillotaient de fatigue, Xetiakh me dit doucement :
« Sonietchka, tu pars demain.
– Demain ? Pour aller où ?
– Eh bien, fille d’Igor, as-tu tout oublié ? L’année est venue à son terme, tu m’as bien servie, et le temps venu je viendrai à ton secours. Dors, maintenant. Nous reparlerons de cela demain. »
Un cauchemar terrible m’éveilla avant l’aube, tremblante et couverte de sueur. Il y avait un orage d’une extrême violence, des éclairs innombrables illuminaient la nuit de leur sinistre blancheur, le tonnerre rageait comme un animal furieux et la pluie torrentielle faisait déborder les lacs et les rivières. J’étais au bord d’un torrent en crue, transie et effrayée, et Aliocha, emporté par le courant, m’appelait au secours. Je voulais plonger pour l’aider, mais chaque fois que je m’approchais de la rive, un arbre foudroyé s’abattait devant moi, m’empêchant de le rejoindre...
Je ne réussis pas à me rendormir. J’avais espéré le jour de ma délivrance pendant de longs mois, et maintenant je regrettais qu’il fût venu si vite. J’étais bien ici, j’étais heureuse et j’étais en sécurité. Bien sûr j’allais revoir Aliocha, et Nadievna, et Hari... Mais pour affronter un destin qui me semblait à présent terriblement difficile. Libérer la Svetlakie ! Moi, seule, contre toutes les armées de ma soeur... Même avec l’aide de Xetiakh...
« Tu es prête ? »
La Dragonne avait un air grave, tandis que je refermais ma cape après avoir déposé un baiser fraternel sur le nez de Soxtiotch. Elle me parla à voix basse sur le seuil de la grotte.
« Je te remercie de ton aide. Tu as bien travaillé. Quand tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à m’Appeler. Je ... Les Dragons ont quelques notions de clairvoyance. Ton chemin sera peut-être plus long que prévu... Je t’ai mis quelques pièces d’or dans cette bourse. Tu ne te vois pas, mais on dirait une mendiante ! Tu aurais besoin de quelques habits neufs... Quelles que soient les embûches, ne perds jamais courage. Tu as plus de ressources que tu ne penses. Allez, file, maintenant... Nous nous reverrons, je le sais. »
Je relevai ma capuche et je descendis en courant la pente où j’avais creusé un petit sentier, à force d’allers et retours pour ramasser du bois, et je le connaissais si bien que j’aurais pu le suivre les yeux fermés, la neige ne pouvait pas me le masquer. Lorsque le coeur battant j’arrivai à l’endroit où j’avais conclu le pacte avec Xetiakh, un an auparavant, Nadievna m’attendait, grattant le sol d’impatience. Hari aboya joyeusement, et je les embrassai tous les deux, soulagée de les revoir en bonne santé.
« Et Aliocha ? »demandai-je, « il s’est essoufflé dans la montée ? »
Nadievna hésita un instant, et cette seconde-là suffit à me remplir d’angoisse.
« Il ... il y a eu un problème. Aliocha a été enlevé... par des bandits, des gens de Thornterre, je crois. Nous...n’avons pas pu le délivrer.»
Je levai les yeux au ciel. Xetiakh tournoyait au loin, poussant son cri de chasse. Aussitôt, je retrouvai mon calme et ma détermination.
« Très bien. Nous le retrouverons.
- Et la Svetlakie ?
- Comment pourrais-je tenter de sauver un peuple entier si je ne suis pas capable d’aider un ami ? Emmenez-moi là où il a disparu. Sans lui, je n’aurais pas survécu. Il est temps de payer ma dette.
- Mais... Thornterre...
- On dit beaucoup de choses horribles sur les Thornterriens, je sais... Mais on m’a conté aussi tant de légendes sur la cruauté des Dragons... En route ! J’ai beaucoup de choses à vous raconter... »
Narwa Roquen,et ce n'est pas fini...

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-01-19 12:33:49 

 WA - Participation exercice n°87Détails
La suite de l'exercice 74 (mais pas la fin...)

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TRANS HUMANS


1. Ommatidian Vision


L'Observateur surveille les indications fournies par les surfaces sensibles disposées autour de lui. De l'autre côté de la membrane semi-vivante qui le sépare du vide sidéral, la planète au mouvement figé est suspendue au-dessus de lui. Une gigantesque boule de glaise immobile dans l'espace. Par bien des aspects, c'est une très vieille planète à bout de souffle. Comme l'univers auquel elle appartient. Contrairement à cet observateur, bien que son apparence physique soit basée en majeure partie sur les fondamentaux génétiques communs. Quatre membres fuselés équipés de terminaisons préhensibles. Un corps brun, maigre et recouvert d'un fin duvet, apte à se mouvoir sous de sévères contraintes mécaniques. Des organes de vision spécialisés qui lui permettent de saisir une réalité extérieure. C'est une créature douée d'intelligence et de sensibilité dont les ailes rabattues dans le dos frémissent sous l'afflux des vibrations cognitives qui l'environnent de toutes parts C'est un Observateur accroché au firmament, un Veilleur des Cieux qui attend.

La station d'observation, une structure tubulaire et annulaire, se maintient à l'aplomb de la frontière qui sépare la nuit éternelle du jour perpétuel. C'est un étroit fuseau de terre qui ceinture la planète mourante tel un équateur artificiel. Les étoiles sont des points lumineux qui mouchettent le velours sombre de l'espace. Elles sont pourtant invisibles pour ceux qui essaieraient de les contempler de la surface. L'hémisphère plongé dans l'obscurité fait face au vacuum, le grand néant, l'absence même de toute chose. L'hémisphère éclairé est ébloui par la lumière du Fanal qui brûle en son coeur ardent des planétoïdes de la taille de l'ancien satellite de ce monde. Sa brutale lumière n'est voilée par aucun nuage. Jamais. Car la Terre est aussi immobile qu'un papillon épinglé sur le carton d'un entomologiste. Aujourd'hui cependant, c'est au tour du papillon de regarder l'étoile. Il tend un bras gracile vers un commutateur du réseau biochimique.

«Observateur à système central. Rapport B.810-VI-Append. Ouverture d'une procédure d'intervention de sixième degré. Coordonnées de l'aire d'atterrissage : 2°20E , 48°52N, système topographique historique. Unités d'intervention Aggelos - Initiation de l'insertion programmée et validée. »

Dans un entrepôt situé loin sous la passerelle où se tient l'Observateur, l'énergie afflue vers un cercueil dont la paroi translucide laisse deviner une forme humaine allongée. Une vapeur bleutée se répand en bouillonnant dans le sarcophage. La température de la crypte s'élève doucement au fur et à mesure de l'avancement du processus. La partie supérieure soupire quand elle s'ouvre en corolle. Un homme dort. Les tuyaux de sustentation et de contrôle des constantes biologiques se rétractent un à un. Le dernier glisse entre les lèvres de l'endormi qui grimace, saisi par un haut-le-coeur. Il ouvre les yeux mais les referme aussitôt. Il aspire une longue goulée d'air comme un noyé ramené à la vie. Il toussote et déglutit péniblement en essayant d'humidifier sa bouche. D'une main encore mal assurée, il masse sa gorge endolorie.

C'est un homme. La tignasse blonde qui encadre la peau imberbe de son visage lui donne un air d'adolescent que démentent pourtant la ligne ferme de ses lèvres et les rides qui naissent au coin de ses yeux. C'est un homme jeune depuis incroyablement longtemps. Il est nu quand il se redresse sur l'épais capitonnage. Il s'assied, jambes ballantes au-dessus du treillis métallique. Il baille à s'en décrocher la mâchoire.

«Putain, encore moi!»

Il jette un coup d'oeil sur les berceaux alignés à sa droite et à sa gauche. Il y en a des dizaines identiques. Ils sont tous clos et sur chacun brille une diode jaune sertie à la base du moniteur de contrôle.

Il se lève enfin pour se diriger gauchement vers la cabine de douche. Les jets brûlants se déclenchent automatiquement. Sa peau rougit sous la chaleur fumante. C'est la procédure de réveil. Au bout de deux minutes des trombes d'air sous pression succèdent à l'eau. Séché, il ouvre un placard et en tire une combinaison et une paire de brodequins souples.

Une fois habillé, il sort de l'entrepôt. Les coursives sont désertes. La station n'a pas été conçue pour bourdonner comme une ruche. Une borne d'alimentation trône au milieu d'un carrefour juste en face du puits ascensionnel. A peine la capsule nutritionnelle engloutie, il plonge tête première dans l'ouverture. Pré-programmé, le courant gravitationnel le propulse vers le haut, vers les ponts opérationnels.

Sur la passerelle l'attend l'Observateur. Wilhelm s'émerveille toujours de la ressemblance de ces créatures avec les lépidoptères terrestres. Un long corps torve et étroit tapissé de phanères multicolores. Des membres graciles et incongrus. Une petite tête toute ronde comme celle d'un insecte, ornée de quatre paires d'yeux protubérants. Des yeux d'insecte composés d'une multitude de récepteurs chromatiques. Mais rien n'est plus étrange que les ailes diaphanes et délicates qui s'ouvrent et se ferment dans son dos.

« Bienvenue unité Aggelos!»
«Je m'appelle Wilhelm, tu le sais non?
«Aggelos n'est qu'une fonction Wilhelm. Ne fais pas semblant de l'avoir oublié!»

En fait c'est un petit jeu entre eux. La manifestation d'une forme de complicité dont ont besoin les humains. L'Observateur, comme tous les autres, l'a bien compris. Aussi n'oublie-t-il jamais tous les petits détails qu'il glane lors de ses conversations avec ses Aggelos. Wilhelm fait partie de ses préférés. Il est doté d'une intelligence vive et pragmatique. Il possède des aptitudes incomparables à l'investigation et au renseignement. Mais L'Observateur feint de ne pas comprendre ce qui en fait l'un de ses meilleurs éléments. Car c'est un instrument particulièrement précieux pour lui

«Où en est-on du grand jour, chère chenille!» demande Wilhelm en s'approchant de la membrane protectrice.

Dehors tout semble tellement normal. Tellement calme. Des myriades de constellations qui déroulent leurs bras en scintillantes spirales. Des géantes rouges ou bleues jouent à cache-cache derrière des nuages satinés Ce n'est pourtant qu'une illusion.

« Le grand jour est proche. Le grand rip comme l'ont baptisé ceux de ta race. La grande dispersion. Nous avons mis en oeuvre tout ce qui était en notre pouvoir pour protéger ton monde mais nos pouvoirs ne sont pas illimités. Nous n'avons fait que retarder l'échéance. Celle-ci approche bien vite. Les soleils s'éteignent dans le ciel. Il y en a moins qu'hier et plus que demain.
- Je ne vois aucun signe de cette raréfaction!
- Les nombres en jeu sont trop grands pour tes capacités de raisonnement. Mais fais-moi confiance, ils sont réellement moins nombreux. La singularité gravitationnelle n'est plus très éloignée de cette partie-ci de ton univers. Déjà le système solaire auquel appartenait ton monde a été disloqué.
- Pourquoi n'emmenez-vous pas la Terre dans votre univers?
- Question d'énergie. Il n'existe pas de source suffisante pour opérer la translation. Et quand bien même en disposerions-nous que les risques de rejet seraient encore trop élevés.
- Alors, sauvez au moins ses habitants!
- C'est une question que nous nous posons encore. C'est la raison qui explique ta présence à bord. Ainsi que celle de tous les autres.
- Quand aurez-vous la réponse? Ne sera-t-il pas bientôt trop tard?
- Je te concède que la limite n'est plus très éloignée à présent. Aie confiance, jusque-là, nous possédons les moyens nécessaires.
- Comment comptez-vous vous y prendre?
- Tu perds un précieux temps en vaines questions. Si je t'ai réveillé c'est bien pour que tu accomplisses une mission. Une mission cruciale. Sans doute l'une des plus difficiles. Elle pourrait peser lourdement dans la balance du Jugement.»

Wilhelm peut voir les sensilles du papillon frémir pendant que le greffon implanté sous sa tempe traduit les ondes sensorielles émises par l'Observateur.
«J'ai programmé le faisceau de téléportation. J'ai également chargé dans ta mémoire, pendant ton réveil, la cartographie de la zone où tu vas évoluer. Ainsi que l'endroit où je pourrai te récupérer à la fin de la mission.
- En quoi consistera ma mission? Wilhelm pose invariablement cette question. Il en a effectué pourtant plusieurs dizaines. Il s'obstine cependant à la formuler, espérant secrètement une confidence du papillon.
- Tsss...Tsss... Wilhelm...combien de fois en avons-nous discuté? Si je te confiais le but de ton action, les résultats en seraient faussés!
- Bref, je suis un vulgaire pion sur un échiquier où c'est toi qui bouges les pièces!
- Je ne bouge que les noirs pour rester dans ce champ lexical. Mais aujourd'hui se joue une partie d'échecs féériques. Des règles édictées pour la circonstance. Des règles qui n'ont pas cours ailleurs. Des règles qui finissent à tous les coups par la perte de tous les pions, gagnants ou perdants. Alors tu peux pleurer sur ton sort, pleurer sur le sort de ceux de ton espèce mais cela ne te mènera nulle part. Ou tu peux explorer les cases qui te sont accessibles. Tu as raison de dire que tu n'es pas libre mais tu l'es plus que beaucoup et tu détiens les clés du futur pour les tiens. Alors hésites-tu?
- Tu parles d'or. T'ai-je déjà dit que l'âme humaine avait des ailes de papillon?
- Allons bon, j'aurais dû mieux surveiller le paradigme implémenté dans ta matrice de conception. Il n'est plus temps de philosopher sur ta prétendue âme. Prépare-toi!»

Wilhelm sourit. Le papillon soutient de plus en plus ses petites discussions, les rompant de plus en plus tardivement. Il se place sur l'aire de transportation. L'énergie l'enveloppe dans un cocon étincelant. Sur sa peau exposée, il sent le picotement habituel comme une fine pluie de sable. Ses contours disparaissent dans le flux de lumière.

L'Observateur conserve une parfaite immobilité durant quelques secondes après que le dernier scintillement de lumière se soit éteint au-dessus du disque de transfert. Puis il déplie lentement un membre supérieur. Il compose une brève séquence sur le clavier d'une machine basse et ronronnante.

Les humains! Ils sont si prévisibles et si puérils. Si fascinants et si dangereux. Des enfants turbulents et égocentriques. Ils n'ont pas encore déchiré leur chrysalide que leur univers s'effondre sur lui-même. Tant d'efforts pour rien. A cette idée, un sentiment de découragement s'empare de l'Observateur. Il y a tellement de mondes abritant tellement de formes de vie. Malgré les incommensurables moyens déployés par la Guilde des Unis Vertueux seules quelques poignées pourront être sauvées du désastre qui s'annonce. Telle est la mission confiée aux Observateurs. Décider lesquelles survivront et lesquelles disparaîtront quand cet univers se diluera dans le néant. Le Grand Rip. La grande dispersion.

Dans l'entrepôt sous ses pieds, un autre sarcophage libère son occupant. L'Observateur vérifie que tout se déroule selon ses ordres puis vaque à d'autres tâches qui nécessitent son attention. Il a un peu de temps devant lui. Wilhelm a raison sans le savoir. Mais rien n'est simple.

Quand les mailles concentriques d'énergie se dissipent autour de lui, Wilhelm écarquille les yeux de surprise. Il se tient sur une éminence qui domine une grande cité. La distance et la lumière crépusculaire gomment en grande partie les imperfections et les signes de destruction. Bien qu'elle soit plongée dans l'obscurité, il distingue parfaitement les contours des immeubles bombardés. Sa vision a été magnifiée et amplifiée. Un des avantages liés à son statut. La mégapole tombe en ruines et le fleuve qui la parcourait jadis n'est plus qu'une vague tranchée poussiéreuse qui serpente entre des quais éventrés.

Pourtant Wilhelm se sent chez lui. Il reconnaît la courbure d'un tablier de pont coupé en deux, la ligne élégante des façades bordant une avenue majestueuse. Tout se noie dans l'ombre qui s'épaissit au-delà, vers l'ouest. Enfin l'ouest quand les points cardinaux signifiaient encore quelque chose. A présent la Terre est immobile dans l'espace et un faux soleil brille au-dessus du même hémisphère. D'où il se trouve, l'ouest est plongé dans l'ombre comme si un rideau de ténèbres avait été tiré sur l'horizon. Avec un pincement au coeur il aperçoit la construction métallique qui se dresse presque à la limite de son champ de vision. Un assemblage de poutrelles métalliques entrecroisées. Un monument décapité qu'il reconnaît sans peine.

Alors il commence la longue descente vers cette ville qu'il a habitée, qu'il a aimée jadis. Un temps oublié dans lequel il était vivant. Il sourit. La technologie des papillons a été impuissante à éradiquer complètement ce qu'il fût. Un fantôme familier hante les confins de son inconscient. Taraudé par ces bouffées d'un passé mystérieux, il a réussi à mener quelques secrètes recherches lors de missions précédentes. Maintenant il pourrait ouvrir la grille du cimetière. Il parie que ce dernier existe toujours. Les cimetières et les morts, c'est ce que les vivants respectent le plus. Il remonterait une allée tranquille, autrefois ombragée, pour s'arrêter devant la pierre levée. Un menhir qui se dresse, brut et fier, sans luxe ostensible. Un menhir comme un sexe turgescent. Le nom qui était gravé a dû s'effacer mais cela importe peu. Ce n'était pas le sien, enfin pas son vrai nom. Les vents du Temps ont peut-être dispersé son coeur bleu et blanc, pareil à une flamme renversée. Sous la pierre grise et pâle une jolie rousse dort. A jamais orpheline de son amour, elle ne sait pas que le cercueil à côté du sien est vide. Wilhelm baisse les yeux, examinant le sol alentour. Il soupire puis arrache la tige d'une plante aux couleurs étranges et aux formes tourmentées. Il n'a pas trouvé de bruyère. Alors celle-ci fera bien l'affaire.

Il entend les loups. De brefs hurlements rauques qui s'élèvent au milieu des ruines, se répondant les uns les autres. Les bêtes l'ont senti de loin. C'est chaque fois la même histoire. Il ne tarde pas à deviner leurs mouvements fluides et furtifs. Les loups comme des ombres pâles se glissent entre les décombres. Ils ne l'attaqueront pas et se contenteront de l'accompagner une partie du voyage. Jusqu'à ce leur curiosité soit étanchée. Il continue de marcher. Deux phrases se mettent à flotter dans sa tête. Des mots anciens qui furent les siens naguère. Des mots qu'il a lu avoir écrits :

L'automne est morte souviens-t'en
Nous ne nous verrons plus sur terre


Il n'y a plus de saison sur cette Terre déplacée. Le jour et la nuit s'opposent comme deux camps ennemis uniquement séparés par un no man's land crépusculaire qui les marie lugubrement.

2. Kaguya


Les devins dorés ont interprété sa parole. Ils ont envoyé les Vigilants lors de la prière collective du matin. Ils sont venus la saisir parmi la multitude agenouillée en longues rangées immobiles sous la toile des chapiteaux du recueillement. Elle n’a pas cherché à leur opposer la moindre résistance et a docilement ouvert la bouche quand ils lui ont présenté l’hostie de l’Acquiescement. La pastille a fondu rapidement sous sa langue et ses pupilles se sont légèrement dilatées sous l’effet de l’atropine.

Kaguya a suivi les gardes jusqu’au temple du Dieu dans le Ciel érigé au sommet de la butte qui domine l’antique cité. Le temple est une vaste et haute rotonde de pierres blanches surmontée d’une coupole encore plus élevée, martelée de feuilles d’or qui réfléchissent la gloire du Dieu dans le Ciel jusqu’à l’éblouissement.

Seule elle franchit le seuil, bientôt noyée dans une obscurité liquide et bleutée. Une obscurité transpercée par le Doigt du Dieu, ce rayon étincelant qui tombe verticalement du diaphragme ménagé tout en haut de la voûte. La lentille de verre épais et complexe qui l’occulte a été habilement polie pour que la lumière se focalise en un étroit cylindre parfaitement vertical dont le diamètre fait exactement un pas et demi. Ils la placent sans mot dire au centre de la cascade dorée dont l’intense clarté rejette les officiants dans une brume laiteuse derrière laquelle ils ne sont plus que d’indistinctes silhouettes. Des fantômes qui déchirent de leurs mains magiques la fine membrane du rêve pour accomplir leur rituel.

En psalmodiant continuellement des litanies aux accents étranges et sifflants, les Intercesseurs commencent par dévêtir entièrement Kaguya. Le miel liquide du ciel miroite sur sa peau pâle et satinée. Ils oignent chaque partie de son corps d’huiles consacrées aux senteurs minérales. Ces distillations complexes expriment l’ambre et le bitume de Judée. Ils dessinent sur son front l’oeil du Dieu dans le Ciel pour qu’elle puisse voir l’Ombre qui est dans l’Ombre, de l’autre coté de la frontière. Ils peignent bien au-dessous de son nombril, là où sa chair se fait si pâle qu’elle est rosie par le sang qui affleure, le symbole ailé de la fécondité. Ils bénissent ses seins menus aux aréoles minuscules et son ventre plat. Ils bénissent ses lèvres fines et ses yeux délavés. Ils bénissent ses hanches étroites et les fosses jumelles de ses reins.

Ensuite, ils la vêtent des six voiles sacrés qu’ils déplient sur elle selon un ordre immuable. Le blanc sur le bleu, le rouge sur le vert et l’or sur l’argent, conformément à l’ordonnancement prescrit. Ils resserrent les cordons de lin autour de ses poignets et de ses chevilles. Ils peignent les ongles de ses mains et de ses pieds d’un vernis aussi sombre que la nuit qui règne de l’autre coté. Ils chaussent enfin ses pieds de souples sandales tressées.

Ensuite, ils approchent de ses lèvres un pesant cratère d’airain. Elle boit jusqu’à la dernière goutte le contenu de la coupe ouvragée et sertie de pierres brillantes comme des miroirs et taillées en diamant. La liqueur sombre et lourde fait naître une douce chaleur au fond de sa gorge, irradiant peu à peu toutes les parties de son corps. Elle ferme les yeux pour qu’ils appliquent sur ses paupières offertes un onguent au parfum musqué et entêtant. Ils remontent enfin le voile de dentelle sur son visage et l'attachent à l’aide d’une agrafe dorée au-dessus de son oreille.

La mélopée s’interrompt à cet instant et un extraordinaire silence se forme sous le dôme du temple de céramique. Une présence surnaturelle a investi tout l’espace, planant au-dessus des prêtres et de la jeune femme. Le Dieu dans le Ciel semble se tenir parfaitement immobile à l’aplomb de la cérémonie, juste au-dessus de leurs têtes, à l'intérieur même de l'édifice. Un jeu de miroirs particulièrement habile fait naître la forme majestueuse du Dieu auréolé de flammes qui incendient la voûte de pierre. Son char de lumière traîné par les deux majestueux coursiers de l’aurore étincelle de mille feux. La vision est d’une intensité lumineuse paroxystique. Contempler le divin aurige provoque des lésions irréparables du nerf optique pouvant conduire à la cécité définitive. C’est vouloir fixer le disque noir flamboyant d’une éclipse totale. Les Intercesseurs dirigent vers lui leurs épaisses lentilles de mica en expirant une seule syllabe extatique. Une onomatopée longue et grave provenant du plus profond de leurs entrailles. «Ra!»

Kaguya lève la tête vers la divinité. Elle voit ou croit voir qu’il lui sourit. Un instant fragile et miraculeux. Elle tombe à genoux. C’est déjà fini.

La communion appartient au passé. Le temps a repris sa course et rien ne pourra plus ramener les choses à leur état initial. Les Intercesseurs la confient à nouveau aux Vigilants qui patientent sur le parvis, ne laissant paraître aucun signe d’impatience malgré l’inconfort de leur posture et la chaleur qui pèse sur leurs épaules.

Elle paraît se réveiller d’un rêve, les drogues relâchant leur étreinte. Elle jette autour d’elle des regards étonnés comme si elle ignorait la raison de sa présence sur le parvis inondé de lumière. Elle tâte ses nouveaux habits avec des doigts tremblants. Elle veut arracher le voile qui lui recouvre le nez et la bouche mais la main ferme d’un Vigilant qui la serre de près lui rabat sèchement le bras. L’inquiétude puis l’affolement peuvent se lire tour à tour au fond de ses pâles prunelles. Son pas se fait hésitant. Elle renâcle quand ils l’entraînent vers la frontière. Elle s’adresse à celui qui commande les Vigilants:

«Frère, que me fais-tu? Sais-tu où mènent tes pas? C’est la mort pour moi! Frère, regarde-moi, je pourrais être ta fille. Ecoute ma prière. Frère, je t’en supplie, exauce ma prière!»

Le Précepteur a les tempes grisonnantes et le regard bleu acier. Marchant à la tête de la petite colonne il prend la peine de ralentir pour se porter à hauteur de la jeune femme. Il lui sourit avant de répondre :

«Kaguya, le Dieu dans le Ciel a parlé. Les devins ont écouté. Le Dieu a prononcé ton nom et les devins t'ont préparée pour le voyage que tu dois accomplir! Tu sais bien que son Courroux s'abattra sur nous si nous n'obéissons pas à son commandement. Ses rayons brûleront la terre et les hommes mourront dans d'atroces souffrances. C'est écrit dans les Livres. Si nous osons Le défier alors il réduira plus encore la terre où nous pouvons nous tenir. Alors il faut bien que tu ailles là-bas. De l'autre côté de la frontière, là où le crépuscule se fait plus dense. Tel est ton destin ma fille.
- Aucune n'est jamais revenue! Gémit Kaguya en se tordant les mains. Combien sont parties pour accomplir la prophétie? Pourquoi serais-je celle qui réussira à amadouer les Démons?
- Nous devons persévérer car le Dieu nous le commande. La Terre a été arrachée à son jardin naturel et a été précipitée dans l'Espace. Il est écrit qu'une fille du Soleil aimera un enfant de la Nuit. Du fruit de leur union dépend le salut de la Terre. Nous ne devons pas perdre espoir. Le Dieu dans le Ciel a conçu pour toi cette destinée, tu ne peux la refuser.»

Kaguya sent les larmes envahir ses yeux. La frontière se rapproche inéluctablement. Elle aperçoit une silhouette adossée à un mur. Une silhouette emmitouflée dans un long manteau, le visage caché par la profonde capuche rabattue. Néanmoins la force qu'elle dégage ne laisse aucun doute. L'homme se cure méticuleusement les ongles de sa main gauche à l'aide d'une petite lime, ne prêtant apparemment aucune attention à la petite troupe qui s'avance sur le chemin de terre battue.

Kaguya espère un instant qu'il est une sorte de héros envoyé par le Ciel comme il en existe dans les contes pour enfants. Un héros mystérieux accourant à son secours pour la délivrer de cet horrible sort et la conduire à l'abri, saine et sauve. Elle est déjà prête à l'aimer s'il réussît. Hélas! Les Vigilants ne l'arrachent même pas une seconde à son petit manège quand ils le dépassent. Kaguya a beau lui décocher le plus implorant de ses regards humides, il reste de marbre. Elle l'entend même siffloter doucement. Elle se retourne une dernière fois vers lui quelques pas plus loin. Il s'est arrêté. L'obscure ouverture de sa capuche est dirigée vers elle mais il demeure aussi immobile qu'une statue. Entourée des Vigilants Kaguya parvient devant la porte de la Nuit.

Les murs qui l'encadrent sont bâtis de bric et de broc, moellons de béton et carcasses d'anciens véhicules en tous genres aux fonctions depuis longtemps mystérieuses. Plusieurs sentinelles, certaines armées de longues lances, d'autres de grands arcs à armature de métal souple, assurent une garde relâchée. Aucune tentative d'invasion n'a été recensée de mémoire d'homme. Les enfants de la Nuit ne s'aventurent jamais aussi loin de leur territoire. La porte proprement dit est une machine de l'ancien temps, haute et trapue, mangée par la rouille. Elle est posée sur deux rails de fer jetés en travers de l'ouverture.

D'une guérite de bois construite sur le côté de la porte sort un sergent préposé à la Garde des Portes. En reconnaissant les Vigilants, il ajuste sa tenue et ôte la poussière accumulée sur ses épaulettes.

«Ouvre la porte. Je dois exécuter un ordre des Devins!» dit le Précepteur des Vigilants.

Sans piper mot, le sergent de la Garde obtempère. Il fait un signe et deux de ses hommes i attellent une paire de boeufs massifs au timon placé à l'avant du véhicule qui barre la porte. Un fouet claque et les lourdes bêtes font glisser lentement la machine sur les rails de fer. Quand c'est fini, les bouviers détellent déjà leurs bêtes afin de les atteler à l'autre timon pour refermer la porte quand ils en auront reçu l'ordre.

Le précepteur en tenant le bras de Kaguya et ses hommes sur ses talons, passe l'ouverture pour se retrouver de l'autre côté du rempart.

Léchant cette ceinture de pierre et de métal, une bande de terre lunaire et crevassée, s'ouvre devant eux large de plusieurs centaines de mètres. La terre paraît avoir été creusée par de gigantesques griffes qui l'ont retournée et encore retournée. Des lichens violacés tachetés d'ocre forment d'incongrues couronnes colorées sur le pourtour de cratères peu profonds qui parsèment la lande. Leurs racines vrillent en fine résille jusqu'à plonger dans une eau fétide et jaunâtre. De petits arbustes rabougris et tordus n'ont même plus la force d'élever leurs branches malingres vers le ciel. Ils les recourbent vers le sol et semblent prier quelque divinité inférieure.

Cette lande, sinistre et glauque dans la lumière qui décroît, a brisé la continuité de la grande cité originelle. Les motifs ayant présidé à sa création ont été oubliés. Selon les Livres, elle est l'oeuvre du Dieu dans le Ciel qui a voulu séparer les justes des damnés. Au-delà les ruines urbaines reprennent leurs droits à perte de vue présentant de troublantes similitudes avec l'endroit où a vécu Kaguya durant dix-sept années. Au-delà encore l'horizon se meurt derrière le rideau ténébreux qui engloutit également les confins occidentaux de la ville.

«Voilà Kaguya, je t'ai conduite jusqu'à la frontière. A partir de ce point tu es libre. Tu connais ce qui t'attend si tu voulais revenir à présent. L'Eau que tu as bue lors de la cérémonie a libéré des toxines dans ton sang. Bientôt tu auras l'impression que les rayons du Dieu dans le Ciel te brûleront de l'intérieur. Ils entraîneront la mort après de longues souffrances. Tu dois donc rejoindre le plus vite possible la ville de l'Ombre Naissante. C'est la-bas que tu rencontreras ton destin. Je prie pour qu'il soit celui qui est écrit. Va maintenant!»



Il pousse doucement Kaguya en arrière. Celle-ci lit dans ses yeux une détermination sans faille. Les autres Vigilants se dressent entre elle et la porte où elle aperçoit les ombres chinoises des sentinelles qui l'observent. Sur le rempart, d'autres gardes suivent la scène avec attention. A regret elle s'éloigne sur un chemin que d'autres avant elle ont suivi. Dans le lointain une étrange construction qui arrache des reflets métalliques à une lumière mourante attire ses regards. Une tour aux mailles de fer qui pousse ses moignons tordus au-dessus des décombres environnants. Cela réveille quelque chose en elle. Mue par un obscur pressentiment, Kaguya décide de se diriger vers elle.

A suivre...

M

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2011-01-24 22:02:55 

 Commentaire Maedhros, exercice n°87Détails
C’est la suite de cette histoire bizarre qui parlait d’un chasseur du crépuscule, solitaire aventureux et désespérément célibataire, fier d’appartenir à la Nuit mais rôdant toujours du côté du Jour. Tu y jouais avec le mot nuit dans tous les sens et consonances du terme.
Pas de lien direct avec cet épisode, sauf ce Monde coupé en deux entre Lumière et Obscurité. Le background SF s’étoffe, il est très convaincant. Il est vrai que je ne suis pas experte en la matière, mais je suis comme toujours bluffée par tes précisions techniques et tes descriptions architecturales.
Deux sous-chapitres : je dirais bien le héros et l’héroïne, mais que devient mon bon vieux loup dans tout ça ?
La première partie est plus technique, plus space opera. Elle est vertigineuse à souhait ! La présence de l’humain et sa rébellion latente face aux Forces qui le détiennent aiguisent habilement l’intérêt du lecteur, tandis que l’imminence du Grand Rip crée un suspense accrocheur.
« Le paradigme implémenté dans ta matrice de conception » : joli ! Et les « Unis Vertueux » est aussi délicieux.
La deuxième partie offre un contraste total entre l’hypertechnologie et l’obscurantisme primaire, teinté d’un romantisme délicat. Une Iphigénie pure et innocente est sacrifiée à un dieu solaire, mélange iconoclaste de divinités chrétienne, grecque et égyptienne. La cérémonie rituelle est glaçante et sa fin brutale en renforce la cruauté. La Porte ouverte par l’attelage bovin est une trouvaille sympathique. Et le lecteur reste agréablement sur sa faim quand la jeune fille, à défaut d’avoir trouvé un prince charmant secourable, marche seule vers son destin...


Bricoles :
- 2 points qui manquent : « qui l’environnent de toutes parts. C’est un Observateur... » ; « derrière des nuages satinés. Ce n’est pourtant... »
- « en son coeur ardent des planétoïdes de la taille de l’ancien satellite de ce monde » : trop de « de »
- « Tu le sais, non ? », « Tel est ton destin, ma fille. », « Voilà, Kaguya » : j’y arriverai !
- Mais L’observateur : faute de frappe
- « Où en est-on... chère chenille ! » : chenille ? (c’est une question, même si tu as voulu renforcer l’ironie de « chenille »)
- « des mots qu’il a lu avoir écrits » :lu ? ou dû ?
- « ils la placent sans mot dire au centre de la cascade » : « ils » est un peu loin de sa base (les Vigilants, les gardes) ; idem pour « la »
- Côté ( 2fois)
- « le défier alors il réduira... » « Alors il faut... »
- « elle est déjà prête à l’aimer s’il réussît » : réussit
- Le précepteur en tenant le bras : Précepteur
- « une bande de terre lunaire et crevassée, s’ouvre devant eux large de plusieurs... » : lunaire et crevassée s’ouvre devant eux, large...


Je ne sais pas où tu nous emmènes, mais je suis sûre que nous allons tous t’y suivre avec plaisir ! Cette histoire ne manque pas de souffle, et de plus elle est extrêmement dense, on ne peut pas en soustraire une phrase. Un souffle de roman avec une densité de nouvelle... Le mélange est détonnant !
Narwa Roquen,marathonienne du commentaire...

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Adival  Ecrire à Adival

2011-01-26 21:54:43 

 WA- participation exercice 87 Détails
Ce texte m'a été inspiré par ça que je me passais en boucle pendant sa rédaction. Il pourrait être une suite de « la nuit dégouline sur nos corps » WA 69 bis.


La couleur de son âme


Ce matin là, en ouvrant les yeux, tout m’était apparu flou, lourd, dénué de sens. Mon regard s’était instinctivement braqué vers les fenêtres, attiré par les premiers rayons de soleil qui crevaient d’épais nuages gris. Sous la voûte du ciel, la façade délabrée d’un mur, des toits garnis d’antennes, des paraboles. L'environnement m’était inconnu et pourtant, je ne m'en souciais pas.
Dans ma torpeur, je percevais l’incohérence du moment sans la réaliser, j’adhérais l’espace sans le comprendre. Même la présence de ce souffle monocorde et régulier n’était parvenue à retenir mon attention; jusqu’à ce que je me retourne...
Je n’ai plus osé bouger. Sans doute par crainte de la réveiller et de ne pas savoir quoi lui dire. C’est vrai, quoi! Comment lui avouer que je ne savais pas qui elle était, que je ne savais pas comment j’avais atterri ici et que, si c’était arrivé, je ne me rappelais pas de notre nuit ?
Pourtant, Dieu sait qu’à cette époque, coucher avec une femme ça ne m’arrivait pas souvent. J’approchais la trentaine et je n’en avais connu que trois, dans toute ma vie. Ça peut paraître triste, je sais, mais je l'assumais.
Ce qu’il y avait d’ironique, c’est que je semblais le vivre beaucoup mieux que mon entourage. Ils ne comprenaient pas. Stéphane, notamment. Je détestais quand son visage prenait un air grave et qu’il ruminait avec de gros yeux :
-Enfin merde, Chris, tu ne vas pas me dire que c’est normal ! Tu es pourtant beau garçon... Et avec toutes ces femmes... Y’a un truc qui cloche, ce n’est pas possible autrement !
C’était à croire que son bonheur dépendait du mien. Même si je sais aujourd'hui que c’était le côté tendre de son amitié, sa façon à la fois maladroite et impudique de s’occuper de moi, je me serais bien passé de ses commentaires. Si bien que dès qu’il marquait une pause et que la peau épaisse de son front se plissait, j’enrayais son raisonnement et rétorquais :
-Qu’est ce que tu veux ? Que je me mette en ménage avec la première venue ? Que je joue au séducteur ? Eh ben non ! Au cas où tu l’aurais oublié, je suis commercial, moi ! Je ne me brade pas, je me vends ! Et seulement à celle qui en aura le plus à m’offrir !
Même si le cynisme de mon argumentation tenait la route, Stéphane avait raison. Il y avait en effet quelque chose qui clochait, et je le savais. Mais dans une société décadente et libertine où l'on repoussait continuellement plus loin les lois de la vertu, ma souffrance était une honte, un poids misérable que je pensais avoir à porter seul dans l'ombre.
Mon silence est une chose que mon entourage pourrait me reprocher aujourd'hui, mais il ne pourrait me reprocher de ne pas m'être investi pour y remédier.
C'était avec ferveur je sollicitais les agences matrimoniales, les clubs de rencontres, les foires aux célibataires. Je passais mes nuits sur Internet à éplucher les fiches de femmes dont le profil se rapprochait du mien. Parfois il s'en suivait des échanges de mails, des t'chats, des coups de fil et, beaucoup plus rarement, un rendez-vous à la terrasse d'un café. Mais jamais cela n’a abouti sur quelque chose de concret. Nombre d'entre elles avaient déjà multiplié les expériences en couple, et il était aise de deviner que ces femmes, trop souvent volages, n'avaient à m'offrir que frivolités et illusions.
Mon désespoir était tel qu'un soir, excédé par l'absence de femme dans ma vie, j’ai voulu renouveler l’expérience et je suis allé voir ces femmes aux moeurs légères, qui cheminaient la rue Curiol en balançant lourdement leur croupe fatiguée. Évidemment, comme pour la première fois, ce ne fut pas très concluant. Non pas parce que j’avais délibérément choisi la plus moche, croyant naïvement que cela m’éviterait de culpabiliser, mais parce que chez moi le désir se nourrit de sentiments et que sans eux, je suis incapable de quoi que ce soit. Alors malgré la douceur de ses caresses et une formidable persévérance, la pauvre fille n’était parvenue à me dresser qu’une honte corrosive.
Et c’était précisément là que ce trouvait toute l’incohérence de la situation. Car si je ne pouvais faire l’amour sans sentiments, comment expliquer ma présence dans le lit de cette femme? Au-delà de cette simple question s’ajoutait ce mal-être qui m’enveloppait. Je me sentais complètement impur, comme violé. Je venais de passer la nuit avec mon agresseur et le réveil n’en était que plus douloureux. Vingt ans après, je ressens encore sur mes épaules le poids écrasant de cette agression et la violence du choc dans ma poitrine. C’était un peu comme prendre un coup de poing dans l’estomac qui vous coupe le souffle et vous remonte la pomme d’Adam.
Et elle, insouciante de mon drame, repue et endormie; je la haïssais. Oui, je haïssais cette inconnue pour l'avoir désiré, sans l'aimer. Je ne supportais plus d'entendre sa respiration fouetter l'air sur ma plaie déjà ouverte... ça me torturait, ça ne faisait que croître mon angoisse. J'avais le désagréable sentiment qu'un drame pouvait survenir à tout moment. Pour ne rien arranger, la lumière du jour, pourtant largement présente à l'extérieur, refusait de pénétrer dans la chambre. Le mobilier n'avait pas de contour, n'était fait d'aucune forme, d'aucune matière. Il se contentait juste d'être là et d'imposer sa masse difforme et noire. Et plus je me concentrais pour percer ce brouillard, plus je nageais dans le désarroi et l'ennui. J'étais au coeur d'un chef d'oeuvre hitchcockien.
Ma pensée se tournait naturellement vers la fuite, mais avant de prendre une quelconque décision, aussi lâche soit-elle, il fallait que je me remémore la veille et que j’ordonne les fragments de souvenirs que l’alcool ne m’avait pas absorbés.

J’étais invité chez Éric et Stéphane. Ils avaient organisé une petite soirée pour leurs deux ans de vie commune. Lorsque je suis arrivé chez eux, un buffet froid et une trentaine d’invités meublaient déjà leur grand appartement de la rue paradis. L’ambiance était délicieuse, bordée d’allégresse, les discutions jaillissant d’un puits sans fond.
Comme à mon habitude, je m’arrangeais pour ne pas trop attirer l’attention. J’allais vers un groupe de convives, j’échangeais quelques paroles frugales avant de passer au groupe suivant. Je fuyais les grands sujets de colloque, j’évitais de parler de moi. En somme, c’était une soirée très agréable et pleine de charme ; le genre de soirée qui me convenait parfaitement.
Et puis vers onze heures, les lumières se sont éteintes et deux petites flammes ont jailli de la cuisine. Pendant que nous chantions tous en coeur le rituel Happy birthday to you, l’intensité veule des bougies grossissait les traits du visage du couple. L’instant était magique, c’était beau et troublant à la fois ; Éric et Stéphane semblaient littéralement sculptés dans l’obscurité.
Après avoir poussé la chansonnette, le couple s’est penché au-dessus du gâteau et s’en sont suivi les voeux, le baiser, les applaudissements, les larmes et l’ouverture des cadeaux.
Je ne l’ai pas précisé parce que je pense que vous l’avez compris. Éric et Stéphane sont ce que l'on appelle péjorativement des pédés. Moi je dis simplement qu’ils sont des épanouis ; ça fait tellement mieux et puis quelque part, c’est tellement vrai.
Bref, comme je le disais, il y eut des larmes, et c’est même Éric qui les a versés. Ça m’a surpris de voir cette armoire à glace de cent dix kilos fondre dans les bras de son beau-père ; mais je mentirai en affirmant que nous n’avons pas tous été fortement émus par son petit discours. Je pense que j’aurai moi aussi pleuré si j’avais été un épanoui, si mon homophobe de père m’avait renié et si mon beau-père, déposant ses mains chétives sur mes épaules, m’avait dit : « Stéphane ne m’a pas ramené la belle fille dont je rêvais. Oh non, mieux que ça ! Il m’a ramené le deuxième fils que je n’ai pas eu le bonheur d’avoir ! »
Cet élan du coeur m’avait noué la gorge et j’ai cru, assez bêtement je dois le reconnaître, qu’un verre m’aiderait à la dénouer. Je me suis approché du buffet, j’ai saisi la bouteille de Chivas et puis... Des phares dans la nuit, l’ambiance enfumée d’une discothèque, une part de gâteau dans une assiette blanche, une mini jupe, l’eau bleue et parfumée des sanitaires, Éric qui me relève dans l’escalier, une coupe de champagne, une file d’attente, la mère de Stéphane qui me parle dans la cuisine...
Tout n’était plus que flashs, anachronismes, précipitation.
J’aimerai vous dire que c’est arrivé par accident, que j’ai bu le verre de trop comme on dit ; mais il n’en est rien. À bien y réfléchir, c’était prémédité. Après la vague d’émotions engendrée par le discours du beau-père d'Éric, je ne supportais plus de voir autour de moi tous ces couples heureux, affichant, non sans une certaine indécence, leur bonheur aux yeux de tous. J’avais le souci d’oublier mon amertume et la vacuité de mon coeur. Il me fallait évacuer mon célibat pour mieux l’assumer.
Hélas, c’est toujours avec le recul que l’on perçoit ses erreurs et que l’on en paye le tribut. Je n’échappais pas à la règle. La tête me tournait, j’avais la bouche pâteuse, la gorge sèche et très probablement une haleine de fennec. Ajouté à cela un trou noir et cette situation rocambolesque, je payais au centuple mes excès de la veille.
Tout en déplorant ma condition, j’observais cette mystérieuse femme dormir, sans bruit, rongé par l’idée qu’elle puisse se réveiller. Les draps s’arrêtaient au niveau de ses hanches et ne me présentaient qu’un dos livide et une croupe lisse. Malgré la pénombre, au milieu de ses grains de beauté, j’ai remarqué un petit tatouage sur son omoplate gauche. Je me suis penché pour mieux en discerner le dessin. C’était un petit diable à l’oeil malicieux, enlaçant une belle et grosse marguerite. Il était attendrissant...
Et puis soudain, je me suis demandé si cette femme l’était aussi. Aujourd'hui c'est une chose qui me paraît élémentaire, seulement, pour une obscure raison, depuis mon réveil, je ne m’étais pas soucié de son identité. Mais dès lors ce devint une véritable obsession. Je ne pensais plus qu’à ça; son visage. Peu m’importait qu’il soit agréable ou ingrat, grossier ou fin, il me fallait le voir afin d'identifier mon trouble. Alors, au risque de briser un instant aussi fragile que celui que j’étais en train de vivre, j’ai décidé de me lever.

Évitant tout geste brusque, je me suis mollement glissé hors des draps et je je me suis dressé sur les jambes. Je ne parvenais pas à maintenir mon équilibre, je chancelais tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, contraint à m’aider du mur pour contourner le lit. À mesure que j’approchais d’elle mon pouls s’accélérait et la boule d’angoisse qui avait pris naissance dans mon ventre, me remontait dans la gorge avec la même lenteur et la même légèreté qu’une bulle de savon. J’en avais le souffle saccadé. C’était à la fois douloureux et formidablement excitant.
Et puis, enfin, je l’ai vu.
Je sais que ça va vous paraître ridicule, mais une fois face à elle, la première de mes réactions a été de masquer mon sexe avec les mains. L’instant d’après j’étais à quatre pattes, paniqués, triant les vêtements éparpillés sur le sol pour rassembler les miens. Je me suis habillé, puis je suis retourné à son chevet.
Elle était charmante. Pas belle, juste charmante. Elle devait avoir trente, peut-être trente-cinq ans. Sa poitrine n’était ni volumineuse ni petite. Des mèches blondes retombaient en épis sur son front lisse. Son nez était fin et anguleux, ses lèvres fines. Finalement, à bien y réfléchir, elle était jolie.
Un adage populaire dit que les yeux ne mentent jamais, qu’ils sont le reflet de l’âme. C’était ce à quoi je pensais en la regardant dormir ; la couleur de son âme.
Puis rapidement des envies sont apparues. Celle d’entendre sa voix, celle de la réveiller - tout en ne sachant que lui dire, celle de fuir - tout en voulant la revoir.
D’innombrables hypothèses me venaient à l’esprit. J’imaginais ce qu’avait pu être notre nuit et me posais toutes sortes de questions. Comment étions-nous venus à nous rencontrer ? Qui avait fait le premier pas ? Quel genre d’homme avais-je été en sa compagnie ? Quel amant ? Peut-être était-elle de la race de ces femmes volages qui s’abandonnent avec le premier homme qui passe ? Peut-être que le soir venu un autre s’était allongé à ses côtés ?
Pour faire taire mes interrogations, je n'avais pas d'autre alternative que de la réveiller. Alors je me suis fait violence et j'ai approché ma main de son épaule, lentement, jusqu’à l’effleurer, jusqu'à sentir la chaleur de sa peau sous mes doigts. C’est en cet instant que tout à basculé...
Elle s'est mise à gémir et avant même de m'en apercevoir, j'étais dans un séjour verdoyant. J'ai stoppé ma course quand, dans ma fuite, mon pied a heurté un verre sur le sol. Le vin s'est rependu sur le parquet, l'assombrissant sous son passage. Dans la chambre, il y avait du bruit, il y avait ses appels. J'ai hésité; mais en cet instant, je n'étais pas prêt à entendre une réalité crue et brute. En cet instant, le doute m'était plus supportable...

Au bas de son immeuble, il y avait un parfum de pain chaud qui flottait entre les voitures garées en file indienne. J’avais envie de croissant et d’aspirine.
Le quartier ne m’était pas familier et je ne reconnaissais aucune enseigne, aucune vitrine. J’ai relevé le col de ma veste et je me suis orienté vers la droite. Arrivé au premier abri bus, j’ai consulté le plan afin de me situer. J’étais à l’autre bout de la ville! C’est alors que j’ai pris la première décision censée de la journée. Je suis entré dans un bar avec la ferme idée de commander quelque chose de fort, quelque chose qui m’enlèverait cette douce et pénible sensation d’être passé à côté de l’histoire de ma vie. La plus belle et la plus enivrée de mes expériences.



Adival, creep, weido and co.

Ps: J'ai commencé à écrire la suite de ce texte, qui aura pour titre: « Des bleus à l'âme, du blues dans les yeux. »
Ps2: Hormis la cocaïne, c'est quoi ton secret Narwa pour écrire des textes, en commenter d'autres, travailler et avoir une vie sociale et familiale? Un tel rythme de vie, c'est ça, pour moi, la SF!!!

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2011-01-30 22:17:38 

 Commentaire Adival, exercice n°87Détails
Je te crois sur parole quand tu dis que c’est la suite de « La nuit dégouline sur nos corps », mais je n’ai trouvé aucun lien entre les deux textes, ni dans l’intrigue, ni dans le style. C’est assez déconcertant. Alors oui, c’est peut-être ce qui s’est passé la veille, mais strictement rien ne l’indique.
Le texte précédent était poétique, halluciné ; celui-ci ne décolle pas du réel. Le premier était statique, mais c’était un moment suspendu, l’action n’était pas nécessaire parce que le style était suffisamment porteur ; dans le deuxième, le style est banal, voire hésitant, l’intrigue absente, ton héros a des états d’âme et il n’a que ça. Le lecteur reste sur sa faim.
Par ailleurs tu décris un héros parfaitement ambigu. Le problème c’est que je ne suis pas sûre que tu l’aies fait exprès. Je m’explique.
« L’intensité veule des bougies grossissait les traits du visage du couple » : c’est une phrase qui donne une image de laideur, contredite juste après par « l’instant était magique ». « Eric et Stéphane sont ce que l’on appelle péjorativement des pédés. » Nous sommes en 2011, je pense que la plupart des lecteurs ayant appris qu’Eric et Stéphane forment un couple en ont déduit facilement qu’ils étaient homosexuels, et normalement, ça ne devrait pas choquer grand monde. Quel est l’intérêt d’ajouter cette phrase à connotation négative, pour la corriger juste après par le terme « épanouis » ? D’autant qu’il n’y a aucune raison – égalité oblige – pour que les homos soient plus épanouis que les hétéros. Tu donnes l’impression que l’homosexualité induit un certain malaise chez ton héros, mais il n’y a pas là matière à en faire une nouvelle, sauf s’il découvre chez lui une pulsion homosexuelle alors qu’il se comporte habituellement en hétéro et qu’il nous fait partager ses interrogations. Et encore faut-il présenter la chose sous un jour original, parce que le débat n’est pas tout neuf.
Le titre est bien joli, mais « la couleur de son âme », on ne la voit jamais. En résumé : il se réveille près d’une femme inconnue, et il se tire. Pas le moindre vampire, pas la moindre sorcière, pas même de Baudelaire dans un coin pour faire passer la pilule.


Bricoles :
- j’adhérais l’espace : j’adhérais à. Et le sens est obscur
- la présence... n’était parvenue : n’était pas
- je n’ai plus osé bouger : passé composé dans un texte à l’imparfait
- celle qui en aura le plus à m’offrir : le « en » est superflu et alourdit la phrase
- mon entourage pourrait me reprocher... mais il ne pourrait me reprocher : répétition
- il s’en suivait : s’ensuivait
- cela n’a abouti sur : n’a abouti à ( n’a débouché sur)
- il était aise de deviner : aisé
- l’absence de femmes... voir ces femmes : répétition
- n’était parvenue à me dresser qu’une honte : à dresser en moi
- là que ce trouvait toute l’incohérence : se
- agresseur... agression : répétition
- pour l’avoir désiré : désirée
- ça me torturait : Ca
- que l’alcool ne m’avait pas absorbés : n’avait pas absorbés
- la rue paradis : Paradis
- l’ambiance... bordée d’allégresse : bordée ? bondée ?
- discutions : discussions
- paroles frugales : la nourriture est frugale, la vie peut l’être ; les paroles sont brèves, fugaces, banales...
- colloque= débat entre plusieurs personnes sur des questions théoriques, synonyme de conférence ; pas adapté ici ; conversation serait mieux
- s’en sont suivi : suivis ; la formulation est lourde, l’allitération gênante
- Eric qui les a versé : versées (les larmes)
- Je mentirai : mentirais
- J’aurai moi aussi : aurais
- J’aimerai vous dire : aimerais
- « Les draps s’arrêtaient au niveau de ses hanches et ne me présentaient qu’un dos livide et une croupe lisse » ; les draps ne présentent rien ; et techniquement, les hanches étant plus haut que les fesses, celles-ci sont masquées
- Je je me suis dressé : faute de frappe
- Je chancelais tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite : oui... quand on chancelle... Evite les mots inutiles, ça agace
- Contraint à m’aider : contraint de
- Qui avait pris naissance dans mon ventre, me remontait : enlève la virgule
- Je l’ai vu : vue
- Son nez était fin et anguleux, ses lèvres fines : répétition
- Celle d’entendre sa voix, celle de la réveiller : dans l’ordre, la réveiller d’abord
- Je me suis fait violence et j’ai approché : passé composé dans un texte à l’imparfait
- Tout à basculé : a
- Le vin s’est rependu : répandu
- J’avais envie de croissant : d’un croissant ou de croissants
- J’ai consulté le plan afin de me situer : oui... sinon pourquoi consulter un plan (cf plus haut)
- Décision censée : sensée

Qui a dit qu écrire était facile ? En toute amitié je reconnais que je t’ai assassiné. Et je persiste et signe que tu le méritais. Alors tu fais comme les copains, tu pestes, tu m’insultes, tu laisses passer quelques jours, tu écris la suite, et seulement après, tu reprends le texte à tête reposée.
Je n’ai aucune qualification pour te juger –d’ailleurs, je ne te juge pas, je donne mon avis de lecteur sur ton texte.
C’est en se trompant qu’on progresse. Je suis sûre que tu vas progresser. Il faut travailler, encore et encore.
Précision : je ne suis pas cocaïnomane ; j’essaie seulement de faire ce qui m’intéresse le mieux que je peux – le reste aussi, d’ailleurs !
Narwa Roquen, aussi chiante que d'hab...

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Adival  Ecrire à Adival

2011-01-31 21:36:15 

 Chère Narwa,Détails
A la première lecture de ton commentaire, je voulais te répondre en expliquant ce que j'avais voulu dire, en légitimant mes choix, en justifiant qu'écrire ce texte de cette façon était, pour moi, un véritable exercice stylistique etc... etc...

Hélas, le problème n'est pas là. Tout ça, le lecteur s'en fout! Le lecteur ne veut pas qu'on lui explique ce qu'il lit...

En outre, ici, l'auteur attend que le lecteur lui donne son opinion.

C'est ce que tu as fait, de façon un peu abrupte, sur un ton un peu acerbe, certes, mais j'apprécie ta sincérité plus que toute obséquieuse prose visant à flatter mon ego.

Merci pour ton intégrité.

Adival, qui comprend sa présence ici

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