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 WA - Participation exercice n°87 Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Mercredi 19 janvier 2011 à 12:33:49
La suite de l'exercice 74 (mais pas la fin...)

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TRANS HUMANS


1. Ommatidian Vision


L'Observateur surveille les indications fournies par les surfaces sensibles disposées autour de lui. De l'autre côté de la membrane semi-vivante qui le sépare du vide sidéral, la planète au mouvement figé est suspendue au-dessus de lui. Une gigantesque boule de glaise immobile dans l'espace. Par bien des aspects, c'est une très vieille planète à bout de souffle. Comme l'univers auquel elle appartient. Contrairement à cet observateur, bien que son apparence physique soit basée en majeure partie sur les fondamentaux génétiques communs. Quatre membres fuselés équipés de terminaisons préhensibles. Un corps brun, maigre et recouvert d'un fin duvet, apte à se mouvoir sous de sévères contraintes mécaniques. Des organes de vision spécialisés qui lui permettent de saisir une réalité extérieure. C'est une créature douée d'intelligence et de sensibilité dont les ailes rabattues dans le dos frémissent sous l'afflux des vibrations cognitives qui l'environnent de toutes parts C'est un Observateur accroché au firmament, un Veilleur des Cieux qui attend.

La station d'observation, une structure tubulaire et annulaire, se maintient à l'aplomb de la frontière qui sépare la nuit éternelle du jour perpétuel. C'est un étroit fuseau de terre qui ceinture la planète mourante tel un équateur artificiel. Les étoiles sont des points lumineux qui mouchettent le velours sombre de l'espace. Elles sont pourtant invisibles pour ceux qui essaieraient de les contempler de la surface. L'hémisphère plongé dans l'obscurité fait face au vacuum, le grand néant, l'absence même de toute chose. L'hémisphère éclairé est ébloui par la lumière du Fanal qui brûle en son coeur ardent des planétoïdes de la taille de l'ancien satellite de ce monde. Sa brutale lumière n'est voilée par aucun nuage. Jamais. Car la Terre est aussi immobile qu'un papillon épinglé sur le carton d'un entomologiste. Aujourd'hui cependant, c'est au tour du papillon de regarder l'étoile. Il tend un bras gracile vers un commutateur du réseau biochimique.

«Observateur à système central. Rapport B.810-VI-Append. Ouverture d'une procédure d'intervention de sixième degré. Coordonnées de l'aire d'atterrissage : 2°20E , 48°52N, système topographique historique. Unités d'intervention Aggelos - Initiation de l'insertion programmée et validée. »

Dans un entrepôt situé loin sous la passerelle où se tient l'Observateur, l'énergie afflue vers un cercueil dont la paroi translucide laisse deviner une forme humaine allongée. Une vapeur bleutée se répand en bouillonnant dans le sarcophage. La température de la crypte s'élève doucement au fur et à mesure de l'avancement du processus. La partie supérieure soupire quand elle s'ouvre en corolle. Un homme dort. Les tuyaux de sustentation et de contrôle des constantes biologiques se rétractent un à un. Le dernier glisse entre les lèvres de l'endormi qui grimace, saisi par un haut-le-coeur. Il ouvre les yeux mais les referme aussitôt. Il aspire une longue goulée d'air comme un noyé ramené à la vie. Il toussote et déglutit péniblement en essayant d'humidifier sa bouche. D'une main encore mal assurée, il masse sa gorge endolorie.

C'est un homme. La tignasse blonde qui encadre la peau imberbe de son visage lui donne un air d'adolescent que démentent pourtant la ligne ferme de ses lèvres et les rides qui naissent au coin de ses yeux. C'est un homme jeune depuis incroyablement longtemps. Il est nu quand il se redresse sur l'épais capitonnage. Il s'assied, jambes ballantes au-dessus du treillis métallique. Il baille à s'en décrocher la mâchoire.

«Putain, encore moi!»

Il jette un coup d'oeil sur les berceaux alignés à sa droite et à sa gauche. Il y en a des dizaines identiques. Ils sont tous clos et sur chacun brille une diode jaune sertie à la base du moniteur de contrôle.

Il se lève enfin pour se diriger gauchement vers la cabine de douche. Les jets brûlants se déclenchent automatiquement. Sa peau rougit sous la chaleur fumante. C'est la procédure de réveil. Au bout de deux minutes des trombes d'air sous pression succèdent à l'eau. Séché, il ouvre un placard et en tire une combinaison et une paire de brodequins souples.

Une fois habillé, il sort de l'entrepôt. Les coursives sont désertes. La station n'a pas été conçue pour bourdonner comme une ruche. Une borne d'alimentation trône au milieu d'un carrefour juste en face du puits ascensionnel. A peine la capsule nutritionnelle engloutie, il plonge tête première dans l'ouverture. Pré-programmé, le courant gravitationnel le propulse vers le haut, vers les ponts opérationnels.

Sur la passerelle l'attend l'Observateur. Wilhelm s'émerveille toujours de la ressemblance de ces créatures avec les lépidoptères terrestres. Un long corps torve et étroit tapissé de phanères multicolores. Des membres graciles et incongrus. Une petite tête toute ronde comme celle d'un insecte, ornée de quatre paires d'yeux protubérants. Des yeux d'insecte composés d'une multitude de récepteurs chromatiques. Mais rien n'est plus étrange que les ailes diaphanes et délicates qui s'ouvrent et se ferment dans son dos.

« Bienvenue unité Aggelos!»
«Je m'appelle Wilhelm, tu le sais non?
«Aggelos n'est qu'une fonction Wilhelm. Ne fais pas semblant de l'avoir oublié!»

En fait c'est un petit jeu entre eux. La manifestation d'une forme de complicité dont ont besoin les humains. L'Observateur, comme tous les autres, l'a bien compris. Aussi n'oublie-t-il jamais tous les petits détails qu'il glane lors de ses conversations avec ses Aggelos. Wilhelm fait partie de ses préférés. Il est doté d'une intelligence vive et pragmatique. Il possède des aptitudes incomparables à l'investigation et au renseignement. Mais L'Observateur feint de ne pas comprendre ce qui en fait l'un de ses meilleurs éléments. Car c'est un instrument particulièrement précieux pour lui

«Où en est-on du grand jour, chère chenille!» demande Wilhelm en s'approchant de la membrane protectrice.

Dehors tout semble tellement normal. Tellement calme. Des myriades de constellations qui déroulent leurs bras en scintillantes spirales. Des géantes rouges ou bleues jouent à cache-cache derrière des nuages satinés Ce n'est pourtant qu'une illusion.

« Le grand jour est proche. Le grand rip comme l'ont baptisé ceux de ta race. La grande dispersion. Nous avons mis en oeuvre tout ce qui était en notre pouvoir pour protéger ton monde mais nos pouvoirs ne sont pas illimités. Nous n'avons fait que retarder l'échéance. Celle-ci approche bien vite. Les soleils s'éteignent dans le ciel. Il y en a moins qu'hier et plus que demain.
- Je ne vois aucun signe de cette raréfaction!
- Les nombres en jeu sont trop grands pour tes capacités de raisonnement. Mais fais-moi confiance, ils sont réellement moins nombreux. La singularité gravitationnelle n'est plus très éloignée de cette partie-ci de ton univers. Déjà le système solaire auquel appartenait ton monde a été disloqué.
- Pourquoi n'emmenez-vous pas la Terre dans votre univers?
- Question d'énergie. Il n'existe pas de source suffisante pour opérer la translation. Et quand bien même en disposerions-nous que les risques de rejet seraient encore trop élevés.
- Alors, sauvez au moins ses habitants!
- C'est une question que nous nous posons encore. C'est la raison qui explique ta présence à bord. Ainsi que celle de tous les autres.
- Quand aurez-vous la réponse? Ne sera-t-il pas bientôt trop tard?
- Je te concède que la limite n'est plus très éloignée à présent. Aie confiance, jusque-là, nous possédons les moyens nécessaires.
- Comment comptez-vous vous y prendre?
- Tu perds un précieux temps en vaines questions. Si je t'ai réveillé c'est bien pour que tu accomplisses une mission. Une mission cruciale. Sans doute l'une des plus difficiles. Elle pourrait peser lourdement dans la balance du Jugement.»

Wilhelm peut voir les sensilles du papillon frémir pendant que le greffon implanté sous sa tempe traduit les ondes sensorielles émises par l'Observateur.
«J'ai programmé le faisceau de téléportation. J'ai également chargé dans ta mémoire, pendant ton réveil, la cartographie de la zone où tu vas évoluer. Ainsi que l'endroit où je pourrai te récupérer à la fin de la mission.
- En quoi consistera ma mission? Wilhelm pose invariablement cette question. Il en a effectué pourtant plusieurs dizaines. Il s'obstine cependant à la formuler, espérant secrètement une confidence du papillon.
- Tsss...Tsss... Wilhelm...combien de fois en avons-nous discuté? Si je te confiais le but de ton action, les résultats en seraient faussés!
- Bref, je suis un vulgaire pion sur un échiquier où c'est toi qui bouges les pièces!
- Je ne bouge que les noirs pour rester dans ce champ lexical. Mais aujourd'hui se joue une partie d'échecs féériques. Des règles édictées pour la circonstance. Des règles qui n'ont pas cours ailleurs. Des règles qui finissent à tous les coups par la perte de tous les pions, gagnants ou perdants. Alors tu peux pleurer sur ton sort, pleurer sur le sort de ceux de ton espèce mais cela ne te mènera nulle part. Ou tu peux explorer les cases qui te sont accessibles. Tu as raison de dire que tu n'es pas libre mais tu l'es plus que beaucoup et tu détiens les clés du futur pour les tiens. Alors hésites-tu?
- Tu parles d'or. T'ai-je déjà dit que l'âme humaine avait des ailes de papillon?
- Allons bon, j'aurais dû mieux surveiller le paradigme implémenté dans ta matrice de conception. Il n'est plus temps de philosopher sur ta prétendue âme. Prépare-toi!»

Wilhelm sourit. Le papillon soutient de plus en plus ses petites discussions, les rompant de plus en plus tardivement. Il se place sur l'aire de transportation. L'énergie l'enveloppe dans un cocon étincelant. Sur sa peau exposée, il sent le picotement habituel comme une fine pluie de sable. Ses contours disparaissent dans le flux de lumière.

L'Observateur conserve une parfaite immobilité durant quelques secondes après que le dernier scintillement de lumière se soit éteint au-dessus du disque de transfert. Puis il déplie lentement un membre supérieur. Il compose une brève séquence sur le clavier d'une machine basse et ronronnante.

Les humains! Ils sont si prévisibles et si puérils. Si fascinants et si dangereux. Des enfants turbulents et égocentriques. Ils n'ont pas encore déchiré leur chrysalide que leur univers s'effondre sur lui-même. Tant d'efforts pour rien. A cette idée, un sentiment de découragement s'empare de l'Observateur. Il y a tellement de mondes abritant tellement de formes de vie. Malgré les incommensurables moyens déployés par la Guilde des Unis Vertueux seules quelques poignées pourront être sauvées du désastre qui s'annonce. Telle est la mission confiée aux Observateurs. Décider lesquelles survivront et lesquelles disparaîtront quand cet univers se diluera dans le néant. Le Grand Rip. La grande dispersion.

Dans l'entrepôt sous ses pieds, un autre sarcophage libère son occupant. L'Observateur vérifie que tout se déroule selon ses ordres puis vaque à d'autres tâches qui nécessitent son attention. Il a un peu de temps devant lui. Wilhelm a raison sans le savoir. Mais rien n'est simple.

Quand les mailles concentriques d'énergie se dissipent autour de lui, Wilhelm écarquille les yeux de surprise. Il se tient sur une éminence qui domine une grande cité. La distance et la lumière crépusculaire gomment en grande partie les imperfections et les signes de destruction. Bien qu'elle soit plongée dans l'obscurité, il distingue parfaitement les contours des immeubles bombardés. Sa vision a été magnifiée et amplifiée. Un des avantages liés à son statut. La mégapole tombe en ruines et le fleuve qui la parcourait jadis n'est plus qu'une vague tranchée poussiéreuse qui serpente entre des quais éventrés.

Pourtant Wilhelm se sent chez lui. Il reconnaît la courbure d'un tablier de pont coupé en deux, la ligne élégante des façades bordant une avenue majestueuse. Tout se noie dans l'ombre qui s'épaissit au-delà, vers l'ouest. Enfin l'ouest quand les points cardinaux signifiaient encore quelque chose. A présent la Terre est immobile dans l'espace et un faux soleil brille au-dessus du même hémisphère. D'où il se trouve, l'ouest est plongé dans l'ombre comme si un rideau de ténèbres avait été tiré sur l'horizon. Avec un pincement au coeur il aperçoit la construction métallique qui se dresse presque à la limite de son champ de vision. Un assemblage de poutrelles métalliques entrecroisées. Un monument décapité qu'il reconnaît sans peine.

Alors il commence la longue descente vers cette ville qu'il a habitée, qu'il a aimée jadis. Un temps oublié dans lequel il était vivant. Il sourit. La technologie des papillons a été impuissante à éradiquer complètement ce qu'il fût. Un fantôme familier hante les confins de son inconscient. Taraudé par ces bouffées d'un passé mystérieux, il a réussi à mener quelques secrètes recherches lors de missions précédentes. Maintenant il pourrait ouvrir la grille du cimetière. Il parie que ce dernier existe toujours. Les cimetières et les morts, c'est ce que les vivants respectent le plus. Il remonterait une allée tranquille, autrefois ombragée, pour s'arrêter devant la pierre levée. Un menhir qui se dresse, brut et fier, sans luxe ostensible. Un menhir comme un sexe turgescent. Le nom qui était gravé a dû s'effacer mais cela importe peu. Ce n'était pas le sien, enfin pas son vrai nom. Les vents du Temps ont peut-être dispersé son coeur bleu et blanc, pareil à une flamme renversée. Sous la pierre grise et pâle une jolie rousse dort. A jamais orpheline de son amour, elle ne sait pas que le cercueil à côté du sien est vide. Wilhelm baisse les yeux, examinant le sol alentour. Il soupire puis arrache la tige d'une plante aux couleurs étranges et aux formes tourmentées. Il n'a pas trouvé de bruyère. Alors celle-ci fera bien l'affaire.

Il entend les loups. De brefs hurlements rauques qui s'élèvent au milieu des ruines, se répondant les uns les autres. Les bêtes l'ont senti de loin. C'est chaque fois la même histoire. Il ne tarde pas à deviner leurs mouvements fluides et furtifs. Les loups comme des ombres pâles se glissent entre les décombres. Ils ne l'attaqueront pas et se contenteront de l'accompagner une partie du voyage. Jusqu'à ce leur curiosité soit étanchée. Il continue de marcher. Deux phrases se mettent à flotter dans sa tête. Des mots anciens qui furent les siens naguère. Des mots qu'il a lu avoir écrits :

L'automne est morte souviens-t'en
Nous ne nous verrons plus sur terre


Il n'y a plus de saison sur cette Terre déplacée. Le jour et la nuit s'opposent comme deux camps ennemis uniquement séparés par un no man's land crépusculaire qui les marie lugubrement.

2. Kaguya


Les devins dorés ont interprété sa parole. Ils ont envoyé les Vigilants lors de la prière collective du matin. Ils sont venus la saisir parmi la multitude agenouillée en longues rangées immobiles sous la toile des chapiteaux du recueillement. Elle n’a pas cherché à leur opposer la moindre résistance et a docilement ouvert la bouche quand ils lui ont présenté l’hostie de l’Acquiescement. La pastille a fondu rapidement sous sa langue et ses pupilles se sont légèrement dilatées sous l’effet de l’atropine.

Kaguya a suivi les gardes jusqu’au temple du Dieu dans le Ciel érigé au sommet de la butte qui domine l’antique cité. Le temple est une vaste et haute rotonde de pierres blanches surmontée d’une coupole encore plus élevée, martelée de feuilles d’or qui réfléchissent la gloire du Dieu dans le Ciel jusqu’à l’éblouissement.

Seule elle franchit le seuil, bientôt noyée dans une obscurité liquide et bleutée. Une obscurité transpercée par le Doigt du Dieu, ce rayon étincelant qui tombe verticalement du diaphragme ménagé tout en haut de la voûte. La lentille de verre épais et complexe qui l’occulte a été habilement polie pour que la lumière se focalise en un étroit cylindre parfaitement vertical dont le diamètre fait exactement un pas et demi. Ils la placent sans mot dire au centre de la cascade dorée dont l’intense clarté rejette les officiants dans une brume laiteuse derrière laquelle ils ne sont plus que d’indistinctes silhouettes. Des fantômes qui déchirent de leurs mains magiques la fine membrane du rêve pour accomplir leur rituel.

En psalmodiant continuellement des litanies aux accents étranges et sifflants, les Intercesseurs commencent par dévêtir entièrement Kaguya. Le miel liquide du ciel miroite sur sa peau pâle et satinée. Ils oignent chaque partie de son corps d’huiles consacrées aux senteurs minérales. Ces distillations complexes expriment l’ambre et le bitume de Judée. Ils dessinent sur son front l’oeil du Dieu dans le Ciel pour qu’elle puisse voir l’Ombre qui est dans l’Ombre, de l’autre coté de la frontière. Ils peignent bien au-dessous de son nombril, là où sa chair se fait si pâle qu’elle est rosie par le sang qui affleure, le symbole ailé de la fécondité. Ils bénissent ses seins menus aux aréoles minuscules et son ventre plat. Ils bénissent ses lèvres fines et ses yeux délavés. Ils bénissent ses hanches étroites et les fosses jumelles de ses reins.

Ensuite, ils la vêtent des six voiles sacrés qu’ils déplient sur elle selon un ordre immuable. Le blanc sur le bleu, le rouge sur le vert et l’or sur l’argent, conformément à l’ordonnancement prescrit. Ils resserrent les cordons de lin autour de ses poignets et de ses chevilles. Ils peignent les ongles de ses mains et de ses pieds d’un vernis aussi sombre que la nuit qui règne de l’autre coté. Ils chaussent enfin ses pieds de souples sandales tressées.

Ensuite, ils approchent de ses lèvres un pesant cratère d’airain. Elle boit jusqu’à la dernière goutte le contenu de la coupe ouvragée et sertie de pierres brillantes comme des miroirs et taillées en diamant. La liqueur sombre et lourde fait naître une douce chaleur au fond de sa gorge, irradiant peu à peu toutes les parties de son corps. Elle ferme les yeux pour qu’ils appliquent sur ses paupières offertes un onguent au parfum musqué et entêtant. Ils remontent enfin le voile de dentelle sur son visage et l'attachent à l’aide d’une agrafe dorée au-dessus de son oreille.

La mélopée s’interrompt à cet instant et un extraordinaire silence se forme sous le dôme du temple de céramique. Une présence surnaturelle a investi tout l’espace, planant au-dessus des prêtres et de la jeune femme. Le Dieu dans le Ciel semble se tenir parfaitement immobile à l’aplomb de la cérémonie, juste au-dessus de leurs têtes, à l'intérieur même de l'édifice. Un jeu de miroirs particulièrement habile fait naître la forme majestueuse du Dieu auréolé de flammes qui incendient la voûte de pierre. Son char de lumière traîné par les deux majestueux coursiers de l’aurore étincelle de mille feux. La vision est d’une intensité lumineuse paroxystique. Contempler le divin aurige provoque des lésions irréparables du nerf optique pouvant conduire à la cécité définitive. C’est vouloir fixer le disque noir flamboyant d’une éclipse totale. Les Intercesseurs dirigent vers lui leurs épaisses lentilles de mica en expirant une seule syllabe extatique. Une onomatopée longue et grave provenant du plus profond de leurs entrailles. «Ra!»

Kaguya lève la tête vers la divinité. Elle voit ou croit voir qu’il lui sourit. Un instant fragile et miraculeux. Elle tombe à genoux. C’est déjà fini.

La communion appartient au passé. Le temps a repris sa course et rien ne pourra plus ramener les choses à leur état initial. Les Intercesseurs la confient à nouveau aux Vigilants qui patientent sur le parvis, ne laissant paraître aucun signe d’impatience malgré l’inconfort de leur posture et la chaleur qui pèse sur leurs épaules.

Elle paraît se réveiller d’un rêve, les drogues relâchant leur étreinte. Elle jette autour d’elle des regards étonnés comme si elle ignorait la raison de sa présence sur le parvis inondé de lumière. Elle tâte ses nouveaux habits avec des doigts tremblants. Elle veut arracher le voile qui lui recouvre le nez et la bouche mais la main ferme d’un Vigilant qui la serre de près lui rabat sèchement le bras. L’inquiétude puis l’affolement peuvent se lire tour à tour au fond de ses pâles prunelles. Son pas se fait hésitant. Elle renâcle quand ils l’entraînent vers la frontière. Elle s’adresse à celui qui commande les Vigilants:

«Frère, que me fais-tu? Sais-tu où mènent tes pas? C’est la mort pour moi! Frère, regarde-moi, je pourrais être ta fille. Ecoute ma prière. Frère, je t’en supplie, exauce ma prière!»

Le Précepteur a les tempes grisonnantes et le regard bleu acier. Marchant à la tête de la petite colonne il prend la peine de ralentir pour se porter à hauteur de la jeune femme. Il lui sourit avant de répondre :

«Kaguya, le Dieu dans le Ciel a parlé. Les devins ont écouté. Le Dieu a prononcé ton nom et les devins t'ont préparée pour le voyage que tu dois accomplir! Tu sais bien que son Courroux s'abattra sur nous si nous n'obéissons pas à son commandement. Ses rayons brûleront la terre et les hommes mourront dans d'atroces souffrances. C'est écrit dans les Livres. Si nous osons Le défier alors il réduira plus encore la terre où nous pouvons nous tenir. Alors il faut bien que tu ailles là-bas. De l'autre côté de la frontière, là où le crépuscule se fait plus dense. Tel est ton destin ma fille.
- Aucune n'est jamais revenue! Gémit Kaguya en se tordant les mains. Combien sont parties pour accomplir la prophétie? Pourquoi serais-je celle qui réussira à amadouer les Démons?
- Nous devons persévérer car le Dieu nous le commande. La Terre a été arrachée à son jardin naturel et a été précipitée dans l'Espace. Il est écrit qu'une fille du Soleil aimera un enfant de la Nuit. Du fruit de leur union dépend le salut de la Terre. Nous ne devons pas perdre espoir. Le Dieu dans le Ciel a conçu pour toi cette destinée, tu ne peux la refuser.»

Kaguya sent les larmes envahir ses yeux. La frontière se rapproche inéluctablement. Elle aperçoit une silhouette adossée à un mur. Une silhouette emmitouflée dans un long manteau, le visage caché par la profonde capuche rabattue. Néanmoins la force qu'elle dégage ne laisse aucun doute. L'homme se cure méticuleusement les ongles de sa main gauche à l'aide d'une petite lime, ne prêtant apparemment aucune attention à la petite troupe qui s'avance sur le chemin de terre battue.

Kaguya espère un instant qu'il est une sorte de héros envoyé par le Ciel comme il en existe dans les contes pour enfants. Un héros mystérieux accourant à son secours pour la délivrer de cet horrible sort et la conduire à l'abri, saine et sauve. Elle est déjà prête à l'aimer s'il réussît. Hélas! Les Vigilants ne l'arrachent même pas une seconde à son petit manège quand ils le dépassent. Kaguya a beau lui décocher le plus implorant de ses regards humides, il reste de marbre. Elle l'entend même siffloter doucement. Elle se retourne une dernière fois vers lui quelques pas plus loin. Il s'est arrêté. L'obscure ouverture de sa capuche est dirigée vers elle mais il demeure aussi immobile qu'une statue. Entourée des Vigilants Kaguya parvient devant la porte de la Nuit.

Les murs qui l'encadrent sont bâtis de bric et de broc, moellons de béton et carcasses d'anciens véhicules en tous genres aux fonctions depuis longtemps mystérieuses. Plusieurs sentinelles, certaines armées de longues lances, d'autres de grands arcs à armature de métal souple, assurent une garde relâchée. Aucune tentative d'invasion n'a été recensée de mémoire d'homme. Les enfants de la Nuit ne s'aventurent jamais aussi loin de leur territoire. La porte proprement dit est une machine de l'ancien temps, haute et trapue, mangée par la rouille. Elle est posée sur deux rails de fer jetés en travers de l'ouverture.

D'une guérite de bois construite sur le côté de la porte sort un sergent préposé à la Garde des Portes. En reconnaissant les Vigilants, il ajuste sa tenue et ôte la poussière accumulée sur ses épaulettes.

«Ouvre la porte. Je dois exécuter un ordre des Devins!» dit le Précepteur des Vigilants.

Sans piper mot, le sergent de la Garde obtempère. Il fait un signe et deux de ses hommes i attellent une paire de boeufs massifs au timon placé à l'avant du véhicule qui barre la porte. Un fouet claque et les lourdes bêtes font glisser lentement la machine sur les rails de fer. Quand c'est fini, les bouviers détellent déjà leurs bêtes afin de les atteler à l'autre timon pour refermer la porte quand ils en auront reçu l'ordre.

Le précepteur en tenant le bras de Kaguya et ses hommes sur ses talons, passe l'ouverture pour se retrouver de l'autre côté du rempart.

Léchant cette ceinture de pierre et de métal, une bande de terre lunaire et crevassée, s'ouvre devant eux large de plusieurs centaines de mètres. La terre paraît avoir été creusée par de gigantesques griffes qui l'ont retournée et encore retournée. Des lichens violacés tachetés d'ocre forment d'incongrues couronnes colorées sur le pourtour de cratères peu profonds qui parsèment la lande. Leurs racines vrillent en fine résille jusqu'à plonger dans une eau fétide et jaunâtre. De petits arbustes rabougris et tordus n'ont même plus la force d'élever leurs branches malingres vers le ciel. Ils les recourbent vers le sol et semblent prier quelque divinité inférieure.

Cette lande, sinistre et glauque dans la lumière qui décroît, a brisé la continuité de la grande cité originelle. Les motifs ayant présidé à sa création ont été oubliés. Selon les Livres, elle est l'oeuvre du Dieu dans le Ciel qui a voulu séparer les justes des damnés. Au-delà les ruines urbaines reprennent leurs droits à perte de vue présentant de troublantes similitudes avec l'endroit où a vécu Kaguya durant dix-sept années. Au-delà encore l'horizon se meurt derrière le rideau ténébreux qui engloutit également les confins occidentaux de la ville.

«Voilà Kaguya, je t'ai conduite jusqu'à la frontière. A partir de ce point tu es libre. Tu connais ce qui t'attend si tu voulais revenir à présent. L'Eau que tu as bue lors de la cérémonie a libéré des toxines dans ton sang. Bientôt tu auras l'impression que les rayons du Dieu dans le Ciel te brûleront de l'intérieur. Ils entraîneront la mort après de longues souffrances. Tu dois donc rejoindre le plus vite possible la ville de l'Ombre Naissante. C'est la-bas que tu rencontreras ton destin. Je prie pour qu'il soit celui qui est écrit. Va maintenant!»



Il pousse doucement Kaguya en arrière. Celle-ci lit dans ses yeux une détermination sans faille. Les autres Vigilants se dressent entre elle et la porte où elle aperçoit les ombres chinoises des sentinelles qui l'observent. Sur le rempart, d'autres gardes suivent la scène avec attention. A regret elle s'éloigne sur un chemin que d'autres avant elle ont suivi. Dans le lointain une étrange construction qui arrache des reflets métalliques à une lumière mourante attire ses regards. Une tour aux mailles de fer qui pousse ses moignons tordus au-dessus des décombres environnants. Cela réveille quelque chose en elle. Mue par un obscur pressentiment, Kaguya décide de se diriger vers elle.

A suivre...

M


  
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3 Commentaire Maedhros, exercice n°87 - Narwa Roquen (Lun 24 jan 2011 à 22:02)


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