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De : Narwa Roquen Date : Dimanche 11 mai 2014 à 23:15:08 | ||
C’était l’année où ils ont brûlé la Pucelle. Déjà, je lui avais dit que je n’étais pas d’accord. Arracher cette pauvre enfant à sa vie simple et heureuse pour l’envoyer souffrir seule loin de sa terre, la bercer d’illusions fantômes et la laisser mourir dans le chagrin et la douleur... C’était théâtral, mais c’était cruel. Chaque humain a droit à une vie décente. J’ai protesté. Il n’a pas répondu. Il m’avait déjà fait le coup des voies impénétrables. Il savait que ça ne prenait pas. Elle s’appelait Flore. Un nom fait pour le printemps et pour la joie. Des coups violents avaient ébranlé ma porte, alors que je venais juste de mettre la soupe à chauffer dans l’âtre. Il faisait déjà nuit. Blessures infectées, écrouelles, luxations, entorses, fractures, pneumonies et abcès, j’avais depuis l’aube soigné des indigents, des va-nu-pieds et de rares bourgeois, que la peur de la mort et l’incompétence des prétendus médecins avaient rendus moins arrogants. « Maîtresse, ma femme se meurt ! Elle va mettre bas, mais le petit ne sort pas. Elle saigne... » Il la porta dans mon lit. Je n’en avais pas d’autre. Le mari, Joël, une grande carcasse portée sur le vin et la graisse, capable de soulever un veau de deux cents livres et benêt comme un canard en rut. Je ramassai dans la charrette trois couvertures mitées. Au dessous, il y avait deux yeux noirs éberlués et craintifs. Laurette. Je la pris dans mes bras. Elle n’avait même pas de manteau ! « Non mais rien, laissez, c’est qu’ma fille. Elle peut rester dehors. - Il neige, mon ami. Elle sera mieux près du feu. Je m’occupe de votre femme. Quand la soupe sera chaude, servez-vous. Et servez-la. » Mon regard dur le cloua sur place. Il opina du chef, oubliant de remercier. Le placenta était trop bas. Flore avait déjà beaucoup saigné. Je ne pouvais pas sauver les deux. Je ne demandai pas au père de choisir. En ce temps-là, on trouvait toujours une femme, mais les enfants étaient précieux, il en mourait tant ! Et si en plus c’était un garçon... Je calmai la parturiente avec une décoction soporifique. Ses cris n’auraient fait que la fatiguer davantage, et attirer le mari, ce qui aurait compliqué ma tâche. Indiscrète et sans pitié, je fouaillai dans ses entrailles pour arracher sans ménagement le placenta d’abord, et ensuite la pauvre créature mâle, pâlichonne et maigrelette, porteuse d’un pied bot et d’une luxation de hanche, qui mourut dès son premier soupir. Je l’enfouis dans une taie d’oreiller blanche après avoir tendu mes mains vers le ciel et vers la terre. Ainsi honorons-nous les morts. Je ne dessinai pas le signe de la croix. Il savait pourquoi. Je soupirai, mais je n’avais pas de tristesse. La vie de cet enfant n’eût été qu’un calvaire. Requiescat. « Ta femme est très faible, mais elle se remettra. C’est toi qui feras la soupe pendant une semaine. Pendant deux mois, elle boira chaque jour une cuillère à soupe de cette préparation. Tu m’as bien compris ? Une cuillère par jour. Je te donne trois fioles. - Et l’enfant, Maîtresse ? - L’enfant est mort. Sois sans regret, il était malformé. - Une fille ? - Un garçon. - Un garçon ! Et elle le fait de travers ! » Avant que je n’aie pu réagir, il s’était précipité dans la chambre, s’était jeté sur la malheureuse endormie, et l’avait giflée de toutes ses forces. « Salope ! Traînée ! Catin ! Un garçon, et tu me l’esquintes ! T’es même pas fichue de pondre comme il faut ! Les vaches font mieux que toi ! Pourquoi je m’échine à te nourrir, hein ? Demain tu te lèves et tu fais ton travail, je vais pas servir une bonne à rien ! » Devant moi Laurette frissonnait. Un vieil hématome jaune et violet striait encore sa pommette gauche. Joël était droitier. « Dehors ! » Je pris ma voix d’Héthère, celle qui m’évite de recourir à la force. « TU nourriras ta femme pendant une semaine. TU feras son travail. TU la laisseras se reposer au lit. Honte à toi ! Elle vient de risquer sa vie ! Essaie, pour voir, de me désobéir ou de lever encore une fois la main sur ta fille ! Je le saurai, et je te promets que tu me supplieras de t’envoyer en enfer, tant la souffrance que tu subiras te semblera insupportable ! » Je ne mentais pas, et l’homme baissa les yeux. « Oui, Maîtresse. Je t’obéirai. Ne me maudis pas... Ma petite fille a encore besoin de moi. S’il te plaît, ne me maudis pas... » Je ne l’avais pas maudit. Mais lui l’avait fait, sans doute. Et Flore de même, elle qui n’était qu’innocence. Joël, si quelqu’un avait pris soin de l’éduquer avec respect, au lieu de le bourrer de coups sans une parole sensée... peut-être aurait-il pu devenir un homme juste, et pourquoi pas un homme bon. Il n’y a pas toujours de malédiction divine. Il y a surtout beaucoup d’erreurs humaines. Par ignorance, le plus souvent. Par négligence, aussi. Ce devrait être le travail de l’Eglise d’enseigner le respect et la tolérance – mots, j’en conviens, plus laïques que charité. Mais la charité a toujours un relent de condescendance qui me soulève le coeur. Quand je revis Flore, c’était sur le marché du samedi. Elle achetait un pot de miel, comptant et recomptant ses petites pièces avec une désolation inquiète. « C’est pour la petite », s’excusa-t-elle en levant vers moi un visage tuméfié. « Elle a une vilaine toux. Joël voulait que je rapporte du vin... » Je payai le miel, je ne payai pas le vin. Je sentais dans le coeur de cette femme d’indicibles douleurs, et je posai ma main sur son bras. Je vis. Un peu plus tôt dans la matinée, elle lavait le linge à la rivière. Le jeune seigneur passait par là, monté sur son splendide étalon blanc. Il avait mis pied à terre, l’avait renversée dans les herbes hautes en riant, l’avait prise sans ménagement, avait remonté ses chausses et était reparti en sifflotant. C’était chose commune, en ce temps-là. Le seigneur et sa famille étaient tout-puissants. Les serfs ne possédaient rien, pas même leur corps. Ils n’avaient que le droit de se taire. Le pire restait à venir. Joël coupait du bois non loin de là. Et Flore, malheureuse victime, s’était débattue, avait crié... Quand il arriva, sa hache sur l’épaule, elle se lavait dans l’eau claire, encore tremblante et gémissante, le visage en pleurs. Elle ne voulait pas d’un bâtard, et elle se sentait sale, tellement sale... Il avait failli la noyer à force de coups. « Qu’esse t’avais besoin d’aguicher un seigneur, je te l’demande ! T’es donc rien qu’une catin ? Et l’autre, l’autre, il me prend tout ce que j’ai et faut encore qu’y vienne souiller ma femme ? Mais c’est fini, tu m’entends ? C’est fini ! » La laissant à demi-morte dans l’eau embullée de savon, il était parti à grands pas vers le château, serrant sa hache à deux mains. Je raccompagnai Flore à sa chaumière. Je l’examinai. Aucune lésion vitale, mais des hématomes datant de quelques heures à peine. Je lui recommandai de rester là, de se reposer. J’irais voir au château, j’intercèderais si je pouvais... Hélas. J’avais marché aussi vite que possible, en m’appuyant sur mon long bâton d’ormeau. Mais à mon arrivée, la dépouille de Joël pendait déjà à la plus grosse branche d’un chêne, à trois pas des douves, et les corbeaux commençaient leur festin. Je prononçai une prière pour la terre et le ciel, forces de la mort. Joël était croyant. Peut-être serait-il accueilli pour une vie meilleure. Et juste quand j’avais fini, le pont-levis s’abaissa et le jeune seigneur s’élança sur son fier destrier, suivi par une meute de chiens avec quatre piqueurs. Je levai le bras, et le cheval blanc s’écroula, envoyant son cavalier se fracasser le crâne contre le rebord empierré du fossé. Ca ne réparait rien, mais ça faisait justice. Je ne prononçai pas un mot d’oraison. Je suis libre du choix de mes prières. Il tonna à sec, pour dire. Il savait que ça ne m’impressionnait pas. Il savait que je ne tenais ni à l’argent, ni au pouvoir, ni à la vie même, que cependant il eût été incapable de me retirer. Il protestait comme un enfant à qui on retire un jouet. En cet instant je n’avais pour lui que de la haine. J’avais espéré que la mort de Joël offrirait à Flore une nouvelle chance. Il en avait décidé autrement, même si cela n’avait pas de sens. Torturer les faibles et les innocents, à quoi bon ? J’ai toujours pensé que le martyre n’était qu’une cruauté, et le martyr un pauvre bougre à qui on n’a pas laissé le choix. Flore, toute seule, ne pouvait pas cultiver la terre. Elle s’y essaya, courageuse, mais elle n’avait pas la force. Aucun homme valide ne prit la place de Joël. Il est vrai que la pauvrette avait tellement peur d’être rossée de nouveau qu’elle était plus glaciale qu’aguichante. Elle fut chassée de la terre par le seigneur des lieux. Elle mendia. Puis, terrifiée de voir sa fille maigrir et s’étioler, elle se fit embaucher à l’auberge comme fille de salle. Et la lumière de ses yeux s’éteignit. Seuls ou à plusieurs, par centaines, ils usèrent et abusèrent d’elle sans qu’elle desserre les dents. Parfois pour une pièce, parfois pour rien, juste pour ne pas perdre sa place. Quand elle rendit l’âme, Laurette avait 14 ans. Elle la remplaça. Je proposai à la fillette de venir avec moi. Je prétextai que j’étais vieille et sans enfants, qu’elle hériterait de la chaumière. Mais, les yeux brillants, elle me répondit : « Je vais rencontrer un prince, je le sais. Maman me l’a souvent dit. Il me trouvera belle, il m’épousera, et j’aurai un château, cinquante-deux servantes et des bijoux plus nombreux que les étoiles... » Elle mourut à 23 ans, dans mes bras, en accouchant d’une fille morte-née, les yeux exorbités de douleur et d’incompréhension. Je crachai par terre. Il ne répondit pas. J’habitais au coeur du faubourg Saint-Antoine, un rez-de-chaussée étriqué et sombre ; une petite pièce avec une cheminée, une chambre donnant sur la cour. Et je soignais toujours. L’hiver avait été glacial, au point qu’on avait dû parfois enterrer les morts sous les dalles des églises. Les moulins, bloqués par l’eau gelée, s’étaient tus. Le prix du blé, à la Saint Jean, était à 48 francs le setier, au lieu de 15 l’année d’avant. Le peuple grondait, attisé par quelques philosophes qui se vantaient de vouloir changer le monde. Les femmes avaient les traits tirés, les nourrissons souffraient du ventre, et il en mourait encore et encore. Souvent le père entrait le premier, la casquette à la main, bredouillant avec honte qu’il ne pouvait pas me payer mais que si j’avais bien voulu peut-être... Combien de fois les ai-je soignés et nourris de surcroît, chaque fois que j’ai pu. Mais les pauvres gens ne sont jamais ingrats. Ils revenaient toujours, avec une demi-miche de pain, quelques carottes, des oeufs. Il m’arrivait de refuser. Les bourgeois avaient plus souvent l’avarice chevillée au corps, mais personne ne peut me mentir. Je les fixais de mon regard vert, avec un sourire en coin. Et comme par enchantement, les cordons de la bourse se déliaient. Je frémis en reconnaissant entre les bras puissants de Joël la douceur étiolée de Flore. Elle était livide, et je savais déjà ce que l’homme allait me dire. Le diagnostic était le même, et mêmes les gestes sanglants que je dus accomplir. Identiques, les yeux craintifs de Laurette assise silencieusement au bord d’une chaise. Je remplis les bols de soupe. Recommandai le repos pour la mère. Tançai le père coléreux. Si, il y avait une différence. Joël traînait la patte. Une vieille blessure de guerre au service du roi, me raconta-t-il en souriant. « Grâce à elle, j’ai une bonne place, maintenant. » Pourtant, je ne pus m’empêcher de croiser les doigts quand ils repartirent. Cela se passait à Paris. La féodalité sauvage avait presque disparu. L’humanité avait progressé. La preuve, on ne pendait plus les malfaiteurs, on les guillotinait, ce qui était sans nul doute une avancée majeure vers la compassion. Le roi Louis n’était pas un mauvais bougre ; Marie-Antoinette avait de sa propre cassette entretenu une soupe populaire pendant tout l’hiver... On était en juin, et la probabilité qu’il grêle en juillet, comme l’an passé, était infime. Je les vis passer, armés de fusils mais dépourvus de poudre, malheureux en guenilles au visage tordu par une colère aveugle. Dans l’après-midi, le canon tonna. Dans la rue les gens criaient : « Ils ont pris la Bastille ! Ils ont tué de Launay ! Victoire ! » Je redoute la foule. En meute, l’homme redevient un loup. Je priai le ciel et la terre pour tous ceux qui avaient trépassé, et je restai chez moi. Je n’avais rien à craindre pour ma vie, mais je me dispense quand je peux des spectacles affligeants que livrent certains hommes quand la violence prend le pas sur la raison. C’est plus facile ensuite, pour les plaindre et les soigner, si je n’ai pas vu de mes yeux le pire dont ils sont capables. J’entendis gratter à ma porte. Une enfant, hors d’haleine, les joues rougies par la course, les cheveux en bataille débordant de sa coiffe de travers, murmura dans un souffle haché : « Maman... Papa... S’il vous plaît... » C’était Laurette. Je n’en doutai plus en lui touchant le bras. Ses pensées étaient confuses, illisibles. Elle m’entraîna vers la Bastille, refoulant ses larmes, s’accrochant à ma main comme à une bouée. Autour de nous, la marée humaine menait grand tapage, tempête déchaînée charriant cris, chansons, rires et jurons, flux et reflux d’hommes, femmes et enfants allant et venant, se congratulant, se cherchant, s’interpellant... De Flore pas de trace, ni parmi les vivants ni parmi les cadavres. L’air était opaque de fumée, et dans la citadelle éventrée comme un navire naufragé, des ouvriers commençaient le pillage des pierres sous les ordres d’un chefaillon qui se lissait la moustache, tel un chat devant un bol de crème. Je m’assis au pied d’un arbre, un peu plus loin, et je pris la petite sur mes genoux. « Explique-moi, Laurette. Tu es venue ici avec ta maman ? - Oui. - Et papa, il était où ? - Par terre... Il était tombé du château. - Et qu’est-ce qu’il faisait dans ce château ? - C’est son travail, il garde les méchants. » Je posai ma main sur son front. J’invoquai la mer étale et les braises tranquilles, le calme plat du vent endormi et la paix des labours d’automne, pour surmonter l’extrême confusion qui envahissait son esprit. Enfin, me frayant un passage difficile entre les nombreuses pensées incohérentes où la terreur était la seule constante, j’accédai à ses souvenirs récents. Je vis Flore agenouillée près de Joël, qui portait l’uniforme bleu à parements rouges des Invalides, les gardiens de la Bastille. Les yeux trop grand ouverts, le crâne défoncé, le visage maculé de terre et de sang, Joël n’était plus. Flore se mit à hurler. « Vous l’avez tué, vous l’avez tué, assassins ! » Deux hommes couverts de poussière se retournèrent contre elle. « Et qu’esse tu veux, ma fille ? Ramper au pied des affameurs comme la dernière des chiennes ? Nous avons libéré le peuple ! Le roi nous donnera du pain ! - Vous l’avez tué ! - Nous avons fait justice ! C’est ton homme qui te manque ? Viens par là, je vais te montrer ce que c’est qu’un homme, un vrai... » Flore s’était débattue, mais les deux hommes l’avaient entraînée dans une ruelle. Alors Laurette avait couru, couru... Pourquoi chez moi ? Au souvenir d’un bol de soupe reçu un mois plus tôt ? Ou alors selon une inspiration divine... Ca ne m’aurait pas étonnée de lui. L’enfant et moi parcourûmes une à une toutes les rues, venelles et impasses du quartier. Et à la nuit noire nous trouvâmes enfin Flore, recroquevillée sur ses blessures entre un tas de bois et une charrette cassée. Je réussis à la porter jusque chez moi, Laurette accrochée désespérément à ma jupe, et toujours silencieuse. Je les installai dans ma chambre, où elles restèrent presque deux semaines. Mais un matin, en rentrant du marché, je trouvai la maison vide. Cela ne me surprit qu’à moitié. Depuis quelques jours déjà Flore s’impatientait, elle voulait rentrer chez elle, trouver du travail, n’importe quoi, travailler pour faire vivre sa fille, elle m’était très reconnaissante mais tous ces gens malades qui venaient chez moi ça lui faisait peur, ce n’était pas sain pour la petite, et puis elle n’allait pas porter le deuil toute sa vie, et puis peut-être elle avait droit à une pension en tant que veuve de militaire, même si c’était pas sûr avec tous les troubles qu’il y avait, l’armée n’était plus trop aimée et on racontait que le roi ne commandait plus rien... J’aurais pu la recommander comme servante chez quelque riche marchand, j’aurais pu même garder Laurette quelque temps si elle ne pouvait pas s’en occuper, ou trouver une brave femme dans le quartier, je connaissais beaucoup de monde... Flore disait oui oui mais ne m’écoutait qu’à moitié. Je ne savais pas où elle logeait. Je demandai de ci de là, mais elle avait cultivé l’art de se rendre transparente. J’aurais dû remuer ciel et terre pour la retrouver. Pourquoi ai-je pensé innocemment que cette vie serait différente de la précédente ? L’année des 14 ans de Laurette, en 1795, la Terreur était passée ; pourtant le printemps vit encore des mouvements de foule en armes et des exécutions nombreuses. Ce qui me fit sortir de chez moi ce matin-là, je n’en sais rien. J’avais ressenti brusquement l’impérieuse nécessité d’aller dehors. Et là, sur le pas de ma porte, je la vis passer, les cheveux défaits, les mains liées derrière le dos, le visage exsangue et les yeux fixes. Flore, dans une charrette de condamnées qu’on menait à la guillotine. Impuissante à contrecarrer la folie des hommes mais pensant avant tout à Laurette, je suivis le cortège. Nous étions une cinquantaine à suivre ce convoi macabre. Aux premiers temps de la Terreur chaque charrette de condamnés était harcelée par une foule violente qui huait, ricanait, conspuait. Mais le peuple s’était lassé de la mort, en tout cas de cette mort souvent arbitraire qui avait aussi frappé des innocents, et pire encore, des proches. Maintenant, les suiveurs étaient silencieux, graves, compatissants. Bien sûr il y avait les familles, les amis, mais d’autres se joignaient à eux, des humains qui n’assisteraient pas à l’exécution mais qui accompagnaient les mourants parce que leur coeur leur disait de le faire. Un homme près de moi marmonnait à voix basse. « Il y a quelqu’un de votre famille ? » Il me dévisagea, soupira, et pour une raison inconnue, décida de me faire confiance. « Non. Je suis prêtre. Je prie pour que le Seigneur leur accorde son pardon et les accueille dans son paradis. - Vous risquez votre vie pour cela. » Son regard était humble et doux, mais pas moins fier pour autant. « C’est mon devoir de chrétien, et c’est ma mission de prêtre. La vie n’est qu’un passage. La Vie Eternelle est au bout du chemin. » J’avoue m’être demandée ce qu’il avait bien pu faire pour mériter pareille abnégation. En bavardant avec d’autres personnes, j’appris que Flore était couturière. Elle vivait seule avec Laurette. Elle avait caché chez elle un jacobin condamné à mort. Quelqu’un l’avait dénoncée. Ayant appris ce que je voulais savoir, je remontai toute la procession pour parler à Flore une dernière fois. En arrivant près de la charrette, je vis Laurette qui marchait à côté, la main tendue posée sur le bras de sa mère. Le convoi s’arrêta place Saint-Antoine. J’attrapai Laurette par l’épaule, et je dis à Flore : « Je m’occuperai d’elle. » Elle me remercia de son regard de biche effrayée puis s’adressa à sa fille. « Va–t-en. Va avec elle. Je ne veux pas que tu vois ça. Prends soin de toi, on se retrouvera. » Je dus utiliser mes pouvoirs pour emmener Laurette au loin. Si je l’avais laissée crier et se débattre, cela n’aurait pu que faire souffrir davantage sa pauvre mère. Arrivée chez moi, je lui rendis sa liberté, après avoir fermé la porte à double tour. Elle hurla, tempêta, m’insulta, chercha à me frapper, secoua la porte, sanglota, hurla encore, et finit par s’endormir en gémissant, recroquevillée contre un mur. Je la portai dans mon lit. Au matin, j’ajoutai quelques gouttes de sédatif dans son bol de lait. Puis les premiers patients arrivèrent. Pendant trois jours elle ne quitta pas la chambre, se nourrissant à peine, soupirant et détournant les yeux quand je lui parlais. Au quatrième jour, elle se leva avant moi, ralluma le feu, prépara le déjeuner et me dit : « Vous êtes bien bonne de vous occuper de moi. Vous m’avez bien soignée, je vais mieux. Je voudrais sortir un peu, prendre l’air. Peut-être avez-vous quelques emplettes à faire au marché ? J’irais avec plaisir. Maman me confiait toujours ses commissions. » Je la laissai partir. On me la ramena une heure plus tard, mourante. « Elle s’est jetée sous les roues d’un carrosse, la pauvre enfant ! », me raconta l’ouvrier qui la portait dans ses bras. Tandis que je sentais son pouls disparaître peu à peu, Laurette ouvrit les yeux et dans un sourire heureux me murmura : « Elle m’a dit qu’on se reverrait. Je sais qu’elle m’attend. Je suis un peu en retard... mais je sais qu’elle... ne... me grondera pas... ». Elle passa ainsi, et je lui fermai les yeux. C’était peut-être de la clémence de sa part. J’en étais presque étonnée. Le premier d’entre nous s’appelait Prométhée. Il donna le feu aux hommes. Qui sommes-nous ? Je ne le sais pas exactement. Nous sommes différents, et nous sommes là pour aider. Nous avons toujours été là, depuis la nuit des temps. Peut-être sommes-nous des extraterrestres, peut-être des mutants, ou peut-être la quatrième personne de sa schizophrénie divine, divisée en quarante-deux entités. Cette dernière hypothèse, je l’avoue, me semble la plus séduisante. Nous sommes immortels. Nous pouvons volontairement mettre fin à nos jours. Nous pouvons ensuite choisir de nous réincarner en Héthère, ou en chat. Ou nous pouvons rester à l’état de pur esprit, réserve d’énergie où nos congénères pourront puiser en cas de besoin. Il est rare que nous nous rencontrions, mais dans ce cas, nous nous reconnaissons au premier regard. Nous n’avons aucun signe distinctif, nous ressemblons aux hommes et aux femmes de la Terre. Cependant, (et je l’ai éprouvé par moi-même plusieurs fois), nous n’avons jamais aucun doute quant à la nature de l’autre. Nous nous sourions, nous nous serrons les mains pour échanger nos souvenirs, et puis chacun reprend sa route. Nous sommes tous une partie du même être. Il n’est nul besoin de paroles entre nous. 2014. L’humanité a progressé. La peine de mort a été abolie dans un certain nombre de pays. L’homosexualité n’est plus un délit, au moins dans un certain nombre de pays. En France, il y a la Sécurité Sociale, l’allocation chômage, les 35 heures, le mariage pour tous. Et puis, au moins dans les pays suffisamment riches pour cela, la science médicale a fait des progrès extraordinaires. Les gens pensent qu’ils vivent mieux que leurs ancêtres. Je suis sage-femme. Aider des enfants à venir au monde, c’est de toutes mes compétences celle à laquelle je n’aurais pas pu renoncer. Je travaille dans la petite maternité privée d’une ville côtière. Mes diplômes, bien évidemment, sont des faux, même si je peux me targuer d’une expérience longue de nombreux siècles. Dans le privé, ils sont moins regardants. Je travaille, je ne me trompe jamais, je ne compte pas mes heures. Ca leur suffit. 14 juillet, treize heures. Je pâlis en voyant arriver Joël, portant dans ses bras l’éternelle beauté diaphane de Flore, et Laurette, avec ses huit ans, sa frayeur et son silence. « Depuis quand saigne-t-elle ? » Je me mords les lèvres. Heureusement, il n’a pas relevé. Chambre n°14. L’infirmière prélève. Je monitore. Souffrance foetale. 34 semaines, ça devrait aller. Je me fais porter le dossier. Dernière écho à 20 semaines, faite par ce crétin de Mas. Il note « placenta un peu bas ». J’échographie. Praevia. « Monsieur Molandier, j’ai un praevia, 34 semaines, SFA. Elle est en travail. - Ah merde ! Ecoutez, perfusez-là, faites faire une péridurale, ça ralentira un peu. Je suis sur le green, là, j’en ai pour... allez, une heure, une heure et demie... - D’ici là, ils seront morts tous les deux ! - Transfusez la mère ! Elle a quel âge ? - 28. - Eh ben voilà ! Elle est jeune, elle en fera d’autres. Amenez-là au bloc, transfusez. - Je crains de m’être mal exprimée : il s’agit d’une urgence vitale. Vous êtes de garde. Par contrat, vous devez être là dans les dix minutes. - Vous me faites chier ! C’est le 14 juillet, c’est férié ! - Vous êtes de garde. - Eh bien, appelez Gomez ! - Le docteur Gomès est en congé. Il est dans sa famille, au Portugal. Je crains qu’il n’arrive pas à temps. Bien sûr, comme c’est une de ses patientes, je l’ai informé par texto. - ... Vous êtes vraiment une putain de garce ! Vous êtes virée. Barrez-vous. Je vais leur coller un de ces DE ! - Vous ne pratiquerez aucun dépassement d’honoraires. Ils sont chômeurs tous les deux, ils ont la CMU. - Gomez et ses conneries de communiste à la con ! Vous êtes virée ! » 14 h 30. Je reçois dans mes bras le fils de Flore, extrait par césarienne, en état de mort apparente. Je réanime. Intubation, ventilation, cathéter ombilical, drogues, massage cardiaque. Rien n’y fait. J’invoque la force du ciel et l’énergie de la terre, les forces de la mort. Je peste contre la pauvreté d’imagination du scénariste, qui se plagie lui-même. Molandier est dans son bureau. J’entre sans frapper. Il boit un scotch. « Encore vous ? Je vous ai virée, vous n’avez rien à faire ici. - Vous êtes un assassin. Les parents vont porter plainte. Vous pouvez vous inscrire à Pôle Emploi. Je retrouverai du travail facilement. Pas vous. - Connasse ! Qu’est-ce que tu te crois ? Demain soir je dîne avec Charrier, le Président National de l’Ordre ! Je ne risque rien ! On leur offrira dix mille euros, à ces cons, et ils repartiront en nous baisant les mains ! - Vous êtes un assassin, et vous irez en prison pour ça. Finie la belle vie, la Porsche, le golf, Saint Trop et les dîners à Paris. La taule, les passages à tabac, les viols dans les douches... Un salaud de riche, ils ne vont pas se gêner... - Foutez le camp ! » Je ne bouge pas. Je souris. Il se lève d’un bond, s’enfuit comme s’il avait le diable à ses trousses. Je l’ai mis hors de lui, intentionnellement. Il vient de boire trois whiskies coup sur coup. J’entends le moteur de la Porsche vrombir dans la cour. Des pneus qui crissent sur le rond-point. Et puis un grand choc... Ce que je n’avais pas prévu, c’était la colère de Joël, dirigée non contre Flore, mais contre Molandier. Son exaspération quand on lui avait dit qu’il était parti. Sa course folle dans la rue derrière la voiture, qui en raison du sens unique, avait fait demi-tour au rond-point. Et le camion du glacier, qui n’y était pour rien... Molandier était mort sur le coup. Joël aussi. Flore plus seule que jamais. Et Laurette... Une grande nausée me soulève le coeur. Je n’en veux plus. Je ne veux plus voir la souffrance de Flore, ses hématomes, ses blessures, ses viols, sa mort... Je ne veux plus voir le désarroi de Laurette, ses peurs, ses silences, ses déceptions, sa mort... Je conduis ma voiture jusqu’au bord de mer. Je monte à pied vers la falaise. Ca suffit. Je ne veux pas voir la suite. Je veux partir loin, dormir, oublier. Je ne vais pas me réincarner. Ils puiseront de mon énergie s’ils le veulent, je m’en fous, je n’en ai plus besoin. Je ne veux plus rien voir, plus rien faire, plus rien ressentir de toute l’éternité. Je n’ai même plus envie de lui dire à quel point il m’écoeure. Je vomis dans les buissons, en montant. Ca ne me soulage pas. Le vent se lève. C’est bon. Il me servira de prétexte. Une rafale, la pauvre, qui aurait pensé... Je suis au bord du vide, à mes pieds la mer explose ses gerbes blanches sur les rochers. Ca ira vite. « Ohé ! Hé ! Madame ! » Je me retourne, furieuse contre cette gêneuse à la voix aigüe qui va me faire perdre mon temps. « C’est vous ! J’en étais sûre ! Je vous ai reconnue de loin ! Je ne vous ai pas remerciée comme j’aurais dû... Vous ne souvenez pas, bien sûr ! C’était il y a trois ans. J’avais eu un accouchement difficile, j’étais fatiguée, et la petite avait du mal à téter. Et moi, je ne savais que pleurer... Vous êtes restée près de moi toute une journée, c’était votre jour de repos... Vous m’avez parlé doucement, vous m’avez aidée à la mettre au sein, et tout à coup, c’est devenu facile... Je vous ai parlé de ma mère, qui ne m’aimait pas, qui ne m’avait pas nourrie, qui préférait ma soeur... Et vos paroles m’ont aidée à lui pardonner, et le lait est monté, et la petite m’a souri... Je l’ai nourrie jusqu’à ses dix-huit mois. Ca n’a été que du bonheur ! Ma mère n’a pas changé, mais j’ai réussi à devenir la mère que j’aurais voulu avoir... Et j’en suis tellement heureuse ! C’est à vous que je le dois, à vous seule. Je suis si contente de vous trouver là, de pouvoir vous dire tout ça... C’était une peine pour moi que vous ne le sachiez pas... » Elle s’approche un peu plus, me claque trois grosses bises sur les joues. « Le vent se lève, c’est dangereux, ces rafales. Vous ne devriez pas rester là... » Je suis redescendue. Nous avons marché côte à côte, elle n’avait rien à ajouter et je n’avais rien à répondre. Devant nous la fillette courait et sautait, cueillait des pâquerettes et divisait son bouquet en deux pour les offrir à part égale à sa mère et à moi. Je n’avais sans doute soulagé cette femme que parce qu’il l’avait bien voulu, ou parce qu’il était occupé à torturer ailleurs. C’aurait pu être une autre bonne femme. Ou pas. La falaise est loin derrière moi. Je regarde la petite fille et je prie les forces de la vie, l’eau et le feu. Le travail, il faut bien que quelqu’un le fasse. Narwa Roquen, toujours vivante Ce message a été lu 6130 fois | ||