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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Dimanche 18 decembre 2011 à 20:23:21
Un hommage à Doc EE Smith et à Abraham Merritt qui ont bercé mes rêves plus d'une fois.

ah oui, j'allais oublier : il n'y aura que 2 parties, c'est promis!
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LES MOISSONS DU PARADIS



Juste par plaisir, Daam s’adosse au flanc de la gigantesque roue de la moissonneuse batteuse. Il arrache un brin de paille qu’il coince entre ses dents puis il soulève le chapeau de paille pour s’éponger le front avec son mouchoir. C’est un homme assez trapu, possédant une large carrure et des bras puissants qui sortent des manches retroussées jusqu’aux coudes. Daam est bâti comme tous les natifs des mondes ruches. Des hommes capables de lever de la fonte du matin au soir, des forçats trimant pour des consortiums lointains qui les embauchent à vil prix. Daam lève ses yeux pâles vers le ciel azuréen où flottent, nonchalants, quelques nuages cotonneux. La pensée récurrente qui lui vient à l’esprit le fait sourire malgré lui. Il se sent bien ici. Vraiment bien. L’air est pur, vivifiant et il possède la transparence du cristal. Le travail des champs est largement assisté par des machines agricoles sophistiquées et surdimensionnées. Il se croirait presque en vacances par rapport à sa vie dans l’univers confiné et irrespirable qui régnait dans l’univers moite et souterrain de la ruche sidérurgique.

Devant lui, sur une plaine silencieuse qui s’étend à perte de vue, les rangs serrés de blés mûrs moutonnent en douces ondulations. Les épis sont gorgés de soleil et ils resplendissent comme un miroir souple et doré. Leur taille majestueuse annonce une récolte fastueuse. Comme tous les précédentes. Comme toutes les suivantes. Cette terre généreuse et bienveillante prodigue ses bienfaits sans compter. Aucun parasite, aucun virus à traiter avec des produits biogénétiques. Aucune catastrophe climatique imprévue n'est venue compromettre la récolte. L’hygrométrie est absolument parfaite pour la croissance des fruits innombrables de cette terre. Non, les blés qui poussent sur son immense domaine, vaste comme une belle seigneurie sur toute autre planète, n’ont besoin d’aucun engrais synthétique et sont exempts de toute maladie. De façon naturelle, le rendement à l’hectare laisse loin derrière ceux des planétoïdes de type Dossantos aux exploitations entièrement mécanisées sous atmosphère hyper-contrôlée. Oui, cette planète est une véritable corne d’abondance, un bijou unique, la première des merveilles de l’Empire Stellaire des Hommes. D’ailleurs, ceux-ci ne sont pas trompés. Ils l’ont baptisée Paraiso, le paradis, et elle mérite amplement son nom.

Daam se souvient du jour où il avait débarqué, le coeur gonflé d’allégresse, un gros sac de marin à l’épaule pour tout bagage et des projets pleins la tête. Vee, son épouse, se cramponnait doucement à son autre bras, impressionnée par le gigantisme de l’architecture du hall d’accueil. En forme de dôme, il abrite le berceau planétaire de l’ascenseur des étoiles qui relie la surface à la station orbitale où s’est arrimé le Charron, le cargo interstellaire. Smederij, la planète sidérurgique qui les avait vus naître, était désormais éloignée de quelques dizaines de milliers d’années-lumière. Un saut de puce à l’échelle de l’Univers mais, malgré l’hyper-propulsion NYLDE (*) et les générateurs de champs Calabi-Yau, une telle distance demeure une véritable odyssée. Plus encore pour Daam et Vee qui ont toujours su qu’il s’agissait d’un voyage sans retour. Non qu’il soit techniquement impossible mais son prix est tout simplement hors de leur portée. Il leur faudrait amasser une telle fortune pour le payer qu’ils ont préféré ne plus jamais y songer. Mais qui serait assez fou pour renoncer au Paradis ?

Daam et Vee Cruzaway avaient dormi la plupart du temps qu’avait duré la traversée. Ils avaient été tirés de leur léthargie uniquement quatre petits mois, à l’occasion des interruptions programmées du processus cryogénique. Mais sur leur monde d’origine, plusieurs siècles s’étaient déjà écoulés depuis leur départ. Tous leurs amis et connaissances avaient disparu depuis longtemps.

Lors des trop brèves périodes d’éveil, il leur avait été expressément interdit de quitter les quartiers assignés aux passagers. Ils l’auraient voulu qu’ils ne l’auraient pu. D’épaisses parois infranchissables les séparaient des quartiers de l’équipage qui, en silence, vaquait à de mystérieuses occupations.

Ce superbe isolement, érigé en dogme, avait d’ailleurs enfanté une multitude de légendes spatiales que la Guilde des Mariniers ne se donnait jamais la peine de démentir. Il était cependant exact qu’aucun « superficiel » (c’est ainsi que les marins de l’espace désignaient tous ceux qui vivaient à la surface) ne savait à quoi ressemblait un Enfant des Profondeurs! Cela laissait pas mal de place à l’imagination débridée des piliers de bars et des romanciers.

Daam ouvre un petit compartiment réfrigéré aménagé à hauteur d’homme dans le flanc de la gigantesque machine agricole. Il extirpe un quart en alu qu’il porte à sa bouche pour boire une longue rasade d’une eau claire et désaltérante. Avec le reste, il s’asperge abondamment le visage. Une agréable fraîcheur ruisselle sur ses joues et son front. Il replace le gobelet dans le compartiment où il sera à nouveau rempli avant longtemps. Il consulte son chronographe. Il est l’heure.

Il grimpe dans l’habitacle et met en route les turbines. D’abord, dans un chuintement de vérins hydrauliques, l’habitacle s’élève doucement jusqu’à dominer le paysage à plus de sept mètres de hauteur pour s’arrimer à la proue aérienne de la moissonneuse-batteuse. Puis, automatiquement, le lourd engin se positionne sur la bonne trajectoire grâce aux dispositifs de géolocalisation assistés par satellite. Malgré un poids qui frôle les deux cents tonnes à vide, le double en charge, sa manoeuvrabilité est exemplaire et sa vitesse, en configuration opérationnelle, peut dépasser aisément les cent kilomètres à l’heure sans perte de productivité. Il tracte sans effort plusieurs remorques spécialisées qui conditionnent les grains dès leur moisson selon leur destination finale. A sa droite et à sa gauche, d’autres massives silhouettes mécaniques s’ébranlent également. Daam se tient au centre d’une ligne qui comprend un millier de moissonneuses-batteuses identiques à la sienne, progressant à l’unisson et asservies par liaison synaptique déportée. Cinq cents sur sa droite et cinq cents sur sa gauche. C’est un spectacle grandiose et magnifique qu’il dirige presque sans effort, juste avec un joystick et un câble neuronal. Il chevauche un monstre de fer qui déploie ses ailes sur plus de quinze kilomètres d’envergure et sur huit mètres de hauteur, avalant goulûment les tendres épis sans répit. Dans leur sillage, une multitude d’autres machines, plus petites, s’affairent à nettoyer le terrain des sous-produits et des rebuts rejetés par les moissonneuses. Compte-tenu de la superficie à moissonner, il n’en faut pas moins pour garantir que la récolte soit effectuée dans le délai imparti.

Daam est très fier de ses machines. Elles font partie de la tenure qui lui a été octroyée à son arrivée et qui s’étend sur plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Mais son domaine, aussi vaste soit-il, est à la dimension de la planète géante dont le rayon équatorial mesure près de cent cinquante mille kilomètres. Il est vingt cinq fois supérieur à celui de l’antique Terra, le berceau de l’Humanité, aujourd’hui inscrite au patrimoine universel de l’Empire et dont les travaux de restauration sont loin d’être achevés. Ainsi la surface de Paraiso représente près de 283 milliards de kilomètres carrés, 554 fois celle de la vieille Terra et plus de quatre fois celle de la plus grande planète du système solaire originel, Jupiter. Daam respire à pleins poumons. Oui, Paraiso est véritablement l’Eden retrouvé.

Pourtant, sa découverte par une expédition scientifique impériale a été la somme improbable d’une succession de hasards heureux : un dysfonctionnement non référencé du champ Calabi-Yau tardivement détecté, une tempête stellaire inopportune d’une magnitude exceptionnelle qui a faussé les mesures et a induit en erreur les sous-systèmes externes de navigation, un commandant particulièrement entêté et téméraire qui n’a pas hésité à enfreindre un bon nombre de procédures du Codex Navigo sans compter les errements coupables d’un jeune astropathe amoureux, plus une dizaine d’autres facteurs totalement imprévisibles. L’expression théâtrale de l’emblématique théorie du Chaos créationniste en quelque sorte.

Daam n’a pas reçu la formation requise pour comprendre la curieuse mécanique cosmique qui permet à cette planète de bénéficier d’une gravité très proche de celle de la Terre et de posséder une atmosphère étonnamment respirable. Il ignore également pourquoi sa révolution complexe autour et entre deux étoiles singulières lui octroie une rotation synodique proche de 24 heures et des amplitudes saisonnières idéales pour la culture de toutes les variétés de plantes introduites par l’homme. Si son jour est d’une valeur presque standard, l’année paraisienne en compte cependant neuf cent quatre vingt deux. En fait, il ne cherche pas à en chercher les raisons scientifiques. Il a été sélectionné pour faire partie d’un des contingents d’aspirants agriculteurs, régulièrement recrutés pour parfaire la colonisation de Paraiso.

Malgré la distance et le coût de transport, les fabuleuses productions céréalières, arboricoles ou viticoles de Paraiso s’arrachent, à des prix imbattables, sur tous les marchés de l’Empire qu’elles inondent à flux continu. Par contre Daam n’a aucune chance de croiser le moindre éleveur. Les animaux sont libres au Paradis. C’est comme ça. Aucune explication ne lui a été fournie. Il n’a pas posé de question non plus, se contentant de signer les formulaires administratifs tendus par les fonctionnaires planétaires polis, aimables et souriants.

Daam est confortablement installé dans le fauteuil anatomique de la cabine qui surplombe l’immense champ que seul l’horizon limite d’un trait absolument rectiligne. La courbure de Paraiso est imperceptible pour des yeux humains à cette altitude. La journée s’écoule lentement vers le crépuscule qui commence à teinter la lumière d’un ton très légèrement boisé, comme filtrée par un invisible feuillage. Les nuages se sont dispersés au-dessus de sa tête et l’atmosphère est d’une limpidité stupéfiante. Daam aime particulièrement ce moment où les quatre lunes-satellites de Paraiso, chacune plus grosse que Terra, se lèvent au-dessus de l’horizon. La deuxième, Aramis, abrite une des plus importantes bases de la sixième légion, celle du Temple, qui veille à la sécurité de la planète, la protégeant des pirates et faisant la chasse aux contrebandiers et aux trafiquants de tous poils. Quelquefois Daam assiste au ballet assourdissant des flèches d’argent liquide qui strient le ciel à toute vitesse, laissant des traînées blanches derrière elles.

Mais ni la redoutable Templum Légio, celle des Templiers, ni aucune des autres légions jupitériennes qui forment le fer de lance invincible des armées impériales, n’a planté son Aigle impériale dans le sol insoumis de l’hypermonde. Aucune arme létale n’y est tolérée et aucun crime n’y a jamais été commis par un de ses colons. La violence est toujours importée. C’est ainsi que va la vie au Paradis.

Il ne regrette pas un seul instant son existence antérieure et même si la nuit il ne reconnaît pas encore toutes les étoiles qui brillent au firmament, il se sent définitivement chez lui. Plus encore depuis près de neuf mois quand Vee lui a confié tout bas, dans l’intimité du lit conjugal, que le test de grossesse s’est avéré enfin positif. Elle attend un enfant. Un enfant ! Sa naissance coïncide en plus avec le premier anniversaire de leur arrivée sur Paraiso et marque également la fin de la moisson. La troisième déjà. Il voit dans cette conjonction un signe du destin, un heureux présage pour leur avenir. Oui, elle est enfin là, cette vie désirée qui le fuyait jusque dans ses rêves quand il s’effondrait, épuisé après douze heures de poste devant le haut-fourneau, sur le lit du petit studio coincé au quatre-cent-vingtième sous-sol des profondeurs métalliques.

A cette pensée, Daam est pris d’un agréable frisson. La vie avait été dure au sein de la ruche, pénible et obstinément misérable. Jusqu’au jour où il avait déposé sa candidature pour migrer vers Paraiso. Comme d’autres jouent à la loterie. Comme d’autres, il en avait connus, s’étaient tirés une balle dans la tête. Comme d’autres s’étaient précipités dans les creusets où se déversaient les rivières infernales vomies par les hauts-fourneaux. Il n’avait rien dit à Vee, n’osant affronter ce regard interrogatif qu’elle lui adressait chaque fois qu’elle ne le comprenait pas. Lorsqu’ ils l’avaient appelé, au début il ne les avait pas crus. Mais l’impensable s’était produit. Il avait été tiré au sort. Une chance sur des millions. Bien entendu, rien n’avait été encore joué. Vee avait été heureusement surprise mais lui avait conseillé de garder la tête froide. Ils devaient passer les épreuves de sélection. A peine une poignée de lauréats décrocherait au bout du compte un billet pour le paradis. Certes, une poignée pour Smederij mais l’Empire comptait tant et tant de mondes !

Et puis la sélection qu’ils avaient tellement redoutée, s’était déroulée presque comme une formalité. Une goutte de sang, quelques autres prélèvements, des tests psychophysiques et un entretien assez long avec un psyborg, un de ces étranges et intimidants hybrides, mi-humain mi-machine, doué de prodigieuses facultés psy. Le tout avait été bouclé en moins de huit heures, y compris les attentes entre les différents examens. Ils avaient ensuite patienté plusieurs semaines. Quand ils avaient enfin reçu la notification officielle que leur candidature avait été retenue, c’était comme une seconde naissance. Une seconde chance inespérée leur était offerte. Un nouveau départ avec des cartes plus favorables. Ils avaient organisé une fête inoubliable, dépensant jusqu’à leur dernier crédit puisque, désormais, tous leurs besoins seraient pris en charge par Daim Ether Limited, le puissant conglomérat impérial gérant, au nom de l’Empereur, les droits d’exploitation de Paraiso. La nuit avait été trop courte ! Au petit matin, au milieu des cotillons et des confettis qui jonchaient le lino de la salle déserte, Daam avait alors enlacé Vee. Il l’avait longuement embrassée au centre de la piste de danse. Quand les employés s'étaient présentés pour nettoyer les lieux, ils s’étaient arrêtés, interdits, respectant spontanément ce moment de grâce et n’osant briser le charme. Puis quelqu’un avait discrètement toussoté. Daam leur avait souri. Vee leur avait souri. Et ils s’étaient éloignés lentement toujours enlacés.

A présent la lumière rasante de Rémus, l’astre diurne couchant, se mêle à celles des quatre lunes montantes, globes marmoréens qui s’enhardissent au fur et à mesure qu’ils escaladent le ciel. Ils sont si proches que Daam peut discerner à l‘oeil nu leur relief tourmenté et les aplats multicolores des anneaux qui ceignent les deux plus lointains, Athos et Porthos. Sur l’écran principal de l’habitacle, la ligne des moissonneuses-batteuses a presque rejoint le môle numéro B-15. C’est un terminal de béton à demi-enterré, en forme de Y. Il possède sur ses trois branches suffisamment de bouches de chargement pour accueillir la flottille de moissonneuses-batteuses géantes et transvaser sa cargaison de grains. Ces môles enfouis parsèment le domaine Daam, stratégiquement disposés afin de lui offrir une autonomie suffisante pour une journée de labeur. Des canalisations souterraines dirigent ensuite à très haute vitesse la moisson du jour vers les silos de stockage de la coopérative agricole située à plusieurs centaines de kilomètres de là. Daam surveille attentivement les délicates manoeuvres d’accostage pendant lesquelles les perches de déchargement, qui se tendent à l’avant des machines agricoles, se connectent aux bouches de chargement ouvertes en corolle. Un grondement sourd et trépidant accompagne le déversement sous pression des dizaines de milliers de tonnes de blé emmagasinées dans le ventre des monstres.

Moins de cinq minutes après, tout est terminé. Les moteurs se taisent et la journée de travail prend fin. Il s’étire longuement, faisant craquer ses articulations. Il compose une dernière séquence qui programme les opérations de vérification et d’entretien de sa flottille pour l’hibernation. Car aujourd’hui est une journée particulière pour lui et des dizaines de milliers d’autres cultivateurs céréaliers. La dernière journée des moissons. Et ce secteur n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des terres arables de Paraiso. Les quantités en jeu sont tellement inconcevables pour l’esprit humain que seul le réseau des assistants cybernétiques des coopératives agricoles peut les manipuler sans risque d’erreur. Il calcule en temps réel les revenus retirés des moissons engrangées. Les fermiers n’en encaisseront qu’une infime partie après que les autorités planétaires et les représentants de Daim Ether aient prélevé le loyer de la tenure et l’amortissement des investissements productifs, majorés d’une confortable marge. C’est stipulé dans le contrat.

Daam exerce une pression sur une surface sensible. Des claquements secs lui indiquent que la cabine se libère des attaches électromagnétiques qui la maintiennent en place sur la moissonneuse, se muant en module autonome de transport à propulsion chimique. Le ciel se rue vers Daam tandis que deux ailerons se déploient sur les flancs du petit véhicule qui ressemble à un gros insecte, pour assurer sa portance. La ferme est à quelques minutes de vol, à moins de deux cents kilomètres.

Au-dessus de la verrière, les lunes ascendantes flottent sur la voûte étoilée. Le spectacle est à la fois grandiose et dérangeant. Dans cette atmosphère si translucide qu’elle en paraît invisible, les quatre énormes globes semblent en effet suspendus dans le vide, prêts à dégringoler sur lui. Daam soupire de satisfaction. Il rentre à la maison. Il pense à Vee qui l’attend sur la véranda. Elle aura installé sur la table un grand verre de citronnade préparée avec de véritables citrons. Des citrons du paradis achetés au magasin général de la coopérative fédérale qui offre tout ce qui est produit sur Paraiso. Il rentrera juste à temps pour contempler, près de Vee, le ballet des étoiles filantes qui va illuminer le ciel. Il se laissera doucement bercer par le lent balancement du rocking-chair. Le servopilote s’occupant des paramètres du vol, ses pensées s’enfuient encore.

O O O


« Vous allez adorer ! »

La voix de Verne, la chargée de mission économique s’élève sans peine au-dessus du léger sifflement du moteur. La navette file sur le ruban de gazon qui délimite la voie automatique. Daam suit du regard le filament argenté qui court sous l’herbe tondue et que longe invariablement le véhicule. C’est un fil d’Ariane, a expliqué leur accompagnatrice, une liaison sans contact alimentant en énergie les batteries de la navette. Simple et efficace. Verne a pris en charge Daam et Vee dès leur sortie des bâtiments des autorités planétaires situés en périphérie de Terminal City, ainsi que plusieurs autres couples débarqués également du Charron. C’est une femme sans âge, aux traits lisses et réguliers, presque trop, qui coiffe ses cheveux de façon très élaborée. Daam l’a d’abord soupçonnée d’être un cyborg mais sa nuque est vierge de tout tatouage. Elle s’est présentée à eux comme une contractuelle du gouvernement planétaire. Elle a signé un contrat-type de six ans terriens, soit à peu près deux années paraisiennes. C’est amplement suffisant pour qu’elle puisse tenter sa chance sur un monde plus central. Elle a déjà effectué la moitié de son séjour. Elle aime son travail sur Paraiso évidemment. Qui n’aimerait pas travailler au Paradis ? La paie est bonne et les ennuis limités.

Elle trouve gratifiant de s’occuper des nouveaux arrivants et de les accompagner dans leurs premiers pas sur ce monde enchanteur. Daam trouve rapidement qu’elle parle beaucoup. Mais Vee boit littéralement ses paroles. Sur Smederij les fonctionnaires étaient tous plus ou moins appointés par la police secrète et ils étaient nettement moins sympathiques.

« Vous êtes légalement locataires de la tenure qui vous a été attribuée, lance Verne. Vous avez bien compris ce qu’était une tenure ? »

Tous opinent du chef.

La tenure peut être comparée à un affermage. Le Conglomérat Impérial est le propriétaire foncier de la planète toute entière. Au terme d’un contrat, il confie à un fermier la jouissance d’une parcelle de terre. Les revenus de l’exploitation sont versés au fermier après déduction d’un loyer indexé, de l’amortissement des investissements de production et de la marge du concédant. Le reliquat est modeste mais Daam n’a pas été attiré par l’appât du gain. Il se moque de ne pas devenir riche. Il est venu ici parce qu’il recherche liberté et tranquillité. Pratiquement tous ceux à qui il a pu parler durant le voyage lui ont fait à peu près la même réponse.

« Bien ! reprend Verne. On vous a dit aussi que votre domaine fait partie des derniers lots viabilisés. Paraiso aujourd’hui compte plus de quatre cents millions de colons mais à l’échelle de la planète, ce nombre est tout simplement dérisoire. Il se passera encore de très nombreux siècles paraisiens avant que cela change significativement! Vos haciendas sont toutes neuves. Leur construction vient juste d’être achevée. Vous verrez, elles vous plairont. Elles plaisent énormément. Vous avez bien lu les conditions particulières qui figurent dans les annexes ? »

Les annexes au contrat représentent plus de quatre-vingts pages couvertes de minuscules caractères. Ils ont tous acquiescé docilement, comme de braves élèves voulant s’attirer les bonnes grâces de leur maîtresse. Mais leurs regards s’éparpillent comme une nuée de moineaux. Personne n’ose soutenir ceux de l’accompagnatrice.

« Oui, vous avez raison, poursuit Verne, pas du tout désarçonnée par le mutisme poli de ses protégés. Les juristes adorent ce qui est épais et plus encore quand c’est écrit très petit. Quoiqu’il en soit, vous y trouverez tout ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire. Lisez-les attentivement et en cas de doute, vous avez mes coordonnées. N’hésitez pas ! Mais bon, ne vous mettez pas martel en tête ! Il n’y a rien de vraiment de compliqué ou d’ambigu ! La plupart du temps c’est juste une affaire de bon sens. J’ajouterais, de bon sens terrien, à présent que vous êtes tous de véritables fermiers !»

Daam s’enfonce dans le moelleux de la banquette, laissant les autres échanger leurs premières impressions. Il se met à regarder distraitement le paysage qui défile au-delà du champ de force enfermant la navette dans une bulle de quiétude confortable. L’horizon défie les perspectives. Daam ne parvient pas déterminer où se situe cette ligne de démarcation. A cause des proportions de la planète. Malgré la vélocité de la navette, qui approche les mille kilomètres à l’heure, le paysage semble bouger au ralenti. Tout sur Paraiso est différent. Il faudra acquérir d’autres systèmes de références, leur a dit Nerve. Il faut juste laisser du temps au temps.

Peu à peu la navette s’est vidée. Maintenant il ne reste plus que Daam et Vee. Leur domaine est le plus éloigné de la coopérative fédérale du secteur. Daam a apprécié. Vee moins. Elle babille sans relâche avec Nerve qui jamais ne semble s’ennuyer, répondant toujours avec la même conviction, même si c’est la centième fois sans doute qu’elle répond à certaines questions. Nerve est très professionnelle. Daam lui reconnaît cette qualité.

Leur conversation plonge Daam dans une somnolence rêveuse. Le temps passe et ils finissent par se retrouver au bout de la route herbeuse, devant une construction élégante, aux murs blanchis à la chaux. Ils descendent de la navette

Une hacienda, a dit Verne, est un mot provenant d’une langue ancienne qui désignait une exploitation agricole. Elle a tout de suite coupé court aux questions en précisant qu’il y a en fait très peu de rapport avec celles de Paraiso et qu’elle ignore les raisons pour lesquelles on les a appelées ainsi. Celle des Cruzaway est strictement identique aux précédentes. Un corps principal sur deux niveaux avec une belle véranda à colonnade donnant sur un patio gazonné. En son milieu, une fontaine majestueuse de marbre blanc domine un grand bassin circulaire. La fontaine est composée d’un groupe statuaire monumental. Deux imposantes formes masculines à demi-nues, aux muscles bandés et saillants, à la posture belliqueuse, se font face. Celui de gauche, aux traits nobles et sévères, se protège derrière un lourd bouclier échancré d’où il pointe une longue sarisse. Celui de droite, au faciès inquiétant d’une créature marine chimérique, écarte d’une main la longue lance tandis que son autre bras s’enfonce jusqu’au coude dans le roc qui se dresse à côté. Bien qu’il soit armé, le personnage de gauche semble plus en danger que son adversaire. Ils luttent aux pieds d’une étrange nymphe dénudée, aux longs cheveux, agenouillée au bord d’une conque d’où jaillit un large et puissant rideau d’eau qui plonge dans le bassin. Le visage de la nymphe est caché par sa chevelure tombante. Son ventre est arrondi et ses seins sont lourds. L’eau ruisselle sur les deux combattants et il semble que c’est la nymphe qui pleure sur eux.

« Elle est enceinte ? » avait demandé Vee, lorsqu’elle avait vu pour la première fois la fontaine.

Verne s’était arrêtée de discuter avec les locataires des lieux, un couple originaire d’une planète reculée, faite de sable et de monstres, et s’était retournée vers Vee en souriant.

« Le sculpteur s’appelait Bocielli et il vivait sur Lyre, un monde aux falaises vertigineuses et aux océans insondables. Une planète peuplée de chanteurs, de danseurs et de sculpteurs dont la renommée était immense et pas uniquement dans le bras intérieur de la galaxie du Centaure. Le concours de sculpture pour la fontaine de Paraiso avait attiré les plus grands artistes de l’empire. Il parait même que plusieurs habitaient la Terre ! Mais quand le jury impérial a examiné les créations holographiques des projets sélectionnés par leurs homologues planétaires, il a été subjugué par l'oeuvre que vous voyez devant vous. Pour les grands juges impériaux, elle symbolisait parfaitement le thème du concours. Le jury comprenait cent quarante quatre membres et Bocielli a recueilli cent quarante quatre voix. La bourse promise au vainqueur s’élevait à plusieurs millions de crédits sans parler de la confortable rente à vie promise par le Conglomérat. »

Tout le groupe s’était rassemblé autour de Verne, tenu en haleine par son récit. Vraiment professionnelle, avait à nouveau pensé Daam.

« Mais l’artiste n’a jamais su qu’il avait remporté le concours. La veille de la décision du jury impérial, il s’était jeté de la plus haute falaise de son monde et les abysses s’étaient refermés sur lui. Son corps n’a jamais été retrouvé malgré les recherches immédiatement organisées. Il a laissé derrière lui quelques mots incompréhensibles griffonnés sur une page déchirée de son carnet de croquis. Il était sans doute en proie à un violent délire psychotique provoqué par les effets indésirables de substances hallucinogènes dont il abusait, une pratique malheureusement assez courante sur sa planète. Malgré cela, son oeuvre a été sélectionnée. Car l’oeuvre n’est pas l’artiste n’est-ce pas ? Cette fontaine est en effet admirable en tous points. Ses proportions sont idéales et la confrontation entre les forces du bien et celles du mal est tellement fascinante. C’est le combat éternel que mène l’humanité depuis qu’elle a émergé des boues originelles ! Et cette femme, oui Vee, cette femme est bien enceinte. Elle porte en elle l’enfant qu’elle a tant désiré, peut-être est-il le Fils de l’Homme qu’attend l’Empire en soupirant. Peut-être n’est-il simplement que la promesse de la vie qui toujours se renouvelle sur les mondes que conquiert l’homme dans son expansion infinie ! Beaucoup de théories ont été avancées pour tenter d’expliquer cette fontaine. Moi, je pense qu’il s’agit de la vision intime d’un artiste au talent unique. Alors pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ? C’est juste une magnifique fontaine ! »

- Est-ce que vous savez quels étaient les derniers mots du sculpteur ? a demandé encore Vee.

- Attendez, si ma mémoire est bonne, c’était : « J’ai ouvert le livre de la prostituée qui a osé me parler ! Malheur à nous ! » L’expression du délire maquillée sous un fard artistique ! Bon, voilà que je nous mets en retard. Il faut presser le pas. Le jour ne dure que vingt-quatre heures sur Paraiso et il me reste encore neuf installations après celle-là !»

A présent, Daam éprouve une curieuse impression de familiarité, comme s’il revenait chez lui après un long voyage. Un si long voyage qu’il en avait oublié l’endroit d’où il venait. Son passé. C’est ça, il rentre à la maison. La planète ruche s’estompe rapidement dans ses souvenirs. C’est une vie qui n’a jamais été véritablement la sienne. Une existence secondaire et éphémère. Sa vraie vie s’étend sous ses yeux et il redécouvre la beauté des lignes architecturales qui caractérisent l’hacienda, la fluidité austère et la force simple et inébranlable qui s’en dégagent. Ils sont enfin de retour. A ses côtés, Vee ressent visiblement la même chose, renforçant le sentiment d’appartenance qui éclot en lui sans qu’il ne le remette en question une seule seconde. Même quand une toute petite voix, réfractaire à la béatitude qui l’envahit, tente de se faire entendre. Il la bâillonne sans l’ombre d’un remords. On ne refuse pas le bonheur quand il frappe à la porte. Et le bonheur est là, immédiatement reconnaissable et rassurant. Daam et Vee n’ont aucun mal à se repérer dans les pièces qui composent le rez-de-chaussée de leur demeure. La cuisine et le séjour, les chambres et la salle d’eau, le cellier et les dressings. Verne attend sur le seuil, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Elle les observe reprendre leurs marques sans difficulté. Pour elle, c’est un spectacle banal et pourtant chaque fois émouvant. L’imprégnation des nouveaux arrivants est sans faille. Les balises psychiques se réveillent une à une, euphorisantes et immédiatement opérationnelles. Verne n’a pas besoin de préparer la réponse à la question qu’ils vont poser devant l’escalier aux larges marches qui monte au premier étage. C’est Daam qui s’adresse à elle :

«J’imagine que la chambre du premier est toujours condamnée ? dit-il, articulant les mots de façon machinale.

-Bien sûr. C’est la seule restriction qui vous est imposée. Vous ne pouvez pas entrer dans la chambre. Elle est verrouillée. Si vous y pénétrez, le contrat sera résilié sur le champ et vous serez renvoyés à jamais de Paraiso, sans indemnité et sans délai ! »

Daam frémit. Etre expulsé de chez soi ? Impossible ! Il sait qu’il respectera l’interdiction. Il ne prête aucune attention à la petite voix qui chuchote dans le noir. Qui serait assez fou pour risquer d’être chassé du Paradis ? A ses côtés, Vee ouvre de grands yeux et se tasse sous cette menace voilée. Elle non plus. Elle sera heureuse à nouveau. Elle sentira la vie croître en elle. Son ventre portera le fils de Daam.

«Voilà, je vous ai remis les clés de votre domaine et vous avez les codes d’accès de la Borne et ceux qui commandent les domestiques. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne installation. Je repars, j’ai encore beaucoup d’autres migrants à accueillir. Ils attendent toujours à Terminal City. Au revoir ! »

Debout sur le perron de l’hacienda, ils la regardent contourner la fontaine et disparaître sous le porche aménagé dans l’enceinte de la propriété. Ils ne peuvent voir le sourire qui continue de flotter sur ses lèvres quand elle ouvre une liaison vers le Centre de Contrôle Général de Terminal City. Ses jolies lèvres ne bougent pas quand elle fait son rapport journalier. D’ailleurs aucun son ne sort de sa bouche parfaite. Les androïdes de Paraiso n’ont pas besoin de vocaliser. Pas plus qu’ils ne portent le tatouage réglementaire sur la nuque. Ce tatouage que la loi impériale impose pourtant sur tous les autres mondes sous peine de retrait immédiat. Mais au Paradis, les robots ne sont pas admis !

O O O



(*) : NYLDE : Now you loose dear Einstein.


  
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