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De : Narwa Roquen Date : Dimanche 27 juin 2010 à 23:09:14 | ||
Le plus important Je n’ai rien vu venir. C’est tout moi, ça. Je pars pour décrocher la lune et je me retrouve par terre le nez dans l’herbe. J’ai le souffle coupé. Si je me suis cassée le col du fémur... Ca serait une chance. J’aurais droit à une maison de retraite médicalisée, pour peu que je sois invalide... « Les Mimosas », c’est vrai que ça me rebute. Mais je ne peux plus payer mon loyer. Et puis si je ne travaille plus, je vivrai complètement seule... Là au moins j’aurai de la compagnie. Des vieux ! Parce que moi, bien sûr, je suis jeune ? C’est une réalité que j’ai du mal à accepter. Je teins mes cheveux et je surveille mon poids, je vais à la piscine et je marche autant que je peux. J’ai l’âge de la retraite mais je me demande si ce n’est pas une erreur. Enfin bon, je suis le nez dans l’herbe et le cheval si gentil qui devait m’emmener faire une balade au pas m’a déchargée à la première occasion. Déjà que j’avais eu du mal à me hisser en selle... Plus de quarante ans sans monter, on a beau dire que c’est comme le vélo... Et si j’arrive à rentrer à pied à la ferme, que va dire le gars si j’arrive seule ? Bon, normalement, un cheval revient toujours à l’écurie. J’espère qu’il est normal. Et puis je m’en fiche. Je remue bras et jambes, rien de cassé ; j’ai quinze jours de vacances avant de finir ma vie aux Mimosas. Il fait encore jour. J’ai le temps. Je roule sur le dos. Le ciel est magnifique, décoré de quelques nuages aux formes changeantes. Là, c’est un chat qui s’étire. A côté, une tête de dragon qui crache le feu. Je ris tout bas. Je retombe en enfance. J’ai passé des heures, petite fille, à chercher des animaux dans les nuages. Surtout l’été, quand j’étais à la ferme chez tonton Emile et tante Suzie, pendant que papa et maman accompagnaient Augustin en tournée. Mon Dieu, ça fait si longtemps... Augustin... Mon frère aîné, pianiste virtuose. Tellement gentil, tellement lumineux, qu’on ne pouvait pas le voir sans l’aimer. Et moi je l’adorais. Toutes ces heures tapie dans le coin le plus sombre du salon, à l’écouter jouer Chopin et Liszt... Tant que je ne dérangeais pas, on ne me disait rien. Et puis, l’horreur. Augustin s’est tué en moto à vingt-sept ans. J’avais vingt ans. L’air à la maison est devenu irrespirable. Comment osais-je être vivante si Augustin était mort ? Leurs regards étaient lourds de reproche... Je n’ai pas su trouver les mots pour les consoler. Je n’ai jamais été douée. Le talent, c’était pour lui. Pauvre gosse. Je suis vieille, maintenant. Mon frère aîné éternellement jeune est devenu mon enfant. Ma première douleur. Une odeur délicieuse chatouille mes narines. A ma gauche, il y a un champ de luzerne coupée, qui sèche au soleil ; c’est sûrement la deuxième coupe. Le cheval ne doit pas être loin, c’est trop tentant... Tiens, un chardonneret, juste au dessus de moi ; je ne vois pas ses couleurs, il est trop haut, mais sa manière de voler le rend reconnaissable : on dirait qu’il saute sur l’air ! Oh, je n’en avais pas vu depuis... si longtemps... C’était bien, les étés à la ferme. Je montais à cru les cinq chevaux que mon oncle avait sauvés de l’abattoir, et qu’il nourrissait à ne rien faire, à part Prince, le Percheron qu’il attelait parfois à la carriole, pour promener des nouveaux mariés. J’aidais à rentrer la paille, je nourrissais les poules et les canards et je faisais les confitures de prunes et la gelée de mûres avec ma tante. Pour Emile et Suzie, la musique, c’était une affaire de riches. Ils dansaient au bal du quatorze juillet, ça s’arrêtait là. La terre, c’était sérieux. Il fallait la travailler pour qu’elle vous nourrisse. Ils n’étaient pas bavards parce qu’il n’y avait pas grand-chose à dire, mais il y avait de la tendresse dans leurs yeux, ils n’avaient pas eu d’enfant. Je tends la main vers une fleur de trèfle rose, et toute mon enfance s’épanouit dans ce goût délicatement sucré. Je pleurais bien un peu, le soir... J’ai tellement pleuré, aussi, jusqu’à mes quarante ans... Puis j’ai fermé des portes. A cinquante ans, quand j’ai osé divorcer, les vannes se sont ouvertes à nouveau. Je passais mes journées dans le tracteur avec mon oncle. On moissonnait l’orge et le blé, on mettait l’engrais sur le tournesol. J’aimais bien ma tante. Elle sentait le savon et la naphtaline, elle faisait un gâteau tous les dimanche. Mais mon oncle... Je ne le lâchais pas d’une semelle. Il sentait la sueur et le tabac, une odeur forte, étrangère, presque mystérieuse. L’odeur de mon père, je ne m’en souviens pas. Je crois qu’il ne s’approchait pas de moi. Mon oncle partait le matin avec sa gitane maïs derrière l’oreille. Il la fumait après le repas de midi, mais même quand il avait prévu de rentrer pour le déjeuner, il la gardait là, comme une amulette... Je me souviens de tout... Le soir, quand je sautais du tracteur, j’étais tout étourdie. Mais après dîner, quand à la fraîche il allait désherber le potager, j’étais encore là, malgré les moustiques et le sommeil qui venait, et j’arrachais la potentille envahissante et le liseron étouffant, en faisant attention de ne pas abîmer les plants de tomates et de courgettes. Alors quand venait la cueillette, c’était la plus belle des récompenses, les beignets de fleurs de courgette, avec juste un filet de citron, et les tomates rondes et sucrées, dont je m’enivrais du parfum sec et épicé avant de croquer la chair ferme... et d’entendre ma tante éclater de rire parce que, une fois de plus, le jus dégoulinait sur mon chemisier... Je soupire d’aise. La terre est tellement rassurante. On ne peut pas tomber plus bas. C’est une présence forte et tranquille, nourricière et sereine. Elle sait toujours ce qu’elle a à faire. Elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle n’a pas d’intentions. Elle suit son propre rythme et sa propre logique, et c’est à l’homme de s’y adapter. On ne peut pas la vaincre, alors il faut la respecter et accepter ses lois. C’est ce que disait tonton Emile. Ni bonne ni mauvaise. Mais quand même, toujours prête à accueillir ce qui fut pour en tirer l’essence de nouvelles vies. Chaque fois que je me suis couchée sur la terre, je n’ai plus eu peur de mourir. Ca devient même tentant, fermer les yeux, ne plus souffrir, ne plus rien décider, se fondre dans cette masse chaude et toute-puissante qui se moque bien de savoir si vous êtes en retard de cinq minutes et si les chemises sont repassées... Un papillon blanc volette au dessus de moi. Je roule sur le ventre pour le suivre des yeux ; il se perd dans la haie de noisetiers qui borde le chemin sur la droite. Au pied des arbres, je reconnais les petits sapins miniatures de la prêle. Il doit y avoir de l’eau pas loin. Sans doute un petit ruisseau dans le fossé. Les labradors, à la ferme, s’échappaient souvent pour aller chasser les ragondins dans le ruisseau en bas. Parfois, ils se faisaient mordre. Mon oncle les grondait gentiment, mais il les soignait et il les laissait repartir. Aucun de ses chiens n’a jamais été à la chaîne... L’herbe est drue, c’est confortable. Il y a des pâquerettes, et cette petite plante, là, aux feuilles effilées et à la fleur mauve, c’est de la vesce sauvage, les chevaux en raffolent... Sur un brin d’herbe, une fourmi grimpe à toute allure jusqu’au sommet, puis elle hésite, et elle redescend aussi vite. J’ai passé ma vie à ça, courir dans tous les sens, travailler à la bibliothèque, faire le ménage, les courses et la cuisine, surveiller les devoirs des enfants, les soigner, les consoler, les border... Parfois je me demande pourquoi j’ai fait tout ça. Mes parents ne se sont pas donnés tant de mal pour moi. Mais bon, il y avait Augustin. J’ai toujours fait de mon mieux pour que mes enfants ne manquent de rien. Les goûters d’anniversaire, les vacances au bord de la mer, les cadeaux de Noël... Paul a toujours été pingre. Mais avec mon salaire, je pouvais les gâter un peu. Il me le reprochait, mais chante canari ! c’étaient mes sous ! Et puis les enfants sont partis, Victor au Canada, Emilie en Belgique... Et Adeline... Elle est à Paris, c’est pas si loin, mais comme elle est hôtesse de l’air, elle est toujours aux quatre coins du monde... Quand j’ai décidé de divorcer, Victor m’a dit que ce n’était pas raisonnable ; Emilie m’a suggéré que si vraiment c’était indispensable, je n’avais qu’à prendre un amant ; Adeline a crié « tu n’as pas le droit ! ». Un soir Paul a marché sur moi et m’a giflée lourdement « C’est qui ? C’est qui ? Je le connais ? » Mais il n’y avait personne. Je voulais juste respirer pour moi, ne plus rendre de comptes, ne plus dîner à huit heures après avoir fermé les volets, ne plus aller au bord de la mer. Paul a gardé la maison, je n’ai rien demandé, je suis partie avec une petite valise. Quelle importance ? Augustin avait gagné beaucoup d’argent, et ça ne l’a pas sauvé. Maintenant que j’y pense, je mourrais bien ici, dans l’herbe, maintenant. Personne ne m’attend, personne ne me regrettera, et j’échapperai aux Mimosas. Le problème c’est que je n’ai rien prévu, pas de médicaments, pas de couteau... Rester là sans bouger, mourir de soif... Il faut combien de temps ? Un bruissement dans la luzerne. C’est un petit lapin, il s’arrête, me regarde, fait quelques pas prudents ; il se demande sûrement si je suis un danger pour lui. Un cri dans le ciel. Une buse ! Le lapin détale, et je crie « non, non ! Va-t-en ! ». L’oiseau, surpris, redresse un instant son vol piqué. Je me suis assise. Le lapin a disparu. Sauvé ! Je n’ai vraiment pas les réactions de quelqu’un qui s’apprête à mourir. J’ai toujours trop fait attention aux autres. Chassez le naturel... Tiens, sur le sol il y a un endroit un peu dégarni, avec une trace de roue de tracteur. Et à côté... pas de doute, c’est l’empreinte d’un petit sabot, sûrement un chevreuil. C’est tellement beau, un chevreuil en pleine course, à chaque saut on dirait qu’il va s’envoler... C’est comme dans les rêves, quand on court si vite qu’on touche à peine le sol, on rebondit sans peine, c’est facile... Je n’ai pas connu grand-chose de facile dans ma vie. Mais j’ai vécu. J’ai sûrement eu de la chance. Tiens, revoilà ma fourmi de tout à l’heure. Elle a trouvé une cargaison comestible (qu’est-ce que c’est ?), et elle tracte cette lourde charge de bon coeur, mais ça a l’air vraiment pénible. Elle s’arrête, le fardeau s’est décroché. Elle tourne autour pour chercher une meilleure prise, elle repart. Et voilà que le colis reste coincé. Je voudrais bien l’aider, mais mes doigts sont tellement gros... Je la suis des yeux. Elle cherche, furète avec obstination, et elle trouve un autre grain de quelque chose. Cette fois, tout se passe bien, l’arrimage tient, et elle disparaît dans un trou. Si j’étais un insecte, je pourrais vivre entre ces touffes d’herbe comme au coeur d’une gigantesque forêt, tellement épaisse que je ne verrais jamais le jour. Mes journées passeraient à chercher de la nourriture, et un jour un soulier indifférent m’aplatirait sans même le savoir. Est-ce que les fourmis ont des moments de joie, de lassitude, de désespoir ? Ou bien ont-elles la chance de vivre dans une inconscience totale, sans le moindre sentiment ? J’en suis là de mes réflexions quand je vois arriver, d’un pas de flâneur du dimanche, mon véhicule équin qui a dû faire le plein de luzerne et vient innocemment aux nouvelles. Je me lève, il me laisse approcher. Il me jette un regard mi ironique mi désolé, l’air de dire « pourquoi tu es descendue si vite ? » Je caresse son chanfrein. Les rênes sont restées sur l’encolure, elles ne sont pas cassées, c’est une chance. Mais son dos est haut comme une montagne... « On va marcher un peu, tu veux bien ? » Je reprends le chemin, il me suit. S’il s’imagine que je sais où je vais... Le paysan m’a donné des points de repère, mais je ne m’en souviens absolument plus... Quelques deux cents mètres plus loin, nous croisons une petite route. Je me retourne vers le cheval. Il fait quelques pas vers la droite, s’arrête. Il y a un talus juste au bord. Si j’osais... J’ose. Heureusement j’ai appris à monter des deux côtés. Le cheval reste strictement immobile. Pas si méchant que ça, finalement. A tout hasard, puisqu’il a l’air de vouloir me prendre en charge, je lui rends les rênes et je dis « Bon. On rentre ! » Il se met à marcher, d’un bon pas chaloupé mais confortable. Au point où j’en suis, autant lui faire confiance. Nous longeons un champ de blé. Bon nombre d’épis sont couchés, sur le bord. Il y a eu des orages la semaines dernière. Mais à part une zone presque circulaire, le champ est intact. Le gars a dû laisser couler l’engrais en faisant demi-tour. Trop d’azote, et à la première grosse pluie, voilà le résultat. Pendant que je rêvasse, le cheval en a profité pour arracher quelques épis, ils sont presque mûrs... « Eh ! » Mes jambes le rappellent à l’ordre. « Le blé, c’est interdit ! Déjà que tu as dû te goinfrer de luzerne... » Ma monture prend le trot. C’est vrai, j’ai mis des jambes, je ne peux même pas le lui reprocher. C’est un gros malin, ce cheval. A ma grande surprise, je retrouve le rythme du trot enlevé ; je n’ai pas tout perdu... Le chemin monte un peu, le trot est régulier, cadencé comme un métronome. Je suis assez fière de moi... Nous arrivons au sommet, et là, une descente vertigineuse s’étend devant moi ! Je n’ai même pas eu le temps d’avoir peur. Le vieux routier est repassé au pas, et il s’engage prudemment dans le raidillon. Je me cale dans ma selle en gratouillant le garrot pour le remercier. Que c’est beau ! A ma gauche, du blé à perte de vue, doré comme une chevelure soyeuse, caressé par le vent du soir. A droite, quelques fleurs de tournesol, précoces, émergent de leur océan vert. J’ai toujours préféré les couleurs de la nature à celles des peintres. Le jaune éclatant du tournesol, tiens, ça me réconcilierait presque avec la vie. C’est un peu triste, ensuite, quand le soleil qu’il a suivi si longtemps l’oblige à baisser le nez, vaincu par l’astre torride. Mais à l’automne, quand le rouge et le marron remplacent le vert, le doré et le jaune, on dirait que la terre soupire de soulagement, comme quand on range les habits de couleur dans les cartons, avant l’hiver. Quand il fait froid, on se cache sous de lourds vêtements, on n’a plus à paraître, c’est reposant. En bas, le chemin s’engage dans un bois. Une autre colline s’élève ensuite, uniformément dorée, coupée en deux par le même chemin, qui, je l’espère, nous ramène vers la ferme. Le cheval fait mine de contourner le bois, il y a un passage en bordure du champ. Je résiste. Un peu d’ombre... Le chemin devient sentier, barré par quelques branches basses sous lesquelles je me couche sur l’encolure en regrettant le temps où mes abdominaux étaient encore utilisables. Il fait frais. La terre est plus molle, et quelques flaques subsistent, qui mettront du temps à sécher. Mon compagnon s’arrête pour boire. Prince faisait toujours ça. J’ai pris quelques vols parce qu’il avait pilé pour mettre le nez dedans.... Nous repartons. Aïe, une attaque de taons ! J’aurais dû écouter mon compagnon, qui voulait faire le tour... Je chasse celui qui s’est posé sur mon bras, et je réalise que le cheval est agressé de tous côtés. J’assène de grandes claques, sur l’encolure, le flanc, la croupe, et le cheval ne bronche pas, sans doute habitué à cette entraide vigoureuse. J’arrive à les assommer presque tous ! Le dernier, juste à la sortie du bois, est pour le dos de ma main. Celui-là a tout le temps de me piquer. Dommage... Je suis un peu étonnée que le cheval quitte la piste pour entrer dans les chaumes – d’orge, sûrement, c’est trop tôt pour le blé. Devant nous, le champ s’étend à perte de vue jusqu’au sommet de la colline. Le cheval ne me demande pas mon avis. Trois foulées de trot et il s’élance au grand galop, dans une énergie joyeuse qui me rappelle de nombreux instants de bonheur... J’arrive à me dresser sur les étriers pour soulager son dos, j’attrape la crinière... Et ça y est, j’ai quinze ans, mes cheveux s’envolent, je suis la reine du monde, j’avais bien dit à tonton Emile que j’arriverais à faire galoper Tristan, le réformé des courses de trot... C’est un moment d’infinie communion avec le monde. Je sens battre mon coeur et palpiter la terre sous les sabots de l’être hybride que je deviens pour quelques instants, un centaure ! Il faudra que je meure après ça, comment puis-je aller m’enfermer dans une maison de retraite et renoncer pour toujours à me sentir en vie, jeune, libre, éternelle ! Si je tombais, là, maintenant... Mais mon ami à sabots est parfaitement stable. Il repasse au trot puis au pas juste avant le faîte, et revient sur le chemin. Je vais de surprise en émerveillement. Quelle journée ! Je n’avais rien réservé pour les vacances, en fait je ne voulais pas partir, et puis la visite des Mimosas m’a tellement déprimée que j’ai bouclé mon sac sur-le-champ. J’ai voulu aller revoir la ferme, je l’ai trouvée à l’abandon, et ça m’a fait tellement de peine que je suis repartie aussitôt. Sur la route, vingt kilomètres plus loin, j’ai vu un panneau « chambres d’hôte – promenades à cheval ». Je n’ai pas réfléchi. J’ai tourné à droite, j’ai loué une chambre, et je suis partie à cheval. Moi qui prévois toujours tout, que le changement et l’improvisation terrorisent... Je me trouve magnifique, et ça me fait sourire. Ce qui s’étend à mes pieds me laisse sans voix. Dans le creux du vallon que je domine s’étend un petit lac artificiel ; sur la rive d’en face de grands arbres sombres sont à l’à-pic de l’eau, et le bois remonte jusqu’à l’horizon. Tant pis pour les taons, mais j’espère que le chemin le traverse ! Nous descendons tranquillement ; le sorgho a remplacé le blé à gauche. Au bord du lac, quelques petits saules papotent avec la brise du soir. L’eau est claire, elle est peut-être fraîche... J’ai une envie folle de m’y baigner avec mon cheval, mais il est tard, et si cet aimable équidé n’aime pas l’eau... Quand même, j’y reviendrais bien un de ces jours... Splash ! Un poisson a sauté. Veinard, j’en ferais bien autant. Oui mais... Il a attiré l’attention du cormoran de service, qui plane longuement en cercle à la recherche du provocateur. Ca doit être bien aussi, une vie de cormoran. Voler, pêcher... Oups ! Deux canards ont décollé d’un coup et s’élèvent en criant leur mécontentement d’avoir été dérangés. J’attrape la crinière au vol, le cheval aussi a décollé sur quelques mètres ; heureusement, il revient au pas avant que j’aie eu le temps de me dire que ça serait bien qu’il s’arrête. Où sont mes réflexes d’antan ? Je me sens vraiment passager clandestin. Mais le cheval, lui, y trouve son compte, je ne lui demande rien, les rênes sont longues ; je repense à tous ces pauvres bougres que j’ai dû embêter tant et plus quand j’étais jeune... et qui ne m’en ont même pas voulu, tant il est dans la nature du cheval d’être gentil... Cette balade est extraordinaire. J’ai l’impression d’être seule au monde dans un paradis terrestre où la perfection est une habitude. Je n’ai pas assez d’yeux pour tout voir... Le cheval tourne à droite, et nous voilà dans le bois. Dans la fraîcheur on sent plus nettement l’odeur du lac, une odeur de vase et de poisson, cependant fine et délicate, rafraîchissante. Pas de taons ! En revanche ça grimpe fort, je me soulève sur les étriers, je ne suis pas trop à l’aise mais mon compagnon mérite bien que je fasse l’effort. Je reconnais des chênes, des bouleaux, des noisetiers, intriqués en épais rideaux de chaque côté du sentier parfaitement entretenu. Le cheval se met à trottiner, c’est moins fatigant pour lui. Je lui fais confiance, maintenant, je n’ai plus d’états d’âme, c’est comme si j’avais enfin trouvé une place où je serais acceptée telle que je suis, sans attente et sans jugement. Le temps s’est arrêté, j’ai quatre sabots et un dos puissant, je bruisse et je pépie, je suis plantée là entre le ciel et l’eau et mes racines me nourriront en toute saison. Nous sortons du bois... et c’est avec un peu de déception que je reconnais la ferme. C’est déjà fini... Le paysan est là pour m’accueillir. « Vous devez avoir soif ! Laissez... » J’ai presque le mal de terre mais je tiens à remercier mon copain le cheval. Je desselle, je le douche, les gestes me reviennent naturellement. Je lui donne les deux sucres que j’ai dans ma poche et qu’il croque avec un plaisir évident. « Il a sa ration au box ; après, je les remets dehors pour la nuit. » Il doit faire bon, la nuit, dans les prés, alors qu’on étouffe en ville... J’ai la tête un peu à l’envers devant le verre de pastis que je n’ai pas osé refuser. « C’est encore tôt dans la saison, je n’ai pas d’autre pensionnaire, et vous êtes arrivée à l’improviste... Pour ce soir, ça sera des pâtes... Je ne suis pas un grand cuisinier, c’était ma femme qui s’en occupait, pauvre femme... » Je lui souris. « Je vais faire une sauce, si vous voulez. Vous avez des tomates ? » A table, je lui raconte mes aventures avec le cheval. « Je suis vraiment désolé. Ernest a dix-huit ans, en général il reste calme. - Oh, mais il a été très bien ! Je crois qu’il a tenté sa chance, quand il a vu la luzerne. Et puis c’est ma faute, un bon cavalier ne serait pas tombé ! » Je vois une lueur s’allumer dans ses yeux. J’ai marqué un point. Ce qu’il me confirme en me complimentant. « Votre sauce est excellente ! Demain je ferai des courses. - Je peux les faire, si vous voulez, je suis en vacances, et vous n’avez sans doute pas fini l’orge... » Comme il s’étonne, je raconte. Emile et Suzie, le tracteur, les chevaux, les tomates. Il parle de sa femme morte il y a cinq ans, des enfants qui sont partis, des petits-enfants qu’il voit très rarement. « J’ai quatre petits-enfants. L’aîné a sept ans. Je ne les connais pas. J’ai juste reçu les faire-part. C’est vrai qu’ils sont loin... » Il me prend la main. Il est fils d’émigrés italiens, il s’appelle Gianni. Ses parents sont venus en France après la guerre, il avait deux ans. Il a l’impression qu’on lui a volé sa patrie. Pendant des années, il a été un sale Rital, et il n’a jamais vu l’Italie. Je lui parle d’Augustin. « Moi, je crois que c’est mon enfance qu’on m’a volée. » Mon Dieu, il est plus jeune que moi... C’est vrai, pas de beaucoup. J’ai la tête qui tourne, il a les yeux bleus, et il est tellement gentil... Il m’écoute comme si ce que je dis était intéressant... Je regarde la cuisine autour de moi. Le vieux bahut, la cheminée haute, la cuisinière qui doit avoir plus de trente ans, le chat roux qui est couché sur le tas de bois... Et j’ai l’impression folle... non, j’ai la certitude, encore plus folle, que les Mimosas vont devoir se passer de moi. « C’est quoi ton petit nom ? - Jeannette. - Gianni et Jeannette ! C’est extraordinaire ! », s’exclame-t-il comme s’il avait lu dans mes pensées. « Je... Tu vas me trouver fou... C’est vrai que je n’ai pas grand-chose à t’offrir... Et sûrement pas des vacances... - Ca tombe bien, je m’ennuie toujours en vacances... » Adieu les Mimosas ! Mon destin a changé de route. C’est peut-être un pari stupide, mais j’ai le sentiment d’être arrivée là où j’aurais dû être depuis longtemps. Je repense à mon amie la fourmi. C’est comme si elle m’avait dit que l’important, c’est de savoir recommencer. Si une fourmi le peut... Narwa Roquen,désolée pour le retard, demain je commence les commentaires... pouf pouf... Ce message a été lu 7230 fois |