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De : Narwa Roquen Date : Mercredi 31 mars 2010 à 22:08:56 | ||
J’étais aux cuisines quand je perçus l’appel de Zéphyr. Personne ne savait que je pouvais communiquer par l’esprit avec les animaux. Cela avait commencé en cette horrible nuit où le Dragon des Czerniks avait ravagé le château. Quand Diakine, le Capitaine de la Garde, m’avait juchée, transie de froid et de peur, sur le dos de Zéphyr, dans cette nuit glaciale qui résonnait de hurlements de terreur, j’avais ressenti pour la première fois dans ma tête la voix apaisante de mon cheval préféré. « N’aie pas peur, petite fille. Je vais t’emmener en lieu sûr. Tu m’entends parler parce que tu possèdes le Don des Svetlakov, comme ton père et son père avant lui. Je t’en supplie au nom de tous les Dieux de la Sainte Svetlakie, ne le révèle à personne avant que le juste temps ne sois venu, et ceci quelle que soit l’affection que tu portes à celui qui t’interroge. Il y va de ta vie. L’heure de vérité viendra. Sache simplement que tous les animaux de ta terre sont à jamais tes alliés. Et maintenant, accroche-toi à ma crinière et qu’aucune plainte ne franchisse tes lèvres !» Marishka, maintenant Reine, m’avait confié l’intendance depuis que j’avais quatorze ans, et je m’efforçais d’être à la hauteur de la tâche, tant bien que mal. « ...Et deux cents petits pains au lard. Le Seigneur Dnorilev aura sûrement une suite imposante ! » Nous préparions le mariage de ma soeur. J’étais écrasée par la responsabilité – et éperdue de fierté en même temps. J’allais enfin pouvoir montrer à Marishka combien je l’aimais, combien je lui étais reconnaissante de m’avoir toujours protégée, chérie, consolée, à travers toutes les épreuves que nous avions subies. Elle avait toujours été ma lumière, mon guide, mon modèle, mon secours ; elle était belle comme l’aube, forte comme le rocher, intelligente, vive, majestueuse... Elle savait toujours pardonner mes manquements, mes fantaisies d’enfant, mes lubies indignes d’une princesse, mes peurs irraisonnées, mon manque d’ambition, mon sentimentalisme stupide pour les petites gens et les animaux sans défense... « Je dois parler au jardinier. Je reviens tout à l’heure. » Je traversai bien le parc, mais pour me faufiler discrètement dans les écuries. Zéphyr était couché sur le flanc ; il haletait péniblement et ouvrit juste une paupière à mon approche, sans même relever la tête. «Je suis content de te voir, petite fille. Je m’en vais. Je voudrais rester plus longtemps pour te porter secours, mais les Dieux me l’interdisent. Il y a des choses que tu dois savoir.» Je pris la lourde tête sur mes genoux, couchant sans vergogne la soie brodée de ma robe précieuse dans la paille odorante de la litière. « Mon pauvre Zéphyr... tu vas me manquer. Je ne trouverai plus jamais un cheval tel que toi. Mais si ton heure est venue, alors je te libère. - Ecoute-moi, petite fille.» J’allais avoir quinze ans, mais depuis qu’il me parlait, il m’avait toujours appelée ainsi. Les autres disaient « Princesse Sonia », ou « Sonietchka ». Lui, c’était « petite fille ». « Tu auras besoin de t’enfuir un jour prochain. Prends Nadievna, la jument grise. Elle saura t’emmener là où tu devras aller. Ne pose pas de questions. Les Dieux ne m’ont pas tout révélé, et il est des secrets que je n’ai pas le droit de partager avec toi. Cependant tu es en danger, et certaines choses doivent t’être connues, avant cette date fatidique... - Tu parles du mariage de Marishka ? - Pas seulement. Tu sais qu’à quinze ans, vous les humains, vous devenez adultes au regard de la loi. Et que dans la famille royale être adulte signifie pouvoir prétendre au Trône. Ton frère Vlad, le pauvre, est mort juste avant son anniversaire. Il avait le Don, et s’il avait vécu, ton père l’aurait désigné comme successeur. - Forcément. Les garçons ont toujours priorité sur les filles pour régner, c’est la loi. - C’est vrai. Mais Marishka n’a pas le Don. - Ca n’est pas très important. - Mais c’est la loi. Sur le trône de ton père il est écrit « Seulement avec le Don, dans l’honneur du Dragon ». - Comment tu le sais ? Moi, je n’ai jamais eu le droit d’entrer dans la salle du trône ! - Dans ma vie antérieure, j’étais le Capitaine de la Garde. J’ai servi ton grand-père pendant toute ma vie humaine, et j’ai été renvoyé sur terre sous cet avatar de cheval pour prendre soin de toi, parce que telle était la volonté du Donateur. - Mais Marishka est Reine, et tout se passe bien. - Je ne t’en dirai pas plus. Tu découvriras les choses par toi-même. Regarde dans le coin du box, sous la mangeoire. J’ai fait tomber le poignard d’ Almet, le palefrenier, ce matin, et je l’ai caché pour toi. Le pauvre garçon doit le chercher partout ! Prends-le, et promets-moi de l’avoir toujours sur toi. Tu ne sais pas te battre, mais en cas de besoin... - Que pourrait-il m’arriver tant que Marishka est Reine ? C’est ma soeur, elle me protègera envers et contre tous, comme elle l’a toujours fait. - Il est juste que tu penses cela aujourd’hui. Néanmoins il faut qu’avant le mariage tu prennes le temps d’explorer le passage secret qui part du fond de l’écurie.» Je fronçai le sourcil. « Quel passage ? - Ah, tu ne connais pas encore tous les mystères de ce château... Dans la graineterie, sur le mur du fond, il y a un anneau d’attache. Inutile, me diras-tu, dans une pièce où l’on stocke les sacs d’orge et d’avoine... Un tour entier vers la droite, et tu auras accès au souterrain. Veille à ne pas te faire surprendre, et referme derrière toi. » Il poussa un profond soupir. « Je suis fatigué... Mais j’ai accompli ma mission. Adieu, petite fille. Tu es une cavalière exceptionnelle, celle dont tout cheval rêve, discrète, compréhensive, attentionnée... Nadievna a bien de la chance... Mais je meurs heureux, j’ai eu cette chance avant elle...» Il ferma ses doux yeux de velours et sa tête s’appesantit sur ma cuisse. Des larmes brûlantes me déchirèrent les yeux. « Bon voyage, mon ami. Moi aussi j’ai de la chance d’avoir tant appris de toi. Tu as été un compagnon fidèle et un maître indulgent. Envole-toi vers les vertes prairies du Donateur et que ton Esprit ne connaisse que la joie ! » Je reposai doucement la tête bien-aimée dans la paille, et déposai un long baiser sur la joue soyeuse. Je quittai l’écurie sans bruit en serrant les dents pour ne pas pleurer. Le mariage serait célébré trois jours plus tard et le promis arriverait dans la journée du lendemain. J’avais mille et une choses à préparer, Marishka comptait sur moi, je me serais faite tuer plutôt que de la décevoir et mon trouble m’empêchait de réfléchir. Dehors le soleil couchant mettait des ombres roses sur le parc silencieux. Revenir aux cuisines, vite. Puis voir la lingère. Le passage secret... Je l’explorerais par fidélité envers Zéphyr. Mais enfin, au regard de tout ce que j’avais à faire, cela pouvait attendre. Les invités arriveraient dans la soirée. Un soleil radieux illuminait le château et les préparatifs se déroulaient sans encombre. Je prétextai une migraine de fatigue, volai un morceau de pain et un gros bout de fromage aux cuisines, et me glissai dans l’ombre tranquille des écuries, puisque j’avais promis. Nadievna m’accueillit d’un hennissement feutré. Je caressai au passage le chanfrein délicat et entrai dans la graineterie, bien résolue à accomplir mon exploration aussi vite que possible. Je repérai tout de suite l’anneau et lui imprimai un tour vers la droite. Une porte s’ouvrit sur un passage sombre. Je retournai sur mes pas, et je trouvai une lampe posée par terre, dans le couloir. Des allumettes... J’en avais aperçu une boîte abandonnée sur un sac de grain. Dans la lumière vacillante, je cherchai un moyen de refermer la porte. Il y avait un autre anneau d’attache à gauche de la porte. Je le tournai vers la droite, sans effet, puis vers la gauche, et la porte coulissa sans bruit. J’avançai dans un silence absolu le long d’un étroit tunnel en pente douce, qui se transforma bientôt en un escalier raide et interminable; je dus ralentir. Le manque de sommeil de ces derniers jours rendait mes yeux brûlants et je craignais de tomber à tout moment. Je n’ai jamais été très courageuse et si je m’obstinai à descendre, c’était parce que j’étais persuadée que Zéphyr ne m’aurait jamais mise en danger. Enfin je débouchai dans une vaste salle, haute de plafond et dont le sol était dallé. Elle était encombrée d’objets volumineux dont les ombres menaçantes me firent frémir. J’avais très envie de m’enfuir, mais je respirai profondément pour me donner du courage et je levai très haut la lampe au dessus de ma tête... Je poussai un cri d’effroi et fis un bond en arrière. Devant moi se tenait Golgotch, le roi Dragon, l’assassin de ma famille, dressé de toute sa hauteur. Mais sa tête à moitié tranchée pendait lamentablement sur le côté du cou. Le coeur battant je me fis violence pour m’approcher et je braquai ma lampe sur le terrible animal. Je découvris un grand trou sous le ventre et je m’y glissai. En fait, le corps avait été évidé de l’intérieur, ménageant un espace qui pouvait contenir deux hommes. Je m’extirpai avec soulagement de cette étrange cachette et m’assis sur un des grands coffres, pour essayer malgré mon émotion de retrouver assez de calme pour raisonner de manière logique. Personne n’avait revu Golgotch depuis l’attaque du château, et personne ne s’était non plus vanté de sa mort. Il avait pu être tué auparavant, et sa dépouille utilisée pour... par... Non, ce n’était pas possible... Des humains ? Un complot, une machination, un coup monté habilement pour faire croire au crime de l’animal mythique et éviter les recherches et les poursuites... J’aurais pu mourir aussi... Je n’avais dû mon salut qu’à Marishka, qui était venue avec Diakine me réveiller en pleine nuit pour m’entraîner, par des couloirs dérobés, jusqu’à la porte ouest où nous attendait un garde avec des chevaux. Avec une fébrilité angoissée, j’ouvris les trois grands coffres qui entouraient le cadavre du Dragon. Ils contenaient des vêtements noirs, avec des cagoules percées au niveau des yeux. Les sbires ! La légende disait que Golgotch ne se déplaçait qu’entouré de son armée de serviteurs fantômes, esprits des humains qu’il avait dévorés. Mais aucun spectre n’avait agi ce soir-là. C’étaient des hommes, des humains emplis de cruauté et de haine, qui avaient utilisé la légende pour masquer leur crime odieux. La peur me noua le ventre. Ceux qui avaient frappé étaient en liberté, rien ne les empêchait de tuer encore. Ma soeur était en danger ! Peut-être moi aussi, mais je n’avais jamais intéressé personne, j’étais la petite dernière, mignonne, peureuse et trop gentille pour être dangereuse. Je m’apprêtais à repartir sur le champ pour prévenir Marishka au plus vite ; mais il restait une masse sombre au fond de la salle, un objet imposant recouvert d’un drap. Résolue à aller jusqu’au bout de mes tristes surprises, je le retirai d’un coup sec. Un trône apparut, en tous points semblable à celui de la Grande Salle. Enfin, c’était ce qu’il me parut. Jusqu’à quinze ans les enfants n’ont pas le droit d’entrer dans la Grande Salle, puisqu’ils ne sont pas conviés aux réceptions ni aux assemblées du Royaume. Bien sûr, tous les princes et princesses, depuis la nuit des temps, n’ont de cesse que d’y entrer en cachette, quitte à se faire punir, mais c’est toujours à la sauvette et dans l’obscurité, quand les gardes s’assoupissent un instant au coeur de la nuit. J’examinai minutieusement ce siège royal, afin de le comparer à l’autre dès mon retour. Sur le haut dossier de bois sculpté, surmonté d’une tête de dragon, était inscrite en lettres d’or la devise des Svetlakov : « Seulement avec le Don, dans l’honneur du Dragon ». Et pour la première fois depuis cinq ans, cette phrase me gifla en une évidence douloureuse : Marishka n’avait pas le Don. Et elle régnait. Mais il n’y avait pas d’autre solution et d’ailleurs elle régnait bien, il n’y avait rien à redire... Et puis, parce que la mémoire est capricieuse, je me souvins de cette conversation que j’avais surprise en passant saluer Nadievna, la veille. Le Chef de la Garde, Diakine, s’entretenait avec Arienko, le Responsable des Ecuries Royales. « Trois chevaux suffiront ; je vais mettre en place une ronde supplémentaire. Le peuple gronde, au village, que ce mariage leur coûte trop cher et qu’ils aimeraient au moins profiter de la fête. Il ne faudrait pas que quelques fauteurs de troubles viennent gâcher les festivités. - Tu as raison. Les chevaux seront prêts. Mais d’un autre côté je les comprends. Ce dernier impôt était vraiment injuste. Le roi Igor... - Tais-toi, mon ami. Ne nous mettons pas inutilement en danger. » Sur le moment je n’y avais pas prêté attention. Pourquoi cela me revenait-il maintenant ? Je fus prise d’un vertige. Tout se mélangeait dans ma tête, je ne savais plus rien, tout était confus, j’avais le sentiment d’avoir compris quelque chose et que ce quelque chose m’échappait... Je repartis en courant vers le château. Dans ma précipitation, je relevai mal les pans de ma robe et je trébuchai au beau milieu de l’escalier, me blessant le genou dans un grand déchirement de tissu et un nuage de poussière. Je traversai l’écurie en trombe, bousculant deux palefreniers. J’ouvris à la volée la porte de la Grande Salle sous l’oeil effaré des gardes qui n’osèrent même pas m’arrêter. Je me plantai en face du trône vide. C’était la réplique exacte de celui que j’avais trouvé dans le souterrain... hormis l’inscription sur le dossier, qui en était absente. Je ne savais plus ce que je faisais, mais il fallait que je le fasse. Je grimpai les escaliers quatre à quatre, relevant à pleines mains ma robe sale et déchirée, bien au dessus de ce genou qui n’en finissait pas de saigner. Les servantes que je croisai s’écartèrent sur mon passage d’un air à la fois inquiet et horrifié. J’entrai dans la chambre de Marishka sans frapper. Elle était assise devant sa coiffeuse, et nouait un collier de perles autour de son cou, en se souriant dans le miroir. Elle portait une robe rouge qui mettait en valeur ses formes féminines, cette opulente poitrine que je n’aurais jamais, cette taille fine, ce rein cambré... J’eus l’impression tout à coup d’être face à une étrangère. Sans s’émouvoir de mon intrusion intempestive, elle se retourna lentement, accueillante et calme comme à son habitude. « Ma Sonietchka ! Mais dans quel état ! Tu as eu des ennuis, ma chérie ? » Je la regardai avec méfiance et ma voix se troubla au sortir de ma gorge. « Tu n’as pas le Don, n’est-ce pas ? - Ecoute, ma chérie », me rétorqua-t-elle en haussant le sourcil, « nos invités ne vont pas tarder, ce n’est pas le moment de ... - Tu n’as pas le Don ! Tu as fait changer le trône parce que tu n’as pas le Don ! Et Vlad l’avait ! C’est Vlad qui devait régner ! Mais... » Hors d’haleine, je tentai de reprendre mon souffle. Et la vérité jaillit dans mon esprit, aussi douloureuse qu’une atroce brûlure, une vérité tellement étouffante, tellement horrible que je n’arrivai qu’à articuler faiblement : « Est-ce c’est toi... qui... » Marishka éclata de rire. « Allons, ma chérie, tu ne vas pas regretter cet horrible marmot qui te tirait les cheveux et m’humiliait en permanence parce qu’il avait le Don et pas moi ? Je t’ai laissé la vie, tu devrais m’en être reconnaissante ! - C’est toi... Toi ! - J’aurais pu te faire tuer, ce soir-là. Mes partisans me l’avaient conseillé. Mais j’ai trouvé plus malin de te faire grâce : tu me servais d’alibi ! Le Dragon avait frappé au hasard, et nous en avions réchappé toutes les deux, c’était juste une question de chance ! » Elle était assise devant moi, froide, lucide, impitoyable. Elle avait fait poignarder son propre père, la mère qui lui avait donné le jour, et son frère puîné, pour assouvir son ambition de régner, et elle m’en parlait d’un ton calme et posé, comme elle m’aurait narré un évènement futile... Une gerbe de flammes me dévora le coeur. Il y avait dans ses yeux une lueur maléfique, maudite, terrifiante ; les spectres de ma famille assassinée se dressèrent derrière elle, grimaçant de haine et de douleur, hurlant leur soif de vengeance, l’air se remplit d’une odeur de soufre et de putréfaction et de ma poitrine jaillit un cri de bête blessée. Le visage de Marishka se tordit en un rictus immonde et prit les traits d’une bête sauvage, les babines retroussées sur des crocs sanguinolents, une bave rouge carmin s’écoulant goutte à goutte sur la robe rouge sertie de perles et de diamants ; ses bras se transformèrent en de longs serpents noirs agités de mouvements pendulaires, les têtes plates dressées pour l’attaque, les yeux blancs jetant des étincelles furieuses. Ma pauvre soeur avait été subjuguée par un monstre cruel adepte d’une magie noire dont j’ignorais la source. Il fallait que je la sauve, il fallait que je la délivre de cette emprise maléfique, il fallait que je détruise cette horrible créature pour retrouver enfin ma soeur bien-aimée, celle qui m’aimait tant, celle qui m’avait sauvé la vie... Je cherchai le poignard dans ma poche. Mais je n’en avais pas besoin ! Mes mains étaient en feu, car au bout de mes doigts poussaient des griffes dures et effilées, ma poitrine s’amplifiait, j’étais plus grande et plus lourde, des feulements sauvages s’échappaient de ma gorge puissante, et une voix tonitruante et fière résonnait dans ma tête. « Le Dragon des Czerniks a toujours protégé la Svetlakie ! Le Dragon des Czerniks a toujours protégé...» L’âme du fidèle Dragon était en moi. Je sentais sa juste colère échauffer le sang dans mes veines, son souffle brûlant inondait mes poumons de son pouvoir torride, sa volonté magnifique brillait dans mon esprit transcendé, il revivait en moi, j’étais Golgotch le Pur, l’Allié indéfectible, le garant éternel de la gloire des Svetlakov... Je me jetai sur la bête qui me faisait face, sûre de ma force, sûre de mes coups, et je frappai, je frappai les serpents et leur froideur venimeuse, je frappai la bête sanguinaire et sa vanité insolente, je frappai sans penser, je frappai dans le vide, je frappai pour frapper parce que frapper c’était vivre, je frappai sans me soucier des mains qui retenaient mon poignet, des bras qui bloquaient mes épaules, des coups qui pleuvaient sans me faire mal puisque j’étais le Dragon tout-puissant et que rien ne pouvait m’atteindre... sauf la nuit, profonde et brutale, dont les portes s’ouvrirent sous mes pieds et où je m’écroulai, comme dans un gouffre sans fond. Ai-je entendu ou ai-je rêvé que ma soeur disait, d’un ton condescendant et presque apitoyé : « Emmenez-la dans sa chambre. La pauvre enfant a perdu la raison. Trop de fatigue, sans doute. » Pola, ma nourrice, murmurait à une servante : « Ramène-moi de l’onguent, je n’en ai plus. Elle est couverte d’hématomes, ces brutes me l’ont massacrée ! Et de la glace, aussi. Fais préparer un bouillon de poule, bien salé, avec un jaune d’oeuf du jour, pour quand elle se réveillera. Par la miséricorde du Donateur, s’ils me l’ont tuée, qu’ils soient maudits ! » Je n’ouvris pas les yeux. J’avais l’impression que ma tête allait exploser sous les coups de boutoir qui assaillaient mes tempes. Mon corps tout entier était douloureux et palpitait de souffrance, mes épaules étaient lourdes, mes bras gourds, mes jambes brûlantes. J’essayai de me souvenir de ce qui s’était passé. Je me revis courir vers la chambre de Marishka, j’avais quelque chose d’urgent à lui dire... J’avais dû être agressée, ensuite, mais par qui ? Je ne me rappelais pas avoir eu peur. Je ne me remémorais aucune lutte, il y avait juste le visage de ma soeur. Pourquoi n’était-elle pas inquiète pour moi ? Pourquoi avait-elle cet air distant et hautain ? J’entendais au loin une musique entraînante, et des cris et des rires. La fête devait battre son plein. Pourvu que tout se passe bien ! J’aurais dû être en cuisine pour donner les ordres ; si nos invités étaient déçus, Marishka me le pardonnerait peut-être, mais je m’en voudrais pour le restant de mes jours. La porte se referma sur la servante. A ma grande surprise, Pola s’adressa à moi. « Sonietchka ma petite fille, je sais que tu m’entends. Je t’ai nourrie à mon sein plus longtemps que tous les autres, et je te connais par coeur. Je ne sais pas ce qui s’est passé avec ta soeur, les autres disent que tu es devenue folle, mais tu as toujours été tellement posée et raisonnable que j’ai du mal à le croire. Seule une raison grave a pu te pousser à essayer de la tuer. » Paniquée, j’ouvris les yeux. « J’ai voulu tuer Marishka ? - C’est ce qui se dit. Quand les gardes t’ont assommée, tu avais un poignard à la main, et tu cherchais à frapper ta soeur. » Je fermai les yeux, tendue comme la corde d’un arc vers ces souvenirs dont j’avais absolument besoin... maintenant... Et dans une vague de nausée débordante, je revis toute la scène, tandis que dans mon esprit la voix du Dragon reprenait son leitmotiv : « Le Dragon des Czerniks a toujours protégé la Svetlakie... » L’ignominie de Marishka m’avait fait perdre le sens. Pour nier l’évidence, j’avais préféré m’imaginer qu’elle n’était que la victime innocente d’une étrange malédiction. La vérité me serrait le coeur, mais c’était la vérité. Je me relevai avec peine. « Pola, il faut que je m’enfuie. La vengeance de Marishka... - C’est bien ce que je pense, ma chérie. Tu sais que tu peux me faire confiance. Je suis vieille, maintenant, et même si t’aider devait me coûter la vie, je ne perdrais pas grand' chose. Mais je mourrais de chagrin s’il devait t’arriver malheur... - Je suis tellement fatiguée », soupirai-je. Elle me sourit, et me fit boire une de ces potions dont elle avait le secret. Je fus prise d’un grand vertige, mais quand il céda, j’avais l’esprit clair et toute douleur avait disparu. « Je t’ai trouvé des vêtements de garçon. Tu passeras plus facilement inaperçue. Tu es couverte de bleus mais tu n’as rien de cassé. Il faudra juste que je te coupe les cheveux. Le désordre de la fête t’aidera à partir. J’ai prévenu Diakine, il a sellé Nadievna. - Mais comment sais-tu... » La vieille nourrice me sourit d’un air malicieux. « Plus tard, quand tu reviendras, je te raconterai. Les Svetlakov ne sont pas les seuls à posséder le Don. Nous autres, bien sûr, nous ne règnerons jamais, mais nous sommes les plus fidèles alliés du roi légitime – ou de la reine, bien sûr ! - Diakine aussi ? - Bien entendu. Allez, mon enfant, vite, chaque instant est précieux ! » Je vacillais un peu sur mes jambes, mais l’amour inconditionnel de Pola et son aide inespérée m’avaient donné une énergie nouvelle et une assurance sans faille qui ne m’était pas coutumière. Si les Dieux avaient permis cela, c’était sans doute parce que ma cause était juste. Et il n’y avait pas de raison pour que leur protection m’abandonne... Nadievna m’attendait dans son box, sellée, harnachée, et les fontes de sa selle débordaient de provisions. Diakine sortit de l’ombre, amical et paternel. « J’ai enveloppé ses sabots de linges pour atténuer le bruit. Je te mène jusqu’à la porte nord. Ensuite, rends-lui les rênes et laisse-la te conduire. - Merci », répondis-je, les yeux emplis de larmes de reconnaissance. « Tu reviendras, Princesse, je le sais, pour retrouver ce qui t’est dû, parce que cela est juste. Sois sans crainte : je t’attendrai, et je ne serai pas le seul. » Il m’ouvrit la porte et serra ma main une dernière fois. Devant moi la nuit était claire et le premier quartier de lune semblait m’adresser un message d’espoir. Une page se tournait. Je laissais derrière moi mon enfance, ses certitudes et ses leurres, pour m’aventurer seule vers des horizons dont j’ignorais tout. Nadievna hennit doucement et j’entendis son esprit tranquille et joyeux me parler posément. « La route sera longue mais nous reviendrons. Je sais ce que j’ai à faire. Ton destin est en marche.» Elle s’élança de son galop souple et confortable et je respirai à pleins poumons l’air pur de la nuit. J’allais avoir quinze ans. Je n’avais jamais vécu seule, je n’avais jamais quitté l’enceinte rassurante du château, je ne savais pas me battre... Et étrangement, je n’avais pas peur. A suivre... Narwa Roquen,qui s'est encore laissée embarquer... Ce message a été lu 7811 fois | ||
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