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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mercredi 25 novembre 2009 à 23:44:26
L’initiateur


La Cité est obscure et silencieuse. La lune pleine joue à étirer les ombres des maisons, comme un petit soleil froid qui règne en maître au coeur de la nuit. Seul le château, sur la colline, brille de mille feux. Quelques échos de musique et de cris parviennent aux rues désertes, portés par le vent tiède du début de l’été. C’est la fête du Solstice, la plus grande fête de l’année, l’Erophila, la fête d’Eros, celle où les corps vont se confondre toute la nuit sans distinction de rang ou de classe. Les adultes sont tous là, toute absence entraînerait le bannissement définitif d’Eroniké.
Les enfants ont été emmenés par les vieilles femmes sur les hauts pâturages du mont Aris, où ils vont garder les moutons et apprendre le nom des étoiles.
Cependant quelques silhouettes masquées font résonner leurs sandales sur les pavés usés. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont nus sous la grande cape noire et portent à la main une pièce de bronze percée en son centre, semblable à celle que porte à son cou chaque femme d’Eroniké sexuellement active. Ils sont en mission. Car cette nuit est celle de l’Initiation, pour les jeunes filles ayant eu seize ans dans l’année. Dans les maisons sombres, où toute lumière est interdite jusqu’à l’aube, seules dans leur chambre, nues sous la couverture légère, elles attendent, impatientes ou inquiètes.
Le culte d’Eros a érigé l’amour physique en institution. Les couples fidèles ne sont pas proscrits, mais restent une curiosité anecdotique qui attire le mépris et la moquerie. Les unions sont libres et nombreuses, les enfants, en majorité de père inconnu, sont élevés par les mères. L’attachement sentimental est une incongruité. C’est pourquoi l’une des mesures préventives est l’Initiation anonyme des vierges, programmée par le Conseil à chaque fête du Solstice. Les Initiateurs sont au nombre de douze. Sélectionnés par les Sages pour leurs qualités physiques et leur expérience, ils tirent au sort, le matin même, le nom de celle ou de celles qu’ils visiteront dans la nuit, puis jettent le morceau de parchemin dans le feu. Personne ne doit savoir, sous peine de mort. L’Initiation est un rite sacré auquel personne ne peut se soustraire.



Il est arrivé. Il n’est pas pressé, il n’a qu’une fille à Initier. Cléion et Martius en ont deux, grand bien leur fasse. On ne refuse pas l’honneur d’être Initiateur, mais la mission n’est pas toujours facile, ni même agréable. Il y a les laides, les grasses, les suantes, et pire encore, celles qui pleurent et qui supplient, celles qui veulent savoir, celles qui veulent être aimées... Le sentiment amoureux n’a rien à voir dans cette affaire. Il s’agit de tracer le chemin pour que les jeunes filles soient prêtes à satisfaire tous les désirs masculins, comme il se doit, sans crainte et sans retenue.


Le verre de vin est sur la table, où brûle un lumignon qu’il éteindra tout à l’heure. La pièce d’or est à côté. Il la prend, la glisse dans la poche de sa cape et dépose la pièce de bronze. Il hésite. Avant, après ? Avant. Il avale d’un trait le vin ambré. Trop sucré. Il fait la grimace et soupire, trouve un broc d’eau sur le bahut et en remplit le verre. Il connaît la mère de Zéphyra. Léda est une femme gironde et généreuse, mais pénible. Il faut toujours qu’elle en fasse trop. Pour un soir d’orgie, après quelques cruches de vin et deux ou trois beautés, pourquoi pas. Elle ne cesse de lui faire des avances mais, à jeun, il décline toujours poliment. La fille est plutôt jolie, mince mais bien formée, elle a l’air un peu sauvage mais dans son expérience ce sont les plus chaudes. Il espère seulement qu’elle sera plus discrète que sa mère.


Le chemin jusqu’à la chambre est semé de pétales de roses blanches, et le clair de lune triomphant qui s’engouffre par les fenêtres l’accompagne tout au long de l’escalier. Les traditions sont respectées, c’est bien. Il entre sans frapper.
« Bonsoir, Zéphyra. Que l’amour soit avec toi.
- Bonsoir, Initiateur », répond une voix nullement craintive, et qui vient de derrière lui.
Il se retourne, étonné, après avoir constaté que le lit baigné de lune est vide et intact. Une ombre se tient contre le mur. Un reflet brillant scintille dans une main blanche, seule partie éclairée de ce corps caché dans l’obscurité. Prudemment, il recule d’un pas.
« Eh bien ? Tu n’es pas prête ? »
La jeune fille avance vers lui. La main baignée de lumière froide brandit une dague effilée.
L’homme n’est pas inquiet, il se sait fort et agile. Il pense juste que cela va traîner en longueur et qu’il va manquer les plus belles heures de la Fête du Solstice.
« Je refuse l’Initiation », déclare Zéphyra sans trembler.
L’homme rit doucement. Voilà sept ans déjà qu’il Initie, il est l’homme le plus convoité d’Eroniké, et cette petite idiote joue les rebelles effarouchées. Lui qui croyait avoir tout vu ... Il ne se sent pas vraiment en danger. C’est plutôt amusant, et même, cela pourrait mettre un peu de piment dans ce rituel devenu terriblement routinier au fil des années. D’ailleurs depuis quelque temps il trouve que toutes ses relations avec les femmes se ressemblent. La jouissance est toujours là, mais elle se teinte d’ennui. Elles se donnent, elles crient, elles se pâment, mais leurs visages et leurs corps se confondent, aucune ne retient vraiment son attention. Aucune ne résiste jamais. Etre courtisée par Alexandre est un honneur qu’elles se disputent, et elles sont conquises avant même d’avoir été chassées. Cela l’a flatté, au début. Il s’y est habitué. Il refuserait bien, parfois, mais aux yeux de la Cité il a une réputation à maintenir. Il est le premier, le meilleur. Si cette péronnelle savait la chance qu’elle a...
« Très bien », murmure-t-il. « Baisse ton poignard. Je ne vais pas te prendre de force. »
Décontenancée, Zéphyra le voit se diriger vers la fenêtre pour fermer les lourds rideaux, puis allumer la lampe sur la table de chevet et ôter son masque avant de s’asseoir sur le lit, drapé dans sa cape noire d’où émergent deux mollets poilus aussi ridicules que des pattes de poulet. Elle ne sait que dire. Il a enfreint la Loi, il a éclairé, il s’est démasqué, et c’est...Depuis le temps que toutes ses amies lui en rebattent les oreilles, de cet Alexandre, et sa mère en premier...
« Tu sembles surprise, petite... Viens t’asseoir, viens. Tu n’as pas besoin de me tuer, je t’ai offert ma vie en me démasquant. Demain tu me dénonces, et je suis mort. Viens, personne ne nous dérangera avant l’aube. »
Mal à l’aise, elle se pose à peine près de lui, gardant l’arme bien serrée dans sa main. Il soupire en s’allongeant sur le lit :
« C’est drôle comme l’amour et la mort sont toujours liés. N’appelle-t-on pas le faîte de la jouissance « la petite mort » ? Mais ce sont des choses que tu ignores, bien sûr. »
Il est suffisant, arrogant, orgueilleux. Elle voudrait qu’il s’en aille.
« Ce n’est pas pour ce soir. Va-t-en. »
Au lieu d’obtempérer, il se rassied, délace ses sandales et masse longuement ses pieds.
« Hmm... La journée a été longue... et si chaude... Il nous faudrait un peu de pluie... »
Ses pieds sont longs, fins, élégants. Le soleil les a dorés, comme tout ce qui émerge de sa cape, son visage aux traits harmonieux, ses bras puissants recouverts d’un duvet blond, ses mains vives et agiles. Pourquoi ses pieds ne portent-ils pas les marques des sandales ? Se pourrait-il qu’il les expose nus au soleil juste pour les faire... bronzer ? Ce raffinement hédoniste lui semble stupide et vain, et conforte son antipathie pour le personnage. Mais ses pieds sont là, sur son lit, soignés, lisses, splendides. On dirait les pieds de la statue d’Hermès, sur la place. Elle a souvent prié Hermès, le dieu des voyages, de lui permettre de quitter un jour cette île maudite, où la vie qu’on lui promet ne l’enchante guère...
Il s’est assis en tailleur. La mine sombre, il contemple ses pieds.
« A quoi bon tout cela... Tu as raison de refuser l’Initiation si tu ne te sens pas prête. Cette loi est stupide. J’ai laissé la pièce de bronze en bas, je ne dirai rien. Sans doute attends-tu d’être amoureuse pour te donner corps et âme à ton amant ? »
Elle ouvre de grands yeux étonnés, n’ose répondre. Il soupire encore.
« Tu as raison. J’ai connu toutes les femmes d’Eroniké. Je me suis vautré dans des nuits d’orgie, j’ai enivré mon esprit de tous les vins de Grèce et d’ailleurs... et rien de tout cela n’a pu chasser l’intense sentiment de solitude qui m’étreint lorsque la nuit tombe. Les femmes ne voient en moi qu’un objet de plaisir, le bel étalon qu’il faut conquérir pour rendre jalouse sa voisine, sa mère ou sa soeur, le jouet plaisant qui égaiera une nuit ou deux... Mais aucune ne m’aime. Si je mourais ce soir par ta main, aucune ne verserait une larme sincère, et dès demain Alcibiade, Créon ou Démékos me remplaceraient auprès d’elles sans qu’elles en soient affectées.
J’aurai bientôt trente ans, je suis presque vieux, et ma vie est une mascarade dépourvue de sens, sans gloire et sans honneur. Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux mourir... »
Ses yeux verts sont sombres et brillants. Combien il est différent de cet autre Alexandre, qui parcourt les rues de la Cité au bras des plus jolies, en se gaussant méchamment des laides et des grosses... Zéphyra hésite un instant. Ce pourrait être un piège. L’animal est roué, elle le sait, nul n’en ignore. Mais s’il était sincère ? Les Dieux lui tiendraient rigueur de son indifférence, cela est sûr, et elle-même en garderait une honte éternelle... Et puis, quoiqu’elle s’en défende, elle n’est pas insensible au charme de cet homme, tellement différent des adolescents de son âge, bagarreurs, sales, grossiers... Il a des pieds magnifiques...
Elle s’éclaircit la voix, décidée à tendre la main mais redoutant de se faire flouer.
« Ne parle pas ainsi. Tu trouveras sûrement une femme pour t’aimer. Peut-être ne sera-t-elle pas la plus belle, mais... »
Sa voix s’étrangle. Elle est dans le feu de son regard et elle sent une étrange chaleur qui lui mordille le ventre à l’intérieur.
« Tu es une gentille fille, Zéphyra. Mais je suis allé trop loin, personne ne peut plus rien pour moi. »
Désemparée, elle pose sa main sur celle d’Alexandre, en un geste qu’elle pense fraternel. Lentement, sa main à lui pivote, ses deux mains enlacent son poignet, et il dépose un doux baiser dans sa paume ouverte. Un baiser qui se prolonge, s’éternise. La bouche aux lèvres infiniment tendres frôle un à un chacun de ses doigts, tandis qu’une larme brûlante vient s’écraser sur son poignet. Il l’attire à lui, prend sa tête sur son épaule, et caresse ses cheveux défaits d’une main respectueuse. Zéphyra sent monter en elle un trouble inconnu, qu’elle devine s’appeler désir. Comme un manque. Mais comment peut-on manquer de ce que l’on ne connaît pas ? Elle sait seulement que s’il demande...
Il s’écarte.
« Allons, tu n’es qu’une enfant. Nous avons quelques heures à tuer avant l’aube. Il ne faudrait pas qu’on me voie sortir trop tôt de chez toi, cela paraîtrait suspect. »
Une arrière-pensée de défiance la touche à peine. Elle n’est plus en état de réfléchir, de lui répondre que cette nuit seuls les Initiateurs marchent dans les rues...
« As-tu un jeu des cinq lignes ? »
Elle est imbattable à ce jeu. D’ordinaire. Mais sa main tremble en soulevant les billes de bois et son esprit confus est incapable de la moindre stratégie. D’autant qu’il est près d’elle, tout près... Il se dégage de son corps, qu’elle sait nu sous la cape noire, un délicat parfum qu’elle respire avec bonheur, et plus elle le respire, plus elle en a besoin... Il a dû oindre son corps d’huiles précieuses, ce n’est sans doute qu’un artifice pour stimuler le désir de ses partenaires, il connaît sûrement tous les secrets de la séduction. Mais ce parfum subtil et entêtant grise ses sens plus sûrement que le vin le plus fort...
D’un geste brusque elle renverse le plateau alors qu’elle est presque battue.
« Ce jeu m’agace. »
Elle se lève, ramasse les billes qui ont roulé dans la pièce.
« Je vais m’en aller. »
Et il tend la main vers une sandale.
« Non. Reste. »
Sa main s’est posée sur son bras sans qu’elle l’ait voulu. Il prend ses deux mains dans les siennes. Ses yeux verts l’enveloppent dans un regard tendre et triste.
« Allons, Zéphyra. Tu es bien trop jeune pour comprendre, mais si je reste, bientôt... Tu es belle comme le jour, si jeune, si fraîche... Je ne suis qu’un homme...
- Reste, s’il te plaît. J’ai changé d’avis. »
Il ne répond pas. Il penche la tête vers elle et ses lèvres effleurent les siennes avant de s’éloigner à nouveau, trop vite pour qu’elle les retienne ; elle a juste eu le temps de le respirer de plus près et son ventre se serre de désir.
« Non, tu n’es pas prête, je le vois bien. »
Il sourit comme un grand frère, gentiment condescendant.
La rage la pend, elle ôte d’un geste brusque sa tunique droite et se tient devant lui, entièrement nue, les seins dressés, le visage tendu, les yeux dilatés.
« Je ne te plais pas ? »
La surprise se lit sur le visage de l’homme.
« Zéphyra, tu es plus belle qu’Aphrodite, tu es... »
Troublé, il est troublé. Rapidement, il dégrafe sa cape, l’enroule à la manière d’un pagne autour de ses reins. Puis il caresse son visage, à deux mains, redessine du bout des doigts le galbe de ses épaules. Ses doigts légers sont comme des papillons, joyeux et innocents. Ses mains se rapprochent jusqu’à ses seins, et elle attend qu’il les empoigne, qu’il les presse, qu’il les broie. Mais il les frôle à peine, jusqu’au mamelon tendu, et elle frissonne violemment. La caresse se promène un instant sur son ventre puis remonte et redescend selon une ligne oblique qui part de son flanc ; elle sent la pointe d’un ongle tracer un sillon invisible qui se rapproche de sa forêt intime, et son rein se cambre malgré elle. Il sourit.
Il s’agenouille et s’assied sur ses talons. Il prend sa main droite, la pose sur sa tête. Ses cheveux sont fins et doux, presque des cheveux de fille. Puis il soulève son pied gauche, le pose sur son épaule nue, près du cou. A deux mains, il caresse le pied, le mollet, le genou, le bas de la cuisse. Et le regard indiscret de sa tête penchée se lève vers son intimité la plus profonde. Elle a l’impression qu’il lui ôte les voiles invisibles qui la protégeaient encore. Une goutte de rosée trouble coule sur l’intérieur de sa cuisse. Il la cueille d’un doigt avide et la boit goulûment en la clouant de ses yeux conquérants. Le souffle court, le coeur en panique, elle sent son ventre se tordre et un grand vide s’ouvrir dans sa fleur pourpre, un besoin essentiel, impérieux, vital, de combler ce manque insupportable. Elle ferme les yeux, bascule son bassin vers lui, comme on tend la main à qui peut vous sauver de la noyade... Elle gémit.
Il se lève, lui tourne le dos. S’active à retrouver ses sandales en marmonnant :
« Non, je ne peux pas, tu le regretterais demain. »
Elle a ouvert de grands yeux effarés, douloureux. Elle se colle contre son dos tandis qu’accroupi, il s’affaire avec les lacets.
« Je t’en supplie », murmure-t-elle. « Je ferai tout ce que tu voudras. Je ne peux plus attendre...
- Bien sûr que si », répond-il d’une voix indifférente qui la crucifie et l’excite encore davantage.
« Si nous reprenions cette partie... »
Elle serre les dents. Elle est prisonnière. Prisonnière de son propre désir dont il est le seul à pouvoir la délivrer. Un éclair de haine passe dans ses yeux, mais sa volonté se heurte à la pulsion incontrôlable de son corps qui dicte maintenant tous ses actes.
« Comme tu veux. »
Le corps secoué de spasmes, elle installe à nouveau le plateau de jeu et les billes de bois, et elle joue, mécaniquement, indifférente au résultat. Chaque fois qu’elle prend une bille dans sa main, il caresse une partie de son corps, une épaule, un pied, une cuisse, caresse appuyée, effleurement subtil, griffe lancinante...
Elle voudrait serrer les dents mais sa bouche refuse de se fermer, il faut qu’elle respire, elle manque d’air en permanence, elle se noie dans les affres d’un mal qu’elle ne peut que subir en attendant son bon vouloir.
Et le plus douloureux, c’est le bonheur intense qu’elle éprouve, elle la rebelle, l’insoumise, toujours en révolte contre toute forme d’autorité, à déposer sa volonté entre les mains d’un inconnu qu’une partie d’elle déteste et méprise ; elle n’a plus besoin de se battre, elle est en paix.
« Si tu perds, je m’en vais », lance-t-il gaiement.
Elle regarde enfin le plateau, son coeur s’arrête, ses yeux s’embuent de larmes.
« Non, je plaisante... »
Elle lève ses yeux vers le regard vert, et toute l’humilité, toute la misère du monde sont dans sa supplique. Elle s’ouvrirait les veines s’il le lui demandait. Sans doute est-elle en train de mourir, on ne peut pas survivre à une telle souffrance.
La prenant par les épaules, il la couche lentement sur le lit, bousculant au passage le jeu inachevé dont les billes s’éparpillent au sol dans un bruit de cascade. D’une main il défait son pagne improvisé tandis que ses lèvres s’avancent vers sa bouche. Elle sent sa langue incroyablement dure titiller ses lèvres innocentes, et une main lourde et chaude se referme sur son sein.
« Danse avec moi », glisse-t-il à son oreille, « surtout, danse avec moi. »
Sa langue douce et cajoleuse se glisse dans sa bouche entrouverte, il écarte d’une main sûre ses cuisses tremblantes, et...



Il dort. Sans bruit, elle a tiré les rideaux. L’aube ne va pas tarder, et avec elle, les fêtards vont rentrer, sa soeur, sa mère... Peu lui importe. Ce qui la trouble, c’est que lorsqu’elle regarde Alexandre endormi, une bouffée de désir l’envahit. Elle se souvient de l’immense vague qui l’a soulevée, du cri profond et sauvage qui est sorti de sa gorge, l’impression de mourir, d’avoir envie de mourir parce que plus rien jamais ne pourrait égaler ce paroxysme formidable où elle était enfin gigantesque, illimitée, éternelle...
Elle est jeune, mais elle n’est pas naïve. Elle sait qu’Alexandre ne l’aime pas. Que dès demain, il retournera à ses maîtresses. Qu’elles aussi hurleront dans ses bras, qu’il leur dira les mêmes mots, leur prodiguera les mêmes caresses et les mêmes soupirs...
Elle le déteste, mais son corps désire encore ce corps-là, ferme, puissant, habile.
Elle ne sera l’esclave de personne. A cette heure, après une telle fête, les barques des pêcheurs sont encore sur la plage. Il faut trois heures pour naviguer jusqu’à Leandros, mais qu’importe si elle met le double de temps, la mer est calme, elle n’a pas peur. Là-bas elle s’emploiera chez les riches, elle sait travailler. Et puis l’avenir n’a pas d’importance. L’urgence est ici, maintenant.
A tâtons elle retrouve son poignard, près du lit. Elle en parcourt le fil d’un doigt assuré. La lame est tranchante, elle l’a aiguisée une heure entière la veille au soir.
Elle s’approche du dormeur, un vague sourire aux lèvres. A quoi rêves-tu, Alexandre ? A toutes ces femmes qui la nuit frissonnent au souvenir de toi ? A toutes celles qui ne peuvent s’en vanter et te supplient encore plus fort ?
La poitrine d’Alexandre se soulève en rythme. La vague lueur qui vient de la fenêtre lui permet de prendre ses repères. Le vieux Démétrios a fait la guerre autrefois, sur le continent, il lui a raconté. Pouvait-il imaginer que ses récits épiques où il se dépeignait en héros triomphant serviraient un jour à assassiner un homme dans son sommeil ? Elle sourit. Sa main s’affermit sur le glaive, son regard est clair. Frapper dans l’espace entre les côtes, remonter, retirer la lame après avoir compté jusqu’à trois.


Trois. Alexandre s’est redressé d’un mouvement convulsif puis s’est effondré. Elle ne lui a pas accordé un regard. Elle a essuyé le couteau sur la cape noire, a enfilé sa tunique, fourré quelques affaires dans une besace, refermé la porte derrière elle.
Sur la plage, le soleil se lève. Rouge. Et la vie bouillonne en elle dans une joie immense.
Narwa Roquen, que l'amour soit avec vous


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 69 bis : Narwa => Commentaire - Estellanara (Mer 13 jan 2010 à 17:23)
3 En fait de 69 - Netra (Jeu 26 nov 2009 à 12:26)
       4 Bah moi... - Elemmirë (Ven 27 nov 2009 à 08:20)
              5 plus commun ? - Netra (Ven 27 nov 2009 à 10:38)


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