| ||
De : Narwa Roquen Date : Mercredi 26 novembre 2008 à 23:06:42 | ||
Avertissement Ce texte, dont le thème est la violence, peut, par ses descriptions, choquer les sujets sensibles et les jeunes lecteurs. Il s’agit néanmoins d’une pure fiction et en aucun cas je ne cautionne le comportement des personnages. Je suis seule. Il ne reste que moi. Seule. Debout, au milieu de cet immonde charnier fait de tous ceux que j’ai aimés. J’ai allumé le feu, et dans ce funeste bûcher les âmes des miens s’envolent vers Aüitak, le vert paradis des braves et des innocents. Je tremble de froid. L’odeur des chairs brûlées est insoutenable. Je vais vomir. D’impuissance. De rage. De haine. De chagrin. Pourquoi suis-je encore là ? Quand les étrangers ont commencé à tirer sur nous avec leurs éclairs rouges, j’ai serré Belch contre mon sein, et j’ai couru vers les bois. Belch, mon tout petit, à peine âgé de deux lunes... Il a été blessé à la jambe. Même quand le silence est revenu, je n’ai pas osé rentrer au village. J’ai marché. La neige s’est mise à tomber, et je marchais. Peut-être un chasseur de Niovansk aurait pu m’aider. Mais leur village était encore loin, et les bois déserts. Belch s’est endormi dans mes bras, livide de froid, sa petite jambe noircie par la brûlure des étrangers. Alors je suis retournée sur mes pas. Pour qu’il soit dans la mort avec sa famille. Ou peut-être resterait-il des survivants ? Le silence froid, rompu seulement par les cris des corbeaux, m’a prévenue qu’il n’y avait plus d’espoir. J’ai posé mon fils au pied du grand totem, sur la place, et je les ai cherchés. Oryax, mon vaillant époux... Sa poitrine avait éclaté ; son visage portait une telle expression d’horreur que la peur m’a saisie de nouveau. Aldiaa, sa mère, était recroquevillée autour du corps sans vie de Nediocha, ma jolie princesse brune à la peau si claire, qui n’avait que quatre cycles. Et Elwan, mon aîné, au seuil de l’adolescence... serrant dans sa main l’inutile poignard offert par son grand-père à la dernière Fête de la Lune, pour célébrer son entrée dans le Clan des Chasseurs. La foudre a déchiqueté son ventre avant qu’il ait eu le temps de vivre sa première chasse. Et Telch, mon père, et Waïna, ma mère, tombés l’un près de l’autre et se tenant encore par la main... Et tous les autres... Mes cousins, mes amis, tous ceux avec qui hier encore je me chamaillais pour un seau d’eau ou un quartier de viande... Denoria, si belle, le visage explosé, un trou sanguinolent à la place de son nez si fin, un oeil pendant sur la joue... C’était mon amie. C’étaient mes amis. Ma famille. Ma chair. Pourquoi suis-je encore là ? Je suis restée debout devant l’image de Yahak, le Dieu Guerrier, transie de froid et d’horreur. Figée comme le totem de bois. La mort autour, la mort dedans. Comme un arbre desséché qui attend qu’on l’abatte. La gorge en feu, les dents serrées, sans pouvoir pleurer. Je ne suis plus que mort, et la mort n’a pas de larmes. Quelque chose est tombé de ma main. Le poignard d’Elwan, au manche d’ivoire sculpté. Je l’ai ramassé. Je l’ai brandi au dessus de ma poitrine. La mort est la seule place qui me reste. Mais le vent s’est levé et toutes les âmes de Farwen, mon village assassiné, ont chanté vers moi. « Nous ne trouverons pas le repos si les corbeaux nous dévorent. Nous ne trouverons pas le repos si nos meurtriers peuvent encore chanter et rire. Nous ne trouverons pas le repos si le sang de notre ennemi ne se répand pas sur notre terre. » Sur la place où nous célébrions les Unions et les Fêtes, j’ai dressé un grand bûcher, avec toutes nos réserves de bois. Puis j’ai traîné les corps, en pleurant des larmes de sueur sur chaque parent et chaque ami. Il y avait un ennemi mort, empalé sur une lance juste au niveau du coeur, son étrange habit argenté le moulant de manière impudique comme une seconde peau. J’ai poignardé son cadavre quarante-trois fois, mutilé son visage, lacéré ses membres, éventré ses entrailles, arraché son coeur de barbare afin que jamais son âme ne s’envole vers le Pays Vert. Je l’ai tiré loin du bûcher. Que les corbeaux se régalent ! Avant d’allumer le feu, je suis entrée dans la tente de Miktow, et dans le coffret de bois noir j’ai pris l’amulette rouge, la pierre étincelante que porte le Chef pour partir à la Chasse – ou au Combat. Je ne suis pas sacrilège. Je porte en moi l’âme de tous les Chasseurs morts, et leur force est ma force. Le feu préviendra les autres villages. Bienheureuse Naalia, fais que ce message leur permette de se mettre en sécurité ! Il alertera aussi les ennemis, mais qui sait s’ils sont encore sur nos terres. Ils sont arrivés dans une sorte d’oiseau de métal, rond et plat comme un galet, un galet volant. Et ils volaient plus vite que l’aigle... Ils étaient une dizaine. Que vais-je pouvoir faire, seule, face à ces monstres puissants et à leurs armes terribles ? Je devrais aller chercher du secours à Niodansk et dans les autres villages, nous nous unirions, et nous pourrions peut-être... Non. Je ne peux plus vivre sans tous les miens. La mort est ma seule délivrance. Mais avant, juste avant, je veux retrouver ces assassins et libérer mes âmes en souffrance. Yahak m’inspirera. Dans la fumée noire et nauséabonde qui monte endeuiller le ciel blanc de la neige à venir, je lance ma prière, l’amulette serrée contre mon coeur. « Yahak, Guerrier Tout-Puissant, aide-moi à faire justice ! Ton peuple assassiné crie vengeance ! Guide mes pas, arme mon bras, souffle-moi la bonne ruse et le moment propice ! Yahak, par le Ciel de Lumière et la Terre qui nous porte, je t’en conjure ! » Yahak m’a répondu. Dans ma tête. D’une voix impérieuse et consolante à la fois. « Fille de Farwen, mon bras sera ton bras, mes yeux seront tes yeux. Je guiderai ton pas. Dans le socle de mon totem tu trouveras un petit sachet de cuir. Prends-le, ne l’ouvre pas. Il contient un poison puissant. Dirige-toi vers l’ouest. Prends la cape de fourrure de Miktow, il n’en aura plus besoin. Tu es le Chef, le Chasseur et le Guerrier, et je serai à tes côtés. » J’ai obéi. J’ai pris le poison, j’ai trouvé la cape dans la tente, et c’est là que j’ai vu l’Arc Sacré, celui réservé à la première Chasse du cycle. J’ai compris. J’ai enduit de poix la pointe des flèches, et je les ai recouvertes de poison. J’ai rangé les flèches dans le joli carquois en peau de daim que mon père avait offert à Mirkow. J’ai enfoui ma peine au plus profond de moi et je suis partie. Vers l’ouest. Je suis le Chef, le Chasseur et le Guerrier, et Yahak m’accompagne. Leur mort d’abord, avant la mienne. Tous. J’ai marché trois jours et trois nuits, sans manger et sans boire. Yahak me porte et mon pas est rapide et facile, silencieux comme celui du loup. Mes seins lourds, gonflés d’un lait désormais inutile, pleurent en silence mon nourrisson perdu. Mes yeux sont secs, mais je sens par moments un ruissellement tiède descendre jusqu’à mon ventre qui ne portera plus d’enfant. Le sein d’une mère ne connaît ni la vengeance ni la colère, seulement le manque et le chagrin. Au milieu du quatrième jour, j’ai atteint la colline aux Trois Arbres, qui domine la plaine de Venorka. Nous y avons chassé il y a deux cycles. Le galet volant était là, et trois étrangers ramassaient de la terre dans de petites boîtes rondes et transparentes. Ils étaient loin, très loin de moi, mais Yahak m’a prêté ses yeux et j’ai pu distinguer leurs visages et même la couleur de leurs yeux, clairs comme de l’eau. Maudits ! Une bouffée de haine a soulevé mon coeur et je me suis mise à trembler. Mais Yahak veille sur moi et ses paroles douces me calment. Je ne commettrai pas d’erreur. Leur mort d’abord. Leur sang sur ma terre. Leurs coeurs aux corbeaux. J’observe. Les étrangers sont dans le galet. Il y a une porte sur le côté. Parfois l’un d’eux passe devant, silhouette fugitive que je ne peux viser. Grâce aux oreilles de Yahak je peux les entendre rire et chanter. De quelle fibre sont-ils faits ? Ils tuent, ils massacrent, et ils rient. Aucun animal sauvage n’a cette cruauté impudente. Ils tuent des innocents et ils chantent. Quel Dieu vénèrent-ils ? Quel Dieu peut approuver un tel carnage dénué de sens ? Mon ventre se tord au souvenir fulgurant de tous mes morts, leur sang, leurs corps tordus et mutilés, leurs yeux pleins d’effroi, quand la mort ne devrait être que passage serein vers les Prairies Sacrées, au milieu des chants et des sourires de la famille réunie... Mon lait coule encore de ma poitrine douloureuse. Je soulève ma tunique et je presse un peu pour m’apaiser. Je me demande quelles fleurs pousseront ici au printemps prochain. Bienheureuse Naalia, notre Grande Mère à tous, prends pitié de ce corps déchiré ! Donne-moi la force d’aller jusqu’au bout... La porte s’est fermée, le galet rejette une fumée noire, et je le vois se soulever au dessus du sol. Ils vont m’échapper ! Je prie Yahak de toutes mes forces, et le galet retombe lourdement sur la terre gelée. Les étrangers hurlent à l’intérieur. Je ferme les yeux. Yahak me les a livrés. Il faut que je trouve la bonne ruse, le moment propice. Leur mort. Leur sang. Leurs coeurs. Je laisse monter en moi la douleur de mon peuple, la rage des parents, la terreur des enfants, la souffrance des corps et la colère des âmes. Un long cri sauvage naît de mon ventre, traverse ma gorge, explose dans l’air immobile. Ce n’est pas moi qui crie, ce sont toutes les âmes de Farwen qui réclament leur dû ! Yahak me sourit dans ma tête, j’encoche ma première flèche. Tous les enfants de Yahak savent chasser. Une porte s’ouvre dans le galet cloué au sol, et une échelle de métal se déploie; une tête apparaît, puis un corps. Ma flèche silencieuse et précise lui traverse le cou. L’étranger s’appuie un instant à la balustrade, puis bascule lentement par-dessus. Je prépare une autre flèche. Un autre est sorti, il a crié, il a tiré sa foudre rouge, mais il a reçu ma flèche aiguisée en plein front. Ils se sont bousculés derrière lui, essayant de dégager le corps en travers de la porte, qui empêche sa fermeture. J’ai tué tous ceux qui se sont montrés, et malgré leur feu nourri ils ne m’ont pas touchée. Je ricane. Ils ne me voient pas. Yahak m’a peut-être rendue invisible, ou bien ils sont très maladroits. Les rescapés se terrent au fond de leur cabane volante. Il y a cinq corps sur la passerelle. Combien sont-ils maintenant ? Trois, quatre ? Il me reste quinze flèches. Je frémis d’impatience, mais j’attendrai. Leur mort. Leur sang. Leurs coeurs. Je suis immobile. J’attends. La cape de Mirkow me protège du froid. Je n’ai ni faim ni soif. Seulement faim de ma vengeance et soif de leur douleur. Mon lait ne coule presque plus. Petit à petit Yahak met de l’ordre sur sa terre. La nuit est tombée. J’attends. La lune est enfouie sous les nuages, et quelques flocons paresseux planent paisiblement. Yahak, que ta terre est belle ! Pourquoi a-t-il fallu... Une forte lumière sort de la porte. Leurs lampes sont puissantes, mais mon arc est précis. Une petite fenêtre coulisse à l’avant, et un faisceau lumineux balaie la plaine à mes pieds. Je suis trop loin pour qu’ils me trouvent ! Ils ne savent rien de nous, ils ne connaissent rien de la portée de nos arcs, et l’Arc Sacré est le plus fort de tous ! J’attends. Une tête se montre furtivement, puis se cache. Elle revient, plus longtemps. L’étranger porte un casque rond qui entoure tout son visage. Je ne bouge pas. Il revient, et deux autres derrière lui. Ils portent aussi un autre habit, blanc, étincelant dans la nuit sombre, sans doute une armure. Ils déplacent les corps. Il faut que je trouve le défaut, la faille... Malgré l’immobilité prolongée, mes doigts sont agiles et mon bras vigoureux. Trois flèches s’envolent à la suite, visant le cou. Ils sont tombés. J’attends. Un linge blanc s’agite à la porte. Deux étrangers enjambent les corps, les bras levés, criant des mots que je me moque bien de ne pas comprendre. Ils jettent ostensiblement leurs bouches de foudre dans la neige, et descendent l’échelle. Je les laisse s’avancer vers moi, et j’ajuste mon tir. Béni soit Yahak. Le galet est vide. Il est éclairé par d’étranges étoiles sur les murs qui illuminent plus que le soleil d’été. Ils ont des tables blanches portant d’étranges runes, et des plaques verticales où l’on voit la plaine comme en plein jour. . . Magie maléfique qui profane la nuit ! Un à un, je transporte les corps et je les jette sur la terre froide. Pour chacun, quarante-trois coups du couteau au manche d’ivoire, du couteau d’Elwan, mon aîné, la fierté de son père et mon premier bonheur. Je venge ma propre mort, outre celle des quarante-deux âmes de mon village. Mais cela ne pourra pas suffire. Ce qu’ils m’ont fait endurer est pire que la mort. J’arrache les onze coeurs de leurs poitrines silencieuses. J’ai trouvé un seau dans le galet, un seau noir fait d’une étrange matière, sans odeur, plus léger que le métal. Je jette les coeurs dedans, tripes animales impures que je jubile de mépriser. Le jour se lève. L’odeur du sang a attiré les corbeaux qui planent déjà au dessus de moi. Venez, mes chéris. Venez vous repaître de cette vermine malfaisante. Yahak par ma main vous offre ce festin inespéré ! J’ai regagné le village, le coeur en paix, en chantonnant de vieilles berceuses. Je vais bientôt retrouver Belch, et Oryax, et tous les miens. L’air est glacé mais je baigne dans une douce chaleur. Nuit, jour, nuit, jour, le temps pour moi n’a plus d’importance. Je suis déjà dans l’éternité. Farwen n’est plus qu’un tas de cendres froides, mais l’amulette rouge pulse contre mon coeur dans la cadence vive d’un chant de joie. J’ai vidé mon seau au pied du totem. Puis, dans une dernière danse guerrière, j’ai piétiné soigneusement les coeurs de nos ennemis, afin que leur sang imprègne notre terre. Dans le vent du soir j’ai entendu les âmes de mon peuple soupirer de bonheur, et la voix d’Oryax, dominant les autres, m’a appelée. J’ai souri. Sur les cendres, j’ai entassé des paillasses, des couvertures, et ce qu’il reste de bois. Dans la tente de Mirkow, j’ai retrouvé la petite boîte à feu là où je l’avais laissée, derrière le rabat de la porte. Je me suis assise, et j’ai léché une bonne dose de poudre empoisonnée dans la paume de ma main. Juste avant de perdre connaissance, j’ai renversé la boîte à feu, et les flammes ont dansé pour moi. Leur mort. Leur sang. Leurs coeurs. J’ai fait mon devoir. Narwa Roquen,paix sur la terre... Ce message a été lu 6798 fois | ||
Réponses à ce message : | ||||||