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Bestiole

Ce matin, en ouvrant mon journal, j'ai vu qu'elle avait recommencé. Cela ne correspond pas tout à fait à ses habitudes, mais je m'y attendais, elle est de plus en plus indépendante, je n'ai presque plus d'influence sur elle. Je l'avais pourtant mise en garde, mais elle n'en fait qu'à sa tête, et aujourd'hui une fillette en paie le prix. La troisième cette année. Ce qui porte le nombre à sept enfants en tout, depuis qu'elle y a pris goût. Toute la région est en émoi, mais la police n'a aucune piste, et qui pourrait de toutes façons imaginer ça ? Comment a-t-elle pu changer au point de s'en prendre à des enfants ? Mais je le sais, et tout est ma faute. L'erreur que j'ai commise il y a bientôt quinze ans est irréparable.

Je me rappelle mon enthousiasme lorsque j'ai acheté cette maison. Le propriétaire venait de mourir, ses enfants l'avaient sommairement vidée de tous ses meubles, de tout ce qui pouvait se vendre. Ils n'ont pas touché au grenier : pour eux ça n'était que vieilleries et souvenirs sans valeur du vieux. C'est ainsi que les choses ont commencé. En visitant la maison, j'ai tout de suite adoré cette pièce, avec tous les trésors qu'elle renfermait. Après m'être installé, j'ai décidé de l'explorer. Je n'ai pourtant rien trouvé d'exceptionnel : des souvenirs de jeunesse, des affaires de bébés et d'enfants datant du début du siècle, ainsi que de vieilles lettres, sans grand intérêt pour moi qui ne pouvais les comprendre car ignorant de l'histoire de l'ancien propriétaire. Je laissais donc le grenier en l'état, sans y retourner, car la maison était bien assez grande pour toutes mes affaires.

Après quelques semaines, je me mis à entendre des bruits venant du grenier : ce n'est que le vieux bois qui craque, me disais-je. Mais ils ne cessaient pas, et ressemblaient parfois à de petits pas. J'étais allé vérifier plusieurs fois, sans jamais rien trouver. Puis un soir les bruits ont redoublé d'intensité, et lorsque je suis monté j'ai tout de suite vu que quelque chose n'allait pas. De nombreux meubles étaient renversés, et on pouvait voir de drôles de traces dans l'épaisse couche de poussière. En cherchant bien, je découvris une étrange chose dans un landau : je la pris d'abord pour un rat mort, mais il s'est rapidement avéré que ce n'était pas un rat, et encore moins un cadavre. C'était un corps nu de poupée en porcelaine, avec de magnifiques cheveux blonds. Mais le visage était celui d'un rongeur - c'est ce qui m'a fait penser à un rat -, et les doigts se finissaient en longues griffes. Deux petites ailes noires de chauve-souris sortaient du dos. Tout en me demandant qui avait pu créer un aussi horrible jouet, je m'approchais pour m'en saisir, lorsque soudain ses yeux s'ouvrirent, elle me mordit puis s'envola en poussant de petits cris stridents. Terrorisé, je quittai le grenier et descendis les marches quatre à quatre, en espérant que la créature ne m'avait pas suivi. Choqué et épuisé, je m'effondrai sur mon lit et m'endormis.

Le lendemain, je pensais avoir rêvé, et ne voyais donc aucune raison de remonter dans le grenier. Il ne se passa rien pendant plusieurs jours, puis les bruits recommencèrent. Essayant de me convaincre que j'avais à faire à de vulgaires souris, j'y retournai. Dès que j'ouvris la porte, je l'aperçue. Elle était là, sur un porte-manteau en face de moi, ses yeux rouges brillant dans la semi-obscurité. J'étais sûr qu'elle m'attendait. Elle se jeta sur moi et s'agrippa à mon bras. Je hurlai en le secouant, pensant m'en débarrasser, mais elle tenait bon et je commençais à saigner. Cependant, voyant qu'elle ne bougeait pas et qu'elle se contentait de tenir bon, je parvins à me calmer. Elle me fixait, immobile, et je me mis à douter qu'elle fût vraiment vivante. Mais elle escalada mon bras et se percha sur mon épaule, sans rien faire d'autre. Lorsque j'essayais de l'enlever, elle me pinçait la main, doucement, sans me faire mal. Pendant un moment, je ne fis rien. Elle non plus. Je quittai le grenier, elle ne fit toujours rien.

Si j'étais dans la maison, elle se tenait sur mon épaule ; si je sortais, j'entendais battre ses ailes au-dessus de moi, me suivant discrètement de cachette en cachette. Au bout de quelques semaines, je m'habituais à sa présence et je me surpris même à l'apprécier. Elle passait ses journées avec moi. Lorsque je m'endormais, elle était au pied du lit, et elle ne semblait pas en avoir bougé quand je m'éveillais. Un matin, je vis une souris morte à côté d'elle. Je la félicitai, pensant qu'elle pourrait enfin m'en débarrasser. Je ne me trompais pas : j'eus droit tous les matins à ma souris. Elle me quittait parfois dans la journée pour ramener encore d'autres souris, ou des oiseaux. Cela me dégoûtait quelquefois, mais je ne l'en blâmais pas, comme je l'aurais fait avec un chat facétieux. J'aurais dû prendre des mesures lorsque le premier incident survint.

En rentrant chez moi, le chien du voisin me sauta dessus en aboyant, comme il en avait l'habitude lorsqu'il s'évadait. Il n'était pas menaçant, il avait seulement envie de jouer. Ce n'est malheureusement pas comme ça que Bestiole le prit : je retrouvai le corps du chien mutilé au pied de mon lit le lendemain matin, avec elle toute joyeuse à côté. En voyant le cadavre, je la pris et me mis à la secouer, en lui disant qu'elle n'aurait jamais dû faire ça, en m'évertuant à lui expliquer que c'était mal, tout en ayant la sensation qu'elle ne comprenait rien à ce que je racontais. J'aurais voulu rendre le corps, mais les traces de griffes et les morsures ne me le permettaient pas : trop de questions seraient soulevées. Je l'enterrai donc discrètement dans mon jardin, avec un immense sentiment de culpabilité lorsque les voisins vinrent me demander si je ne l'avais pas vu, ou quand je vis les affiches collées un peu partout dans le quartier. Pour ma part, j'avais décidé de ne plus adresser la parole à Bestiole, et je l'ignorais. Ainsi elle passa beaucoup plus de temps seule, et je ne pouvais plus la surveiller. C'est au moment où Bestiole m'amena un second chien mort que j'aurais dû m'en séparer ; mais non, je me contentai d'acheter une grande cage et de la cadenasser dedans. Les regards qu'elle me lançait étaient ceux d'une bête blessée, qui ne comprend pas pourquoi son maître la punit alors qu'elle tentait de lui faire plaisir. Il s'écoula ainsi plusieurs mois, elle dans sa cage, seule, et moi qui viens lui donner à boire et à manger. Je sentais que l'affection qu'elle me portait se muait peu à peu en colère, puis en haine... Les regards qu'elle me jetait, ses tentatives, souvent vaines, de morsure ; tout cela aussi me criait de l'empêcher de nuire. Je pensais y être parvenu, elle ne sortait plus, et n'était donc plus une menace pour les animaux du voisinage. Là encore, je m'étais trompé : elle parvint à quitter sa cage, en rongeant de nombreux barreaux. Je ne l'en aurais jamais cru capable, mais si elle parvenait à tuer des chiens infiniment plus gros qu'elle, une simple cage ne pouvait pas l'arrêter longtemps. Elle s'enfuit donc de chez moi, et je ne la revis pas pendant plusieurs semaines. Je crus l'apercevoir quelquefois dans le jardin, ou sur une branche, mais je n'en étais jamais sûr, et je ne voulais pas savoir.

J'eus un jour la surprise de la découvrir dans ma chambre, sur mon lit, sans bouger. Elle avait l'air de m'attendre. En approchant, je vis que cette fois ce n'est pas un chien qu'elle m'avait ramené, mais un chat. Voulait-elle me faire plaisir, se faire pardonner ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que je lui sautai dessus, comptant la maîtriser et l'empêcher de partir, mais elle fut plus rapide et s'enfuit par la fenêtre ouverte. Je pensais ne jamais la revoir, mais elle passait quelquefois, toujours avec un cadavre d'animal. Comprenant que je ne pouvais pas l'attraper, je me contentais de lui expliquer qu'il ne fallait tuer ainsi. Elle semblait comprendre, et espaçait de plus en plus ses visites. Au bout d'un an et d'une quinzaine de cadavres, je ne la vis plus.

Jusqu'à ces derniers temps, elle n'est jamais repassée, et les disparitions d'animaux ont cessé. Je la croyais morte, et cette pensée me réconfortait. Mais il y a deux ans maintenant, une petite fille a disparu. Je n'ai pas tout de suite fait le rapport avec Bestiole, mais lorsque j'ai lu dans le journal qu'elle avait été tuée d'une façon barbare, j'ai vite compris que c'était elle. Elle est d'ailleurs venue me voir le lendemain, l'air déterminée. Elle est restée toute la nuit, et je me suis efforcée de lui faire cesser ces meurtres, en vain. Elle m'a quittée au petit matin. Et depuis ce jour, des enfants disparaissent régulièrement. Et à chaque fois, elle vient me voir, m'écoute, me laisse le matin et recommence toujours. On dirait une sorte de rituel. Je ne peux pas en parler, c'est inutile, personne ne me croirait. Mais aujourd'hui, c'est une fois de trop, je n'en peux plus. Si elle vient, je ferai tout pour l'empêcher de nuire à nouveau, même si je dois la tuer. Et effectivement, je l'entends arriver. Elle gratte à la fenêtre, comme d'habitude. Je lui ouvre, elle entre et se pose sur mon épaule. Je m'assois sur un fauteuil, la prends, et la mets sur une petite table devant moi.
" D'où viens-tu ? Qu'es-tu ? " Je ne m'attends bien sûr à aucune réponse, mais j'essaie de percer son regard indéchiffrable. " Tu sais qu'il ne faut pas tuer, alors pourquoi persistes-tu à le faire ? Je ne pense pas que tu sois mauvaise au fond, il faut que tu arrêtes. " Toujours aucune réaction, elle me fixe de ses yeux rouges. " Il faut que ça cesse, j'en suis désolé, mais tu ne peux pas continuer. " Je me lève, me retourne pour prendre le couteau que j'ai posé derrière moi. Lorsque je regarde la table, Bestiole n'y est plus. Je sens soudain une vive douleur dans le pied, je me baisse, et je la vois qui plante ses griffes dans ma chair tendre. Elle se jette sur mon visage, et là je ne vois plus rien, je plonge dans l'infernal abysse.

Une semaine plus tard, une femme paniquée alerte la police : son voisin est allongé dans le salon, mort. A ses pieds se trouvent des morceaux de porcelaine, une poupée brisée.

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Publication : 20 février 2005
Dernière modification : 07 novembre 2006


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1 Commentaire :

Netra Ecrire à Netra 
le 19-06-2006 à 23h36
Sympathique
Dans le genre histoire un brin glauque. J'aurais bien aimé une chute un peu plus surprenante, ou dynamique. Mais le style, bien que peu percutant, est agréable et respecte la langue.


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