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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mardi 20 fevrier 2007 à 19:33:10
Innocente, je pensais écrire une historiette, juste pour remplir la consigne, genre synopsis amélioré... C'était compter sans Gatt, le Dieu-Chat, qui m'a poursuivie, pourchassée, traquée, jusqu'à ce que j'écrive l'histoire qu'il voulait... et encore, j'ai dû lui promettre qu'il y aurait une suite! J'ai donc écrit très vite, donc il est possible que vous trouviez ça moins fignolé que d'habitude... Désolée, je cours entre le four et le moulin...

Le Silence de Gatt

Il avait accosté sur une crique déserte, loin du village des pêcheurs, et s’était introduit dans la Citadelle par un passage secret que lui avait enseigné son maître Damiano. Quand il se retrouva dans la ville basse, il s’appuya contre un mur, ferma les yeux. L’émotion intense qui l’envahissait, il pouvait la vivre et la goûter sans qu’ elle le domine. La douceur de la nuit, les odeurs de poisson frit, les pavés inégaux sous ses pieds, toutes ces sensations le comblaient d’une joie immense. Il était revenu ! La vie battait dans son sang, le Flux circulait librement dans son corps, il se sentait plus entier que jamais, et plus que dans la méditation la plus profonde unifié, dissous et vibrant dans le silence de sa ville, Alossia la douce, Alossia la belle, à son coeur la plus précieuse des Sept Cités. Du fond de son enfance ressurgirent les paroles de la vieille ballade :
« Sept Cités en Génovie, sept perles chères au coeur de Gatt... »
Sur cette étroite bande de terre s’étendant d’est en ouest au bord de la Mer du Sud, barrée au nord par l’inaccessible chaîne des Aplages aux neiges éternelles battues de vents violents, elles étaient sept Cités soeurs, identiques et unies, Alossia, Aneglio, Gabendal, Laono, Nioda , Pietra et Remosan. Sept Cités en Génovie, en cet an de grâce 242 après Gatt, avec les mêmes intérêts commerciaux maritimes, la même crainte des pirates, et surtout le même culte du Dieu-Chat, Gatt le Silencieux, culte national, exclusif et obligatoire où tous les chats étaient vénérés, mais plus encore les Chats Sacrés du Temple, intouchables à qui n’était pas Prêtre, sous peine de mort. Sept Cités toutes construites sur le même modèle : une grande enceinte ovalaire, puis la ville basse logeant les commerçants et le petit peuple ; une citadelle, flanquée de quatre tourelles de guet, bâtie sur trois niveaux : le bas pour les militaires, le deuxième pour les Nobles, le plus haut pour Gatt, son Temple, ses Prêtres, ses stèles et ses Chats Stylites. Sept Cités en Génovie, toutes semblables. Et pourtant les yeux bandés, les oreilles bouchées, il eût reconnu Alossia entre toutes, au battement de son propre coeur, au frémissement de sa propre peau : l’esprit peut être abusé, mais le corps est toujours dans la Vérité.
Il se faufila sans bruit par les ruelles désertes, évitant le Guet et la lumière des torches. L’Ombre était son domaine. Sous la cape grise, le corps se mouvait souplement, avec une grâce féline que l’on imaginait plus propice à la danse qu’au combat, même si une grande dague pendait à son flanc gauche. Ses longs cheveux prématurément gris étaient retenus sur sa nuque par une fine cordelette qui pouvait avoir d’autres usages. Il avait un visage osseux, au teint mat, comme sculpté au couteau, le front oblique, le nez fin et droit, les pommettes saillantes, les joues presque creuses. Ses yeux étaient profondément verts, d’un vert sombre, mouvant, abyssal, comme si l’océan s’y était glissé un jour de tempête ; son regard pénétrant donnait le vertige, personne n’avait envie de s’y attarder. Ses lèvres minces, souvent entr’ouvertes, savaient produire toutes sortes de sons étranges, don inné renforcé par des années passées dans l’Ombre et le Secret – à cela rien d’étonnant : il était Greffier.
La Grande Prêtresse l’attendait près du Bassin Sacré. La cérémonie quotidienne des Stylites venait de commencer. Le Stylite du Nord avait quitté sa colonne par un grand escabeau à roulettes amené par les Prêtres, et se délectait d’un repas de viande crue servi sur une assiette d’or. Personne n’avait remarqué la présence du Greffier, jusqu’à ce que le Chat dresse la tête, les oreilles aux aguets, et délaissant la viande, se dirige vers lui en ronronnant. Il s’avança dans la lumière, s’agenouilla, accueillant le Chat qui se lova contre son ventre. Comme tous les Chats Sacrés, il appartenait à une race particulière, entre le siamois et l’abyssin : robe gris foncé à poils ras, tête fine aux grandes oreilles dressées, les yeux d’un vert profond, la queue longue, l’allure élancée, à l’image du Dieu.
« Bienvenue à toi, Valerio le Sage », murmura la Grande Prêtresse Nessia. « Je vois que l’enseignement de Felis a fait de toi un Grand Maître.
- Il n’y a pas de maître sur l’île de la Tartaruga, Mère Nessia ; nous sommes tous des serviteurs de Gatt.
- Il est vrai que tu as hérité d’un Flux peu commun... »
Valerio fronça les sourcils.
« Allons, mon ami, ces dix années au monastère de Felis ont effacé la Honte. Tu as été le Fils Célèbre, mais tu n’en es pas plus responsable que des égarements de ton père. Le Dieu a reconnu ta loyauté, et quiconque en douterait lui ferait insulte. Que le Flux coule en toi ! Nous avons beaucoup de choses à nous dire... »
Aussitôt, utilisant le pouvoir des Grands Maîtres, dénommés pour cela Greffiers, elle se changea en Chat Sacré, et Valerio en fit de même. Le Stylite les suivit dans les profondeurs du Temple. Comme chaque nuit, il allait vagabonder à son gré entre minuit et la fin de la première heure ; avant de remonter sur sa colonne, cependant, il se baignerait longuement dans l’eau tiède du Bassin Sacré. Puis, séché et parfumé par les Prêtres, il reprendrait sa place. Après lui, le même rituel se déroulerait pour les Stylites de l’Est, du Sud et de l’Ouest.


Le Prince Artigano n’arrivait pas à dormir. La nuit était chaude et l’épidémie de dysenterie qui avait frappé ses hommes avait dû faire suspendre les manoeuvres d’entraînement. L’inaction lui pesait. Debout sur son balcon face à la mer, il regardait la lune tracer un long chemin de lumière sur les eaux sombres. Que n’aurait-il donné pour voir se dessiner, dans cette lueur blanche, l’image fugitive d’un trois-mâts inconnu battant pavillon noir... Il aurait sonné l’alerte, la Cité se serait remise à vivre, il y aurait eu un beau combat sur la plage, un combat, enfin... Il soupira. Une impatience frissonnante courut entre ses épaules. Il fit jouer souplement les muscles de son dos nu pour s’en défaire. C’était un fort bel homme, dans la vigueur de sa jeunesse ; de grande taille, les épaules larges, il était doté d’une force physique peu commune, et sa poignée de main pouvait broyer les phalanges d’un insolent. Son visage était avenant. Une tignasse blonde et frisée encadrait un front haut ; le nez aquilin, fort et droit, annonçait le courage et la détermination. Ses yeux plus bleus qu’un ciel d’été faisaient palpiter le coeur des demoiselles. Les joues rondes trahissaient un reste d’enfance, démenti par une puissante mâchoire carrée dont l’agacement faisait saillir les muscles en salves colériques. Sa bouche large aux lèvres charnues semblait faite pour le rire et la ripaille, dont d’ailleurs il ne se privait pas, et si possible en galante compagnie. Son allure, quoique massive, dénotait la fierté de sa race. Pour rien au monde il ne se serait abaissé à courir, estimant que c’était le fait des manants, des chevaux et des chiens. Il avait été élu Chef des Armées par le Conseil des Nobles certes pour sa haute origine mais plus encore pour sa vaillance intrépide au combat ; meneur d’hommes rude mais juste, il conduisait lui-même les troupes à l’assaut et son ardeur aurait fait reculer une armée de démons.
Du fond du silence ponctué par le lointain ressac des vagues, monta le doux murmure d’une chanson fredonnée. Il tendit l’oreille. Cette voix suave à nulle autre pareille, cette manière unique d’enchevêtrer les trilles comme le plus harmonieux des rossignols...
« Quand viendras-tu mon beau guerrier
Toi que mon corps ému réclame
Réveiller le feu dans mon âme
A l’ombre douce du palmier... »
Son coeur se mit à battre plus fort. Sans réfléchir, mû par une impulsion puissante comme un raz de marée, il enfila un pantalon à la va-vite et enjamba la balustrade. Escalader un étage de la Citadelle était un jeu d’enfants, auquel tous les fils de Nobles et de Militaires s’étaient livrés maintes fois dans leur jeunesse, au mépris des interdictions paternelles. Un sourire charmeur éclairait son visage quand sa tête apparut au balcon de Dame Mellina. Celle-ci, lovée dans un grand fauteuil en osier au large dossier rond, était vêtue d’un déshabillé de soie rose qui laissait voir plus qu’il ne cachait.
« Quelle bonne surprise », susurra-t-elle sans le moindre étonnement. « Prenez place, mon Prince. Je vous sers un peu de ma tisane personnelle ? Vous verrez, c’est un enchantement... »
Et tandis qu’elle approchait voluptueusement une coupe de ses lèvres assoiffées, sa main fraîche aux ongles longs se posait telle une patte de chat sur la peau brûlante de son épaule...


Le Prince gémissait dans son sommeil. Elle était tellement belle ! Dans toute la Génovie il n’était pas de femme plus belle que la fille du Conseiller aux Finances d’Alossia. Elle gardait le plus souvent ses cheveux noués en chignon, mais quand ses boucles libérées tombaient en cascades brunes sur ses blanches épaules, le soleil lui-même n’avait de cesse que de la caresser de ses rayons ardents. Sa taille fine et souple, sa gorge généreuse, le galbe gourmand de ses hanches pleines, la fragilité émouvante de ses chevilles gracieuses, son corps tout entier était un émerveillement pour l’oeil et une cause de trouble pour tous les hommes en sa présence. Mais le plus beau de tous ses charmes était sans conteste son visage. Son teint délicat était encore illuminé par l’éclat de ses yeux en amande, dont la couleur indéfinissable variait du gris lumineux des perles sombres à la nuance inquiétante des ciels d’orage ; son nez à peine retroussé lui conférait une touche mutine, alors que ses lèvres naturellement vermeilles évoquaient la pulpe sucrée des baies sauvages. De ses mains longues et graciles elle savait broder, dessiner, écrire. Et quand elle s’accompagnait à la harpe, sa voix enchanteresse pouvait, disait-on, arrêter le cours du Temps.
Un domestique entra, portant le petit déjeuner, et cela suffit à interrompre le rêve. Le Prince se retourna, le dos à la fenêtre, essayant de prolonger le songe par un demi sommeil langoureux. Mais son corps douloureux le rappela à la réalité : il était moulu de courbatures, pas un muscle qui ne fût contracté et sensible, et de plus une tension extrême lui nouait le ventre. Hier... Il se souvenait avoir escaladé la façade de la Citadelle parce qu’un chant délicieux l’avait attiré. Il lui semblait revoir le beau visage de Dame Mellina en dessous de lui, et peut-être une épaule d’albâtre et peut-être... Et puis ? Il ne se souvenait pas d’avoir regagné son lit. Et, par les moustaches de Gatt, il ne se souvenait pas non plus s’il... Par l’enfer des Pirates ! Comment cela était-il possible ?


« Le Conseil des Neuf a été réuni à la demande de la Grande Prêtresse Nessia », commença le Doyen Pancalieri, Voix du Conseil, et comme tel chargé des Relations Intérieures, du Protocole et des Communiqués.
« Mère Nessia, comme vous le voyez, a souhaité inviter à notre table Maître Valerio, de la Tartaruga, qui depuis de longues années a suivi l’enseignement du monastère de Felis, où il a accédé au rang de Greffier. »
Un murmure parcourut la salle où se tenaient les Nobles et les principaux Chefs Militaires. La main de Dame Mellina effleura le genou du Prince Artigano.
« Je suis très surprise », commenta celle-ci d’une voix hostile, «qu’un tel individu ose présenter à notre belle Cité ce visage dont la plupart d’entre nous ne sauraient oublier à quelle triste page de notre histoire il est lié ! »
Nessia se racla la gorge.
« Gente Dame, et vous autres Messeigneurs, celui que Gatt a élu au rang de ses Greffiers ne saurait être soupçonné de...
- Non, de rien ! Jusqu’à ce qu’il trahisse la Cité par soif de pouvoir, comme son père !
- Allons, Mellina », intervint le Conseiller aux Affaires Extérieures Dogliani, assis à la table du Conseil au milieu de ses pairs, «Valerio a fait ses preuves, et encore aujourd’hui il est venu pour...
- Pour nous séduire et ensuite essayer de nous détruire encore une fois ! »
Plusieurs membres du Conseil tentèrent de prendre la parole, mais leur voix fut couverte par le tumulte qui régnait dans la salle. Dame Mellina profita de la confusion pour serrer très fort la main du Prince, qui lui rendit son étreinte complice. Valerio seul restait impassible, le visage parfaitement détendu, le regard posé au loin dans le silence de Gatt, les lèvres entr’ouvertes.
Nessia lui jeta un regard inquiet, puis se leva et soulevant un lourd chandelier, en frappa fortement la table massive.
« Assez ! Que celui qui renie la Foi de Gatt sorte immédiatement et quitte la Cité à tout jamais ! Cet homme est un Greffier de Gatt, et vous allez entendre ce qu’il est venu vous dire ! Huissier, ouvrez les portes : que ceux qui doutent de Gatt s’en aillent ! »
Le silence se fit, personne ne bougea. Nessia se rassit et invita du regard Valerio à parler.
Le Maître promena son regard sur l’assistance et nul n’aurait pu exprimer ce qu’il ressentait. Le seul désir évident était de regarder ailleurs, d’échapper à cette profondeur insondable...
« De Tartaruga je suis venu », entonna-t-il d’une voix grave, à peine modulée, presque absente, « pour vous mettre en garde et vous aider de mon mieux contre le danger qui vous menace. Le monastère de Felis a des contacts dans toute le Génovie, et bien au delà de toutes les Mers du Sud. Plusieurs informateurs nous ont fait part d’une prochaine attaque de pirates, avec des complicités intérieures à la Cité. J’ai été mandaté pour démasquer ces traîtres, et vous aider à organiser votre défense. Vous comprendrez aisément que la réunion du Conseil, dans l’état d’urgence où nous nous trouvons, doive désormais se tenir à huis clos. »
En sortant, Mellina le foudroya du regard, et il le soutint sans un battement de cil ni un frémissement du visage. Au contraire, il laissa longtemps ses yeux verts dans les siens, jusqu’à ce qu’elle lui tourne le dos sèchement.


Dès l’aube la Cité se fit bruyante, pleine de rires et de cris excités, car en ce dernier jour de l’été se tenait la fête de Gatt, grand carnaval où chacun se devait de porter un masque de chat. Jeux, banquets, bals, défilés militaires et surtout la Grande Procession de la statue du Dieu en composaient le programme annuel. Tous les bateaux étaient rentrés au port, car aucun Génovien n’aurait manqué ces réjouissances pour tout l’or du monde, outre que c’eût été une insulte au Dieu absolument impardonnable.
Depuis le matin la foule se pressait aux portes de la ville basse, pêcheurs, villageois des montagnes, montreurs d’ours et colporteurs, venus rendre hommage au Dieu, faire commerce et s’amuser jusqu’à l’aube suivante. La Garde avait été renforcée mais les soldats, sous leurs masques de chats noirs, plaisantaient avec les passants en maugréant contre ces précautions injustifiées.
Vers la dixième heure cependant, les quatre Chats Stylites se levèrent en même temps. Le poil hérissé, la queue tendue, la mâchoire entr’ouverte, ils faisaient face au sud. L’alerte se répandit comme un feu de broussailles sur tout le troisième niveau., éparpillant comme une volée de moineaux effrayés les robes grises des Prêtres et celles, plus claires, des Novices. Nessia frappa dans ses mains, et chacun suspendit sa course, les yeux rivés sur elle. La mer était déserte, et la Cité innocemment joyeuse. Elle se tourna vers Valerio.
« Je ne comprends pas...
- Patience ! L’ennemi est entré dans la Ville, par la porte Sud ; fais prévenir le Prince, mais dans le plus grand secret. Que chaque Prêtre soit armé. La Procession aura lieu, mais nous serons sur nos gardes.
- Il faut fermer les portes ! Il faut faire tomber les masques !
- Non, Nessia. L’ennemi nous croit sans méfiance. Nous nous battrons quand l’heure sera venue. »


Le Prince entra sans frapper dans les appartements de Dame Mellina où celle-ci, debout devant sa psyché, ajustait les plis de sa splendide robe blanche.
« Les Stylites ont donné l’alerte ! Tes hommes vont se faire massacrer !
- Embrasse-moi, mon doux seigneur... Tu as bien choisi tes lieutenants ?
- Comme tu me l’avais dit : les plus jeunes et les plus bêtes. J’ai mis tous les vétérans en congé. Mais les Stylites...
- Fais-moi confiance ! Mon bateau est prêt à appareiller. Pendant la Procession, tu voleras le Trésor de Gatt pendant que mes hommes visiteront le deuxième niveau, et nous nous enfuirons aussitôt. Dans une semaine nous serons en Marsalie, et je serai à toi jusqu’à la fin des temps... »
Le coeur battant, Artigano se pencha sur cette bouche aux lèvres de framboise et l’embrassa.


Pour la Procession, la Statue de Gatt avait été sortie du Temple et arrimée sur le Char. C’était une statue parfaitement simple, en bois peint, représentant de manière épurée le Dieu assis, la queue enroulée autour de ses pattes. La seule note précieuse était constituée par ses yeux, deux grosses émeraudes d’une pureté sans pareille.
Valerio était agenouillé sur le sol près du Bassin Sacré, les yeux fermés, depuis plus d’une heure. Nessia lui mit la main sur l’épaule.
« Nous allons commencer la Procession. »
Il s’inclina, le front à terre, puis ouvrit les yeux et se leva.
« Vas-y. Je reste ici.
- Mais ta place...
- ...est là où Gatt me le demande. Le Trésor restera au Temple, sous ma garde.
- Mais la Tradition...
- La Tradition veut que la Procession se déroule, et que le Trésor de Gatt soit en sécurité. Il n’y a qu’un seul accès au Temple. Je serai devant. La population ne doit pas être mise en danger.
- Je peux faire monter des soldats...
- Non. Tu fais comme d’habitude. Tu laisses quatre Prêtres et un novice. Que le Flux coule en toi.
- Béni soit le Flux », répondit-elle machinalement.


La Procession s’ébranla dans la ville basse à midi juste, parcourant, par un savant tracé, les rues de la périphérie vers le centre, jusqu’à la place Majeure, pour une bénédiction de la foule. Nessia, en tête du cortège, croisa le Prince Artigano, reconnaissable à sa tenue d’apparat malgré son masque noir.
« Tout va bien ? Le Trésor est dans la statue ?
- Non, Valerio le garde au Temple.
- Sage précaution ! Mais sans doute inutile, en ville tout est calme... »
Elle le salua de la tête et le dépassa. Artigano se dirigea vers le Temple. Tout à coup, la vigie située sur la tourelle sud se mit à crier :
« Alerte !Au feu ! La flotte brûle ! »
Un instant la panique sembla gagner la ville, mais le Prince apparut à une fenêtre du deuxième niveau.
« Amiral Dellavia, vingt hommes avec vous et cinquante civils volontaires. Je vous rejoins. »
Au troisième niveau, les Stylites avaient repris la pose d’alarme, le dos hérissé, le regard tourné vers la mer. La fumée qui montait du port ne signait que trop clairement la nature du danger. Valerio exigea le silence autour de lui, et se remit en méditation.
Le Prince Artigano glissa dans ses oreilles deux bouchons de cire en montant lentement l’escalier intérieur vers le Temple. Quelques instants plus tard, un chant étrange, excessivement aigu, s’éleva d’un balcon du deuxième niveau, accompagné par une harpe aux accords arpégés en cascades continues. Mélodieux certes, voluptueux même, ce chant interrompit toute activité dans la Cité, figeant chacun sur place. Dame Mellina venait d’arrêter le Temps.


Silence. Le Silence est l’ultime immédiateté. Le Silence est la Voie du Flux. Celui qui entend le Silence est dans la Joie de Gatt, et le Flux le porte. Le Flux est sans désir, comme la Vie est sans intention.
Comme le chat peut entendre le silence de la souris à travers le vacarme de la ville, ainsi Valerio à travers le chant ensorceleur continua d’entendre le Silence de Gatt. Et quand le Prince se rua sur la porte du Temple, Valerio était sur le seuil, les bras croisés, le regard vibrant, le sourire serein et discrètement narquois. Plaquant contre la porte l’homme qui pourtant ne se défendait pas, Artigano chercha en vain des bouchons de cire dans ses oreilles.
« Ce n’est pas possible ! », hurla-t-il en dégainant son épée, qui se heurta à une dague silencieuse et précise. De rage, il souleva la novice figée près de lui, mit le tranchant de sa lame sur sa gorge et cria :
« Le Trésor, vite, ou je la tue ! »
Les Stylites, sur leurs quatre colonnes, observaient la scène sans frémir.
Valerio, toujours souriant, fit un geste d’apaisement. Il entra dans le Temple et en ramena le simple coffre de bois peint en gris qui renfermait depuis l’aube du Temps de Gatt le célébrissime Trésor. L’ayant posé à terre, il proposa par gestes de l’ouvrir. Le Prince, soldat vaillant habitué aux butins de guerre, acquiesça. Délicatement, Valerio s’agenouilla devant le coffre et en souleva le couvercle. Le coffre était vide. Mais l’ouverture libéra le Silence de Gatt, Trésor parmi les Trésors, et le chant magique ne se fit plus entendre. Le Temps reprit son cours, les Prêtres crièrent et saisirent leurs poignards. Sidéré, ébahi, terrifié, Artigano lâcha son otage et recula d’un pas. Une longue dague effilée s’envola dans les airs, précise et silencieuse, et se planta entre ses deux yeux.
Au deuxième niveau, les pirates aux oreilles bouchées avaient pillé méticuleusement les tiroirs et les coffrets des Nobles, au nez et à la barbe des gardes pétrifiés dans l’immobilité du Temps.
Valerio s’inclina devant les Stylites. Les Chats poussèrent un feulement silencieux et sautèrent à bas de leur colonne. En touchant le sol, ils grandirent instantanément jusqu’à la taille de la statue du Dieu et, monstres gigantesques assoiffés de vengeance, atteignirent en quelques foulées la rampe extérieure vers le deuxième niveau. Quand les gardes se mirent à bouger, les pirates ramassèrent leurs baluchons et s’enfuirent par la rampe extérieure. Ils se trouvèrent nez à nez avec quatre créatures infernales aux allures de chats géants...
Dame Mellina, sur son balcon, ne vit plus de fumée montant du port. En se penchant un peu, elle constata que la Procession avait repris son cours normal. Lâchant la harpe, elle libéra ses oreilles et le Silence de Gatt la frappa comme un coup de fouet. Rapidement, elle bouscula meubles et objets pour simuler une lutte, et saisissant le sac où elle avait rangé ses bijoux, elle s’engouffra dans l’escalier dérobé qui menait directement à la plage.


Les habitants d’Alossia se regardaient, incrédules. Les pavés des rues restaient muets sous leurs pas et sous les roues du Char Sacré, et leurs lèvres formaient des mots qui restaient souffle sans voix. Le Silence intense, épais, absolu, les fit trembler et pâlir. Immobiles, ils tournèrent leurs regards affolés vers le Temple.
Valerio referma le coffre.
« Qu ‘est-ce qui s’est passé ?
- Je ne sais pas !
- C’est le Dieu !
- C’est un miracle !
- Gatt s’est manifesté !
- Béni soit Gatt !
- Regardez là-bas, sur la rampe... »


Sur le fin voilier battant pavillon noir qui l’emportait, Dame Mellina, accoudée au bastingage, regardait s’éloigner les côtes de Génovie. Les dents serrées pour contenir ses larmes de dépit, elle se laissait envahir par le flot tumultueux de ses pensées. Artigano avait dû se faire tuer, ce qui n’était pas plus mal, elle était ainsi libre de ses mouvements, et séduire un riche seigneur, en Marsalie ou ailleurs, serait d’autant plus facile. Le Trésor de Gatt lui avait échappé, mais ce qui la contrariait le plus c’était d’en ignorer encore la teneur.
Enfin ce Greffier, ce Valerio, joli garçon par ailleurs – pas vraiment beau, mais d’un charme félin, d’une souplesse sensuelle... - , elle n’avait pas réussi à le déstabiliser ; pire encore, elle l’avait sous-estimé. C’était bien ce qu’elle se reprochait le plus. Mais comment aurait-elle pu prévoir ( elle en connaissait d’autres, des Greffiers, et leur magie n’avait rien d’exceptionnel), comment aurait-elle pu imaginer un instant que ce maigrichon placide aurait le pouvoir de soulever la mer pour éteindre l’incendie au port, et celui, plus extraordinaire encore, de commander au Silence de Gatt, qui avait annihilé son chant ensorceleur ? Elle avait une grande pratique des philtres et des potions, et pensait maîtriser assez bien la magie des sons, savoirs qu’elle devait en grande partie à sa vieille nourrice créole – paix à son âme. Mais tout son art n’avait été que balbutiements face à cet obscur sorcier aux yeux tellement... dérangeants...
Mellina n’était pas croyante, pas plus en Gatt qu’en aucun autre dieu, même si elle s’était pliée aux règles d’Alossia depuis son enfance. Elle croyait à l’argent, source de pouvoir et de respect, en tout temps et en tout lieu. Elle croyait en elle-même, en sa capacité à survivre aux pires dangers, à rebondir du plus profond de l’adversité pour aboutir à ses fins : le plaisir parce que c’était bon, et le pouvoir parce que c’était grisant.
Avant que le rivage génovien ne soit englouti par l’horizon tranquille, elle concentra son regard et murmura, de toute sa volonté tendue :
« Je reviendrai, Alossia. Je te jure que je reviendrai. »




Narwa Roquen, otage de Gatt
Narwa Roquen, qui apprécie la beauté sous toutes ses formes


  
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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2007-06-18 17:12:42 

 Exercice 10 : Narwa Roquen => CommentaireDétails
Le rituel des chats sacrés est original et contribue, avec les formules consacrées échangées entre les prêtres à rendre crédible cette religion. Les personnages s’éloignent du stéréotype initial avec élégance et réalisme. La belle princesse devient une chipie manipulatrice et le prince musclé un esprit faible et puéril. Le complot est introduit efficacement. Tiens, ça marche vraiment la harpe de Mellina ?? J’ai regretté le caractère précipité de la fin. La description de la transformation des chats et leurs actions auraient pu être plus détaillées, de même que les combats dans la ville. Du coup, la nouvelle est un peu déséquilibrée, avec son introduction précise des lieux et personnages et sa fin rapide. Le temps t’a-t-il manqué ?

Est', qui s'y remet

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