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 Narwa Roquen, nouvel épisode  Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Lundi 1 juin 2020 à 22:57:43
Ce texte est la suite du dernier épisode, " La ville dont la Reine est une petite fille". La jeune reine Noralys avait promis à Lehr, l'émigré d'Emmin qui était venu demander son aide, d'aider son village rendu malade par les vapeurs toxiques de Sauron.
Et comme un bonheur ne vient jamais seul, je suis en train d'écrire la suite, qui, si j'arrive à transcrire les idées bizarres que j'ai dans la tête, pourrait vous surprendre - mais je ne spoile pas, j'écris!



Des hommes qui rient





J'avais dû batailler rudement avec Noralys pour la convaincre de ne point trop dépouiller la garnison d'Hélix. Elle avait semblé se ranger à mon avis, mais derrière mon dos elle avait constitué une garnison de réservistes prêts à prendre les armes au premier appel ; une bonne cinquantaine d'hommes, artisans, commerçants et paysans, tous jeunes, vigoureux et dévoués corps et âme à leur souveraine. Cela libérait de leur rôle défensif de la cité le même nombre de soldats de métier.
Et c'est ainsi que nous nous dirigions vers Emmin, Lehr, Korin, Maedlin et moi, entourés de cinquante soldats chevronnés, tous volontaires, conscients du danger et fiers d'avoir été acceptés pour cette mission de secours.
A l'arrière garde, à la hauteur du chariot de ravitaillement - Noralys avait insisté, Korin avait protesté, mais en voyant les yeux brillants de Lehr avait renoncé à ses objectifs de rapidité – Maedlin en croupe derrière moi faisait le pitre, se tortillant sans cesse, dévorant pomme après pomme et m'abreuvant de plaisanteries plus ou moins salaces, ce qui ne lui ressemblait pas.
"Tu es inquiet, melda (1) ? Tu le caches très mal !
Après un long silence, il se décida enfin à m'ouvrir son coeur.
- "Rucin (2), 'Roquen. L'orage qui nous menace n'est que le premier des dangers que nous allons rencontrer. Sauron est furieux de notre expédition. Ses fumées nocives ont empoisonné ces pauvres gens, mais si cela venait à se savoir en Arda, alors tous seraient plus vigilants, et son oeuvre de conquête beaucoup plus ardue... Il souhaite que nous disparaissions tous ! Et nous sommes armés, vaillants et solidaires. Et nous passerons. "
Au son de sa voix dans mon dos, je savais qu'il souriait.
"T'ai-je déjà dit que je t'aimais ? "



L'orage éclata quelques heures plus tard. Nous étions partis de bon matin, dans l'intention de ne faire halte qu'au bout de dix lieues, tant que chevaux et cavaliers étaient encore frais. Mais des trombes d'eau se déversaient sur nous, le tonnerre incessant énervait les chevaux, et le sol sec brutalement inondé devenait une véritable patinoire. J'envoyai Kyo en éclaireur et à son retour je remontai la file des soldats pour aller parler à Korin.
"Kyo a repéré de grandes grottes à une demie lieue au nord. Cela nous fait faire un petit détour mais nous y serons en sécurité jusqu'à la fin de l'orage. Ne nous mentons pas, Korin. Tu sais aussi bien que moi que c'est la première attaque de Sauron, et qu'il y en aura d'autres. Préserver les forces de sa troupe est le premier devoir d'un commandant avisé.
Korin se mit à rire.
"'Roquen, j'admire tes efforts diplomatiques ! Tu dois vieillir, on m'avait fait de toi une description plus... abrupte ! Pardon, je t'apprécie beaucoup, et ton aide nous est précieuse. Tu as parfaitement raison. Prends la tête, nous te suivons. "
Je ne savais que penser de sa réponse. Au-delà de sept siècles de vie, j'étais peut-être un peu usée, mais je pensais avoir plus progressé en sagesse qu'avoir perdu de ma combativité. L'heure n'était pas aux palabres cependant et ravalant la petite blessure faire à ma fierté – certes, certes, je pouvais toujours à ma guise prendre l'apparence d'une adolescente, mais certains soirs le poids de mes ans me rendait mélancolique, surtout depuis que Maedlin n'était plus qu'un fantôme, même si sa présence, pour fantomatique qu'elle fût, était une immense preuve d'amour que je ne négligeais pas et qui de toute façon... Où en étais-je ? J'étais troublée, incapable d'aligner deux idées, d'accord. Ce petit accroc dans mon amour-propre irait se loger dans ma poche, au-dessous de mon mouchoir. Et moi, suivant le vol de Kyo dans le ciel noir et ses cris de triomphe de nous avoir sauvés, je mènerais la troupe dans la sécurité de grottes douillettes et sèches où nous retrouverions le sourire.


Et il en fut ainsi. Une enfilade de grottes au plafond haut et au sol sec, qui pouvait accueillir sans peine tous les cavaliers et tous les chevaux. Au dehors, l'orage ne faisait que forcir. Mais dans notre luxueux campement, c'était une halte ordinaire, où chacun s'acquittait paisiblement des tâches prévues. Un groupe allait ramasser du bois, un autre pansait et nourrissait les chevaux, un autre encore s'occupait du repas et des couchages pour la nuit. En début d'après-midi, nous étions certes bloqués dans ces grottes, mais les chevaux dormaient paisiblement malgré le déchaînement des éléments à l'extérieur, et nous partagions notre premier repas au chaud et au sec devant un brasier réconfortant. Tout le monde avait le sourire.
"Je suis tellement heureux d'être là ", intervint tout à coup Lehr en délaissant son bol de ragoût et son petit pain encore frais de la veille. "Vous êtes tous tellement forts, tellement avisés, tellement savants ! Je suis sûr que nous allons pouvoir sauver ceux de mon peuple qui sont encore vivants. Et j'espère seulement que ça ne vous fera pas trop souffrir. Et je vous suis tellement reconnaissant de votre bonté..."
Sa voix se brisa en un sanglot, et les hommes près de lui, touchés au coeur malgré une vie passée à combattre, le comblèrent d'embrassades, de bourrades, de bonnes paroles et de regards joyeux.
Korin se tourna vers moi.
"C'est toi ?
- Quoi, c'est moi ?
- Il y a là une cinquantaine de vieux briscards, qui ont risqué leur vie plus souvent qu'un chien n'a de puces, qui ne craignent ni dieu ni maître, qui ne sauraient prononcer plus de trois mots devant leur femme ou celle d'un autre... et les voilà en train d'ouvrir leur coeur en toute gaîté à un inconnu qui les entraîne peut-être vers la mort... C'est quoi, ça, 'Roquen ? "
Je souris. Maedlin avait posé sa main sur la mienne et j'avais tous les courages.
"Ça, Korin, c'est l'être humain. Capable du pire. Et du meilleur, aussi."



Le jour se leva sur un ciel limpide, et chacun se réjouissait de pouvoir reprendre la route. Mais avant que le premier cavalier ne sorte de la grotte, Korin réclama le silence.
"Mes amis, je vous exhorte à la plus grande prudence. Le ciel est clair, le soleil brille, et tout nous incite à chevaucher joyeusement vers notre destination. Mais l'ignoble Sauron ne renoncera pas de sitôt. Il ne veut pas que nous atteignions Emmin. Personne en Arda ne doit savoir qu'il a presque détruit la population d'un village, car cela nuirait à ses tentatives de séduction sur d'autres peuples, dans le but inavoué de nous asservir tous, et de nous détruire si nous lui résistons. Nous devons donc nous attendre à des déferlements d'Orques, d'Ourouk-Aï et sûrement, qu'Oromë nous ait en pitié, de bien d'autres attaques monstrueuses et sauvages. Ne relâchez jamais votre attention, et si le moindre doute, le moindre pressentiment, la moindre intuition inquiète venait à vous saisir, quels que soient les rires dissuasifs de vos camarades, venez m'en parler. Nous ne pouvons nous permettre aucune insouciance ! J'ai confiance en vous. Vous connaissez votre métier, vous êtes courageux et forts, vous êtes prudents et sages, vous êtes valeureux et braves. Nous mènerons cette mission à son terme, pour sauver de pauvres gens injustement frappés, et pour la plus grande gloire d'Hélix et de notre merveilleuse jeune Reine. Pour la gloire de Noralys, gloire, gloire, gloire !
- Pour Noralys, gloire, gloire, gloire !" répondit le choeur des soldats d'une même voix fière et joyeuse.


"Ce Korin est un bon meneur d'hommes", glissa Maedlin à mon oreille tandis que, montés sur Rolanya, nous nous intégrions à la colonne des soldats. "Et il a bien retenu tout ce que tu lui as expliqué hier soir.
- C'est à dire tout ce dont tu m'avais alerté auparavant.
- Il est intelligent et habile, et c'est un excellent orateur. Par chance il est honnête et fidèle à sa Reine.
- Tu vois le danger partout ! Oui, il est fidèle à Noralys, et sa présence parmi nous est une force supplémentaire. Maedlin, tye-melane (3). Que se passe-t-il ? Où a disparu ton insouciance ? De nous deux, tu étais l'optimiste, le toujours joyeux, et je te trouve angoissé, mélancolique... Je t'en supplie, tant que la route est calme, parle-moi !"
Mais son silence ne se rompait point.
"Maedlin, au nom d'Oromë ! Je comprends très bien la frustration intense et incessante que te procure ton état de fantôme. Et même si cela me déchire, je t'en conjure, si tu ne peux plus le supporter, pars ! Je préfère mille fois te savoir apaisé en Valinor que malheureux près de moi. Je t'aime ! Ton bonheur m'est plus essentiel que le mien, est-ce que ce n'est pas ça, l'amour ? "
Je l'entendis alors éclater de rire, d'un rire énorme, monstrueux, tonitruant, incoercible, auquel je ne pus résister longtemps, qui nous submergea de sa folie, nous tordant le ventre et embuant nos yeux, sans qu'aucune tentative de respiration raisonnable ne parvienne à en triompher.
" C'est exactement ça !", hoqueta-t-il. " Je suis le plus malheu... reux des fan... des fan... des fantômes, mais ton... ton bonheur prime sur le mien...
- Je le comprends bien mais je ... je ne ... sais pas ...sais pas... quoi faire... Je t'en supplie, arrête de rire, j'ai mal au ventre, je vais finir par rendre mon petit déjeuner..."
Il se tut. Moi aussi. Je réfrénai mes larmes. Il fallait qu'il parte. Mais il ne le voulait pas, et lâchement, je ne le voulais pas non plus.
Tout ceci était injuste.
"Redeviens un peu louve", me suggéra Frère Loup. "Ton côté humain est parfois complètement stupide."



La route s'étirait devant nous, interminable. Huit heures par jour, cinq jours. Nous trottions. Allure économique pour le cheval, qui permet de couvrir de longues distances sans trop le fatiguer. D'abord au pas, pour s'échauffer doucement sur la première lieue, galop dans les montées pour partager avec eux un moment de plaisir – bon pour le moral des cavaliers, bon pour le moral des chevaux – et transition au pas, récupération, retour au calme, et trotter. Le premier et le dernier quart de lieue à pied, sangle lâche pour ceux qui montaient avec une selle (tous, en fait, sauf moi). Ainsi la selle vide masse le dos du cheval et limite les blessures de harnachement. Mais je n'avais rien à dire. Ces gens-là connaissaient leur métier et prenaient soin de leurs chevaux. Très vite une simplicité complice nous avait unis. Au même instant nous prenions les mêmes décisions, mettre pied à terre sur un passage difficile, leur accorder une longue pause pour les abreuver dans un ruisseau en les faisant marcher dans l'eau pour masser leurs membres, ou les laisser paître dans une somptueuse jachère tandis que nous nous dégourdissions un peu les jambes.
J'appréciais de plus en plus Korin, que je trouvais bienveillant envers les hommes et les bêtes, intelligent et prévoyant. Devant nous, Kyo nous avait décrit un défilé sablonneux entre deux buttes escarpées et caillouteuses. Nos chevaux entraînés passeraient indifféremment. Le chariot ne pourrait passer que dans le défilé, et au retour, probablement d'autres chariots. Il était donc essentiel d'aller explorer dès maintenant ce qui nous attendrait sur les côtés.
Korin était d'accord sur ce point. Dix cavaliers en bas, vingt de chaque côté. Mais avant qu'il n'ordonne la manoeuvre, je lui précisai, en m'attendant à une réponse orgueilleuse et cinglante :
" Ne soyons pas naïfs. Sauron s'attend à ce que nous explorions les côtés. Il sait que nous ne sommes pas stupides ! Je passerai à gauche. Freine le côté droit tant que je ne serai pas passée. Je m'attends à tout."
A ma grande surprise, j'eus droit à un sourire et à un regard d'admiration et de reconnaissance, qui fit se tortiller Maedlin sur la croupe de Rolanya et mit une lumière joyeuse dans mes yeux tandis que Korin me répondait placidement :
"Merci de ta présence, 'Roquen. Merci de ta sagesse et de ta vaillance. Je te suis aveuglément. Va. Je freine à droite et à gauche ils seront derrière toi."
Maedlin posa sa main sur mon épaule.
" Ne va pas trop vite, j'ai un mauvais pressentiment. "
Frère Loup renchérit aussitôt.
"Prends garde, 'Roquen, je sens une forte odeur de serpents !"
Et Kyo dans le ciel lança son cri d'alerte. Au moins, j'étais prévenue ! C'est un grand bonheur, c'est une immense richesse que d'avoir des amis qui peuvent vous alerter sur les dangers à venir, et qui seront prêts, quoi qu'il arrive, à les affronter à vos côtés. Pour un peu, je bénirais ces dangers, pour toute la joie reconnaissante qu'ils me font ressentir. Mais je m'égare, peut-être. Je parle comme si mon temps était compté. Peut-être l'est-il ?
Quand je m'avançai sur la butte, de chaque caillou, de chaque motte de terre se dressa une vipère prête à frapper. Rolanya ne broncha pas, Frère Loup hérissa son poil et Kyo attendait mon signal. J'arrêtai d'un geste les hommes derrière moi.
" Ce sont des vipères. Ne faites rien. Je vais nous en débarrasser. "
Peut-être Sauron m'avait-il sous-estimée, ou peut-être voulait-il me leurrer tout en prenant le temps de préparer un piège plus lourd et plus difficile à vaincre. Ou peut-être voulait-il juste nous retarder ?
Quoiqu'il en soit, mes sortilèges firent fuir tous les reptiles sans aucune perte ni pour eux ni pour nous. Je remerciai en pensée Radagast pour ce précieux enseignement, et je reçus mentalement un message de sa part.
" Merci pour eux. Je suis content d'avoir pu t'apprendre quelque chose d'utile.
- Ne regrette rien", fut ma réponse en pensée. " Pour ma part, je ne regrette rien."
Maedlin ne se mit pas en colère. J'aurais préféré une crise de jalousie.
"Lui, il est vivant", constata-t-il avec amertume.
- "Et ?
- ...
- Et c'est toi que j'aime. Et maintenant, allons voir à droite."
Du côté droit, tous les reptiles avaient fui. Nous pûmes reprendre notre route tranquillement. Mais j'étais loin d'être sereine. Je m'attendais à une nouvelle attaque de Sauron, et j'espérais ne pas mener ces hommes confiants à une catastrophe.


C'était le troisième jour et nous n'avions eu à déplorer aucune attaque guerrière. Sans doute Sauron préparait-il ses forces pour notre retour, quand nous serions ralentis par des chariots et des marcheurs, autant de cibles beaucoup plus vulnérables que des cavaliers aguerris. Lehr avait bien mémorisé le chemin et nous menait sans hésitation vers son village. Vers la mi-journée nous arrivâmes au bord de la Mélith, un affluent de la Poros. La rivière était en crue, et ses flots gonflés et tourbillonnants ne nous incitaient pas à la traversée.
Lehr, malheureux et déçu, se tourna vers Korin.
"Je ne comprends pas. D'habitude c'est une petite rivière tranquille, je l'ai passée à pied quand je suis venu, je me suis à peine mouillé les genoux !
- Pied à terre", ordonna Korin. "Nous allons faire halte, le temps de trouver une solution."
J'envoyai Kyo chercher un pont, un gué ou un passage plus calme tant en amont qu'en aval. Moins d'une heure plus tard il était de retour.
"Je suis allé explorer sur cinq lieues en amont et en aval", m'informa-t-il menta- lement. "Il n'y a pas de passage praticable. Il vous faudra voler !"
Il avait lancé sa boutade, très fier de lui, mais je lui répondis :
- Mais oui ! Tu as parfaitement raison ! C'est ça, la solution !"
Je contactai aussitôt Radagast, qui m'assura pouvoir nous rejoindre le lendemain matin. Et je profitai de notre repos forcé pour expliquer à Korin et à Lehr le plan que j'avais conçu, et dont je savais par expérience qu'il était réalisable, grâce à l'aide de Radagast. Les deux ouvrirent de grands yeux éberlués, un peu inquiets mais rapidement enthousiastes. Korin choisit cependant de ne prévenir ses hommes qu'au dernier moment afin de les laisser profiter d'une bonne nuit de sommeil sans se poser trop de questions.


Radagast arriva à l'aube, sous la forme d'un aigle royal qui se matérialisa en Istar dès qu'il toucha le sol. Je lui expliquai mon plan : transformer momentanément les soldats et les chevaux en aigles pour leur faire franchir la rivière. Avec bien sûr des allers et retours des soldats-aigles pour faire passer les selles, couvertures et autres sacoches contenant les provisions. Pour le chariot, en revanche, je ne savais pas...
Radagast, toujours prudent, dodelina de la tête.
" Les soldats, passe, mais cinquante chevaux... Certains vont forcément paniquer... Je ne suis pas sûr de pouvoir les contrôler... "
Maedlin glissa à mon oreille :
"Et si on écartait les flots ? Il me semble que ça s'est déjà fait par le passé... ou alors ça se fera plus tard.... Vous êtes deux Istari expérimentés, et je te donnerai toute l'énergie dont je dispose."
Je proposai à Radagast cette nouvelle possibilité, et au moment où j'allais lui dire que l'idée n'était pas de moi je sentis dans mon esprit un cri de Maedlin.
" Ne lui dis pas ! Quelle importance, lequel de nous deux en a eu l'idée ? Je suis mort, il a des choses à se faire pardonner, profite !
- Maedlin ! Je ne suis pas de celles...
- Bien sûr que non ! Et je suis terriblement jaloux de le voir vivant près de toi. Mais nous devons ramener ces gens et nous avons besoin de Radagast. Alors... Tu fais comme moi, tu mets ton orgueil dans ta poche exactement comme l'autre jour, même si ce n'est pas ce que tu préfères, et tu penses à ta mission. Et rappelle-moi souvent de ménager ta fierté, sinon il n'y aura plus de place dans tes poches pour mes pommes ! "
J'avalai mon intransigeance et je souris à Radagast. J'en frémissais de honte, mais je sentais la force de Maedlin près de moi. Une fois de plus, il était mon guide et mon soleil. Entre nous, il n'y avait pas de distance et pas de secret. Nos silences étaient complices et nos rires accordés, je pouvais finir ses phrases et il pouvait signer pour moi. Nous étions chacun la moitié d'un tout, et la mort ne pouvait rien y changer.
"C'est peut-être possible", estima Radagast. "Mais serons-nous assez puissants pour réitérer cet exploit lors de votre retour ? Il nous faudra à toi et à moi des semaines pour récupérer d'un tel effort !"
Hé oui, c'était Radagast et son incorrigible prudence. Même si elle m'avait sauvé la vie bien des fois, je la détestais ! Oui, Maedlin, je le sais, j'ai besoin de lui. Nous avons. Je lui verrouillai mon esprit, et tout en lui souriant c'est à Maedlin que j'envoyai un message d'amour.
" En situation de crise, la seule attitude raisonnable est de penser au jour le jour. Alors, si tu veux bien, nous allons franchir cette rivière aujourd'hui. Et demain sera un autre jour. "
Ce discours convenait bien au pragmatisme de Radagast. Nous nous plaçâmes tous les deux sur le bord de la rivière, à quelques pas l'un de l'autre. Et puis chacun de nous marcha, écartant les flots sauvages et nous éloignant jusqu'à mettre une quinzaine de pas entre nous ; deux murs liquides, trépignant sur place, entouraient un large passage de sable mouillé. C'était facile ! Je sentais le flot d'énergie de Maedlin déferler en moi, et je voyais Radagast transpirer à grosses gouttes.
"Traversez !", hurla Korin. "Grand galop, faites vite, ils risquent leur vie pour vous !"
Il fallut moins d'une minute pour que les soldats passent. Le chariot fit aussi vite qu'il put, les deux chevaux lourds galopant de bon coeur à la demande de leur cocher.
Nous les suivîmes sur l'autre rive et nous nous écroulâmes sur la berge.
" Vite", commanda Korin, " de l'eau, des biscuits, de la viande !"
Ils étaient tous autour de nous, à nous remercier, nous réconforter, nous féliciter, nous forçant presque à manger parce que nous nous étions épuisés dans ce passage et qu'ils nous en étaient tellement reconnaissants et qu'il fallait absolument que nous prenions soin de nous et que sans nous ils auraient été perdus et que ce que nous avions fait c'était tellement extraordinaire et qu'il fallait que nous nous reposions pour repartir demain, et que...
"Snorf !", s'ébroua Rolanya. "Ces humains me fatiguent. Un Istar est un Istar. Et alors ? Deux Istari sont deux Istari. Et alors ? Et avec l'Energie d'un Elfe, en plus...
- Vu d'en haut", commenta Kyo, " c'était magnifique.
- S'il te plaît, 'Roquen, laisse-les parler mais ne tombe pas dedans. Louve tu es, louve tu restes.
- Tu as raison, Frère Loup. Ce sont des humains, bruyants, procéduriers, brasseurs de vent, mais ce sont de bonnes personnes. Et puis tu sais bien que je suis avec vous, et Maedlin aussi. Notre frontière est notre force."


Sauron s'était-il lassé ou se préparait-il pour une offensive plus puissante ? Aucun obstacle ne se dressa plus sur notre chemin jusqu'à notre arrivée à Emmin. Lehr, à l'avant-garde, criait pour appeler les siens, en proie à une folie de bonheur d'être rentré chez lui. Il sauta de son cheval à l'entrée du village et se mit à courir comme un possédé. Quand il retrouva sa femme, il poussa un hurlement de joie et l'emporta dans ses bras, la souleva de terre et la fit tournoyer encore et encore...
Les villageois nous regardaient passer avec une timidité mêlée d'inquiétude. Les femmes serraient leurs enfants contre elles, les hommes passaient le bras sur les épaules de leur femme, et je ressentais toute la détresse de ces gens qui en étaient venus même à redouter d'espérer...
Depuis de longs mois, ils ne savaient jamais ce que le lendemain leur apporterait. IIs ne savaient jamais s'ils pourraient le lendemain finir ce qu'ils avaient commencé la veille, réparer ce qui avait été cassé, mettre en oeuvre ce qui avait été décidé... Vivre, continuer à vivre, éprouver cette sensation grisante d'éternité – celle qu'on a quand rien ne vous menace, quand on court pour le plaisir , encore et encore, qu'on a trouvé la bonne cadence et qu'on se dit qu'on pourrait courir comme ça jusqu'au bout du monde, que rien ne pourrait nous en empêcher parce qu'on se sent tout-puissant... Celle qu'on a aussi quand on étreint l'être aimé et qu'on ressent une telle complétude que même la mort ne nous fait plus peur...
Depuis combien d'interminables heures n'avaient-ils goûté à une telle sécurité ?
A la vue des victuailles que nous sortions du chariot, ils se réchauffèrent un peu et s'approchèrent, les yeux brillants, avalant bruyamment la salive involontaire qui inondait leur bouche.


Lehr nous demanda de patienter pendant qu'il expliquait au Conseil la raison de notre venue.
"Pardonnez-moi, mes amis, mais ce sont des hommes fiers... au point d'en être parfois déraisonnables. Quitter ce lieu est notre seule chance de survie, mais il se pourrait qu'ils ne l'admettent pas. "
Je proposai mon aide, mais Lehr me sourit un refus gêné.
"Laisse-moi y aller seul, 'Roquen. En désespoir de cause, si j'échoue, tu auras tout le temps pour essayer de les convaincre."
Nous prîmes donc un peu de repos sur la place du village, pansant, nourrissant et abreuvant nos chevaux avant de nous asseoir voluptueusement dans la poussière d'une herbe calcinée et stérile. Des enfants, qui rôdaient autour de nous, finirent par s'approcher, souriant aux soldats, admirant leurs chevaux et demandant timidement s'ils pouvaient les caresser.
Des éclats de voix nous parvenaient de la halle sous laquelle se tenait le Conseil. Korin et moi échangeâmes un regard désolé.
"Tu veux que j'aille écouter ?", me proposa Maedlin.
- "Ce ne serait pas correct", lui répondis-je en secouant la tête. " Ces gens ont tout perdu, il ne leur reste que leur dignité, nous nous devons de la leur laisser. "
Après plus de deux heures de discussions acharnées, Lehr revint vers nous.
" Ils sont très méfiants quant à votre accueil en Hélix, mais ils ont accepté le fait qu'ils n'avaient plus rien à perdre, et souhaitent, si cela est encore possible, offrir une meilleure vie à nos enfants. Nous pourrons repartir demain. "
Nous le serrâmes dans nos bras. Il avait les yeux pleins de larmes, il tremblait encore de la rude confrontation avec ses concitoyens, qui autrefois avaient été ses amis et le considéraient maintenant presque comme un traître... pire encore, comme un traître nécessaire. De lourdes rides de fatigue creusaient son visage déjà plus marqué que celui d'aucun homme de son âge. Nous lui proposâmes de partager notre repas, au coin des brasiers que nous avions allumé pour la nuit, mais il déclina notre invitation.
" Je vais retrouver ma femme. Elle sera peut-être encore plus difficile à convaincre que ces vieux barbons du Conseil !"


A l'aube, nous nous remîmes en marche. Ils n'emportèrent presque rien, quelques vêtements et quelques marmites. Leurs animaux étiques n'auraient pas supporté le voyage, ils leur rendirent la liberté. Quelques chiens nous suivirent malgré tout. Les jeunes enfants survivants et les rares vieillards prirent place dans le chariot. Les autres marchaient, traînant les pieds, tellement usés déjà par leurs longues épreuves qu'il ne nous serait pas venu à l'idée de leur demander de presser le pas. Il s'avéra rapidement que la nourriture que nous avions emportée serait insuffisante. Ils avaient tellement manqué qu'ils se jetaient sur leur ration comme si elle avait été la dernière de leur vie, et en redemandaient sans cesse ; certains vomissaient à la fin de leur repas, et réclamaient aussitôt à manger encore. Ils avaient perdu tout sens commun quant à leur alimentation, et toute notre patience (la mienne, en l'occurrence), était mise à rude épreuve. De plus, la plupart des femmes, qui sans doute s'étaient longtemps privées pour laisser leur part aux enfants, s'épuisaient d'heure en heure. Nous dressâmes donc un camp provisoire à deux lieues à peine d'Emmin, tandis que Korin et un groupe de cinq soldats partaient à bride abattue vers Garrel, un village à quatre lieues de là, pour ramener des vivres et au moins deux chariots, sans lesquels notre retour ne pourrait qu'être émaillé de nombreuses tombes à creuser.
Le soir tombait. De lourds nuages noirs plombaient le ciel vers l'est, et un vent fétide se leva. Frère Loup hérissa son poil, Rolanya coucha ses oreilles et Kyo lança un message d'alarme.
"Regroupez-vous près du chariot", ordonnai-je. "Soldats, faites le cercle autour d'eux. L'attaque est imminente. "
Ils déboulèrent autour de nous en une horde sauvage, Orques et Ourouk-Aï, innombrables et fous. Un frisson me parcourut l'échine, et je supposai que les autres autour de moi pouvaient en être terrifiés. Alors je hurlai :
"Ils sont nombreux, mais ils sont mortels ! Ils sont soumis, nous sommes libres ! Nous avons la force de les vaincre. Oubliez votre peur, elle ne vous sert à rien, battez-vous ! Battez-vous pour la dignité, pour l'honneur, pour la liberté ! Parce que vous êtes humains, parce que vous ne voulez pas leur ressembler, parce que vous avez des femmes et des enfants à défendre. Parce que vous voulez continuer à rire et à chanter, parce que vous préférez aimer que haïr, et parce que personne ne vous imposera jamais un chemin qui vous révolte. Battez-vous !"
J'envoyai Kyo alerter Korin, je savais qu'il trouverait le moyen de le faire. Et je dégainai Ambaron.
Les Ourouk-Aï chargèrent les premiers. Les soldats d'Hélix, tous armés d'arcs et de flèches (j'avais dû négocier âprement avec Noralys pour la convaincre que ce poids supplémentaire était indispensable), les abreuvèrent d'une nuée perçante à laquelle je me joignis, guidée par la longue expérience de Maedlin. Nous en vînmes à bout, plus facilement que nous ne l'aurions espéré. Puis les Orques prirent le relais, la bave aux lèvres et l'oeil hagard. A ce moment précis j'entendis Kyo hurler dans le ciel :
"Dis-leur de tenir bon, Korin revient avec des renforts ! "
Et aussitôt je criai :" Battez-vous ! Tenez bon, tenez encore un peu, Korin revient, et il nous apporte de l'aide ! Ne cédez pas ! Nous vaincrons !"
La mêlée fut horrible. D'un côté les Orques, armés jusqu'aux dents, puants, insensibles, inarrêtables. En face, des soldats trop peu nombreux, déterminés mais inquiets, et des paysans armés de leurs bâtons de marche, ou pour les autres, brandissant leur seule fortune, leurs marmites de cuisine, dont ils se servaient autant comme de boucliers que comme d'armes contondantes. Ils se battaient ! Aucun des hommes d'Emmin ne reculait, aucun ne cédait un pouce de terrain sous l'assaut nourri de ces créatures infâmes. Et les soldats, presque résignés au début du combat, en les voyant reprenaient du courage et de l'ardeur, tellement ces pauvres hères étaient admirables dans leur farouche détermination.
Cela m'aurait presque fait rire de voir ces guerriers cruels s'avancer invincibles au-devant d'hommes maigres et usés, armés de simples marmites, et dont le rictus arrogant se muait en grimace d'incompréhension quant la ridicule marmite avait non seulement paré leur coup mortel mais avait atterri définitivement sur leur crâne défoncé... Kyo, revenu de sa mission, reprenait sa vieille habitude. Il fondait sur un Orque, lui transperçait un oeil, puis revenait s'occuper du second. Rolanya se cabrait et retombait sur un ennemi, écrasant sa cage thoracique de tout le poids de ses sabots. En pensée, elle expliqua aux autres chevaux comment faire, et bientôt, ce fut toute la cavalerie d'Hélix qui se cabra pour jeter à terre des Orques démunis. En se penchant un peu, chose aisée pour les bons cavaliers qu'ils étaient, les soldats n'avaient plus qu'à ajuster un coup précis pour décapiter l'Orque. Et cela se répéta encore et encore... Ces danses de mort, qui étaient à notre avantage, faisaient rire les gens d'Emmin, et vivifiaient leur courage. Oubliant le danger, ils se battaient comme de beaux diables, parce que leur foi en nous décuplait leur force. Mais les Orques étaient nombreux, et le combat s'éternisait... Nous étions tous couverts de sang d'Orque, gluant et fétide, des têtes et des membres d'Orques volaient de tous côtés, à nos cris d'ardeur répondaient leurs hurlements de douleur et d'effroi, mais la mort était la seule à être sûre de triompher, une parade incertaine, un coup mal ajusté, et ce serait notre vie qui s'éteindrait à jamais. Le courage ne suffit pas, dans un combat mortel. Il ne faut pas quitter des yeux l'adversaire, et regarder alentour sans cesse de peur qu'un autre ennemi ne nous prenne par surprise. Il faut avoir cent yeux, cent bras, et autant de jambes pour ne pas être là où pourrait être notre dernière demeure. Et les Orques, même mis à mal, étaient innombrables. Nous avions l'impression de combattre toujours le même, de refaire mille fois le même geste, presque en vain puisque tout était toujours à refaire, tant ils étaient nombreux et obtus, véritables machines conçues pour tuer, tuer et tuer encore.
Au moment même où la fatigue commençait à faire trembler les jambes et alourdir les bras, devant le flux incessant de nos ignobles adversaires, au moment même où nous échangions des regards inquiets en nous demandant si nos corps épuisés nous permettraient de résister plus longtemps, Korin vint à notre rescousse entouré de ses cinq soldats et d'une cinquantaine de villageois montés sur des ânes ou des mules, mais armés de piques, de fourches et de haches, et bien déterminés à ne faire point de quartier. Les Orques, décimés, débordés, cédèrent à la panique et s'enfuirent à toutes jambes sans penser au châtiment qui les attendrait plus loin. Une clameur immense accompagna leur débandade. Par la volonté d'Oromë, nous étions saufs et ne comptions que quelques blessés, ce qui en soi représentait déjà un véritable miracle.
Le jour n'était pas fini, et nous étions tous épuisés. Mais je m'entretins avec Korin, et il se rangea à mon avis : une nuit en ce lieu jonché de cadavres d'Orques ne pourrait être sereine. Les gens d'Emmin nous regardèrent avec de grands yeux incrédules et las quand nous leur annonçâmes qu'il fallait repartir. La tête basse et les jambes lourdes, ils obéirent pourtant, soulagés que la plupart des femmes et des enfants puissent voyager dans les deux chariots que Korin avait ramenés de Garrel. Nous étions navrés de leur imposer cette épreuve supplémentaire, mais nous savions tous les deux – et Lehr nous concéda que notre choix était le bon - que c'était pourtant la meilleure chose à faire pour le bien de tous.
A une demi-lieue de là nous montâmes le camp pour la nuit. Nos corps n'aspiraient qu'au repos, à une horizontalité bénéfique où les dos courbatus seraient déchargés, où les muscles tétanisés auraient la permission de rester immobiles. Des larmes d'épuisement couleraient sans doute dans le secret de la nuit, des larmes de soulagement aussi, d'être encore vivants malgré ce terrible affrontement – d'autant plus terrible que, si les soldats d'Hélix étaient tous expérimentés, les gens d'Emmin n'avaient jamais pour la plupart éprouvé l'aspect terrifiant des Orques; les affronter dans leur barbarie effrénée, en infériorité de nombre et d'armement, avait dû mobiliser toutes leurs ressources physiques et mentales et ils l'avaient fait sans rechigner, sans reculer, sans se plaindre. Ces hommes étaient admirables. Presque désarmés, affaiblis, terrifiés, ils avaient combattu héroïquement sans aucune certitude quant à l'issue de la bataille. J'en étais pour ma part muette d'admiration. Aussi ne fus-je pas étonnée qu'ils se contentent d'une ration de boeuf séché et de quelques pommes pour aller au plus vite s'allonger près des brasiers, essayant de trouver le sommeil entre deux sanglots étouffés d'un arrière-goût de peur.


Un jour paisible se leva, dans le chant des oiseaux, la rosée du matin et une petite brise joyeuse. Les soldats, coutumiers de la discipline, s'éveillèrent dès l'aube, prêts à entamer leur nouvelle journée. Korin et moi passèrent dans leurs rangs pour leur signifier qu'ils pouvaient se rendormir s'ils le souhaitaient, ou en tout cas prendre leur temps, et que de plus nous ne souhaitions pas réveiller les gens d'Emmin, dont les corps épuisés dormaient d'un sommeil lourd mais enfin apaisé. Les villageois de Garrel revinrent de leur propre gré nous apporter un merveilleux petit déjeuner : lait, pain, beurre, oeufs, pommes, saucissons, noix... Ils avaient tous du soleil dans les yeux, alors que certains d'entre eux avaient risqué leur vie la veille en combattant à nos côtés, et qu'ils avaient dû écourter leur nuit pour préparer toutes ces victuailles. Ils étaient manifestement heureux de nous aider et leurs sourires était un bonheur supplémentaire. Avan Oromë (4), quand les hommes s'entraident, c'est une lumière joyeuse qui s'étend sur Arda et qui se multiplie à l'infini !
Lorsqu'ils se réveillèrent enfin, les exilés s'aperçurent qu'un véritable festin les attendait. Encore tout engourdis de sommeil, ils découvrirent sur une table de fortune tous les mets savoureux et innombrables en une abondance dont ils n'avaient même plus rêvé depuis si longtemps. Certains retinrent mal leurs larmes, d'autres poussèrent des cris de joie, les femmes s'avancèrent timidement, retenant non sans peine les enfants impatients...
Ils mangèrent. Avec lenteur, avec précaution, avec dignité. Les yeux fermés, ils se souvenaient des jours heureux, des moissons fertiles, de cette sécurité tranquille qui récompensait justement leur dur labeur. Ils mangèrent comme on prie, avec ferveur, avec confiance, avec extase. Chaque bouchée était dégustée comme un mets précieux, pour en savourer le goût seconde après seconde, et pour en garder un souvenir inaltérable et beau. Lehr en avait les larmes aux yeux, Korin, qui ne l'aurait reconnu pour rien au monde, en était troublé, et je sentais près de moi l'émotion intense de Maedlin. Quant à moi, j'étais en paix, et je goûtais ce bien-être serein en louant Oromë, et à travers lui, Iluvatar, de toutes ses bontés. Pauvres jouets que nous étions entre les mains des Dieux tout-puissants, quand ils daignaient nous faire grâce, il valait mieux leur en être reconnaissants.
Varren, un soldat d'Hélix, était en train de se raser à l'aide d'un petit miroir. Halk, un gars d'Emmin, le regardait faire. Soudain Varren, qui avait terminé sa tâche, éclata de rire.
"Mon pauvre ami, entre tes taches absurdes, ta maigreur et ta barbe sans âge, tu n'es vraiment pas beau à voir. Tu t'es battu comme un lion hier, tu es un homme courageux et loyal... Mais qu'est-ce que t'es moche !"
Halk se renfrogna d'abord, puis Varren lui tendit son miroir. Et Halk éclata de rire à son tour. Il y avait une magie de bonheur ce matin-là, parce que tous ces hommes qui avaient combattu côte à côte dans la même frayeur et le même courage étaient devenus frères jurés, frères de sang. Leur rire inopiné se propagea comme feu de broussailles, à leurs voisins d'abord, et puis de proche en proche, à tout le campement, et ceux qui n'avaient rien vu de la scène parce que trop éloignés s'esclaffaient aussi de bon coeur sans savoir pourquoi. Et c'était une merveilleuse revanche sur le sort, c'était une promesse, un espoir, une bénédiction. Lehr courait de l'un à l'autre, riant, gambadant, exultant, transfiguré d'une joie intense. Korin d'abord inquiet, sourit de soulagement. J'adore les humains quand ils sont lumineux de tendresse et d'humour. C'est vrai, il y en a de mauvais, de retors, de méprisables. Mais quand l'un d'entre eux est merveilleux il efface toutes les bassesses des autres.
Maedlin me tira par la manche.
"Il y a aussi des Elfes sympathiques.
- Tu es jaloux ? Tu es la première et la dernière de mes pensées, Maedlin. Tu en doutes ?
- Tu n'aurais pas une pomme ?



Notre retour vers Hélix ne fut qu'une succession de bonheurs. Je ne sais pas comment cela put se faire, mais tous les habitants dont nous approchions les villages ne fût-ce que de dix lieues (ceux-là même qui avaient rejeté Lehr), tous nous firent escorte, ne renonçant que lorsque d'autres prenaient le relais. Ils apportaient tous des victuailles en grand nombre, des fruits frais et de la viande d'animaux fraîchement abattus, et plus encore ils apportaient leur soutien, leurs sourires, leur bienveillance et la volonté indéfectible de leurs piques et de leurs haches de ne jamais renoncer. C'était comme si tous les peuples d'Arda s'étaient enfin accordés pour venir en aide à ces malheureux, affirmant par ce geste leur détermination à rester forts et libres devant la barbarie du Seigneur de l'Est... Je remerciai en mon coeur Oromë, et toutes les puissances bienveillantes qui avaient permis ce moment d'unité et de communion.
Comme par magie, aucun obstacle ne se dressa sur notre route. La Mélith était redevenue une gentille rivière tranquille, nous ne croisâmes pas l'ombre d'un serpent et le soleil ne fut jamais masqué par le moindre nuage.
Nous entrâmes en Hélix tout-puissants et invincibles, illuminés d'un bonheur jubilant, irradiant et communicatif, que les habitants d'Hélix nous rendirent en applaudissements, vivats et acclamations tonitruantes. Noralys exultait de fierté, incapable de prononcer une parole tant les larmes nouaient sa gorge.
Nous étions triomphants, mais je souffrais de ce que personne ne puisse féliciter Maedlin l'invisible, dont la présence d'esprit et la perspicacité n'avaient cessé de m'inspirer au cours de ce voyage. Au milieu de cette foule en liesse j'étais triste et amère.
" Je l'ai choisi, 'Roquen", me consola Maedlin.
Mais cela n'apaisa point ma peine, et je sentais au fond de moi que l'imminence d'un changement se faisait sentir, et que d'autres combats se préparaient, bien plus douloureux que tous ceux que j'avais pu connaître dans ma longue vie sur Arda.
Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare. (5)


(1) mon aimé
(2) j'ai peur
(3) je t'aime
(4) loué soit Oromë
(5) Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour

Narwa Roquen
Narwa Roquen, le vrai retour


  
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2 Le vrai retour des longs textes - z653z (Dim 5 jul 2020 à 16:28)
2 I·kal’antúlien ! - Maedhros (Mar 30 jun 2020 à 18:18)


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