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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Dimanche 1 novembre 2015 à 19:39:59
Bon, il y a bien sûr un exode, un clin d'oeil et, peut-être, un regret...

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LES PARTANTS


La bande-son qui va bien...

Le Roi était assis, pensif, sur son grand trône d’or dressé au centre de l’immense salle d’honneur que les échos murmurants avaient désertée. Il tenait son menton au creux de la main, le regard perdu dans le vague. Ils étaient partis.

Les sentinelles sur les remparts avaient suivi, immobiles, la lente procession qui s’était avancée sur les pavés luisants de la grand rue. Quand le dernier chariot eut disparu sous la voûte du châtelet d’entrée, quand les sabots eurent fini de résonner sur les lourdes solives du pont-levis, quand une toute dernière fois, un enfant se fut retourné vers ce qu’il laissait derrière lui, pleurnichant au bras de sa mère, alors le silence et l’atonie succédèrent à l’activité et au simple bonheur d’exister. Ils recouvrirent la Cité comme un linceul recouvre à la fin un cadavre. Les chants mélodieux des oiseaux dans les arbres de la forêt, le pépiement joyeux de la rivière sous les arches du pont, les mille bruits de la vie de tous les jours s’éteignirent d’un seul coup, comme on souffle la flamme d’une bougie.

Ils étaient partis.

Les semaines s’écoulèrent et une indolence inexpliquée s’infiltra dans les veines du Royaume et de tous ses habitants. Les moissonneurs rêvassaient en s’appuyant sur leurs faux, noyés jusqu’à la taille dans la mer de blés dorés. Les marchands ne se donnaient plus la peine d’installer sur les étals les magnifiques brocarts ou les articles manufacturés qui faisaient la renommée des artisans du Coeur du Royaume, la Cité Royale. Les vendeurs à pied ne poussaient plus leurs ritournelles enlevées pour vanter les pâtés en croûte ou les fromages qui faisaient, avant, saliver les passants. Le babil fleuri des ménagères s’interpellant d’une fenêtre à l’autre au-dessus de la ruelle, pendant qu’elles battaient leurs tapis, avait cessé et les volets demeuraient clos.

Ils étaient partis.

Les enfants qui hier encore dévalaient les rues en pente, criant à tue-tête, sautant par-dessus le caniveau ou bousculant les dignes bourgeois bedonnants vaquant à leurs occupations, avaient disparu. Le gué royal ne faisait plus de rondes, la nuit tombée. Qu’importait ? Les voleurs s’étaient aussi volatilisés.

En fait, nul ne s’étonna de cette vacuité languide qui engourdissait leurs sens et paralysait en eux le ressort de la vie. Ils vivaient comme au ralenti, répétant leurs gestes quotidiens de façon mécanique, sans entrain. Les mornes journées succédaient aux journées ternes, comme fanées.

Secouant la torpeur qui l’accablait, le Roi se résolut à convoquer son Conseil. Les grands seigneurs entendirent son appel. Vêtus d’or et de satin, ils avaient belle apparence. Ils firent de grands gestes impérieux, comme s’ils combattaient quelque ennemi invisible, donnant des coups de menton comme autant de coups de canons. Mais de leurs lèvres diaphanes ne sortirent que des mots inconsistants, vides de chaleur et de conviction, qui contrastaient avec les poses martiales des conseillers. Aucun ne put terminer son propos, qui se perdit, sans force, dans un murmure à la fin inaudible. Le gosier asséché, ils burent le vin tiré des meilleures barriques du Roi. Le breuvage millésimé les fit grimacer. Ils reposèrent les coupes de cristal en essayant de chasser l’amertume et l’acidité qui irritaient leur langue.

Le Roi les écouta, maussade, du haut de son trône. Ils parlèrent tous et tous se rassirent, déçus et froissés. Le Roi n’avait pas daigné les récompenser du plus infime commentaire, n’ayant entendu aucune parole sage et avisée.

Un seul n’avait pas encore pris la parole. Il était assis à l’extrémité de la longue table, faisant face au Roi sur son trône. C’était sa place attitrée. N’était-il pas le frère du Roi, le Grand Intendant du Royaume ?

C’était un homme dans la force de l’âge, grand et athlétique. Son visage était caché sous le masque de sa fonction mais la rumeur, sur son compte, rapportait qu’il était le portrait craché de son frère. Il attendit que les échauffements des Grands Seigneurs se fussent apaisés avant de se lever à son tour. Il marcha d’abord vers une colonne de pierre qui soutenait l’arche d’une grande fenêtre. De là, il pouvait embrasser l’horizon à des lieues à la ronde.

Les paysages, d’ordinaires si changeants, étaient comme pétrifiés. Les arbres ne se balançaient pas sous la caresse du vent qui aurait dû souffler de la montagne en cette saison. Dans le ciel, lointain et étranger, les nuages étaient immobiles, comme épinglés à un immense drap bleu tiré au-dessus de la terre. Même le soleil semblait factice, ses rayons ne dispensant plus aucune chaleur. La Nature elle-même semblait suspendue autour de la Cité. Le mouvement du monde était comme arrêté. Rien ne succédait à rien, depuis qu’ils étaient partis. Le Grand Intendant soupira puis, se retournant, il s’avança vers son frère, le Roi, et lui dit :

« Majesté, mon frère, j’ai écouté vos nobles conseillers. Leurs paroles étaient sincères, leur volonté inflexible et leur loyauté sans défaut. Jamais ils ne faillirent à leur devoir et leur conseil a toujours été judicieux et raisonnable. Mais, en ces heures incertaines, je vous dois, Majesté, la vérité, la vérité sans fard, l’inconsolable vérité. Rien de ce que nous avons connu jusqu’à présent n’est à la hauteur du péril auquel nous sommes tous confrontés. »

A ces paroles, les mines des grands Seigneurs se défirent plus encore. Ils trépignèrent sur leur siège, jetant des regards plus interloqués que furieux à l’homme masqué qui les avait prononcées. Le Grand Intendant, bras croisés, ne broncha pas le moins du monde. Son masque de fer devint un miroir impassible où se refléta uniquement leur propre désarroi. Le Roi, sur son trône, se pencha en avant, intrigué par l’effet dramatique utilisé par son frère.

« La question se résume aisément. Qu’est-ce qui peut conduire, de façon ordinaire, les hommes à prendre les chemins de l’exode ? La guerre ? Le Royaume est en paix avec ses voisins et nul ennemi intérieur ne conspire à renverser le Trône et ses institutions. Non, la guerre n’est pas la cause de ce mal étrange. La famine alors ? Nos champs et nos vergers connaissaient une insolente prodigalité, nos troupeaux croissaient et se multipliaient presque sans efforts. Nos lacs et nos rivières ne manquaient ni de carpes ni de saumons et nos forêts étaient si giboyeuses que les chasseurs ne rentraient jamais bredouilles. Non, la famine n’est pas la cause de ce que nous affrontons aujourd’hui. La tyrannie alors ? Même si nous ne sommes pas les mieux placés pour en juger, il est évident que la prospérité du Royaume n’était pas confisquée au bénéfice d’un petit nombre. Tout un chacun pouvait s’exprimer librement et ne craignait pas d’être arrêté de façon arbitraire. Que nous soyons puissants ou misérables, la justice du Roi est proportionnelle et équitable. Non, la tyrannie n’est pas non plus la cause de notre tourment. »

L’Intendant s’accoisa. Dans le contre-jour, sa silhouette était auréolée d’une sorte de clarté maladive venant du dehors. Dans la salle du Conseil, le silence devint bientôt intolérable. Immobiles, suspendus aux lèvres de l’orateur, les Conseillers ressemblaient à des modèles posant pour un artiste. Le Roi ne quittait pas son frère des yeux, essayant de deviner ce qu’il retenait encore. Le plus extraordinaire, c’est que tous redoutaient d’entendre tout haut ce que chacun pensait en son for intérieur. La vérité nue et cruelle qu’ils ignoraient encore mais dont ils pressentaient qu’une fois dite, rien ne serait plus jamais comme avant.

Impitoyable, inexorable comme la course du fléau entre les mains de la Faucheuse, l’Intendant reprit la parole :

« Si nous ne pouvons pas retenir ces causes naturelles, alors nous devrions peut-être envisager une cause qui ne relèverait pas du monde des hommes, telle une malédiction lancée par quelque dieu velléitaire. »

La foudre frappant les dalles entre leurs pieds ne les aurait pas fait davantage sursauter. Leurs visages blêmirent. Puis, comme le premier éclair libère la tension de l’orage accumulée dans l’éther, ils respirèrent ensuite plus librement. Ce qui les oppressait, ce poids qui pesait depuis des jours sur leur âme, venait de disparaître. Leurs joues regagnèrent quelques couleurs. Mais la pluie n’avait pas commencé de tomber. Ils appartenaient encore à cette fraction de présent où les choses ne sont pas tout à fait déterminées, où elles peuvent encore être différentes. Un instant éphémère et magique. Le Grand Intendant soupira à nouveau. Il s’apprêtait à convoquer la pluie attendue mais il aurait préféré se trouver à mille lieues de là pour ne pas avoir à prononcer les phrases qu’il avait avec soin préparées.

« Majesté, j’ai consulté les archives royales des nuits durant. J’ai exhumé je ne sais combien de vieux grimoires aux pages si poussiéreuses qu’elles menaçaient de se désagréger à chaque fois que je les tournais. J’ai interrogé tout ce que le Palais compte d’érudits en matière d’interprétation des présages. J’ai dépêché des messagers, porteurs de missives scellées, aux oracles les plus renommés du continent. Aucun n’est hélas revenu. J’ai passé de longues nuits à glaner des bribes de réponse au détour d’un paragraphe hermétique ou dans le détail presque insignifiant d’une enluminure ternie. Au sortir d’une nuit, la chandelle filant sur le bougeoir, j’ai enfin reposé ma plume sur l’écritoire. J’ai relu ce que j’avais écrit sur les feuilles de papier. Tout concordait. Tout se répondait. Tout convergeait vers une seule et unique possibilité. Tout était là mais je ne comprenais toujours pas. Si je ne doutais d’aucune partie, l’ensemble m’échappait encore. J’avais certes toutes les pièces du puzzle mais son motif principal demeurait encore insaisissable. Il me fallait placer chaque pièce à la bonne place. Frustré et fourbu, j’éprouvai soudain le besoin de respirer l’air de la nuit déclinante.

Dehors régnait le calme. La nuit était claire et en même temps, son goût était fade et artificiel. Une lumière blafarde descendait d’un ciel lointain où ne brillait aucune étoile, et enveloppait toute chose d’une pellicule spectrale. Je ne pus décider s’il s’agissait des premières lueurs de l’aube ou bien d’un phénomène appartenant à la mécanique céleste, à l’instar de ces luminescences que décrivent les ambassadeurs hyperboréens. Je portai mes regards vers les montagnes éloignées où j’aperçus soudain une trainée lumineuse, une sorte de chevelure enflammée, qui fusa au-dessus des cimes crénelées. C’était le signe que quelque chose en moi reconnut. Toutes les pièces du puzzle s’emboitèrent alors sans difficulté dans mon esprit. Une sorte de grâce dissipa les ailes noires qui le maintenaient dans une confusion obscure. Désormais, comme si j’avais accédé à un niveau supérieur de conscience, je perçus enfin l’objet de ma quête. Tout devint limpide. Evident. Et ce qui me fut révélé, mon frère, chers conseillers, changera le cours de vos existences comme j’en fis l’expérience avant que la première clarté du jour nouveau ne scelle le sort de la nuit mourante. »

Le Grand Intendant rompit une fois encore le fil de son discours. L’impassibilité métallique de son masque hésita, comme une eau étale frissonne sous une risée inattendue. Il avait atteint le point de non-retour. A partir de là, son récit allait être aussi brûlant qu’un fer porté au rouge. Il allait imprimer sur leur chair une marque terrible et indélébile. Une flétrissure qui jamais ne cicatriserait. Il pouvait la sentir sous le satin de sa chemise, sous le pourpoint emperlé de rubis et de gemmes. La morsure sans cesse renouvelée d’un invisible tatouage, juste sous son sein. Alors, les souvenirs affluèrent d’eux-mêmes à sa mémoire. Il ne tenta pas de les refouler. Il se retrouva dans le passé, dans cette maudite nuit qui tirait à sa fin.

Comme enfantée par cette apocalypse, une douleur, brutale et insupportable, s’était glissée entre ses côtes comme la lame vicieuse du bourreau. Elle l’avait jeté hagard, sur sa couche, gémissant pour ne pas hurler. Il refoula ses larmes quand sa femme et ses enfants, inquiets, vinrent à son chevet pour lui demander la cause de son état. Il avait réussi à bredouiller une excuse et les avait chassés sans trop de ménagement, enfonçant son poing dans la bouche pour y bâillonner le cri qui gonflait sa gorge. Quand il se retrouva enfin seul, il enfouit son visage dans le creux de l’oreiller et libéra le long hurlement qu’il ne pouvait plus contenir.

Il demeura deux semaines terré dans la chambre. Les premiers jours, il ne laissa personne en franchir le seuil. Puis il fit appel aux meilleurs apothicaires qui lui prodiguèrent onguents et remèdes tirés de leurs grimoires et de leurs herbiers. Ils lui présentèrent aussi des pilules confectionnées à partir de capsules de pavot macérées. Les docteurs ne soulagèrent pas son corps et ne comprirent aucun des symptômes qu’il leur décrivit.

L’Intendant convoqua alors les magiciens et les sorciers versés dans les arts occultes. Ceux-là dessinèrent des pentacles sur le sol et des motifs ésotériques sur sa peau. Ils récitèrent des psaumes inversés et invoquèrent les Puissances des mondes souterrain et aérien. En vain. En se moquant d’eux, il les chassa loin de lui, sans les payer, malgré leurs imprécations et les signes maléfiques qu’ils tracèrent dans l’air, d’un doigt vengeur et offusqué.

En désespoir de cause, il appela son chirurgien. Sur son ordre, celui-ci aligna ses instruments rutilants sur une serviette pourpre et alluma un brasero près du lit. Il était très pâle, presque aussi pâle que son patient qui attendait allongé, à demi-nu, sur sa couche.

Le chirurgien commença par mettre au feu une longue spatule au bout aplati. Il attendit un long moment puis, la retirant du foyer, il l’approcha de l’endroit indiqué par l’Intendant, juste sous le sein gauche. Il vérifia que son maître mordait bien le bout de bois qu’il lui avait donné et appliqua le métal chauffé à blanc sur la peau blême. Après un grésillement infâme, une odeur effroyable se répandit, tandis que le corps de l’Intendant s’arque-boutait au-dessus du lit, sa gorge déjà meurtrie n’émettant qu’une suite de râles convulsifs. Le chirurgien badigeonna la peau parcheminée et noirâtre d’une pommade censée apaiser le feu qui la consumait encore. Il recouvrit le tout d’une compresse molle et se retira.

Quand il revint, le lendemain, pour refaire son pansement, il eut la surprise de découvrir que l’épiderme avait recouvré son aspect ordinaire, sans aucune trace de brûlure. Il interrogea l’Intendant du regard et comprit que la mystérieuse douleur n’avait pas disparu, elle. L’Intendant lui intima l’ordre d’employer tous les moyens de son art. Le chirurgien lui tendit alors un gobelet rempli à ras bord de l’alcool le plus fort qu’il avait pu trouver et trois pilules dorées qui assoupissaient la conscience, sinon la douleur. A demi-délirant, l’Intendant sentit à peine la morsure froide du bistouri dont le chirurgien se servit pour inciser la peau sous le mamelon, avec d’infinies précautions. Ses dents devinrent un étau pour le morceau de bois quand les pinces écartèrent ses chairs, quand divers instruments explorèrent la déchirure béante. La torture infligée par le métal dura moins d’une heure. Le chirurgien s’avoua vaincu. Il ne pouvait aller plus loin sans mettre en danger la vie de son maître. Les draps et le tapis, malgré les serviettes et les éponges, étaient poissés de sang. L’examen n’avait révélé aucune nécrose, aucune tumeur, aucun abcès susceptible d’être à l’origine du mal dont souffrait l’Intendant. Alors le chirurgien referma la plaie en utilisant un fil de soie. Son travail fini, se courbant une dernière fois, il prit congé, morose et inquiet.

L’Intendant se rendit à l’évidence. Rien ne pourrait désormais ni apaiser ni domestiquer cette douleur inextinguible. Il devrait vivre avec, s’il désirait vivre encore. Le caractère de l’Intendant était bien trempé, aussi il n’abdiqua pas. Il se résolut à rechercher la cause de ce mal, coûte que coûte. Le Royaume attendait. Le Roi attendait. Les êtres qu’il chérissait le plus au monde attendaient.

Dès que quelque force revint dans son pauvre corps martyrisé, l’Intendant requit le Bibliothécaire royal et lui commanda un certain nombre d’ouvrages dont il avait dressé la liste.

Il se remit à l’étude sans ménager ses efforts. La douleur n’avait pas baissé d’intensité mais il endura la souffrance avec stoïcisme. Il se montra dur envers lui-même, contestant à son corps le commandement de son esprit ou de son âme. Il compartimenta sa conscience. Il cantonna la douleur omniprésente dans une partie inférieure. Il se réfugia désormais dans la partie où siégeait son intelligence. En faisant ce choix, il renonça à ses émotions et à ses désirs pour se murer dans une insensibilité inhumaine. Avec tristesse, il vit les siens s’éloigner de lui. La tristesse et l’amour furent les dernières émotions qu’il se contraignit à juguler en les murant dans un lieu animal qu’il fréquenta de plus en plus rarement. Comme un gisant vivant une demi-vie, il mobilisa toute sa volonté pour mener à terme sa dernière mission.

Pour tout autre que lui, ces recueils n’auraient présenté aucun intérêt. Piochés dans les domaines les plus variés, ils n’avaient aucun lien entre eux. Mais le grand seigneur avait contemplé ce qui était celé derrière les voiles vaporeux de la réalité. Il possédait dorénavant la faculté de décrypter des matrices complexes et cachées et d’apporter cohérence et lisibilité là ou tout autre que lui n’aurait vu que charabia et divagations.

Quand il toucha au but, il déchira toutes ses notes, brûla les bouts de papier jusqu’au dernier et il en dispersa les cendres au-dessus des douves. Il savait désormais. La douleur était un prix à payer. Le prix élevé pour un destin désespérant.

Il revécut tous ces pénibles souvenirs qui défilèrent en un instant. Il se retrouva baigné dans la clarté chancelante d’un soleil éteint. La douleur familière pulsait en son sein comme si un doigt de feu poussait sous sa chair et voulait rompre la fragile digue de sa peau. Il serra les dents sous son masque, sentant le sel de la sueur se déposer sur ses lèvres exsangues. Il avait soif mais plus rien ne pouvait plus l’étancher désormais. Il observa ces hommes qui patientaient. Il ne pouvait plus reculer. Il allait bientôt leur révéler la vérité, cette vérité qui mettrait fin à leurs illusions. Leur monde, le monde autour d’eux, n’était pas autre chose qu’une illusion. Et cette illusion s’étiolait, se dissipait. La réalité allait reprendre ses droits. Une réalité dans laquelle ils seraient étrangers.

Il ouvrit la bouche pour sceller leur destin en décillant leurs yeux. Et il se retint avec peine. Qui était-il pour s’arroger un pouvoir divin ? Il était l’homme le plus puissant du royaume, celui qui négociait les traités, qui faisait et défaisait les alliances, qui commandait aux généraux sur le champ de bataille, qui acceptait les hommages des vaincus au nom du Roi. Lui, dont nul n’avait vu son visage. Il connaissait les légendes qui couraient sur sa prétendue ressemblance avec son frère. S’ils savaient ! Il était l’homme le plus puissant du royaume mais, depuis l’âge de neuf ans, il n’avait jamais quitté son masque. C’était cette face de métal, le vrai attribut de sa puissance. Le masque lui rappelait sans cesse qu’il n’était rien sans lui. Sa tendre épouse, comme ses propres enfants, n’avaient jamais contemplé ses traits. Il n’était pas certain que son frère ne rappelât encore le visage de celui qui était né un instant avant lui, engendré par le même père mais enfanté d’un ventre différent. La lignée royale obéissait à cette coutume ancestrale qui, selon les devins, assurait au royaume longévité et prospérité.

Comment leur dire que leur réalité n’était qu’une illusion ? Comment leur expliquer que les Dieux qui avaient insufflé la vie dans leur monde les avaient abandonnés ? Comment leur annoncer la souffrance de la vérité, la douleur de la compréhension ? Avait-il le droit de ruiner les dernières respirations de leur monde ? Les Dieux les avaient abandonnés, eux, et le monde qu’ils avaient créé pour eux. Comment leur expliquer que tout élan vital avait disparu ? Que les silhouettes qu’ils avaient vu quitter le Coeur du Royaume n’étaient rien d’autre que leurs propres reflets s’enfuyant vers un endroit qui leur était interdit ? Comment leur dire que leurs âmes avaient déserté leurs enveloppes charnelles, remplacées par un vide qui les dévorerait de l’intérieur, qui instillerait un froid sidéral dans leurs os et qui endeuillerait leur volonté de vivre à tel point qu’ils appelleraient de leurs voeux une délivrance miséricordieuse ? Comment leur dire que l’automne désormais s’étendait sur le monde et qu’il s’agissait en fait de la dernière saison ? Il n’y aurait pas d’hiver. Ce qui blanchirait le ciel et tous les paysages, tous les êtres humains et jusqu’à la plus insignifiante des bêtes, ne serait pas la neige immaculée, légère et cristalline. Cela sera un linceul épais, rigide et froid comme la mort, un drap mortuaire tiré sur le front de ce monde dont la trame se déchirait. Les Dieux les avaient abandonnés. C’est ce qu’il a déchiffré. Ils avaient perdu patience, semblait-t-il, ou bien vaqué à d’autres occupations plus intéressantes. Ils avaient détourné leurs regards de ce monde qui, privé de chaleur et de bienveillance, perdait sa force et sa cohérence. Il retournait peu à peu au néant et à l’oubli.

Il prit sa décision. Il défit une à une les attaches qui maintenaient en place le masque. Il l’écarta de son visage et le jeta au pied du trône. Le masque roula avec fracas sur le sol, arrachant à la pierre des protestations métalliques. L’acier poli renvoya des images kaléidoscopiques inquiétantes, comme le ferait un miroir déformant. Des cris d’étonnement fusèrent dans la salle. Le Masque ne pouvait être retiré par son porteur, même sur son lit de mort. C’était un sacrilège, un crime contre la couronne !

L’intendant enjamba la balustrade de la fenêtre. Il revit une toute dernière fois ceux qu’il aimait, sa seule vraie famille. Il les a laissés endormis après les avoir tendrement embrassés. Il a replacé les cheveux de son épouse adorée sur l’oreiller. Elle tenait tout contre ses flancs, les enlaçant étroitement, ses deux beaux enfants. Aucune inquiétude ne se lisait sur leurs visages. Ils semblaient sereins et presque souriants. Ils n’auraient jamais peur, ils n’auraient jamais froid, ils n’auraient jamais mal. Ils ne seraient jamais séparés. Il leur en avait fait la promesse sacrée. Il était temps pour lui de la tenir.

M


  
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3 WA 144 Maedhros : commentaire - Estellanara (Mer 30 nov 2016 à 18:01)
       4 Merci pour ta lecture - Maedhros (Mer 30 nov 2016 à 20:21)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°144 - Narwa Roquen (Sam 22 oct 2016 à 22:12)


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