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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mercredi 17 juin 2015 à 23:15:48
Une Communauté en quête d’Auteur








Le soleil n’aurait jamais dû se lever. Il avait failli ne jamais plus se lever pour bien moins que ça ! Ou bien la grande A’Tuin aurait dû verser une larme, se frotter l’oeil avec sa patte et hoqueter de chagrin retenu, déséquilibrant ainsi au moins l’un des quatre éléphants qui portent le Disque-Monde. Mais il n’en fut rien. Le Disque-Monde continua à dériver sereinement dans l’espace. Le soleil bâilla, s’étira de tous ses rayons et franchit le Bord d’une roulade pour s’ébrouer gaiement au-dessus de l’horizon. Sur les montagnes du Bélier, il se leva. Sur les collines du Causse, il se leva. Et il se leva sur Ankh-Morpork, la cité aux deux visages, traversée par un fleuve qui charrie plus de pourriture et de cadavres que d’eau claire et de poissons.
Les trois balais se posèrent aux abords de la ville, puis les sorcières continuèrent à pied, six bottines noires aux talons ferrés frappant le sol de toute leur détermination irréductible. Dans les poches du tablier de Tiphaine Patraque, la plus jeune mais non la moins douée, se terraient Rob Deschamps et Guiton Simpleut.
« On porraet pwin discende, Rob ? Mi vodraet ben me daegoteu les gambes !
- Ta goule, Guiton. La kelda a dit « tu y vaes, et tu faermes ta goule! »
- Mae mi j’ae des formis...
Tiphaine glissa les mains dans ses poches.
« Vous pouvez marcher, maintenant. Mais pas de bêtises ! Vous restez près de moi, vous ne volez rien, vous ne buvez rien. Allez ! »
Sur la place des Lunes-Brisées, Planteur je-m’tranche-la gorge vendait toujours ses petits pâtés à la viande – ou à peu près de la viande. Il n’avait pas l’air troublé ni affecté. Il avait juste une nouvelle ride au milieu du front. Les sorcières passèrent leur chemin.
« Peut-être au « Tambour rafistolé » ? D’abord j’ai soif », se plaignit Nounou Ogg d’une voix agonisante, « et puis c’est bien connu, ils savent toujours tout, dans les tavernes.
- Humpf ! », maugréa Esméralda Ciredutemps, « tu entres, tu demandes et tu sors. Ce n’est pas un lieu pour les jeunes filles... ni pour les sorcières respectables, d’ailleurs. »
Nounou se renfrogna (elle avait soif), Tiphaine se renfrogna (elle était une sorcière, pas une jeune fille), et les deux Nac mac Feegle s’éclipsèrent à toute allure avant que quiconque ait pu les arrêter.
Deux minutes plus tard, ils ressortaient en courant, poursuivis par un aubergiste rouge de colère qui tomba nez à nez avec Mémé Ciredutemps.
« Euh... ces vauriens m’ont sifflé une bouteille et...
- Deux piastres ?
- Trois !
- Deux piastres et la protection de ton établissement contre les mauvais sorts, les inondations et l’invasion des extra-terrestres.
- Des extra... ???
- Deux piastres.
- D’accord. »
L’argent changea de main et Nounou Ogg sortit alors, s’éventant avec son chapeau, un sourire béat aux lèvres.
« Rien, ils ne savent rien.
- Tu n’as rien bu, au moins ?
- Mais non, Esmé, hips, pas une goutte... »
Elles visitèrent aussi « La grappe de Raisins », « Les Bières », « Le seau », « Chez Vrille », « Le Gritz », « La tête de Troll », « L’Antre », et même « La Tête du Roi ». Personne ne pouvait répondre à leur question. Le regard bleu de Mémé Ciredutemps se voilait de nuages noirs, Nounou Ogg avait mal aux pieds et Tiphaine Patraque les larmes aux yeux. Les Nac mac Feegle trouvaient le temps long. Mais ils avaient promis à la kelda de protéger leur ch’tite michante sorcieure jaeyante.
« Euh... », suggéra Tiphaine, « peut-être que la police saurait... les personnes disparues, tout ça.... »




Dans le bureau du Guet, le caporal Chicard Chique astiquait amoureusement son arbalète, tandis que le sergent Détritus ronflait de l’innocence du juste troll.
« Excusez-moi », demanda Tiphaine poliment, « est-ce que vous savez où Il est ?
- Qui ça ?
- Lui ! », vociféra Mémé, « Lui, enfin ! Il a disparu hier !
- Oh, une journée, vous savez... Il a dû aller faire un tour...
- Regardez-moi, jeune homme ! »
Chicard Chique connaissait la peur. Mais le regard de Maîtresse Ciredutemps... c’était autre chose... Surtout qu’elle sortit de son chapeau une épingle longue comme une épée, qu’elle fit tourner dans sa main plusieurs fois avant de la refixer d’un oeil mauvais.
« Vous... cherchez... qui ?
- Lui ! TP !
- Oui, bien sûr... Je vais consulter le registre...TP... TP... Timothée Proton ? Tantale Passegrain ? Tiphaine Patraque ?
- Tiphaine Patraque c’est elle, idiot ! Et elle a un chapeau tout aussi pointu que nous autres, vu ? »
Même Nounou Ogg s’impatientait. Le caporal Chique ressentit un immense moment de solitude.
« Le... Commissaire Vimaire... n’est pas là... C’est l’heure du repas des dragons... et sa femme, vous comprenez... Je ne demande pas mieux que de vous aider... Mais TP... c’est qui ?
- L’Auteur », lâcha Mémé Ciredutemps d’un ton funèbre.
- L’Auteur ? Vous voulez dire celui... grâce à qui j’ai eu mon arbalète à la fête de Porcher ? Celui qui m’a fait caporal ? Celui... Il a disparu ? Comment on va faire ?
- C’est pour ça qu’on Le cherche », résuma Tiphaine. « Et personne ne sait où Il est.
- Et nos on protaeje not ch’tite michante sorcieure jaeyante, faudraet pwint se paeyeu not tchaete passe qu’on va pas se laisseu anmaerder par un aepwasonneu, bougrae d’inochaet ! », hurlèrent les pictsies, en sautant sur le bureau.
Les larmes aux yeux, le caporal Chique s’étrangla dans sa phrase.
« Où qu’Il soit, je viens avec vous... Il faut que je Lui dise... Nous devons... Lui ! »




Il étaient quatre plus deux, maintenant, dans les rues d’Ankh-Morpork, résolus mais indécis, déterminés mais perdus, volontaires mais irrésolus.
« La Guilde des Assassins ? » suggéra Gytha Ogg.
- Les Mages ? » proposa Tiphaine Patraque.
- N’importe quoi ! », sanctionna Maîtresse Ciredutemps.
- Oui mais quand même », protesta faiblement Chicard Chique.
Au coin de la rue Caliminou se tenait une petite marchande d’allumettes. Elle était assise par terre, mais sur un joli coussin brodé. Chicard Chique la reconnut tout de suite.
« Comment vas-tu, petite ? Tu te souviens de moi ?
- Oh oui ! C’est vous le gentil monsieur du Guet à qui m’a confiée le père Porcher... sauf que c’était pas vraiment le Père Porcher... Et vous m’avez emmenée chez Toubon et Machine Lecoeur, et vous savez, je suis leur fille, maintenant, je mange trois fois par jour et j’ai un lit à moi !
- Mais tu vends toujours des allumettes ?
- Non, seulement le mercredi. J’aime bien voir du monde... Mais vous avez l’air tout drôle, monsieur Chique... et vos amis aussi...
- C’est que... l’Auteur a disparu depuis hier, et on le cherche...
- L’Auteur ? C’est grâce à lui que j’ai trouvé une famille... C’est un homme bon, je crois. Il est mort, n’est-ce pas ? Pourquoi vous faites cette tête ? Il n’y a pas de honte à être mort. Ca fait partie de la vie, vous êtes des adultes, vous devriez le savoir... Alors, s’il est mort... Je ne suis qu’une petite fille... mais, logiquement, la Mort devrait savoir où il est. Lui aussi, c’est... quelqu’un de bien. Ah... Et si vous le trouvez, remerciez-le pour moi. Et la Mort aussi... Je l’ai reconnu sous son déguisement... »



« La Mort », ruminait Tiphaine, « et comment on va le (1) trouver ? »
Mais Esmé Ciredutemps marchait d’un pas accéléré qui ne laissait pas à ses compagnons le temps de réfléchir. Elle pila devant une maison et frappa à la porte. La jeune femme qui ouvrit avait une étrange mèche blanche au milieu de ses cheveux noirs, et une coupe lisse au carré.
« Suzanne, nous avons besoin de toi. »
La coupe lisse se transforma en voluptueuse chevelure bouclée. (2)
« Oh la barbe », murmura Suzanne pour elle-même. « Oui, bien sûr. Je vous accompagne. »
Dans la rue, elle siffla entre ses doigts et aussitôt apparut Bigadin, l’étalon blanc de la Mort elle-même. Mais quelqu’un s’interposa, en se plaçant à la tête du cheval. L’oeil hagard et le chapeau étoilé définitivement mâchouillé au point que ses tripotages convulsifs n’arrivaient plus à lui rendre forme, suivi par une sorte de malle claquant du couvercle comme un rapace furieux, Rincevent était la caricature de lui-même.
« Je viens aussi ! » lança-t-il, tandis que Suzanne, le contournant, enfourchait Bigadin et que Chicard Chique s’accrochait déjà à la taille de Tiphaine, à cheval sur son balai.
« Je sais qu’il est mort ! Moi aussi je veux... »
Sept bouches furieuses hurlèrent à mi-voix :
« CHHHUUUTTT ! »
Et Maîtresse Ciredutemps ajouta :
« C’est un secret ! Vous imaginez les... émeutes, le désespoir, le chaos... si la population venait à l’apprendre ?
- Ah ! Ouille ! »
Le Bagage, en le percutant par derrière, l’avait projeté à trois mètres.
« Ah bon, mais... Il vous faut un représentant de l’Université de l’Invisible... diplomatiquement... Sort nous a dit que...
- Oook ! »
Le bibliothécaire s’était installé en croupe sur le balai de Nounou Ogg, et ceignant sa taille de son bras gauche, il sortit une banane de sa musette et la lui présenta du côté droit, avec un clin d’oeil complice.
« Nous sommes au complet ! », lança Gytha Ogg en s’élançant dans les airs.
« Mais je... mais je... Sur le carreau, hein, comme d’habitude... Mais dites-lui, au moins, dites-lui...
- On lui dira. Maintenant si vous vouliez bien me pousser un peu, jeune homme, mon balai a toujours du mal à démarrer en côte... »
Le Bagage s’esclaffa.
« Toi, la ferme. Et inutile de me suivre. Je... te déshérite ! »



Il y a les vols d’oies sauvages, qui fendent le ciel d’automne en formation serrée. Chacune connaît sa place, contre vents et bourrasques chacune sait la garder, et elles passent, magnifiques et ordonnées, en ligne droite vers le sud. Il y a les escadrilles de chasseurs, stupides engins métalliques tueurs et pollueurs, pilotés par des humains qui se croient investis d’une mission tellement suprême qu’elle justifie la mort d’autres humains... Et qui pour un souci mécanique ou météorologique ou de contre-attaque ennemie s’écrasent lamentablement sur le plancher où ruminent les vaches, dans un désordre confus de morceaux de tôle, de débris de microprocesseurs et d’écrabouillis de chair et de cervelle...
Et puis, dans le ciel limpide du Disque-Monde, au grand étonnement de quelques aigles royaux, il y avait une étrange formation volante. En tête, Suzanne, dont les cheveux malmenés par le vent avaient abandonné toute velléité de changement de coiffure, et qui talonnait Bigadin dont le galop ascendant était imperturbablement régulier. Derrière elle, Gytha Ogg, qui réprimait ses fous-rires quand le bibliothécaire lui parlait à l’oreille. En dernière position, Tiphaine Patraque, qui hurlait en vain au caporal Chique de cesser de l’étouffer en lui serrant la taille – quand elle ne criait pas aux Nac mac Feegle d’arrêter de s’agiter dans ses poches.
Sur le côté droit, parce qu’elle n’avait jamais suivi personne, Esméralda Ciredutemps se penchait sur son manche pour limiter la prise au vent. Tiphaine l’admirait à la dérobée.
« On est à des centaines de lieues du sol, les parachutes n’ont pas été inventés, je crève de trouille, notre destination est la demeure de la Mort... et elle ! A l’âge où toutes les autres tricotent au coin du feu en se plaignant de leurs rhumatismes, elle fend les airs avec son chapeau bien planté sur la tête, comme si elle était la reine du monde ! »
Bigadin ralentit jusqu’au trot, puis au pas.
C’était l’été dans le jardin de la Mort. Les rosiers éclataient de toute leur splendeur, les coquelicots ondulaient légèrement dans la brise légère, et au potager des tomates grosses comme des melons faisaient transpirer leurs tuteurs.
Suzanne frappa à la porte.
« OH, SUZANNE ? QUELLE BONNE SURPRISE ! JUSTEMENT, ALBERT A FAIT DES COOKIES. AH, MAIS TU N’ES PAS SEULE... TES AMIS SONT LES BIENVENUS... EVIDEMMENT...
- Grand-père, tu es le seul à pouvoir nous aider ! S’il te plaît... Où est-Il ?
- EUH... QUI CA ?
- Grand-père, je sais que tu le sais. Et tu sais que je sais que tu le sais.
- ET JE SAIS QUE TU SAIS... J’AI ETE LE PREMIER A EN ETRE DESOLE, MON ENFANT... MAIS... COMMME TU LE SAIS, J’AI UN METIER DIFFICILE, PLEIN DE RESPONSABILITES ET DE SECRETS... LE SECRET PROFESSIONNEL, VOIS-TU... »
Esmé Ciredutemps marcha sur lui, d’un pas tellement lourd qu’une charge de bisons aurait, en comparaison, ressemblé à un vol de moineaux. Elle se campa devant la Mort, le chapeau droit, le regard fier, et battit entre ses mains écartées de toute son envergure une nuée sonore qui ressemblait à un paquet de cartes.
« Une partie de poker, cher monsieur ? Je vous dois bien votre revanche...
- AH... MAIS... JE NE ME SENS PAS EN VEINE AUJOURD’HUI... C’EST UNE JOURNEE A NE SORTIR QUE DES « UN »...
- Soyez sympa », implora Tiphaine en s’approchant doucement. On est tous tellement malheureux... On aimerait Le voir encore une fois... »
Chicard Chique avait humblement ôté son casque, le bibliothécaire avait gravement rangé ses bananes, Nounou Ogg cillait de son regard 13 bis, et Rob Deschamps comme Guiton Simpleut s’était agenouillé sur les épaules de Tiphaine. En silence.
La Mort hocha la tête.
« D’ACCORD. MAIS IL FAUT ME JURER...
- Bien entendu, Grand-père. Bien entendu. »
La Mort enfourcha Bigadin, avec Suzanne en croupe. Les trois balais le suivaient, formant un V dans le ciel toujours clair. Tiphaine était au milieu, Nounou Ogg à sa gauche, Maîtresse Ciredutemps à sa droite. Quelques oies sauvages s’approchèrent pour engager la conversation, mais personne ne leur répondit. Chacun des voyageurs était tendu comme un ressort prêt à claquer, l’oeil fixe et le coeur battant. Il... était au bout du voyage. Bigadin se posa en douceur dans une verte prairie parsemée de fleurs sauvages. Des oiseaux chantaient, des arbres fruitiers portaient des pommes, des poires, des prunes, des cerises... en même temps ? Ce lieu ne connaissait pas de saison.
Un large chemin de graviers, sans la moindre potentille ni le moindre chiendent, menait à une vaste demeure, une sorte de gentilhommière dont plusieurs cheminées fumaient. Sur la façade, une inscription gravée dans la pierre blanche indiquait « M.A.D. »
« Ca veut dire quoi, grand-père ?
- OH... C’EST... LA MAISON DES AUTEURS DISPARUS. PAS TRES ORIGINAL, JE TE L’ACCORDE...
- Bon, maintenant on y va ? », s’impatienta Tiphaine. Devant le silence des autres, elle ajouta :
« On n’a pas fait tout ce chemin pour rester là ! On y va, on frappe à la porte... »
Sauf que le caporal Chique regardait ses pieds, Nounou Ogg s’extasiait devant les nuages, le bibliothécaire mâchouillait une banane, Mémé Ciredutemps semblait perdue dans ses pensées, Suzanne changée en statue et la Mort... toussotait avec une application aussi gênée que diplomatique.
« Merci de votre aide. Je veux Le voir et je Le verrai. »
Tiphaine Patraque, sorcière du Causse, avait entre autres assommé la maléfique reine des fées avec une poêle à frire, embrassé l’hiverrier pour faire revivre l’été, triomphé d’un Rucheur et d’un Rusé... Elle se dirigea vers la porte d’un air décidé, en croisant les doigts de ses deux mains et en regrettant de ne pas savoir croiser ses orteils.
« Et alors », maugréa-t-elle pour elle-même, « au pire, Il ne veut pas nous voir. Ca ne nous tuera pas ! Enfin, je n’en sais rien, ça nous tuera peut-être... »
Et bravement elle s’ajouta : « Et alors ? »
Une bonne sorcière doit toujours être concentrée sur sa tâche, mais elle ne doit négliger aucun détail. C’est ce que lui avait appris Maîtresse Ciredutemps, qui en ce moment précis semblait avoir décidé de s’accorder un congé récupérateur... ou une grève surprise...ou va savoir quoi... Une épreuve pour son apprentie ? Comme toujours, tout est épreuve ! Tiphaine fronça le sourcil, bien résolue à atteindre cette fichue porte pour laquelle elle avait affronté le vacarme d’Ankh-Morpork, les turbulences des Nac mac Feegle et son épouvantable vertige dès que son balai s’éloignait du sol de plus d’une coudée. Mais les détails... La grande maison était entourée d’un immense parc. Les arbres fruitiers sautaient aux yeux d’emblée. Mais si on regardait un peu plus loin, il y avait une large piste ensablée pour jouer aux boules, une petite rivière avec trois bateaux sur la rive, un kiosque ombragé avec quelques chaises longues, un court de tennis en terre battue rouge, un mur d’escalade, une série de cibles pour le tir à l’arc, un green de golf... et, en reniflant avec attention, on en déduisait qu’il devait y avoir une écurie derrière la maison. De quoi répondre aux voeux les plus divers de personnes désormais libérées de leurs obligations professionnelles.
« Faudra que je me mette à écrire », pensa Tiphaine, « des fois que... »
Elle n’était encore qu’à une dizaine de pas de la porte quand celle-ci s’ouvrit doucement, et Il apparut. Lui, à n’en pas douter, chapeau noir, barbe grise, lunettes rondes, et ce sourire tellement doux, et ce regard qui savait tellement de souffrances... Sur chacune de ses épaules se tenait un Nac mac Feegle triomphant, bien campé sur ses pieds, le regard conquérant et le sourire narquois.
« Miyards ! On l’a trouvaet !
- Bondlae de bondlae !
- Guiton Simplet, tu ne dwas pas...
- Miyards, alors, miyards, miyards, miyards... »
L’homme s’arrêta, l’émotion troublant son visage.
« Tiphaine ! Comme c’est gentil à toi... Mais... »
Tous les autres les rejoignirent en une course éperdue, se plaçant juste un pas derrière Tiphaine, silencieux et ravis.
« Mes amis, mes chers amis ! Quelle joie, quel honneur ! Mais il ne fallait pas vous déranger... Oh je suis tellement heureux de vous voir ! »
Etonnamment, ce fut le caporal Chique qui parla le premier.
« On voulait... vous remercier... L’arbalète, tout ça...
- On est venus vous dire... », commença Esmé Ciredutemps.
- « Quelque chose comme merci » , poursuivit Gytha Ogg.
- « Vous avez toujours pris soin de nous », ajouta Suzanne.
- « ET...EUH... C’ETAIT BIEN...
- Oook ! », conclut le bibliothécaire.
Tiphaine Patraque contemplait la scène. Tout le monde avait la larme à l’oeil, et elle aussi, sauf les pictsies qui paradaient. Mais tout le monde se taisait, alors que les questions...
« Moi aussi je vous suis très reconnaissante... Sauf que là maintenant... qu’est-ce que vous allez devenir ? Et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ?
- Si vous aetes pas bien... », commença Guiton Simpleut
- Nos on peut vous faere aechapeu, vos saveuz... », continua Rob Deschamps. « On vous anmaene... et on peut vos camucheu, nae problemo, on vos lodjera, et on vos norrira, ça c’est seur... et on vous protaejera... »
L’Auteur éclata d’un rire léger qui avait la fraîcheur du vent avec tous les parfums de l’automne.
« Mes amis ! Je vous aime, je vous aime ! Mais non, je suis bien, ici. La maison est immense, et j’y ai trouvé des gens adorables, que j’aime, que j’admire, avec qui je m’entends bien... Il y a Richard, un type passionnant, et son ami le Chat Maltais...
- Un chat ? », s’enquit Nounou Ogg
- Oui... Non... C’est un cheval, en fait... Et Mark, le roi du Mississipi, un vrai gamin... Et Victor, un type très drôle, c’est un homme qui rit tout le temps... Et Isaac, qui passe ses journées dans l’atelier, à fabriquer des robots improbables... Et GK « Ches », qui fait des brownies tous les jeudis – justement, c’était hier... Ah donc on est vendredi 13... C’est sans importance... Et puis il y a Conan, toujours la pipe au bec, et Lewis, qui a toujours peur d’être en retard, et Marion, notre belle ténébreuse... Et Homère, si, si, en personne... Et Dante, qui rêve toujours de Béatrice... Et Virgile... Et Hermann, qui a fabriqué un drôle de jeu avec des perles de verre... et tant d’autres encore... Ce sont tous mes amis... Je suis vraiment bien, ici, ne vous inquiétez pas pour moi ! »
Tiphaine se renfrogna.
« Et nous ? Qu’est-ce qu’on devient, nous, maintenant ? »
L’Auteur soupira.
« Ah, ma petite fille... Je ne suis pas maître du Temps... Mais vous existez. Vous êtes vivants dans les milliers de feuillets qui vous racontent, dans l’esprit de tous ces lecteurs qui ont eu, ont et auront encore la gentillesse de m’accorder leur confiance... Vous allez continuer de vivre vos vies, de perfectionner vos talents, de triompher de vos ennemis... parce que l’imagination est un don divin qui ne cessera jamais et qu’elle garantit votre existence éternelle...et puis, hein, j’ai pris soin de vous donner des armes pour vous défendre ! Bon... Euh... Votre visite m’a beaucoup touché... Mais là, j’étais en plein milieu d’une partie d’échecs avec J.R.R.T... Je lui ai pris une de ses deux Tours, son Roi est acculé dans un coin et je voudrais bien voir s’il va réussir son retour...
- Allez .»
Miracle de la littérature, Maîtresse Ciredutemps sourit. Il sembla à tous que le soleil brillait plus fort, que l’air était plus parfumé que jamais, qu’une paix bienfaisante comblait enfin tous les coeurs. L’Auteur, après un chaleureux sourire et un geste amical de la main s’en retournait déjà vers la maison, quand la voix tremblante du caporal Chique le fit se retourner :
« Est-ce que... Est-ce qu’on a une chance de vous revoir ?
- Oh », sourit l’Auteur, « il se pourrait... Une chance sur un million, peut-être... (3)
- Oh ben win ! » hurlèrent les Nac mac Feegle, en entamant une ronde endiablée autour de Tiphaine. Mais la conclusion revint au bibliothécaire, qui dans un battement de cils proféra :
« Oook. Oook ? Oook. »


(1) Sur le Disque-Monde, la Mort est masculin
(2) Il y a des gens, (des femmes surtout, mais aussi des footballeurs), qui payent très cher pour changer de coiffure. Suzanne avait certes le pouvoir d’arrêter le temps, ce qui n’est pas négligeable quand on va chez le coiffeur. Mais en fait, elle n’avait pas besoin de coiffeur. Ses cheveux se décoiffaient et se recoiffaient spontanément – un peu trop spontanément, d’ailleurs.
(3) Partout dans le monde, une chance sur un million c’est tellement peu que seuls les fous prendraient le pari. Mais les lois de la statistique sont complètement différentes sur le Disque-Monde.
Narwa Roquen, en haute mer


  
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3 WA 140 Narwa : commentaire - Estellanara (Mer 5 oct 2016 à 11:28)


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