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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Lundi 23 mars 2015 à 23:19:11
Si près





L’hôpital de la Sainte Miséricorde était le plus grand de Protopolis. Situé entre les derniers gratte-ciel du centre ville et les premières maisons basses de la périphérie, il accueillait riches et pauvres, évidemment pas dans les mêmes conditions.
Le 30 janvier 254 après la Colonisation, à 21 h 25, dans le secteur privé de la maternité, naquit une petite fille de 3650 g, que ses parents (Max de Montmaur, sous-directeur de la banque Nova et sa femme Aurélie, architecte d’intérieur) prénommèrent Marion. Au même moment, dans le secteur public, naissait un garçon de 3650 g que ses parents (Loïc Le Korr, ouvrier, et son épouse Teresa, femme de ménage) appelèrent Romain. Les mères furent ensuite conduites à leurs chambres, séparées par une simple cloison. La nuit, les bébés pleuraient. On aurait dit que les pleurs de l’un appelaient les cris de l’autre, et qu’ils se répondaient à travers cette paroi qui séparait deux mondes.
Marion fut vite confiée à la gouvernante. Aurélie de Montmaur avait hâte de reprendre son travail, et elle était enchantée d’échapper à la corvée des biberons.
Romain resta chez lui avec sa mère. Quand elle reprit ses ménages, elle le cala dans son dos avec une grande écharpe, comme le lui avait montré sa voisine, dont les ancêtres sur Terra étaient issus d’un continent chaud et miséreux, qu’ils nommaient Afrique. Et le petit resta au sein jusqu’à seize mois, à la naissance, en fait, de son petit frère.
Marion demeurait 3 avenue de la Colonisation, et l’appartement de ses parents occupait tout le dernier étage, le 150°. Romain logeait 3 impasse des Migrants, au rez-de-chaussée d’un petit bâtiment de trois étages. Les deux résidences étaient distantes de 172 m à vol de drone, avec 375 m de dénivelé.
A 3 ans, Romain entra à la garderie, comme tous les enfants pauvres dont les mères travaillaient. Les femmes qui s’occupaient des enfants étaient pour la plupart des grands-mères qui ne trouvaient plus d’autre emploi. Il y apprit les règles de la vie en société (tais-toi, attends ton tour, dis merci), et on le laissa jouer au foot avec ses camarades.
Marion commença à lire avec sa préceptrice particulière ; à quatre ans elle avait son propre ordinateur, sa femme de chambre et son chauffeur. A sept ans elle entra à l’école, directement en deuxième année. Elle était toujours fille unique, grâce à une dérogation obtenue par sa mère pour « services exceptionnels ». Elle avait en effet redécoré entièrement la villa maritime de la ministre de l’Intérieur, ainsi que l’appartement de la ministre de la Justice et le chalet montagnard de la ministre de la Santé. On parlait d’elle pour rénover le Palais Présidentiel...
Marion trouvait les autres enfants très décevants. Ils étaient turbulents, menteurs, prétentieux. Ils ne cessaient de se vanter de leur richesse et des positions enviables de leurs parents. Ils ne lisaient pas de poésie, ne jouaient pas de piano, ils ne souhaitaient grandir que pour gagner beaucoup d’argent et mener leur vie selon leurs caprices...
Marion était une petite fille très gentille, toujours préoccupée du sort des autres. L’injustice la révoltait. Elle ne comprenait pas pourquoi il y avait des inégalités entre les gens, pourquoi elle avait un chauffeur mais que ce chauffeur, Sam, devait rentrer chez lui à pied tous les soirs, par tous les temps, alors que la voiture restait au garage. Pourquoi la cuisinière devait travailler même quand elle avait mal au dos, alors qu’elle restait à la maison pour un simple rhume. Elle avait vite compris qu’elle ne pouvait s’en ouvrir ni à ses parents ni à ses camarades. Le soir, avant de se coucher, elle regardait le ciel étoilé et elle parlait aux deux lunes de Cottman VI, Alysa la bleue et Kaniel la verte. « Vous, au moins, vous êtes deux, vous vous tenez compagnie, vous pouvez tout vous dire. Je voudrais tant avoir quelqu’un à qui parler ! Une autre fille... ou un garçon, peut-être, qui serait doux, gentil, qui m’aimerait parce que je suis moi et pas parce que mes parents sont ceci ou cela... Mais je ne le trouverai pas à Sainte Cécile. C’est une école privée réservée à l’élite de la planète. A quoi ça sert d’être une élite si on est tout seul ? »
Romain, à 7 ans, entra à l’école du quartier Un. C’était le quartier le plus proche du centre ville, mais un quartier quand même. Ses habitants le surnommaient le Pied du Mur. Il n’y avait pas de mur visible, mais il y avait un mur quand même, une muraille infranchissable et farouchement gardée par l’Ordre et les Privilèges.
C’était un bon garçon, un peu trop rêveur selon ses enseignants ; ses résultats étaient médiocres, comme ceux de ses camarades, ni meilleurs ni pires. Le soir il aidait sa mère, qui rentrait exténuée de ses ménages. Il préparait le repas, il s’occupait de son frère et de sa soeur, et bâclait ses devoirs pour que son père, à son retour, ne lui reproche pas de perdre son temps. Alors, quand la maisonnée s’était endormie, il se glissait dehors dans le froid vif de la nuit, et il regardait les deux lunes, la bleue et la verte. Il ne connaissait pas leurs noms, on avait dû les lui dire mais il ne les avait pas retenus. Ce qu’il savait, lui, c’est que ces lunes étaient ses amies. Elles étaient tellement belles ! Et puis elles n’avaient que ça à faire, briller et être belles, et pourtant elles l’écoutaient, lui, quand il leur parlait.
« Mes jolies lunes, quand je serai grand, je voudrais trouver une fiancée aussi belle que vous. Elle sera intelligente, elle aura appris tout ce que je ne saurai jamais, mais elle m’aimera parce que... en fait, je ne sais pas... Peut-être parce que je saurai préparer le repas et m’occuper de ses enfants... de nos enfants... et puis je travaillerai dur comme papa et elle pourra rester à la maison et quand je rentrerai je lui dirai de se reposer et je lui préparerai des gâteaux à la crème et je construirai une maison loin de la ville pour qu’on n’ait pas le bruit des voisins. Et alors on viendra vous regarder, tous les deux, et... ça sera bien. »




Le chauffeur de Marion la déposait tous les matins à son école. Romain rejoignait la sienne à pied. Leurs trajets étaient strictement parallèles, mais séparés par deux rangées de gratte-ciel et un alignement de maisons basses.
En été, Marion partait avec sa gouvernante au bord de la mer. Elle était trop froide pour s’y baigner, mais c’était joli. Ses parents venaient quelquefois en fin de semaine, un ou deux jours, pas plus. Romain ne partait jamais en vacances. Ses parents non plus. Avec quatre enfants ce n’était pas facile. Quatre, c’était l’obligation légale. Plus, et on touchait des allocations, mais ça ne suffisait pas à les nourrir, et puis l’appartement aurait été trop petit. Et puis Teresa pleurait quand son mari évoquait l’idée.
« Je suis trop fatiguée, trop fatiguée ! »



Marion suivit une scolarité brillante et s’inscrivit en même temps dans une école d’ingénieurs et dans un cours d’architecture à la fac. Elle remporta les deux diplômes la même année, tout en continuant à lire de la poésie et à jouer du piano.
Romain quitta l’école à 14 ans en sachant à peine lire et écrire, pour entrer en apprentissage chez un ami de son père, un maçon. Il était ravi. Il allait enfin pouvoir apprendre des choses utiles, et ramener de l’argent à la maison.


A 25 ans, Marion venait d’achever son troisième pont, un ouvrage audacieux lancé sur l’Atalante, ce fleuve impétueux qui en descendant des montagnes charriait souvent des blocs de glace. Le jour de l’inauguration elle reçut les félicitations de Madame la Présidente. Sa mère lui glissa à l’oreille qu’elle devait se marier dans l’année si elle ne voulait pas payer l’exorbitante taxe sur le célibat.
Romain travaillait sur le chantier du pont depuis deux ans. Le chef de chantier lui avait promis de féliciter l’équipe devant toute l’assemblée ; mais la veille de l’inauguration, lui et une dizaine de ses coéquipiers furent pris d’une violente dysenterie qui les cloua à l’infirmerie pendant une semaine. Deux hommes moururent.
A son retour à Protopolis, pour ne pas payer la taxe, Romain épousa Augustine, la fille de l’épicier. Elle avait vingt ans et était aussi bavarde que lui était silencieux. « Mais son père a de bonnes combines pour trouver des denrées pas chères, et elle a les hanches larges, c’est l’idéal pour faire des enfants. » Romain n’était pas amoureux et cela l’ennuyait un peu. Il n’avait pas envie d’aller voir les deux lunes avec Augustine. Mais payer une taxe de plus aurait été stupide.
Marion se fichait pas mal des taxes. Elle gagnait bien sa vie. Elle aurait voulu trouver un amoureux un peu poète, qui aime la musique et apprécie le silence. Mais la ministre de l’Aménagement l’invita un soir à dîner, sans lui dire qu’elle avait aussi convié ses parents. Parmi les convives siégeaient également le sous-directeur de la Communication, la ministre de la Santé, la directrice de la banque Nova et leurs conjoints respectifs, ainsi que quelques autres personnes qu’elle ne connaissait pas. Avant le dessert, l’hôtesse se leva et réclama le silence.
« Je voudrais porter un toast, mes chers amis. Je voudrais souhaiter tout le bonheur du monde à notre chère Marion de Montmaur, architecte brillantissime à qui nous devons plusieurs grands ouvrages qui honorent notre Nation. Marion va épouser mon fils Antoine et je leur souhaite à tous deux un mariage heureux, durable et fécond ! »
En se rasseyant près d’elle, la ministre glissa à l’oreille de Marion qui s’empourprait déjà de colère : « Calmez-vous, ma chère enfant. Je vous évite beaucoup de tracas. Antoine préfère la compagnie des jeunes gens. Il vous fera quelques enfants, pour être en règle, et pour le reste, vous pourrez mener votre vie à votre gré. »


Le soir des quarante ans de Romain, toute la famille était réunie chez ses parents. Il y avait ses deux frères et sa soeur avec conjoints et enfants, sa femme Augustine et leurs six petits, Délia, Rodolphe, Maxime, Amélie, Rose et Danilo. Cela faisait une jolie ribambelle de cousins, dix-neuf en tout, qui criaient et couraient partout. Les adultes, après le dîner, râlaient contre les impôts, le prix du pain, les maigres salaires, et évoquaient ce projet d’astroport Nord qui donnerait peut-être du travail aux hommes. Tout à coup Romain fut pris de vertige. Il avait dû trop manger. Il sortit respirer un peu. Il faisait froid, comme toujours. Le pâle soleil du système Cottman ne permettait jamais à la planète de se réchauffer vraiment, et les nuits étaient froides en toutes saisons. Ses deux amies brillantes étaient là.
« Salut, vous deux. Vous êtes toujours aussi belles. J’ai une grande et belle famille, j’ai quarante ans, je devrais être heureux... Ce matin le chef de chantier m’a dit : « Demain on travaille deux heures de plus. Parles-en à tes gars.
- D’accord, mais après-demain on finit deux heures plus tôt. »
Il a hurlé, tempêté. Je n’ai rien lâché. Les gars étaient contents. Ca va pas changer le monde, mais on n’est pas des chiens. Un peu de respect, ça fait du bien au coeur. Pendant qu’on discutait, j’ai vu passer la Smith, la directrice de projet. J’étais dans le vestiaire, j’avais fait mes heures et elle m’a fait appeler par son secrétaire. J’ai juste espéré qu’elle ne me mettrait pas dehors. Elle a un bureau d’un blanc de neige, j’osais pas trop poser mes pieds.
« Monsieur Le Korr... » (Elle m’a appelé Monsieur !) « Ca vous dirait d’être chef de chantier ? »
J’ai dit :
« Sur le prochain, d’accord. Celui-ci est presque fini. Ca... m’ennuie de m’embrouiller avec Grimaldi. C’est pas le mauvais bougre. »
Elle a soulevé un sourcil étonné.
Je suis chef de chantier ! Ca devrait me rendre heureux. On pourra déménager. Augustine pourrait lâcher son commerce, mais je sais qu’elle ne le fera pas. Je ne le lui ai même pas dit. Je ne suis pas sûr que ça l’intéresse. A part l’argent, bien sûr.
Et puis... Quand je suis rentré, ce soir, elle n’était pas encore là. Je suis allé embrasser les enfants. Mon petit dernier, Danilo, était couché dans son lit.
« Tu es malade ? »
Il a éclaté en sanglots et s’est jeté dans mes bras. Les enfants de l’école se moquent de lui parce qu’il est roux, alors que nous sommes tous bruns, dans les deux familles. C’est vrai qu’il ne nous ressemble pas. Il y a très peu de roux sur Cottman VI. Ils lui ont dit qu’il était un bâtard et sa mère une traînée, que je n’étais pas son père et qu’un jour je le chasserais de la maison. Il sanglotait, il sanglotait...
Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il n’était pas de moi. Mais j’avais été absent longtemps, pour un chantier, et Augustine a toujours eu de gros besoins. Je sais bien qu’elle m’a trompé d’autres fois encore. Je m’en fiche. Ca ne m’enlève rien. Cet enfant, je l’ai aimé autant que les autres. Alors je lui ai dit :
« Tu es mon fils. Tu es mon fils parce que je suis le père qui t’élève, et qui essaie de faire de toi un type bien. Tu sais, avec le travail, il m’arrive de partir pour plusieurs mois. Alors il se peut que ta mère se soit sentie seule... Et peut-être qu’elle t’a conçu avec un autre que moi. Peut-être un étranger de Cottman IV, où il y a beaucoup de roux. Ecoute, un jour, quand tu seras grand, je te paierai le voyage, et tu iras voir à quoi ça ressemble. Mais je te jure que je ne te chasserai pas. Tu es mon fils. Et je t’aime. »
Avec une maturité étonnante pour un enfant de sept ans, il a demandé :
« Mais... toi et maman... ?
- Ce sont des histoires de grandes personnes, Danilo. Ta mère et moi avons six enfants à élever, et c’est la seule chose qui compte. C’est une bonne mère, et je suis fier d’elle. Tu entendras des gens dire que ce n’est pas bien, que c’est une question d’honneur, que j’aurais le droit d’être en colère... Ils pensent ce qu’ils veulent. Je n’étais pas là. Je ne pouvais pas donner à ta mère l’amour dont elle avait besoin. Tu as été conçu dans un moment d’amour, et c’est très bien. Les enfants de l’amour sont toujours plus forts que les autres. »
A travers ses larmes, il a souri.
J’ai dit ce que j’avais à dire, pour lui, pour qu’il se sente bien. Mais ça me pinçait un peu quand même, dans mon orgueil de mâle. Et alors ? Je n’ai jamais aimé Augustine, c’est bien pour tout le monde qu’on soit ensemble, je l’aime bien, c’est la vie. La femme de mes rêves... Elle vous regarde peut-être, ce soir, mes jolies, elle vous parle peut-être... Elle est peut-être heureuse sans moi... »
Deux lampes torches se braquèrent sur lui.
« Qu’est-ce que tu fais dans Katetown à cette heure ?
- Je... Je ne sais pas... J’ai marché au hasard... Je vais rentrer chez moi, désolé... »
Ils avaient haussé les épaules mais vérifié qu’il rebrousse chemin. Katetown ? Il avait dû marcher longtemps, perdu dans ses pensées... Personne ne s’en inquièterait, de toute façon. Il longea l’avenue de la Civilisation en regardant le ciel. De l’autre côté de la rue il remarqua une fenêtre éclairée au 3° étage. C’était un de ces nouveaux immeubles, construit après le tremblement de terre de 288, qui avait frappé surtout les plus hauts gratte-ciel. L’immeuble ne comportait qu’une dizaine d’étages. De la fenêtre ouverte s’échappait le son d’un piano, une mélodie fluide faite de centaines de gouttes limpides et claires... Il s’arrêta. Ce chant le touchait au plus profond de lui-même. Il était lumineux comme l’aube, porteur de tant de promesses et d’espoir... mais en même temps il disait la mélancolie de la solitude, la langueur du désir inassouvi, et le temps qui passe... Il resta jusqu’à ce que le piano se taise et la lumière s’éteigne. Alors, les larmes aux yeux, il baissa la tête et repartit en frissonnant.



Marion avait quarante ans. Bien sûr que c’était un jour comme un autre. Mais elle en voulait un peu à ses parents de ne même pas lui avoir envoyé un message. Bien sûr, ils étaient encore en voyage, sur cette planète ou sur une autre. Et puis, et puis... Oh, inutile de se mentir, ils n’avaient jamais célébré son anniversaire. Et Noël, à peine. A grand peine.
Il était tard quand elle rentra chez elle. Les enfants étaient couchés. La gouvernante avait dû insister pour qu’ils ne l’attendent pas, sinon, elle en était sûre, sa grande fille de treize ans, Délia, y aurait sûrement pensé. Et même Rodolphe, qui allait avoir dix ans... A moins qu’ils ne connaissent même pas sa date de naissance... Antoine n’était pas là, mais c’était normal. Il passait souvent la soirée avec les enfants, puis ressortait dormir chez son amant du moment. Elle n’avait rien à lui reprocher. Ce n’était pas un mari, mais c’était un père acceptable. Elle aurait dû refuser cette union, elle aurait dû... Il était trop tard pour regretter. Après tout, elle était libre de faire ce qu’elle voulait. Elle travaillait beaucoup, elle était reconnue, admirée, riche – et cela lui importait peu. Mais les ouvrages qu’elle faisait construire (ponts, routes, écoles...) rendaient service aux habitants de Cottman VI. Elle s’autorisait des aventures d’un soir, la veille de la fin d’un chantier, avec des inconnus à qui elle mentait sur son nom, sa profession et son adresse. Non qu’elle redoutât un quelconque commentaire d’Antoine. Non qu’elle ne souhaitât pas, chaque matin, de rencontrer enfin celui que... celui qui... Mais elle n’avait pas le temps pour un chagrin d’amour.
L’appartement était sombre et silencieux. Elle se défit de son tailleur strict et enfila un T-shirt et un pantalon souple. Elle n’avait pas dîné, mais elle n’avait pas faim. L’année prochaine elle se paierait un gâteau d’anniversaire, avec 41 bougies, puisque personne ne le lui offrirait jamais. C’était injuste. Elle s’efforçait toujours d’être honnête et attentionnée.
La journée avait été rude. Dix heures de réunion sur le projet de l’astroport Nord. Avec madame le Maire, la ministre des Transports et celle de l’Industrie, plus les secrétaires, les ingénieurs adjoints, les géomètres, et deux représentants des chefs de chantier... Ils avaient tous toussé quand elle avait dévoilé son projet. Un seul centre commercial ! Des entrées libres pour tous sans distinction d’origine ! C’était subversif, révolutionnaire, ce serait le chaos, l’anarchie, il fallait faire comme pour l’astroport Sud, cloisonner, partager, séparer...
« L’astroport Nord sera situé à proximité des quartiers pauvres. Refusez l’accès au centre commercial, empêchez les gens de venir rêver en regardant décoller les vaisseaux et je vous garantis la plus belle crise sociale que Protopolis – que dis-je, que CottmanVI – aura jamais connue. Les temps changent. Au Conseil Interstellaire, nos représentants sont sans cesse interpellés sur notre vision trop sectaire de la société. Nous passons pour des esclavagistes arriérés, donc peu dignes de confiance pour des échanges commerciaux. Peut-être cela vous étonne-t-il, mais il y a dans l’univers des gens qui placent l’éthique au dessus du profit...Vous savez tous qu’une motion a été déposée, nous enjoignant à plus de souplesse envers notre classe de travailleurs manuels, sous menace d’un embargo commercial... Il me semble que cette mixité, pour désagréable qu’elle puisse vous apparaître, serait un geste de bonne volonté de notre part.
Et puis l’astroport Sud restera inchangé... »
Ils avaient cédé. Elles, surtout, avaient cédé. Les hommes n’étaient que des subalternes. Elle trouvait ça stupide, mais il faudrait des siècles pour que cela change. Elle avait gagné, en bluffant un peu, mais la première pierre était posée pour qu’un jour il y ait une véritable égalité des droits des citoyens de CottmanVI. C’était une immense victoire... et il n’y avait personne près d’elle pour partager cette joie !
Elle refoula ses larmes. Cela ne servirait à rien. Elle ouvrit en grand la fenêtre de son bureau pour laisser entrer l’air glacé de la nuit. Glacé comme son coeur, glacé comme sa vie, toute dévouée aux autres, mais si lourde, parfois... Cette planète n’était pas un paradis, mais c’était son amie. Les deux lunes aussi. Elle s’assit au piano, et elle laissa courir ses doigts sur les touches lisses comme la peau d’un bébé. Cascade de gouttes argentées qui formeraient un torrent, qui se jetterait dans une rivière, et la mer pour s’y perdre en rencontrant d’autres gouttes argentées, d’autres torrents, d’autres rivières... Elle se laissa couler dans la musique, noyée consentante et exaltée, libérant dans la nuit froide le chant de sa longue solitude, de ses combats essentiels, de ses espoirs si fragiles...



Soixante ans. Elle ne se sentait pas encore vieille, mais cela ne tarderait pas. Elle avait elle-même organisé son anniversaire, comme depuis dix-neuf ans déjà. Même Antoine n’avait pas osé se défiler ! Ses parents étaient venus, accompagnés de leurs infirmières particulières. Ses enfants étaient venus, avec leurs conjoints et ses six petits enfants. Vraiment, une belle famille ! Elle n’était pas dupe. Mais elle se disait que peut-être son exemple de droiture et de tolérance inspirerait les petits, et que si elle n’avait pu qu’amorcer un changement, eux auraient le pouvoir de faire un monde meilleur.
En passant à la cuisine vérifier que tout se déroule correctement, elle jeta un oeil sur l’écran de télévision. Personnellement, elle ne la regardait jamais, mais elle savait que ses employés en étaient friands. Un amphithéâtre, des phrases solennelles, cela ne lui évoquait rien.
« Qu’est-ce que c’est ? », demanda-t-elle à Tony, le cuisinier en chef.
- « C’est l’investiture de Dani, madame. Dani le Rouge. Il est notre représentant au Conseil Interstellaire. C’est un homme du peuple ! L’autre, c’est la vieille Paméla de Rugis, mais on dit que c’est son dernier mandat. Mais Dani... Pardon, madame, mais pour nous, c’est quelqu’un...
- Hem... N’est-ce pas lui qui a conduit les émeutes de Praxel, il y a cinq ans, quand il y a eu cet éboulement dans les mines d’argent ?
- Si, madame.
- Et les exploitants ont été condamnés pour négligence.
- Oui, madame.
- Et... attendez... il y a deux ans, c’est ça ?
- Oui, madame. L’égalité des salaires homme/ femme. Il l’a arrachée de force au Parlement.
- Et l’année dernière ? Est-ce que ce n’est pas lui qui...
- Abolition des dérogations de naissances. Du coup le Parlement a voté en suivant l’annulation de l’obligation légale de donner quatre enfants à la planète. »
Tony arborait un sourire grand comme l’horizon.
« Mais comment fait-il ?
- C’est un passionné, madame, un homme qui croit en ce qu’il fait. Et puis... »
Tony baissa la voix.
« On dit qu’il a un don, madame. Que son père était un sorcier de Cottman IV. Que quand il veut, ceux qui l’écoutent sont subjugués et ne peuvent que lui obéir...
- Allons, Tony, ce sont des fables ! Ce que je crois, moi, c’est que c’est un homme courageux et volontaire. Je partage votre bonheur, Tony. C’est... un très beau cadeau d’anniversaire. »
En revenant dans la salle à manger, Marion alluma l’écran qui recouvrait tout un pan de mur.
« Regardez, mes chéris : aujourd’hui est un grand jour ! Dani le Rouge a été élu au Conseil Interstellaire !
- Ce fou ! Ce révolutionnaire, cet anarchiste, cet... homme de rien ! », glapit Délia.
- « Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que tu dis ! C’est un homme intègre, un homme bon, il se bat pour la justice, pour l’égalité des droits, pour...
- Qu’est-ce que tu en as à faire, de l’égalité des droits, Rodolphe ? Tu es né du bon côté !
- Je te plains. Tu n’es vraiment qu’une sale petite...
- Allons, allons, mes enfants... Pas d’attaque personnelle. Rodolphe, tu le connais, ce Dani ? »
Rodolphe foudroya sa soeur de ses grands yeux noirs.
« Oui, maman, je le connais. C’est mon ami. Je milite avec lui depuis sept ans. »
Marion imposa d’un regard le silence à sa fille. Puis elle posa une main sur l’épaule de son fils.
« Je suis fière de toi, mon garçon. Vous allez tous les deux enfin changer les choses. Je n’aurais pas pu rêver d’un plus beau cadeau ! Et maintenant, retrouvons la paix d’une famille unie, avec ce bon gros gâteau... Les enfants, je vous sers ? »
Plus tard, en se mettant une fois de plus au piano, dans le calme retrouvé de l’appartement désert, Marion laissa couler de longues larmes douces. « Je n’ai pas tout raté », pensa-t-elle. « J’ai au moins un fils qui se bat. Cette fête était un simulacre, mais mes petits-enfants se sont bien amusés, et peut-être garderont-ils le goût de la fête et la joie de vivre... Moi... Il est bien tard, maintenant, pour rêver...Le désir commence à s’émousser. La solitude me devient un refuge. Toute ma vie je me suis dit qu’il y avait quelque part quelqu’un qui m’attendait, qui regardait les lunes avec le même souhait que moi, et que si je le rencontrais, alors... J’aurais pu tout quitter, tout recommencer, pour un simple regard. Quelqu’un qui m’aurait vue, qui m’aurait reconnue telle que je suis...
Il en a été autrement. Quelle faute ai-je commise ? De quelle inattention ai-je été coupable ? Je ne le saurai jamais. Ma vie n’a pas été vaine. J’ai bien travaillé. Il ne m’a manqué que l’essentiel. »



Romain avait soixante ans. Son corps était usé et douloureux d’avoir travaillé depuis tant d’années, chaque jour à la limite du supportable. Certes, quand il avait été promu chef de chantier, il aurait pu se contenter de donner des ordres et de paresser derrière un bureau. Mais il se serait trahi. Il était toujours sur le terrain, remplaçant l’absent, guidant le jeune, aidant le vieux... Ses hommes l’aimaient pour ça, et il ne comptait plus les regards reconnaissants et les marques d’estime. Ils l’auraient tous suivi au bout du monde, parce que jamais il ne les aurait laissés seuls dans l’épreuve.
A ce jour, de sa grande famille, il ne restait pas grand-chose. Ses parents étaient morts, ses frères et soeur dispersés aux quatre coins de la planète. Augustine lui avait tourné le dos quand il avait soutenu Dani, et il lui avait laissé la grande maison, se contentant d’une petite mansarde mal chauffée. De l’argent, il n’en avait jamais eu autant, mais il fallait aider Alexis et Genna, les enfants de Rose, qui avaient du mal à démarrer... Et puis deux de ses hommes étaient morts sur un chantier, et leurs veuves, qui n’avaient jamais travaillé, étaient totalement démunies... Il n’avait pas la télévision. Mais son voisin du dessous, Alberto, l’avait accueilli pour qu’il puisse voir Danilo recevoir l’investiture. Il avait pleuré. C’était le plus beau cadeau dont il ait pu rêver. La fierté le submergeait d’une immense vague d’émotion, et Alberto le regardait, lui, comme s’il avait été un héros. « Non, je ne suis pas un héros. Mais cet homme-là est mon fils. Je n’y suis pour rien, il a toujours eu le don de persuader ses interlocuteurs. Ah, pour l’éduquer, ça n’a pas été toujours facile. Ses arguments étaient parfois désarmants. Il était plus intelligent que moi. Mais j’ai eu de la chance, il a toujours respecté mes décisions. »
La fenêtre ouverte sur la ville endormie, il sembla à Romain entendre le son lointain d’un piano. « Je me souviens, le soir de mes quarante ans... Je me fais vieux, et je ne regrette rien de ma vie, j’ai bien travaillé, j’ai élevé de beaux enfants et j’ai vingt-deux petits enfants. Si j’avais pu choisir... J’aurais tant voulu trouver une femme que j’aurais aimée par-dessus tout. Le moindre de ses regards m’aurait rendu invincible, et pour elle j’aurais tout affronté... Penser à elle aurait fait battre mon coeur plus fort, et ses baisers m’auraient fait perdre la raison... Il est tard, maintenant. J’avais toujours pensé que je finirais par la rencontrer. Je me suis trompé. Ou peut-être sommes-nous passés tout près l’un de l’autre sans nous voir... »



82 ans. Marion est assise dans son fauteuil, devant la fenêtre. Elle ne peut plus se déplacer seule, elle perd la mémoire, et sa main droite refuse de lui obéir, même sur les touches blanches et noires. Son médecin a décrété qu’elle devrait rester à l’hôpital pour quelque temps, tant qu’on n’aurait pas trouvé le moyen de tout organiser pour un retour à domicile. Dans le brouillard de son cerveau, elle a bien compris qu’il n’y aurait pas de retour, qu’il n’y aurait plus de liberté, de solitude, de piano. Elle ressasse en permanence ses chagrins et ses joies. La mort d’Antoine, quatre ans auparavant. Il était moins absent, ces dernières années, et c’était un compagnon agréable. La mort de Délia, dans un accident. Celle de sa petite-fille Elena, la fille de qui, déjà ? De Délia ? De Rodolphe ? Mais la gloire de Rodolphe, Conseiller Interstellaire, aux côtés de son ami Dani le Rouge. Ils avaient tant fait pour la planète ! Elle se sent bien, aujourd’hui, pas de douleur, et comme une immense paix... Mais elle voudrait bien que Délia et Rodolphe soient là, pour mourir près d’eux... Ah oui, Délia est déjà partie, et Rodolphe est loin, très loin, quelque part dans les étoiles...
L’infirmière qui pousse son fauteuil roulant lui demande :
« Ca va, monsieur Le Korr ? Quelle drôle d’idée de vouloir traverser le jardin, l’ambulance aurait pu vous déposer devant la porte... »
Romain sait qu’il n’en sortira plus. Il aurait préféré mourir chez lui plutôt qu’à l’hôpital, mais ses enfants ont insisté. Ils s’imaginent que ce n’est qu’une faiblesse transitoire... Allons, cela leur fera moins de tracas, ils penseront qu’ils ont fait tout leur possible... Lui payer une chambre à Sainte Rita, c’est un magnifique cadeau d’adieu. Mais sans l’intervention de Dani, il n’aurait jamais été admis, certains privilèges ont la vie dure... Il aperçoit au premier étage le visage d’une femme derrière la fenêtre. Elle lui sourit. Il entend le piano, ce merveilleux piano, ce piano qu’il n’a jamais pu oublier... Il porte la main à sa poitrine, et il ferme les yeux.
Dans le jardin, il y a un homme sur un fauteuil roulant. Le coeur de Marion se met à battre plus fort. C’est un très vieil homme, il doit avoir son âge, et son visage est si doux et si lumineux... Elle pense aux deux lunes, porte la main à sa tête, relevant une longue mèche de cheveux blancs, et une immense joie lui fait fermer les yeux.


Il y eut une grève administrative, et le travail en retard fut bâclé par des employés peu désireux de faire des heures supplémentaires. Ainsi, contre toute probabilité, Marion et Romain furent enterrés côte à côte. Le soir des enterrements, par un phénomène inexpliqué, les deux lunes se teintèrent de rouge.
Narwa Roquen, pas eu le temps de faire plus court... tiens, ça me rappelle quelque chose...


  
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Réponses à ce message :
3 WA 138 Narwa : commentaire - Estellanara (Jeu 4 jun 2015 à 16:55)
3 Sinusoïdales. - Maedhros (Sam 4 avr 2015 à 19:13)
3 Commentaire Roquen - Elemmirë (Mar 24 mar 2015 à 09:47)


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