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 WA, exercice n°138 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 22 janvier 2015 à 23:03:12
Quelque fois je repense à Fantasia, avec tous ces balais qui transportent des seaux, inexorablement, alors que ça déborde et que ça déborde encore....
Mais il ne faut pas décourager les jeunes bonnes volontés qui bien sûr n'attendent que cette nouvelle WA pour se précipiter sur leurs claviers ( plus personne, à part moi, n'écrit sur du papier...)
Bref, pour ce nouvel exercice, nous allons nous remémorer ce qu'il nous reste de la géométrie Euclidienne. Laissons tomber l'infini, qui est, par définition, extrêmement lointain; deux droites parallèles ne se rencontrent jamais. Ca y est, vous avez compris? Vous subodorez? Je précise.
Vous allez écrire l'histoire de deux personnages qui ne se rencontreront jamais. Stupide? Voire! A vous de donner du sens à cette non-rencontre, ou à cette juxtaposition de vies à priori sans rapport. Pour une fois, c'est dans le non-dit que résidera votre force. Mais ne surestimez pas votre lecteur. Donnez-lui sans lourdeur assez d'éléments pour qu'il puisse vous suivre.
Bref, il vous faut un texte clair et tout en finesse. Un vrai challenge, dont je ne doute pas que vous sortirez vainqueurs, d'autant que vous avez la liberté du style et du genre.
Vous avez quatre semaines, jusqu'au jeudi 19 février, plus les rallonges habituelles...
Bon courage, ne lâchez pas l'affaire, ça demande un peu de réflexion, mais je pense que l'exercice peut être assez jouissif...
Narwa Roquen, deux mois avant le printemps


  
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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2015-02-10 11:47:22 

 WA 138, participationDétails
Et paf!, Elemm' le retour! ^_^

Mère.




Je n'aime plus les dimanches.
Dès le samedi matin, j'en ai la boule au ventre. Sur la route d'Uzès, j'angoisse. J'espère. Je doute. Je culpabilise. Des fois, je pleure à l'aller. Je pleure toujours au retour.

J'imagine comment ça se serait passé, si j'avais été plus forte, si j'avais eu un plus grand appartement, si je l'avais gardée chez moi, si je n'avais pas quitté Jean-Paul et sa grande maison, oui mais...
J'essaie d'imaginer dans quel état je vais la trouver... J'espère, pas comme ce dimanche de mars, seule dans la chambre au fond du couloir, la robe souillée d'urine, les yeux pleins de larmes, accrochés dans le vide, vide dehors, vide dedans, juste de la douleur et de la solitude immense, et pas une foutue infirmière pour entendre ses cris! À l'heure du goûter pour les valides, tout le monde se fout de ma mère, qui crie qu'elle a peur, dans la chambre 28.

Je gare ma voiture au bout du parking, il n'y a plus une place libre près du grillage. Comme moi d'autres enfants vont se racheter une conscience le dimanche...
J'ai le ventre lourd. Je voudrais être déjà partie... Pardon maman, tu n'y es pour rien. Toi la plupart du temps, tu souris quand tu me vois, même si je n'ai pas la moindre idée de pourquoi tu souris. Est-ce que tu sais qui je suis? Est-ce que tu aimes mon écharpe, ou est-ce que simplement tu es heureuse que quelqu'un enfin s'arrête à ta hauteur pour te parler?

3434B. Il faut un code pour te voir.
Je descends l'allée, personne dehors, pourtant il est joli ce jardin, avec ses rosiers et son gazon bien entretenus... Quel gâchis. Les portes vitrées se dérobent à mon approche, mes jambes aussi. Je tiens bon. Ils sont tous là, ces parents oubliés, qui eux-mêmes ont oublié qu'ils étaient parents, qu'ils étaient vivants, qu'ils étaient là... Ils ont été installés là, alignés, bêtement les uns à côté des autres, pour aucune raison. Ils ne se parlent pas. Ils ne se regardent pas. Des fois l'un se lève, fait quelques pas, se rassoit ailleurs. Des fois l'autre se lève, et une blouse blanche lui saute dessus : "Non non, Paulette, rasseyez-vous, vous allez tomber! On va devoir vous attacher Paulette si vous vous levez, c'est pour votre bien, hein? Alors soyez gentille, asseyez-vous. Là... À plus tard ma belle. Oui oui, je reviens tout à l'heure."

J'ai envie de m'enfuir. Je traverse cette salle insensée et j'atteins le couloir. La lumière ne s'allume pas tout de suite, il reste sombre ce couloir, un moment. J'imagine sa voix. Quand elle était plus jeune, j'adorais sa voix, elle chantait même plutôt bien aux veillées de Noël. Maintenant sa voix est un filet frêle, et ses mots, des oiseaux effrayés qui s'envolent en tous sens. Dimanche dernier, elle m'a dit :
"Ah? ... Madame?"
J'ai dit "Bonjour maman...". Ma voix tremblait autant que la sienne. Serre les vannes, ne pleure pas, c'est pas bon pour elle, elle sourit aujourd'hui...
"Bonjour mademoiselle, j'ai besoin d'aide s'il vous, c'est l'autre fil là, je sais plus comment... Ah... J'ai de la menthe qui danse vous savez... "
J'ai encaissé. Elle était en chemise de nuit, à 15 heures passées. Elle était assise en travers du lit, avec des miettes de biscuit sur le drap. Sa vieille main s'était levée, j'avais vu un poignet maigre et la peau si fine, jaune et bleutée, je n'ai pas reconnu la main qui m'a nourrie et choyée. Ses ongles étaient trop longs, alors qu'elle les a toujours gardé courts pour le travail de la maison. J'ai pensé qu'elle avait froid, je lui ai posé un gilet sur les épaules, elle n'y a prêté aucune attention.
"Ah oui. La bleue elle est facile ici, tu sais. Et toi tu, tu, tu es...? Pas demain...? Je suis pas belle ici..."
J'avais senti l'os de son omoplate sous ma main. Maman... Et puis son regard avait accroché le mien.

Chaque fois qu'elle me regarde, son émotion brutale me transperce le coeur. Elle dit n'importe quoi, elle ne sait plus rien faire, mais son regard est toujours noyé dans une humanité évidente, qui dit tout, qui en dit trop. Si elle est heureuse, elle pleurera de joie, rien que pour une main sur la sienne. "Oh, Madame, que c'est bouton cette petite... ah... c'est gentil de me voir...".
Si elle est inquiète, elle sera terrorisée, son regard vous assomme de toute l'horreur du monde, sa bouche ouverte crie sans rien trouver à dire.
Si elle est contrariée, elle sera folle de rage, avec des mots dans sa bouche qu'elle n'aurait jamais même pensé avant. Il y a quelques semaines :
"Ca pue la merde ici! Pas toi mon bouchon, c'est l'autre vieille pute là-bas! Elle est salope, salope!"... Je mets des jours à m'en remettre quand elle est comme ça. Elle me fait mal. J'en pars les bras griffés de ses ongles, le désespoir de son regard soudé à la peau, et toujours envahie de colère moi aussi.

C'est comme ça qu'elle est, maintenant, ma mère. Ma mère. Qui vit dans une maison de retraite. Toute de rides vêtue, assise comme on attend un train, mais sans train, au milieu du ballet des blouses blanches, qui passent affairées et qui n'écoutent jamais... Qui voudraient bien, mais qui manquent de temps... Les premiers temps, comme la Directrice m'avait dit que je pouvais compter sur l'équipe, j'ai cherché de l'aide.

L'infirmière : "Oui le médecin est au courant qu'elle est déprimée, il va passer. Mais bon c'est compliqué de toute façon, elle crache les médicaments, alors..."

Le médecin ne passe jamais. Il paraît qu'il vient à 7h du matin, il fait des ordonnances, et après? Au téléphone, ses mots lointains : "Ah ben votre mère, elle a des troubles du comportement, oui, mais ça fait partie des signes de la maladie. C'est pour ça que vous l'avez placée, n'est-ce pas? Je vais lui mettre du Risperdal, si vous voulez. Mais ça fera pas de miracle, les Alzheimer sont souvent agressifs vous savez."

L'aide-soignante : "Ah, vous êtes sa fille? Ben... on a pas pu la laver ce matin, elle a insulté ma collègue, elle était très très en forme! On essaie de forcer mais là c'était pas possible, elle était super agitée, on a dû appeler l'infirmière. Désolée mais bon, on est pas payées pour se faire frapper hein. Oh, non mais allez... Ne pleurez pas, c'est pas grave... C'est comme ça... Vous voulez pas voir la psychologue?"

La psychologue, qui n'a jamais rencontré ma mère. Le lundi de 16h à 18h. Deux heures par semaine pour 52 "résidents", une réunion d'équipe et l'impuissance pour l'heure qu'il reste. Elle a mis plus de trois mois à me recevoir. Elle a l'air désolée.
"Je comprends Madame... C'est difficile, nous essayons d'adapter notre accompagnement aux difficultés de votre maman, mais elle sollicite beaucoup les soignants, elle a besoin de réassurance, et cela prend du temps de l'apaiser. Vous savez, les soignants font de leur mieux mais... J'essaierai d'aller la voir. Ca va, vous? Vous avez du soutien autour de vous?"

J'ai hâte de partir. J'atteins sa porte. Ils ont mis une grande photo de jonquilles sur sa porte, pour l'aider à se repérer. C'était il y a longtemps, maintenant elle s'en fiche des jonquilles, elle s'en fiche, de toute façon elle n'aime pas sa chambre, pourquoi voudrait-elle la retrouver?
Je pousse la porte et j'espère. J'angoisse. Je doute. Je culpabilise.



* * *




"Non Mr Bourdin, je crois qu’il faut distinguer deux choses, l'état de la Sécurité Sociale aujourd'hui, qui est issu de toutes les politiques passées, et je vous rappelle que la gauche au pouvoir, ces dix dernières années, n'a pas oeuvré en ce sens, et ce qui...
- Vous voulez dire que ce n'est pas votre faute ?
- Bien évidemment nous assumons nos responsabilités, mais il faut voir d'où nous partons, avec un déficit significatif qu'il est difficile... de faire disparaître actuellement, car vous connaissez la conjoncture de crise, mais nous ferons...
- Est-ce que c'est à cause de ce déficit, Madame la Ministre, qu'aujourd'hui 127 médicaments sont en passe de ne plus être remboursés? Des médicaments qui ne sont pas sans intérêt, pourtant! Pour le diabète, l'hypertension, est-ce que la santé des français d'aujourd'hui doit pâtir des mauvaises politiques de la gauche d'hier?
- Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, Monsieur Bourdin. La question du déremboursement est étudiée avec attention par ...
- Attendez, c'est quand même votre gouvernement qui négocie aujourd'hui ces déremboursements! Je ne comprends pas ce manque de transparence, vous dites...
- Non non, Monsieur Bourdin, ne...
- ... que c'est la gauche qui a agrandi le trou de la Sécu, et j'entends bien que vous ne voulez plus privilégier les chômeurs, mais les malades, Madame la Ministre, les malades n'y sont pour rien!
- Ce n’est pas un manque de transparence, c'est un des plus grands débats de notre société française actuelle, que de savoir dans quelle mesure nous devons rembourser des traitements dont l'efficacité... n'est pas toujours euh, démontrée de façon, suffisamment probante. Les discussions sont en cours, je souhaite qu’elles puissent aboutir. Il faut surtout que nous continuions à travailler en ce sens, pour que les Français puissent, tous, bénéficier de ce droit au soin qui fait partie des acquis de notre chère République. (Le jingle monte et la lourdeur dans mon estomac, se desserre.)
- Madame la Ministre, merci.
- Merci à vous, Monsieur Bourdin.
- Et tout de suite, nous retrouvons..."

Bon! Voilà une bonne chose de faite! Je m'en suis pas si mal sortie. C'est vrai que sur la question des retraites, j'aurais pu garder un peu plus mon calme, mais c'est que c'est un coriace, le Bourdin!
"Sans rancune, Madame la Ministre!", me sourit-il joyeusement. Ce sale gosse n'arrivera pas à pourrir ma matinée. "Sans rancune, Monsieur Bourdin. Mais faites attention à vos affirmations...
- Ah... C'est le jeu, vous savez bien!"

Je quitte le plateau et l'assistante me tend mon téléphone : "Vous êtes attendue au Ministère, réunion avant l'entretien avec le Président du CTIP à 10h45. Petit déjeuner dans la voiture?
- Merci Monique. Double café si possible. Oui Gérald?
- Pardon de vous déranger, c'est que la remise du Rapport CESP au Président est avancée à demain, mercredi il sera en Touraine à cause des événements...
- Eh merde. Faites-le poser sur mon bureau, j'y jetterai un oeil ce soir."
Voiture. Café double insuffisant, croissants froids. Ministère.

Je cours. Pas avec mes jambes, on ne court pas dans les Ministères, on a l'air pressé mais on garde le sourire, on se salue poliment. Mon équipe de fourmis en costards s'affaire et baisse les yeux à mon passage. Dans le grand bureau cosy, qu'on me prête jusqu'à ce que le fauteuil de Ministre devienne un siège éjectable, je m'affale. Sur le bois de merisier vernis, Monique a déposé quatre dossiers. Conférence de presse jeudi 12. Réunion gouvernement mardi 10. Chiffres retraite 2ème trimestre. Ordre du jour ministériel, vendredi 13. Merde, vendredi 13. Pfff... Et le cinquième, Rapport CESP, mercredi 11 mardi 10. Le téléphone sonne.
"Oui Gérald?
- On vous attend pour la réunion, Madame.
- J'arrive."
Je jetterais bien tous ces dossiers à la poubelle. Ils sont tous tirés à 4 épingles, la mine triste et les traits fatigués. Gérald a la tête du mec qui a passé la nuit à son bureau, pour me pondre un rapport inutile que je ne saurai pas défendre à l'Assemblée. Qu'est ce qu'on se marre dans les Ministères... On m'expose les attentes des Prévoyances et leurs arguments pour se faire plaindre. Les chiffres. Les ripostes. J'emmagasine.
Il est en avance, ce con! Il attendra. 3ème café double, j'arbore mon plus beau sourire avant de m'avancer vers lui :
"André, ravie de vous revoir! Entrez, je vous en prie."

Je rêverais d'être Monique à cette heure-ci. De l'autre côté de la lourde porte, elle doit souffler enfin. Il ne vaut pas le journaliste de ce matin, mais dans la famille Coriace, il vaut quand même son pesant d'or.
Au terme d'une bataille acharnée de 45 minutes, j'obtiens qu'il patiente jusqu'à septembre, élaboration du prochain Plan Retraite. Je l'ai un poil agacé, mais il l'a bien cherché. Je sors du ring avec mon splendide sourire plaqué. J'attends qu'il ait traversé le hall pour redevenir moi-même.
"Monique, pitié, plus rien jusqu'à 14 heures.
- Bien, Madame le Ministre. Enfin, vous déjeunez avec...
- Oh! C'est vrai, je l'avais oubliée celle-là..."

Je passe le déjeuner à faire des ronds de jambe à la Présidente du GroFASS (Groupement Féministe contre les Agressions Sexuelles et Sexistes), parce que c'est le bouledogue vicieux de la petite association qui monte, et qu'en tant que femme, je me méfie du pouvoir de ces extrémistes du string et de la liberté de jouir. Ma secrétaire d'Etat la couvre de miel, la salade ne passe pas.

13h50, elle nous lâche enfin. Je n'ai pas beaucoup d'affinités avec Ghislaine Deltour, mais elle a le mérite d'être douée en léchage de bottes. Je la remercie mollement et pour une fois, je suis contente que mon mari m'appelle, ce qui me donne une bonne excuse pour éviter les digressions de Ghislaine.
"Le collège a téléphoné pour Marie-Carole, qui ne s'y est pas rendue de la matinée. Elle est à la maison et elle est bourrée. Je rappelle le Dr Wattelle?
- Fait chier. Fais ce que tu veux, je m'en fous.
- Je te la passe?
- Certainement pas! Démerde-toi, cette gosse m'emmerde!"
Je pense à cette connasse de féministe qui prône la liberté d'avortement, d'abandon, de faire noyer les gamins trop chiants, et pour une seconde je rejoindrais sa cause.

14h30, de retour au Ministère. J'ai 15 minutes avant de partir pour le Sénat. Je jette un oeil rapide aux dossiers sur mon bureau. Demain mes collègues ne manqueront pas de m'intégrer dans leur paranoïa terroriste, et il faudra statuer sur la gestion des cellules de crise pour les victimes d'attentats. Pour le dépôt du rapport au Président, je fais confiance à mes collaborateurs, plus par nécessité que par réelle conviction. Et la Conférence de presse... Je rêve d'un kidnapping. Que ces jihadistes se rendent utiles, qu'ils m'emmènent en Syrie, personne ne paiera la rançon mais ça me ferait des vacances!
Ces salauds de journalistes vont passer une heure à m'exposer avec sérieux et véhémence tous les problèmes de la France que j'ai pas les moyens de résoudre. PMA, IVG, euthanasie, Ebola et H1N6, vaccination, honoraires des médecins, T2A, don du sang, remboursement des psychothérapies, emploi et handicap, CMU, violences faites aux femmes, protection de l'enfance, déserts médicaux et inégalité d'accès au soin... Quoi, j'ai l'air d'une magicienne?? Tout le monde s'en fout de la santé, de toute façon on va tous mourir sous le feu des terroristes, à quoi bon soigner les cancéreux...
"Désolé, encore un appel.
Il entre sans frapper, en plus.
- Dites leur d'aller se faire foutre.
- J'espère qu'elle est assez sourde pour ne pas vous avoir entendue. C'est la chargée d'Etat aux personnes âgées, elle sollicite une entrevue. Pour l'état des maisons de retraites.
- Reportez à avril, Gérald, c'est vraiment pas la priorité.
- Avril? Mais nous sommes en juin!
- Oui, très bien. Merci Gérald."

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2015-03-05 20:38:12 

 WA - Participation exercice n°138Détails
ECLATS DE LUNE DANS UN MIROIR BRISE


"Comme un vaste miroir, brisé sur la poussière,
Réfléchit dans l'obscur des fragments de lumière."
Lamartine, l’Infini dans les Cieux



la bande-son

Zoé pénètre en trombe dans le restaurant. C’est une grande et mince jeune femme, aux cheveux courts et à la silhouette androgyne, vêtue d’un ensemble gris ardoise. Elle ne détone pas parmi les autres clients de l’établissement qui viennent, pour la plupart, des hautes tours voisines où se concentrent les banques financières, les cabinets d’avocats d’affaires et les sièges sociaux des groupes internationaux.

Elle cherche du regard Susy, sa meilleure amie qui l’a invitée à déjeuner le matin même. Elle est légèrement essoufflée pour avoir couru afin de rattraper un peu son retard. Quand elle repère Susy, Zoé sourit. Comme à son habitude, Susy s’est réfugiée tout au fond du restaurant et elle s’est assise dos à la salle. Zoé n’est pas étonnée. Elle connaît Susy par coeur.

Susy n’est pas à l’aise quand il y a trop de monde. Elle éprouve la désagréable impression de focaliser leur curiosité indiscrète. Elle s’imagine beaucoup de choses, Susy. C’est la raison pour laquelle elle évite le métro aux heures de pointe, préférant plutôt marcher sous la pluie. Les bus n’offrent pas d’alternative. Ils sont autant d’enfers verts sur roues dans lesquels elle frissonne, le front appuyé contre la vitre. Avec les garçons, cela n’a jamais été simple. Elle a bien consolé quelques coeurs brisés par Zoé mais n’a pu en retenir aucun. Elle n’a pas su s’y prendre pour les inviter dans son monde féerique. Ils sont restés sur le quai pendant que le bateau l’emportait loin d’eux. Si Zoé est un soleil qui répand une chaude lumière autour d’elle, alors Susy est une pâle lune d’hiver. En définitive, Susy a fini par mettre au point des stratégies paradoxales pour combler son immense désir d’être aimée. Elle n’a pas voulu décevoir Zoé, puisque Zoé aimait les hommes. Aussi les histoires de coeur de Susy sont toujours des histoires à problèmes.

Toutefois, rien ne saurait altérer l’amitié qui unit les deux jeunes femmes. Elles ont connu toutes deux la DDASS et les familles d’accueil. Zoé en a fait le carburant qui l’a propulsée au-dessus des nuages. Elle a réussi de brillantes études, collectionné les chevaliers servants et décroché les diplômes les plus négociables. Rien ne résiste longtemps à sa fougue et à son audace. Susy a eu plus de mal. Elle a tant bien que mal terminé son cursus universitaire. Elle doit à Zoé d’avoir été recrutée comme documentaliste dans une boîte de production de seconde zone.

Zoé traverse la salle d’un pas aérien et tonique. Quels que soient les vêtements qu’elle porte, quand elle se déplace, elle ressemble à une étoile qui danse sur un fil de lumière. A son passage, plusieurs hommes s’interrompent en pleine conversation pour l’accompagner du regard. Elle n’en a cure. Arrivée à la table où Susy consulte son smartphone, elle s’affale sur la banquette. En voyant son amie, le visage de Susy s’éclaire d’un coup et, envahie par l’émotion, ses joues s’empourprent légèrement. C’est toujours comme ça quand Susy retrouve Zoé. Son monde est à nouveau complet. Dans le ciel parfait, le soleil a enfin rejoint la lune.

« Bonjour ma louloute, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Ton message était très laconique ! Zoé ne s’embarrasse pas de préliminaires inutiles. Elle est concise et rationnelle. »

Susy est sauvée par le serveur qui leur tend les cartes. Zoé fait son choix rapidement. Susy prend son temps. Gagne du temps. Quand l’attente devient gênante, elle se décide enfin. Elle commande la même chose que son amie. Zoé ne se formalise pas. C’est Susy.

« Alors, tu disais ... ? reprend Zoé.
« J’ai rencontré un autre garçon ! commence Susy, en fixant la pointe de son couteau. C’est vraiment un gentil garçon. Tu l’apprécierais, je te jure, Zoé. Il est très attentionné et il a les plus beaux yeux de la Création !
- Les yeux, c’est important mais a-t-il aussi de belles fesses ? la taquine Zoé.
- T’es bête ! Tu veux savoir la suite, ou quoi ? répond Susy. La première fois, c'était à la bibliothèque. J’y faisais des recherches pour le boulot. Il était assis en face de moi. Il avait pillé tout un rayon tellement il y avait de livres devant lui. Il prenait des notes avec un porte-mine et il l’appuyait si fort sur la feuille que la pointe cassait régulièrement. Je suis partie avant lui mais il était si absorbé par son travail qu'il n'a même pas levé les yeux. Je suis revenue le lendemain...
- Houlà, t'étais obligée ou t'as tenté le diable ? s'exclame Zoé.
- Disons un peu des deux, avoue Susy en rosissant. Il était à la même place. Quand je me suis assise, en face de lui, il m’a accueillie avec un gentil sourire... avant de se replonger dans son travail. A midi, on a déjeuné ensemble dans un petit troquet et en fin de semaine, il était dans mon lit !
- Dis donc, ça n’a pas traîné, ton affaire ! Et moi qui te prenais pour une fille réservée et prudente, abonnée aux histoires alambiquées ! Tout le contraire d’une fille comme moi ! pouffe Zoé ! Et il a un nom, ce Dom Juan ?
- Tu me promets de ne pas te moquer ? lui demande Susy.
- Quoi ? Qu’est-ce que c’est cette requête ? Accouche, ma belle !
- Il s’appelle Noël ! répond Susy.
- Effectivement ! Alors elles doivent être belles, ses b...! Zoé interrompt son persiflage devant l'air navré et réprobateur de son amie. D’accord, excuse-moi, je ne le ferai plus ! Qu’est-ce qu’il a donc d’exceptionnel ton... Noël pour que tu m’en parles aujourd’hui ? C’est un cadeau tombé du ciel, si tu me permets celle-là, au moins ? Tes ex n'ont pas eu droit au même régime de faveur ! Pour certains, j'ignore encore aujourd’hui leur prénom ! Je ne veux pas te bousculer, chérie, mais j’ai un rendez-vous très important cet après-midi !
- Il me ressemble beaucoup, se confie Susy. Pas physiquement, fais pas cette tête ! Mais spirituellement, beaucoup plus que tous les autres avant lui. Il a une part d’ombre qu’il ne veut pas me laisser approcher. Comme moi. Je sens des fêlures chez lui. Comme moi. Il les dissimule la plupart du temps ! Comme moi ! A certaines heures, plutôt à l'aube ou au crépuscule, il paraît tout à coup très fragile, aussi transparent qu'un fantôme. Dans ces moments, il semble absent, tout en étant juste à côté. C'est très fugace et pour des yeux non avertis, cela peut passer inaperçu. Tu sais, c''est comme quand un nuage occulte le soleil par grand vent. Pendant une seconde, tout devient terne et puis le nuage passe et tout redevient lumineux ! C'est sans doute curieux pour toi mais, de façon extraordinaire, inexplicable même, cela ne m'inquiète pas. Il possède cette qualité de regard qui ne peut laisser insensible, qui me trouble sans que je puisse m’expliquer pourquoi. Il m’embrasse toujours comme si c’était la dernière fois. Ou bien la première fois. Dans ses bras, j’ai l’impression d’être en sécurité. Non, pas en sécurité, mais plutôt comme si j’étais enfin chez moi. Tu comprends, Zoé, ce que je veux dire ? Lui et moi, on est de la même famille ! Quelque chose nous rapproche, comme si nous nous retrouvions après une très longue séparation que nous n’aurions pas choisie. Comme si nous étions les deux parties d'un même tout, enfin réunies ! C'est grisant, comme sensation ! Tu crois à la métempsychose ?
- Je te rappelle que j’ai fait HEC et Sciences Po, ma belle, réplique Zoé. Je suis cartésienne et de l'école la plus orthodoxe qui soit. Pour moi, un plus un, ça fait toujours deux et les lignes parallèles ne se croisent jamais. Je te rappelle que c’est toi qui es entrée à l’école de psychologie de l’Institut catholique de Paris et c'est toi qui as obtenu un master d’anthropologie à l'EHESS. Moi, ma tasse de thé, c’est les chiffres, le droit des affaires et les contrats commerciaux avec plein de codicilles écrits en tout petits caractères. C'est toi, la spécialiste des recoins poussiéreux et des abîmes ténébreux de l’âme humaine ! Pas moi ! Bon, tu as dégoté la grosse cote dans la troisième, j'en suis très heureuse pour toi, alors qu’attends-tu pour rafler la mise? Pas ma permission, j'espère?
- C'est que l'histoire, hum, comment dire...n’est pas si simple ! avoue Susy qui lisse sa serviette pour ne pas affronter le regard de son amie.
- Non ? Tu m'étonnes ! réplique Zoé, goguenarde !
- Ne te moque pas de moi, je t'en prie ! J'ai besoin de ton aide ! C'est sérieux ! lâche Susy.
- Explique-moi ! répond Zoé d'une voix très douce.
- Voilà, Noël exerce une activité de consultant en sécurité informatique et il a des clients dans toute l'Europe. Il voyage fréquemment pour son travail et il m'a avertie qu'il pouvait quitter la France sans crier gare. Il ne m'a pas donné beaucoup de détails mais ses missions lui imposent une absolue discrétion.
- Tu ne tournes pas monomaniaque, Susy ? l’interrompt Zoé. Cette propension à aimer des intermittents de l’amour ! Comme Gaspard ! Il était ingénieur sur les plate-formes pétrolières. Autant dire un mois en mer et un mois à terre. Nous savons comment l’histoire a fini, non ?

Les deux amies se voient régulièrement mais Zoé ne connaît de la vie sentimentale de Susy que les parties les plus sombres. Pourtant, à l’occasion de certaines fêtes, Susy apparaît au bras d’un garçon dont elle semble aussi éprise que n’importe quelle autre fille normalement constituée. A chaque changement de cavalier, Zoé respecte la règle tacite qu’elles ont mise en place bien des années auparavant. Elle ne demande jamais qui, quand, comment... Bref, elle n’ouvre jamais la porte à ces moments désagréables qui commencent tous par un adverbe inopportun. Il peut également se passer de longues semaines, voire des mois, sans que Susy n’aborde le sujet favori des filles quand elles sont entre elles.

- Gaspard, rétorque Susy, c’est le passé. On ne peut réécrire l’histoire. Et puis, Zoé, toi aussi, tu butines à ta guise ! Tu n'entends pas me donner de leçon, non ?
- Houlà, je ne suis pas venue pour ça, Susy ! proteste Zoé. Tu m’as appelée, je suis là. Alors, quelle est cette nouvelle idylle qui enflamme tes sens au point que tu sortes les griffes à la première parole malheureuse ?
- Excuse-moi, Zoé. Je ne voulais te blesser en aucune manière ! Tu sais à quel point tu es importante pour moi. Tu es la soeur que je n’ai pas eue. Ma grande soeur qui a toujours veillé sur moi, depuis la maison de la rue Lamarck ! La première personne en qui j’ai eu confiance !
- Cela fait longtemps que je n’avais pas repensé à la maison du Clair Logis ! sourit Zoé. Mes souvenirs de ce temps-là ont tendance à s’effacer et je ne fais rien pour les préserver !
- Pas les miens, affirme Susy. Je revois encore parfaitement l’immense salle où je ne connaissais personne. Je tenais mon doudou bien fort contre moi et je n’arrêtais pas de pleurnicher dans mon coin. C’est toi qui es venue me consoler. Tu as pris ma main et tu m’as montré le coffre à jouets et tous les autres trésors qui attendaient sur les étagères.

Un ange passe entre elles.

Zoé se montre patiente. Avec Susy, il ne faut jamais brusquer les choses. Susy ne connaît pas la ligne droite. Elle fait attention à éviter tout ce qui risque de révéler ce qui est enfoui tout au fond de la sombre partie de son coeur qui n’a pas grandi. C’est une sorte de mausolée barricadé et recouvert de ronces aux épines cruelles. Les psychothérapeutes n’ont jamais réussi à atteindre ce vestige nécrosé. Susy est ainsi faite et Zoé l’accepte sans condition.
L’intermède se prolonge pendant que le serveur pose sur la nappe les deux salades niçoises et la bouteille de Miraval rosé. Il les quitte en leur souhaitant bon appétit.

- C’est loin tout ça, reprend Zoé. On a connu bien d’autres foyers. Mais tu ne m’as appelée pour évoquer le passé, non ? Bon, pour revenir à ton bel amant, insinues-tu qu'il pourrait être un genre d'agent secret... ?
- Je n'en sais rien, mais je ne le pense pas. Il m’a dit que ses clients sont des chefs d'entreprises de premier plan et que la concurrence était rude dans son secteur d'activité. S'il ne voulait pas les perdre, il devait répondre sans délai à leurs sollicitations.
- D'accord... ça je peux le comprendre. Je connais ce type de contraintes, moi aussi ! assure Zoé.
- Donc, Noël peut s’absenter plusieurs jours d’affilée sans me donner signe de vie !
- Comment ça ? s'étonne Zoé. Il ne t'appelle pas ? Il ne doit pas avoir beaucoup d'endroits en Europe non couverts par les réseaux mobiles !
- Je le lui ai demandé, tu penses ! réplique Susy. Il m'a assuré que c'était une question de sécurité. Dans ce milieu, ils ne sont pas nombreux et ils s’épient les uns les autres pour essayer de récupérer les gros clients. Et, visiblement, ils ont les moyens de tracer et de localiser leurs confrères ! J’ai vu le matériel de Noël dans son bureau. C’est comme dans les films, je te jure ! C'est pourquoi il se montre si prudent.
- Ok, je te crois, même si c’est surprenant ! T’as rencontré un autre monsieur Cendrillon qui s’éclipse de temps en temps ! Il te ramène des souvenirs, au moins? Je ne sais pas, moi, tu sais, la petite cuillère aux armes de la ville, la boîte de gâteaux typiques, une écharpe, une carte postale... ?
- Non... il m’offre des parfums. Chaque fois. De vrais parfums. Il dit que chacun d’eux contient une atmosphère qui se marie avec l’endroit où il était et que, quand il les respire sur ma peau, il a l’impression de voyager ! Tu verrais mon étagère, c’est la grande parade des flacons hors de prix !
- Il ne serait pas un peu fétichiste, ton Noël ? pouffe Zoé.
- Non, c’est tout le contraire ! Il est prévenant, délicat. Il a des manières un peu anachroniques, tu vois ! Il m’ouvre les portes et attend que je passe. Il tient la portière de la voiture quand il m’emmène en balade. Il m’écoute sans s’impatienter et fait toujours attention à ne pas imposer les choses... même quand on est... tu vois ce que je veux dire ! Quand il rentre de ses déplacements, il est aux petits soins pour moi, me téléphone tous les jours et il vient m’attendre en bas du bureau. Il m’offre des fleurs pour un oui ou pour un non. Il aime les mêmes films que moi, même ceux qui te font sourire, Zoé. Mes bluettes à l’eau de rose. Pareil pour la lecture. Il aime les romantiques allemands du 19ème siècle et les poètes maudits, les cycles russes à rallonge et les vieux polars du Fleuve Noir des années 50. Qui lit ce genre de littérature de nos jours ? Quand on discute, le temps s’écoule sans qu’on s’en aperçoive. C’est déjà le petit matin et on est là, comme deux collégiens étonnés !
- Mazette, tu me scotches sur la chaise, Susy ! C’est une sacrée déclaration d’amour que tu viens de faire ! T’as l’air vraiment accro ! J’en suis heureuse pour toi, chérie ! C’est un conte de fées moderne. Comme le disent les Anglais, « all your dreams come true « ! » Et côté lit, il assure aussi, ton champion ?
-Tu ne penses donc qu’à ça ?
- Pffui ! Faudrait être hypocrite pour prétendre le contraire, non ? affirme Zoé.
- Ouais! Bon, rassure-toi, sur ce point-là nous nous entendons vraiment bien aussi ! reconnait Susy.
- Et physiquement, comment est-il ? T’aurais une photo de lui ? demande Zoé.
- Bien sûr, regarde !"

Susy fait glisser son doigt à plusieurs reprises sur l’écran du smartphone et puis le tend à son amie.
Zoé découvre, en gros plan, un visage agréable, aux lignes pures et classiques, illuminé par l’éclat émeraude d’un regard qui mêle en égales proportions, tendresse et amour. L’homme sourit à l’objectif et son sourire, loyal et franc, vaut tous les discours et toutes les promesses du monde.

« Mince, s’exclame Zoé en rendant l’appareil à Susy, tu as mis la main sur un véritable Apollon, soeurette ! Tu le pares de tant de qualités qu’il en devient exceptionnel ! Il n’aurait pas un frère du même tonneau, ton Noël, à qui tu pourrais me présenter ? On resterait ainsi en famille !
- Tu ne crois pas si bien dire, Zoé. Il a effectivement un frère ! Et c’est là que l’histoire se complique ! murmure Susy en repoussant son assiette à moitié vide.
-Comment ça ?
- Il m’avait dit qu’il avait un jumeau mais il m’avait prévenu qu’il ne le voyait pas. Une vieille histoire de famille. Ils étaient irréconciliables. Etant orphelins, ils n’ont aucune obligation de se rencontrer. Noël n’a pas voulu m’en dire davantage. Il m’a avertie qu’il valait mieux que je n’en sache pas plus à son sujet. Mais, il y a deux mois, Noël était à l’étranger, je me suis rendue à la Porte de la Chapelle pour ma boîte. Ce n’est pas un quartier que je fréquente habituellement. Bon, un jour, je rentre dans un troquet pour déjeuner avec des collègues de TF1. Figure-toi qu’à la table d’à côté, il y avait un mec qui ressemblait de façon troublante à Noël !
- Tu plaisantes ? demande Zoé. Il y a plus de deux millions de Parisiens, sans compter les banlieusards, et toi, tu tombes pile poil sur le frère de ton mec ? Le frère ennemi ! C’est ce qu'il faut que je comprenne ?
- La Forza del Destino ! Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? reconnaît Susy.
- Tu vas prétendre maintenant que l’ombre de Verdi plane sur ton histoire !? D’un autre côté, si tant est que tout ça soit bien réel, hein, Susy, ma petite Susy, il n’avait aucune raison de te reconnaître. Et puis, combien de probabilités existe-t-il pour que vous retombiez à nouveau nez à nez ?
- Je t’ai dit que c’était un peu plus compliqué que ça ! Oui, j’aurais effectivement choisir de le chasser du paysage. Mais le boulot avec TF1 me ramena toute la semaine au même endroit ! Le lendemain, c’est moi qui aie incité les collègues à revenir dans le même resto ! Peut-être étais-je animée par le désir de faire une bonne action, pour une fois. Peut-être voulais-je jouer le bon samaritain entre les deux frères ennemis. J’ai compris assez vite que je me mentais à moi-même. Et puis Noël n’était pas là. Il y avait quelque chose qui m’attirait chez son frère. Quelque chose de froid qui a réveillé en moi un sentiment oublié. Dès le début j’ai su que je commettais une erreur. Mais ce fut plus fort que moi !
- Arrête, prévient Zoé, je connais ce refrain. Je ne le connais que trop bien. Quand cesseras-tu, Susy ? Quand ?
- Tu es ma soeur et une soeur, ça partage les confidences, n’est-ce pas, quelles qu’elles soient ! Sinon, à quoi servirait-elle? répond Susy en s’essuyant les lèvres. Elle reprend son récit. Contrairement à Noël, il m’a séduite à la hussarde. C’était direct et sans fioriture. Je n’ai pas vraiment résisté. Quand je me suis réveillée le premier matin dans la chambre de l’Ibis, je me suis dit que cela serait une histoire sans lendemain. Encore une vaine promesse. Je l’ai revu. En fait, je le vois chaque fois que Noël est à l’étranger.
- Et Noël, il ne se doute de rien ? demande Zoé.
- Non, ce n’est pas une vraie liaison. Quand je suis avec Noël, je suis toute à lui. Il comble tous mes désirs. Mais quand il est loin de moi, on dirait que son frère comble le vide. Avec lui, c’est purement physique. Par certains côtés, il ressemble vraiment à son frère. Le début d’une expression, le commencement d’un geste, mais l’impression disparaît très vite. Ils sont tellement différents. Lui n’est pas disert. Il m’entraîne dans son monde et n’est pas curieux du mien. J’ai assisté à des combats de boxe clandestins, j’ai attendu des heures la fin de parties de poker, dans une arrière-salle enfumée ! J’ai découvert un monde qui ne vit que la nuit. Dans ce monde parallèle, il est connu comme le loup blanc et toutes les portes secrètes, interdites aux gens normaux, s’ouvrent devant lui. Il m’a montré une fois l’immeuble, à la Goutte d’Or, où il vivait mais nous n’y sommes jamais allés ensemble ! Il préfère les chambres d’hôtel, cela fait partie du personnage !
- Dis donc, tu sors avec une sorte de... gangster ? Je comprends pourquoi ton Noël ne le porte pas dans son coeur ! C’est qui, un trafiquant ? Un proxénète ? Un caïd du milieu ? Tu joues dans un film noir, genre la poupée et le malfrat, soeurette ? s’exclame Zoé. Je ne suis pas psy, mais ton comportement doit certainement être répertorié parmi les troubles pathologiques.
- Pourquoi pas ? accepte Susy. Je n’ai jamais rien noté d’ouvertement illégal, ce genre de trucs qu’on voit dans les films. Pas de ligne de coke au coin d’une table, pas de gros flingue sorti à tout va, pas de violence étalée gratuitement, tu vois ce dont je parle. En même temps, il semble graviter pas très loin. Il y a des tournures de phrases, des échanges de signes discrets, des non-dits et des mots retenus en ma présence... J’ai l’impression qu’il fait en sorte de préserver les apparences, de rester en-deçà de la limite, du bon côté de la ligne, tout en me laissant juste entrevoir qu’il y a des choses tapies après. Il se complaît dans un rôle de voyou idéalisé, sans doute une part de comédie en lui, un fond de Noodles, une pincée de Borsalino et un zeste de Bugsy. Cela me trouble et me fascine. Il me fait de ces promesses ! J’ai bien peur qu’il ne sache faire que ça, des promesses. Mais quand il les prononce, je suis assez folle pour les croire !
- Susy... Susy... ma petite Susy girl ! Tu as l’art de te fourrer dans de sacrés guêpiers. Tu ne m’as pas appelée uniquement pour me raconter une histoire, je me trompe? Qu’est-ce que tu vois quand tu te regardes dans la glace, le matin ? Je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, être dans ta tête en ce moment ! Mais bon, c’est ta vie. Il a un nom, ton beau ténébreux ?
- Il s’appelle Léon. Puis, peu à peu, il s’est montré sous un jour plus déplaisant. Il est devenu jaloux et possessif. Il veut que je devienne ce que je ne suis pas. Une sorte de poupée Barbie qui se plierait à la moindre de ses volontés. Il a failli être violent, l’autre jour. Il a levé la main comme s’il allait me gifler. Il s’est retenu au tout dernier moment. Dans ses yeux, j’ai aperçu une lueur malsaine, une lueur méchante. Cela m’a fait peur. Et puis, il m’a suivie...
- Il t’a suivie ? Zoé est interloquée.
- Je ne m’en suis même pas rendue compte. Il m’a abordée quand je sortais de l’appartement de Noël, non loin du parc Montsouris, où je venais de récupérer un foulard que j'avais oublié. Il m’attendait de l’autre côté de la rue, sous une porte cochère. Il a couru entre les voitures et a saisi mon bras violemment. Il m’a demandé sèchement ce que je faisais là. J’ai failli dire que je sortais de chez moi mais quelque chose dans sa voix m’en a dissuadé. Je sentais qu’il n’attendait que ça, un mensonge en forme d’aveu. Je lui ai montré le foulard et je lui ai dit qu’une de mes amies, qui habitait là, me l’avait rendu. Il a hésité, je l’ai vu dans ses yeux. Il a examiné l’interphone. Il a fait chou blanc, il n’y a que les numéros des appartements dessus. Je voyais bien qu’il essayait de démêler le vrai du faux.
- Et Noël, il aurait pu voir la scène de sa fenêtre, non ? demanda Zoé en détachant un morceau de tarte avec sa cuillère. Il aurait reconnu son frère ! La cata, quoi !
- Aucun risque, Noël avait laissé un post-it vierge sur le frigo. C’est un code entre nous. Cela veut dire qu’il est parti voir un client. Finalement, Léon a eu l’air de me croire, et il est redevenu le chevalier noir que je connaissais, dangereusement spirituel, étourdissant et séduisant. L’ombre gigantesque qu’il projetait sur le mur de l’immeuble a repris une taille plus normale. Il m’a emmenée dans une soirée privée organisée à bord d’une péniche, sur la Seine. Il m’a fait danser comme jamais. Je volais littéralement entre ses bras. Le champagne coulait à flots et les lumières basculaient en tous sens. Peu à peu, j’ai senti le plancher tanguer sous mes pieds. J’étais euphorique, légère, tout me paraissait irréel et futile ! Léon souriait pendant que je l’aguichais sur la piste, me contorsionnant autour de la barre de pole dance, au centre des faisceaux lumineux. Il était assis tout seul sur la banquette et il me suivait du regard, un regard de loup, patient et brillant. Et puis, tout s’est mis à tourner dans ma tête. Je ne sais pas ce qui s’est passé après. Je me suis réveillée dans un lit inconnu d’un appartement inconnu. Je ne savais pas comment j’avais atterri là. Quand j’ai voulu me lever, j’ai eu l’impression qu’un trente-six tonnes m’avait allègrement roulé dessus. Léon dormait encore. J’étais chez lui ! Je suis allée dans la salle de bain. Il y avait une fille nue dans la glace. Son maquillage avait dégouliné sur ses joues et sa bouche était barbouillée de rouge à lèvres. Ses cheveux naturels dépassaient d’une épaisse perruque blonde. Cette fille, ce n’était pas moi. C’était une inconnue. C’est alors que j’ai vu toutes les marques sur mon corps, sur mes seins, sur mon ventre, sur mon cou... Je ne me souviens de rien, Zoé. Je ne sais pas ce que j’ai fait, ce qui s’est passé. Mais j’ai payé un prix. J’étais là devant la glace avec la disgrâce qui s’étalait en grand sur moi. J’avais des bleus sur mes cuisses et ...
- Chut, Susy ! prévient Zoé en regardant à droite et à gauche. Chut ! Parle plus bas, on pourrait nous entendre ! Tu veux qu’on aille ailleurs ?
- Non, refuse Susy. C’est déjà assez humiliant comme ça. Je n’aurais plus le courage. Approche-toi. Plus près. Voilà. Ecoute. J’étais là devant mon image dévastée et la honte est venue. Elle a tout submergé. Je me sentais si misérable. Il avait fait de moi son objet. J’avais voulu le nier. Je n’avais pas voulu voir la vérité en face. Il m’a traitée comme l’une de ces pauvres filles qu’on paie contre du temps. Il m’a droguée, j’en suis sûre. Il a fait semblant de me croire. Il a tout manigancé. Tout, depuis le début. Le salaud ! Je crois que tout ça faisait partie d’un plan préparé à l’avance. Je me suis retrouvée dans une de ces histoires qu’on cache aux petites filles qui rêvent de devenir des princesses. Une de ces histoires sordides qui finissent mal en général ! Comme dans les cauchemars que je faisais quand j’étais petite. Ces cauchemars que j’ai cachés coûte que coûte aux psychologues. J’ai vu une toute petite fille dans le grand miroir. Une petite fille brisée et souillée. Alors la rage a remplacé la honte, Zoé ! Cette rage, que tu m’as appris à apprivoiser, est une chose sauvage qui ne demande qu’à recouvrer sa vraie nature !
- Susy, qu’est-ce tu as fait ? murmure Zoé en prenant les mains de son amie dans les siennes. Mon Dieu, qu’est-ce qu’il t’a fait ?
- Je suis revenue dans la chambre. J’ai pris le cran d’arrêt dans la poche de son pantalon. Il l’a toujours sur lui et il coupe comme un scalpel. Je me suis approchée du lit. Il avait sur son visage cet air de satisfaction que je n’oublierai pas. Alors j’ai passé la lame sur sa gorge. Il s’est réveillé d’un coup et a voulu me saisir avant de plaquer ses mains autour de sa plaie béante. Des yeux effarés roulaient dans ses orbites. Il a voulu crier mais il n’a réussi qu’à pousser un affreux râle. Puis les forces l’ont quitté et il s’est renversé lentement sur l’oreiller. Il ne souriait plus. J’ai effacé à jamais son sourire supérieur et méprisant. Quand le sang a arrêté de couler, j’ai pris une douche pour effacer celui qui maculait ma peau. J’ai enseveli mon visage sous un lourd maquillage et j’ai réajusté la perruque sur mes cheveux. A la fin, dans la glace, il y avait une inconnue, une call-girl glacée qui était tout sauf moi. Je suis sortie. C’était le petit matin. Je suis rentrée chez moi. Je me suis changée et j’ai jeté les vêtements et la perruque dans une benne à ordures. Après, je t’ai appelée.
- Il y a des chances pour que personne n’ait encore remarqué l’absence de Léon. Tu as violé les règles que nous avions établies, Susy, ma douce Susy. Mais on va faire au mieux pour effacer le maximum de preuves et se débarrasser du corps, comme pour les autres. Je n’aime pas agir dans l’urgence. J’aime bien planifier et assurer mes arrières. Là, on n’a pas le temps. A peine 24 heures, 48 au mieux ! C’est peu. Mais ça va le faire, Susy, ça va le faire ! Il est déjà mort. Une étape de moins dans le processus. Tout le reste, je sais faire ! Tu pourras reprendre ta vie comme avant. Tu pourras retrouver Noël et je forme des voeux pour qu’il soit le bon, cette fois-ci, Susy !
- Noël, c’est fini, aussi ! dit lugubrement Susy.
- Comment, c’est fini ? Il est à l’étranger ! Attends, ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Il n’a pas besoin de savoir. Il est indifférent au sort de son frère. Il n’a aucun contact avec lui. Pourquoi diable, d’un seul coup, lui viendrait-il l’envie de le revoir ? Tu es heureuse avec lui, tu l’as reconnu toi-même !
- Ce n’est pas ça, Zoé ! Tu ne comprends pas ! Dans la salle de bains, là-bas chez Léon, il y avait une grande étagère où étaient alignés des flacons de parfums de luxe, encore emballés sous leur film plastique.
- Et alors ? interroge Zoé. Il pouvait collectionner les flacons de parfums non entamés !
- Oui, c’est également ce que j’ai pensé! Mais j’ai voulu en avoir le coeur net. J’ai fouillé l’appartement. Tout au fond d’un placard fermé à clé, hors de vue, il y avait une valise, dissimulée derrière des cartons. Elle m’était familière. Je l’ai ouverte presque à contrecoeur. Elle contenait des vêtements, également familiers. Quand j'ai pris en tremblant le portefeuille que j’ai immédiatement reconnu, deux photos ont glissé au sol. Je les ai ramassées. Sur la première, un couple enlacé riait devant les manèges de la foire du Trône. C’était Noël et moi, joue contre joue. La seconde avait capturé nos portraits déformés dans le Palais des Glaces. Un détail attira mon attention. J'ai regardé plus attentivement et, dans l’un des reflets contrefaits, j'ai reconnu le visage de Léon qui me jetait un regard mauvais.

M

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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2015-03-10 08:10:56 

 Commentaire MDétails
Pfiou!!!!!

Avec la musique, en plus, ça en jette :-)
Evidemment tu détournes un peu la consigne (sinon, tu ne serais pas Maedhros!), mais c'est magistral, comme toujours (même si, j'avoue, j'y ai pensé un instant).

Merci (et maintenant je suis en retard pour le boulot!) :-)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2015-03-14 12:06:55 

 Merci pour ta lecture!Détails
Le challenge a été d'opter pour un unique dialogue! Cela n'est pas très naturel, pour moi.

Certes, j'ai eu une lecture très extensive de la consigne mais, pour ma défense, ce genre de détournement est inoffensif!

M

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2015-03-21 20:50:05 

 Lignes parallèles.Détails
Deux histoires, deux univers, deux mères, deux femmes... qui entrent en résonnance de façon troublante.

D’abord la narration, à la première personne, qui favorise une vision forcément subjective et très empathogène (néologisme revendiqué). Le ton est juste et le style percutant. Tu décris fort bien les points de vue des deux protagonistes et les sentiments qui les animent. Mention spéciale pour la première partie qui se déroule dans l’un de ces établissements médico-sociaux où la société, de plus en plus jeune et joyeuse, tente d’apporter une réponse adaptée aux naufragés des fins de vie. Les réflexions de cette fille envers sa mère nous tendent le miroir de notre impuissance et de nos peurs. La première phrase est choc à souhait. A la limite, il vaudrait mieux aller au cimetière, non ?

Ensuite, les univers apparemment éloignés sont en fait les 2 reflets d’une même réalité. Celle du milieu hospitalier, écartelé entre les idéaux généreux de la sécurité sociale et du serment d’Hippocrate et les contingences triviales à la fois sociétales et budgétaires. Les deux faces d’une même pièce. La première histoire nous confronte sans fard à la détresse et à la misère pudiquement cachée du lundi au vendredi, les bonnes semaines ! Ces endroits où ceux qui étaient forts et vivants hier, ne sont plus que des corps débiles hantés par des volontés chancelantes. Je crois que le plus insupportable est cette régression sociétale que subissent tous ces êtres, déchus et impuissants, quelquefois prisonniers de leur propre corps, de leur propre déchéance, devenant en quelque sorte des meubles encombrants qu’on pousse pour faire le ménage. L’autre univers est plus glacé et glaçant. Quand on regarde les choses de trop loin, on perd beaucoup en acuité et les détails importants se perdent dans le flou des grands ensembles. Au sommet de l’Etat, les décisions sont forcément globalisantes. Les ajustements se feront d’eux-mêmes. Il faut décider, c’est le propre des dirigeants. Et qu’importe si, quelque part en chemin, on en vient à perdre quelque chose d’essentiel. Bien vu.

Enfin, les mères. L’une est absente de sa propre existence qui ne reconnait plus sa fille et qui se débat avec ses démons intérieurs. L’autre est également absente de sa propre vie, car elle a choisi de fouler les salons lambrissés des hôtels ministériels. Toutes deux ont oublié leur propre fille, pour des raisons bien sût fort différentes. Je ne sais pas si c’est volontaire mais, dans la première histoire, la mère n’existe en fait que dans les réflexions de la fille qui vient la visiter, tandis que dans la seconde, c’est au tour de la fille de n’exister qu’à travers les réflexions de la mère.

J’ai trouvé le style et les descriptions également remarquables, surtout dans la 1ère partie. Il a des expressions saisissantes (« Je n'aime plus les dimanches », « de rides vêtue, assise comme on attend un train », « les yeux pleins de larmes, accrochés dans le vide »...) qui font mouche. Tu fais ressentir sans effet spectaculaire les émotions de cette fille qui tente de maintenir un lien, aussi ténu soit-il, avec celle qui fut sa mère mais qui s’éloigne d’elle de plus en plus, à cause de cette maladie insidieuse. On a l’impression que tu es à l’aise dans cet univers ! L’interview avec JJ Bourdin est également bien vu et est criant de réalisme. Comme le côté froid et détaché de cette ministre, qui gère ses dossiers comme son agenda, ou vice-versa. Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent, non ?

Au total, une histoire vraiment prenante et la consigne est fort bien respectée. Ces femmes-là ne se croiseront jamais.

Au rayon des bricoles :
« J'avais senti l'os..... Et puis son regard avait accroché le mien... » : j’ai senti l’os... et son regard a accroché le mien...
« Elle a l'air désolée : l’air désolé

M

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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2015-03-22 17:22:25 

 Merci pour ta lecture !Détails
Et pour ton commentaire et ton regard aiguisés.

Oui, le choix de faire parler la fille dans l'une, la mère dans l'autre, est délibéré. Parce que le thème central c'est effectivement la question médico-sociale, si j'avais fait parler les deux filles, cette thématique aurait disparu au profit de la relation.
Je me suis demandé un instant si l'un des protagonistes devait être un homme, par souci de parité, tout ça, mais... j'ai pas trouvé de place masculine dans mon histoire. Alors voilà :-)

En tout cas je suis soulagée de tes remarques, j'avais peur que ce soit mauvais, surtout la seconde partie. Je suis comme un poisson dans l'eau des EHPAD, et pour cause. En revanche, les ministères... Je n'y ai jamais posé un orteil !!

Bref, merci :-)

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2015-03-23 23:19:11 

 WA, exercice n°138, participationDétails
Si près





L’hôpital de la Sainte Miséricorde était le plus grand de Protopolis. Situé entre les derniers gratte-ciel du centre ville et les premières maisons basses de la périphérie, il accueillait riches et pauvres, évidemment pas dans les mêmes conditions.
Le 30 janvier 254 après la Colonisation, à 21 h 25, dans le secteur privé de la maternité, naquit une petite fille de 3650 g, que ses parents (Max de Montmaur, sous-directeur de la banque Nova et sa femme Aurélie, architecte d’intérieur) prénommèrent Marion. Au même moment, dans le secteur public, naissait un garçon de 3650 g que ses parents (Loïc Le Korr, ouvrier, et son épouse Teresa, femme de ménage) appelèrent Romain. Les mères furent ensuite conduites à leurs chambres, séparées par une simple cloison. La nuit, les bébés pleuraient. On aurait dit que les pleurs de l’un appelaient les cris de l’autre, et qu’ils se répondaient à travers cette paroi qui séparait deux mondes.
Marion fut vite confiée à la gouvernante. Aurélie de Montmaur avait hâte de reprendre son travail, et elle était enchantée d’échapper à la corvée des biberons.
Romain resta chez lui avec sa mère. Quand elle reprit ses ménages, elle le cala dans son dos avec une grande écharpe, comme le lui avait montré sa voisine, dont les ancêtres sur Terra étaient issus d’un continent chaud et miséreux, qu’ils nommaient Afrique. Et le petit resta au sein jusqu’à seize mois, à la naissance, en fait, de son petit frère.
Marion demeurait 3 avenue de la Colonisation, et l’appartement de ses parents occupait tout le dernier étage, le 150°. Romain logeait 3 impasse des Migrants, au rez-de-chaussée d’un petit bâtiment de trois étages. Les deux résidences étaient distantes de 172 m à vol de drone, avec 375 m de dénivelé.
A 3 ans, Romain entra à la garderie, comme tous les enfants pauvres dont les mères travaillaient. Les femmes qui s’occupaient des enfants étaient pour la plupart des grands-mères qui ne trouvaient plus d’autre emploi. Il y apprit les règles de la vie en société (tais-toi, attends ton tour, dis merci), et on le laissa jouer au foot avec ses camarades.
Marion commença à lire avec sa préceptrice particulière ; à quatre ans elle avait son propre ordinateur, sa femme de chambre et son chauffeur. A sept ans elle entra à l’école, directement en deuxième année. Elle était toujours fille unique, grâce à une dérogation obtenue par sa mère pour « services exceptionnels ». Elle avait en effet redécoré entièrement la villa maritime de la ministre de l’Intérieur, ainsi que l’appartement de la ministre de la Justice et le chalet montagnard de la ministre de la Santé. On parlait d’elle pour rénover le Palais Présidentiel...
Marion trouvait les autres enfants très décevants. Ils étaient turbulents, menteurs, prétentieux. Ils ne cessaient de se vanter de leur richesse et des positions enviables de leurs parents. Ils ne lisaient pas de poésie, ne jouaient pas de piano, ils ne souhaitaient grandir que pour gagner beaucoup d’argent et mener leur vie selon leurs caprices...
Marion était une petite fille très gentille, toujours préoccupée du sort des autres. L’injustice la révoltait. Elle ne comprenait pas pourquoi il y avait des inégalités entre les gens, pourquoi elle avait un chauffeur mais que ce chauffeur, Sam, devait rentrer chez lui à pied tous les soirs, par tous les temps, alors que la voiture restait au garage. Pourquoi la cuisinière devait travailler même quand elle avait mal au dos, alors qu’elle restait à la maison pour un simple rhume. Elle avait vite compris qu’elle ne pouvait s’en ouvrir ni à ses parents ni à ses camarades. Le soir, avant de se coucher, elle regardait le ciel étoilé et elle parlait aux deux lunes de Cottman VI, Alysa la bleue et Kaniel la verte. « Vous, au moins, vous êtes deux, vous vous tenez compagnie, vous pouvez tout vous dire. Je voudrais tant avoir quelqu’un à qui parler ! Une autre fille... ou un garçon, peut-être, qui serait doux, gentil, qui m’aimerait parce que je suis moi et pas parce que mes parents sont ceci ou cela... Mais je ne le trouverai pas à Sainte Cécile. C’est une école privée réservée à l’élite de la planète. A quoi ça sert d’être une élite si on est tout seul ? »
Romain, à 7 ans, entra à l’école du quartier Un. C’était le quartier le plus proche du centre ville, mais un quartier quand même. Ses habitants le surnommaient le Pied du Mur. Il n’y avait pas de mur visible, mais il y avait un mur quand même, une muraille infranchissable et farouchement gardée par l’Ordre et les Privilèges.
C’était un bon garçon, un peu trop rêveur selon ses enseignants ; ses résultats étaient médiocres, comme ceux de ses camarades, ni meilleurs ni pires. Le soir il aidait sa mère, qui rentrait exténuée de ses ménages. Il préparait le repas, il s’occupait de son frère et de sa soeur, et bâclait ses devoirs pour que son père, à son retour, ne lui reproche pas de perdre son temps. Alors, quand la maisonnée s’était endormie, il se glissait dehors dans le froid vif de la nuit, et il regardait les deux lunes, la bleue et la verte. Il ne connaissait pas leurs noms, on avait dû les lui dire mais il ne les avait pas retenus. Ce qu’il savait, lui, c’est que ces lunes étaient ses amies. Elles étaient tellement belles ! Et puis elles n’avaient que ça à faire, briller et être belles, et pourtant elles l’écoutaient, lui, quand il leur parlait.
« Mes jolies lunes, quand je serai grand, je voudrais trouver une fiancée aussi belle que vous. Elle sera intelligente, elle aura appris tout ce que je ne saurai jamais, mais elle m’aimera parce que... en fait, je ne sais pas... Peut-être parce que je saurai préparer le repas et m’occuper de ses enfants... de nos enfants... et puis je travaillerai dur comme papa et elle pourra rester à la maison et quand je rentrerai je lui dirai de se reposer et je lui préparerai des gâteaux à la crème et je construirai une maison loin de la ville pour qu’on n’ait pas le bruit des voisins. Et alors on viendra vous regarder, tous les deux, et... ça sera bien. »




Le chauffeur de Marion la déposait tous les matins à son école. Romain rejoignait la sienne à pied. Leurs trajets étaient strictement parallèles, mais séparés par deux rangées de gratte-ciel et un alignement de maisons basses.
En été, Marion partait avec sa gouvernante au bord de la mer. Elle était trop froide pour s’y baigner, mais c’était joli. Ses parents venaient quelquefois en fin de semaine, un ou deux jours, pas plus. Romain ne partait jamais en vacances. Ses parents non plus. Avec quatre enfants ce n’était pas facile. Quatre, c’était l’obligation légale. Plus, et on touchait des allocations, mais ça ne suffisait pas à les nourrir, et puis l’appartement aurait été trop petit. Et puis Teresa pleurait quand son mari évoquait l’idée.
« Je suis trop fatiguée, trop fatiguée ! »



Marion suivit une scolarité brillante et s’inscrivit en même temps dans une école d’ingénieurs et dans un cours d’architecture à la fac. Elle remporta les deux diplômes la même année, tout en continuant à lire de la poésie et à jouer du piano.
Romain quitta l’école à 14 ans en sachant à peine lire et écrire, pour entrer en apprentissage chez un ami de son père, un maçon. Il était ravi. Il allait enfin pouvoir apprendre des choses utiles, et ramener de l’argent à la maison.


A 25 ans, Marion venait d’achever son troisième pont, un ouvrage audacieux lancé sur l’Atalante, ce fleuve impétueux qui en descendant des montagnes charriait souvent des blocs de glace. Le jour de l’inauguration elle reçut les félicitations de Madame la Présidente. Sa mère lui glissa à l’oreille qu’elle devait se marier dans l’année si elle ne voulait pas payer l’exorbitante taxe sur le célibat.
Romain travaillait sur le chantier du pont depuis deux ans. Le chef de chantier lui avait promis de féliciter l’équipe devant toute l’assemblée ; mais la veille de l’inauguration, lui et une dizaine de ses coéquipiers furent pris d’une violente dysenterie qui les cloua à l’infirmerie pendant une semaine. Deux hommes moururent.
A son retour à Protopolis, pour ne pas payer la taxe, Romain épousa Augustine, la fille de l’épicier. Elle avait vingt ans et était aussi bavarde que lui était silencieux. « Mais son père a de bonnes combines pour trouver des denrées pas chères, et elle a les hanches larges, c’est l’idéal pour faire des enfants. » Romain n’était pas amoureux et cela l’ennuyait un peu. Il n’avait pas envie d’aller voir les deux lunes avec Augustine. Mais payer une taxe de plus aurait été stupide.
Marion se fichait pas mal des taxes. Elle gagnait bien sa vie. Elle aurait voulu trouver un amoureux un peu poète, qui aime la musique et apprécie le silence. Mais la ministre de l’Aménagement l’invita un soir à dîner, sans lui dire qu’elle avait aussi convié ses parents. Parmi les convives siégeaient également le sous-directeur de la Communication, la ministre de la Santé, la directrice de la banque Nova et leurs conjoints respectifs, ainsi que quelques autres personnes qu’elle ne connaissait pas. Avant le dessert, l’hôtesse se leva et réclama le silence.
« Je voudrais porter un toast, mes chers amis. Je voudrais souhaiter tout le bonheur du monde à notre chère Marion de Montmaur, architecte brillantissime à qui nous devons plusieurs grands ouvrages qui honorent notre Nation. Marion va épouser mon fils Antoine et je leur souhaite à tous deux un mariage heureux, durable et fécond ! »
En se rasseyant près d’elle, la ministre glissa à l’oreille de Marion qui s’empourprait déjà de colère : « Calmez-vous, ma chère enfant. Je vous évite beaucoup de tracas. Antoine préfère la compagnie des jeunes gens. Il vous fera quelques enfants, pour être en règle, et pour le reste, vous pourrez mener votre vie à votre gré. »


Le soir des quarante ans de Romain, toute la famille était réunie chez ses parents. Il y avait ses deux frères et sa soeur avec conjoints et enfants, sa femme Augustine et leurs six petits, Délia, Rodolphe, Maxime, Amélie, Rose et Danilo. Cela faisait une jolie ribambelle de cousins, dix-neuf en tout, qui criaient et couraient partout. Les adultes, après le dîner, râlaient contre les impôts, le prix du pain, les maigres salaires, et évoquaient ce projet d’astroport Nord qui donnerait peut-être du travail aux hommes. Tout à coup Romain fut pris de vertige. Il avait dû trop manger. Il sortit respirer un peu. Il faisait froid, comme toujours. Le pâle soleil du système Cottman ne permettait jamais à la planète de se réchauffer vraiment, et les nuits étaient froides en toutes saisons. Ses deux amies brillantes étaient là.
« Salut, vous deux. Vous êtes toujours aussi belles. J’ai une grande et belle famille, j’ai quarante ans, je devrais être heureux... Ce matin le chef de chantier m’a dit : « Demain on travaille deux heures de plus. Parles-en à tes gars.
- D’accord, mais après-demain on finit deux heures plus tôt. »
Il a hurlé, tempêté. Je n’ai rien lâché. Les gars étaient contents. Ca va pas changer le monde, mais on n’est pas des chiens. Un peu de respect, ça fait du bien au coeur. Pendant qu’on discutait, j’ai vu passer la Smith, la directrice de projet. J’étais dans le vestiaire, j’avais fait mes heures et elle m’a fait appeler par son secrétaire. J’ai juste espéré qu’elle ne me mettrait pas dehors. Elle a un bureau d’un blanc de neige, j’osais pas trop poser mes pieds.
« Monsieur Le Korr... » (Elle m’a appelé Monsieur !) « Ca vous dirait d’être chef de chantier ? »
J’ai dit :
« Sur le prochain, d’accord. Celui-ci est presque fini. Ca... m’ennuie de m’embrouiller avec Grimaldi. C’est pas le mauvais bougre. »
Elle a soulevé un sourcil étonné.
Je suis chef de chantier ! Ca devrait me rendre heureux. On pourra déménager. Augustine pourrait lâcher son commerce, mais je sais qu’elle ne le fera pas. Je ne le lui ai même pas dit. Je ne suis pas sûr que ça l’intéresse. A part l’argent, bien sûr.
Et puis... Quand je suis rentré, ce soir, elle n’était pas encore là. Je suis allé embrasser les enfants. Mon petit dernier, Danilo, était couché dans son lit.
« Tu es malade ? »
Il a éclaté en sanglots et s’est jeté dans mes bras. Les enfants de l’école se moquent de lui parce qu’il est roux, alors que nous sommes tous bruns, dans les deux familles. C’est vrai qu’il ne nous ressemble pas. Il y a très peu de roux sur Cottman VI. Ils lui ont dit qu’il était un bâtard et sa mère une traînée, que je n’étais pas son père et qu’un jour je le chasserais de la maison. Il sanglotait, il sanglotait...
Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il n’était pas de moi. Mais j’avais été absent longtemps, pour un chantier, et Augustine a toujours eu de gros besoins. Je sais bien qu’elle m’a trompé d’autres fois encore. Je m’en fiche. Ca ne m’enlève rien. Cet enfant, je l’ai aimé autant que les autres. Alors je lui ai dit :
« Tu es mon fils. Tu es mon fils parce que je suis le père qui t’élève, et qui essaie de faire de toi un type bien. Tu sais, avec le travail, il m’arrive de partir pour plusieurs mois. Alors il se peut que ta mère se soit sentie seule... Et peut-être qu’elle t’a conçu avec un autre que moi. Peut-être un étranger de Cottman IV, où il y a beaucoup de roux. Ecoute, un jour, quand tu seras grand, je te paierai le voyage, et tu iras voir à quoi ça ressemble. Mais je te jure que je ne te chasserai pas. Tu es mon fils. Et je t’aime. »
Avec une maturité étonnante pour un enfant de sept ans, il a demandé :
« Mais... toi et maman... ?
- Ce sont des histoires de grandes personnes, Danilo. Ta mère et moi avons six enfants à élever, et c’est la seule chose qui compte. C’est une bonne mère, et je suis fier d’elle. Tu entendras des gens dire que ce n’est pas bien, que c’est une question d’honneur, que j’aurais le droit d’être en colère... Ils pensent ce qu’ils veulent. Je n’étais pas là. Je ne pouvais pas donner à ta mère l’amour dont elle avait besoin. Tu as été conçu dans un moment d’amour, et c’est très bien. Les enfants de l’amour sont toujours plus forts que les autres. »
A travers ses larmes, il a souri.
J’ai dit ce que j’avais à dire, pour lui, pour qu’il se sente bien. Mais ça me pinçait un peu quand même, dans mon orgueil de mâle. Et alors ? Je n’ai jamais aimé Augustine, c’est bien pour tout le monde qu’on soit ensemble, je l’aime bien, c’est la vie. La femme de mes rêves... Elle vous regarde peut-être, ce soir, mes jolies, elle vous parle peut-être... Elle est peut-être heureuse sans moi... »
Deux lampes torches se braquèrent sur lui.
« Qu’est-ce que tu fais dans Katetown à cette heure ?
- Je... Je ne sais pas... J’ai marché au hasard... Je vais rentrer chez moi, désolé... »
Ils avaient haussé les épaules mais vérifié qu’il rebrousse chemin. Katetown ? Il avait dû marcher longtemps, perdu dans ses pensées... Personne ne s’en inquièterait, de toute façon. Il longea l’avenue de la Civilisation en regardant le ciel. De l’autre côté de la rue il remarqua une fenêtre éclairée au 3° étage. C’était un de ces nouveaux immeubles, construit après le tremblement de terre de 288, qui avait frappé surtout les plus hauts gratte-ciel. L’immeuble ne comportait qu’une dizaine d’étages. De la fenêtre ouverte s’échappait le son d’un piano, une mélodie fluide faite de centaines de gouttes limpides et claires... Il s’arrêta. Ce chant le touchait au plus profond de lui-même. Il était lumineux comme l’aube, porteur de tant de promesses et d’espoir... mais en même temps il disait la mélancolie de la solitude, la langueur du désir inassouvi, et le temps qui passe... Il resta jusqu’à ce que le piano se taise et la lumière s’éteigne. Alors, les larmes aux yeux, il baissa la tête et repartit en frissonnant.



Marion avait quarante ans. Bien sûr que c’était un jour comme un autre. Mais elle en voulait un peu à ses parents de ne même pas lui avoir envoyé un message. Bien sûr, ils étaient encore en voyage, sur cette planète ou sur une autre. Et puis, et puis... Oh, inutile de se mentir, ils n’avaient jamais célébré son anniversaire. Et Noël, à peine. A grand peine.
Il était tard quand elle rentra chez elle. Les enfants étaient couchés. La gouvernante avait dû insister pour qu’ils ne l’attendent pas, sinon, elle en était sûre, sa grande fille de treize ans, Délia, y aurait sûrement pensé. Et même Rodolphe, qui allait avoir dix ans... A moins qu’ils ne connaissent même pas sa date de naissance... Antoine n’était pas là, mais c’était normal. Il passait souvent la soirée avec les enfants, puis ressortait dormir chez son amant du moment. Elle n’avait rien à lui reprocher. Ce n’était pas un mari, mais c’était un père acceptable. Elle aurait dû refuser cette union, elle aurait dû... Il était trop tard pour regretter. Après tout, elle était libre de faire ce qu’elle voulait. Elle travaillait beaucoup, elle était reconnue, admirée, riche – et cela lui importait peu. Mais les ouvrages qu’elle faisait construire (ponts, routes, écoles...) rendaient service aux habitants de Cottman VI. Elle s’autorisait des aventures d’un soir, la veille de la fin d’un chantier, avec des inconnus à qui elle mentait sur son nom, sa profession et son adresse. Non qu’elle redoutât un quelconque commentaire d’Antoine. Non qu’elle ne souhaitât pas, chaque matin, de rencontrer enfin celui que... celui qui... Mais elle n’avait pas le temps pour un chagrin d’amour.
L’appartement était sombre et silencieux. Elle se défit de son tailleur strict et enfila un T-shirt et un pantalon souple. Elle n’avait pas dîné, mais elle n’avait pas faim. L’année prochaine elle se paierait un gâteau d’anniversaire, avec 41 bougies, puisque personne ne le lui offrirait jamais. C’était injuste. Elle s’efforçait toujours d’être honnête et attentionnée.
La journée avait été rude. Dix heures de réunion sur le projet de l’astroport Nord. Avec madame le Maire, la ministre des Transports et celle de l’Industrie, plus les secrétaires, les ingénieurs adjoints, les géomètres, et deux représentants des chefs de chantier... Ils avaient tous toussé quand elle avait dévoilé son projet. Un seul centre commercial ! Des entrées libres pour tous sans distinction d’origine ! C’était subversif, révolutionnaire, ce serait le chaos, l’anarchie, il fallait faire comme pour l’astroport Sud, cloisonner, partager, séparer...
« L’astroport Nord sera situé à proximité des quartiers pauvres. Refusez l’accès au centre commercial, empêchez les gens de venir rêver en regardant décoller les vaisseaux et je vous garantis la plus belle crise sociale que Protopolis – que dis-je, que CottmanVI – aura jamais connue. Les temps changent. Au Conseil Interstellaire, nos représentants sont sans cesse interpellés sur notre vision trop sectaire de la société. Nous passons pour des esclavagistes arriérés, donc peu dignes de confiance pour des échanges commerciaux. Peut-être cela vous étonne-t-il, mais il y a dans l’univers des gens qui placent l’éthique au dessus du profit...Vous savez tous qu’une motion a été déposée, nous enjoignant à plus de souplesse envers notre classe de travailleurs manuels, sous menace d’un embargo commercial... Il me semble que cette mixité, pour désagréable qu’elle puisse vous apparaître, serait un geste de bonne volonté de notre part.
Et puis l’astroport Sud restera inchangé... »
Ils avaient cédé. Elles, surtout, avaient cédé. Les hommes n’étaient que des subalternes. Elle trouvait ça stupide, mais il faudrait des siècles pour que cela change. Elle avait gagné, en bluffant un peu, mais la première pierre était posée pour qu’un jour il y ait une véritable égalité des droits des citoyens de CottmanVI. C’était une immense victoire... et il n’y avait personne près d’elle pour partager cette joie !
Elle refoula ses larmes. Cela ne servirait à rien. Elle ouvrit en grand la fenêtre de son bureau pour laisser entrer l’air glacé de la nuit. Glacé comme son coeur, glacé comme sa vie, toute dévouée aux autres, mais si lourde, parfois... Cette planète n’était pas un paradis, mais c’était son amie. Les deux lunes aussi. Elle s’assit au piano, et elle laissa courir ses doigts sur les touches lisses comme la peau d’un bébé. Cascade de gouttes argentées qui formeraient un torrent, qui se jetterait dans une rivière, et la mer pour s’y perdre en rencontrant d’autres gouttes argentées, d’autres torrents, d’autres rivières... Elle se laissa couler dans la musique, noyée consentante et exaltée, libérant dans la nuit froide le chant de sa longue solitude, de ses combats essentiels, de ses espoirs si fragiles...



Soixante ans. Elle ne se sentait pas encore vieille, mais cela ne tarderait pas. Elle avait elle-même organisé son anniversaire, comme depuis dix-neuf ans déjà. Même Antoine n’avait pas osé se défiler ! Ses parents étaient venus, accompagnés de leurs infirmières particulières. Ses enfants étaient venus, avec leurs conjoints et ses six petits enfants. Vraiment, une belle famille ! Elle n’était pas dupe. Mais elle se disait que peut-être son exemple de droiture et de tolérance inspirerait les petits, et que si elle n’avait pu qu’amorcer un changement, eux auraient le pouvoir de faire un monde meilleur.
En passant à la cuisine vérifier que tout se déroule correctement, elle jeta un oeil sur l’écran de télévision. Personnellement, elle ne la regardait jamais, mais elle savait que ses employés en étaient friands. Un amphithéâtre, des phrases solennelles, cela ne lui évoquait rien.
« Qu’est-ce que c’est ? », demanda-t-elle à Tony, le cuisinier en chef.
- « C’est l’investiture de Dani, madame. Dani le Rouge. Il est notre représentant au Conseil Interstellaire. C’est un homme du peuple ! L’autre, c’est la vieille Paméla de Rugis, mais on dit que c’est son dernier mandat. Mais Dani... Pardon, madame, mais pour nous, c’est quelqu’un...
- Hem... N’est-ce pas lui qui a conduit les émeutes de Praxel, il y a cinq ans, quand il y a eu cet éboulement dans les mines d’argent ?
- Si, madame.
- Et les exploitants ont été condamnés pour négligence.
- Oui, madame.
- Et... attendez... il y a deux ans, c’est ça ?
- Oui, madame. L’égalité des salaires homme/ femme. Il l’a arrachée de force au Parlement.
- Et l’année dernière ? Est-ce que ce n’est pas lui qui...
- Abolition des dérogations de naissances. Du coup le Parlement a voté en suivant l’annulation de l’obligation légale de donner quatre enfants à la planète. »
Tony arborait un sourire grand comme l’horizon.
« Mais comment fait-il ?
- C’est un passionné, madame, un homme qui croit en ce qu’il fait. Et puis... »
Tony baissa la voix.
« On dit qu’il a un don, madame. Que son père était un sorcier de Cottman IV. Que quand il veut, ceux qui l’écoutent sont subjugués et ne peuvent que lui obéir...
- Allons, Tony, ce sont des fables ! Ce que je crois, moi, c’est que c’est un homme courageux et volontaire. Je partage votre bonheur, Tony. C’est... un très beau cadeau d’anniversaire. »
En revenant dans la salle à manger, Marion alluma l’écran qui recouvrait tout un pan de mur.
« Regardez, mes chéris : aujourd’hui est un grand jour ! Dani le Rouge a été élu au Conseil Interstellaire !
- Ce fou ! Ce révolutionnaire, cet anarchiste, cet... homme de rien ! », glapit Délia.
- « Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que tu dis ! C’est un homme intègre, un homme bon, il se bat pour la justice, pour l’égalité des droits, pour...
- Qu’est-ce que tu en as à faire, de l’égalité des droits, Rodolphe ? Tu es né du bon côté !
- Je te plains. Tu n’es vraiment qu’une sale petite...
- Allons, allons, mes enfants... Pas d’attaque personnelle. Rodolphe, tu le connais, ce Dani ? »
Rodolphe foudroya sa soeur de ses grands yeux noirs.
« Oui, maman, je le connais. C’est mon ami. Je milite avec lui depuis sept ans. »
Marion imposa d’un regard le silence à sa fille. Puis elle posa une main sur l’épaule de son fils.
« Je suis fière de toi, mon garçon. Vous allez tous les deux enfin changer les choses. Je n’aurais pas pu rêver d’un plus beau cadeau ! Et maintenant, retrouvons la paix d’une famille unie, avec ce bon gros gâteau... Les enfants, je vous sers ? »
Plus tard, en se mettant une fois de plus au piano, dans le calme retrouvé de l’appartement désert, Marion laissa couler de longues larmes douces. « Je n’ai pas tout raté », pensa-t-elle. « J’ai au moins un fils qui se bat. Cette fête était un simulacre, mais mes petits-enfants se sont bien amusés, et peut-être garderont-ils le goût de la fête et la joie de vivre... Moi... Il est bien tard, maintenant, pour rêver...Le désir commence à s’émousser. La solitude me devient un refuge. Toute ma vie je me suis dit qu’il y avait quelque part quelqu’un qui m’attendait, qui regardait les lunes avec le même souhait que moi, et que si je le rencontrais, alors... J’aurais pu tout quitter, tout recommencer, pour un simple regard. Quelqu’un qui m’aurait vue, qui m’aurait reconnue telle que je suis...
Il en a été autrement. Quelle faute ai-je commise ? De quelle inattention ai-je été coupable ? Je ne le saurai jamais. Ma vie n’a pas été vaine. J’ai bien travaillé. Il ne m’a manqué que l’essentiel. »



Romain avait soixante ans. Son corps était usé et douloureux d’avoir travaillé depuis tant d’années, chaque jour à la limite du supportable. Certes, quand il avait été promu chef de chantier, il aurait pu se contenter de donner des ordres et de paresser derrière un bureau. Mais il se serait trahi. Il était toujours sur le terrain, remplaçant l’absent, guidant le jeune, aidant le vieux... Ses hommes l’aimaient pour ça, et il ne comptait plus les regards reconnaissants et les marques d’estime. Ils l’auraient tous suivi au bout du monde, parce que jamais il ne les aurait laissés seuls dans l’épreuve.
A ce jour, de sa grande famille, il ne restait pas grand-chose. Ses parents étaient morts, ses frères et soeur dispersés aux quatre coins de la planète. Augustine lui avait tourné le dos quand il avait soutenu Dani, et il lui avait laissé la grande maison, se contentant d’une petite mansarde mal chauffée. De l’argent, il n’en avait jamais eu autant, mais il fallait aider Alexis et Genna, les enfants de Rose, qui avaient du mal à démarrer... Et puis deux de ses hommes étaient morts sur un chantier, et leurs veuves, qui n’avaient jamais travaillé, étaient totalement démunies... Il n’avait pas la télévision. Mais son voisin du dessous, Alberto, l’avait accueilli pour qu’il puisse voir Danilo recevoir l’investiture. Il avait pleuré. C’était le plus beau cadeau dont il ait pu rêver. La fierté le submergeait d’une immense vague d’émotion, et Alberto le regardait, lui, comme s’il avait été un héros. « Non, je ne suis pas un héros. Mais cet homme-là est mon fils. Je n’y suis pour rien, il a toujours eu le don de persuader ses interlocuteurs. Ah, pour l’éduquer, ça n’a pas été toujours facile. Ses arguments étaient parfois désarmants. Il était plus intelligent que moi. Mais j’ai eu de la chance, il a toujours respecté mes décisions. »
La fenêtre ouverte sur la ville endormie, il sembla à Romain entendre le son lointain d’un piano. « Je me souviens, le soir de mes quarante ans... Je me fais vieux, et je ne regrette rien de ma vie, j’ai bien travaillé, j’ai élevé de beaux enfants et j’ai vingt-deux petits enfants. Si j’avais pu choisir... J’aurais tant voulu trouver une femme que j’aurais aimée par-dessus tout. Le moindre de ses regards m’aurait rendu invincible, et pour elle j’aurais tout affronté... Penser à elle aurait fait battre mon coeur plus fort, et ses baisers m’auraient fait perdre la raison... Il est tard, maintenant. J’avais toujours pensé que je finirais par la rencontrer. Je me suis trompé. Ou peut-être sommes-nous passés tout près l’un de l’autre sans nous voir... »



82 ans. Marion est assise dans son fauteuil, devant la fenêtre. Elle ne peut plus se déplacer seule, elle perd la mémoire, et sa main droite refuse de lui obéir, même sur les touches blanches et noires. Son médecin a décrété qu’elle devrait rester à l’hôpital pour quelque temps, tant qu’on n’aurait pas trouvé le moyen de tout organiser pour un retour à domicile. Dans le brouillard de son cerveau, elle a bien compris qu’il n’y aurait pas de retour, qu’il n’y aurait plus de liberté, de solitude, de piano. Elle ressasse en permanence ses chagrins et ses joies. La mort d’Antoine, quatre ans auparavant. Il était moins absent, ces dernières années, et c’était un compagnon agréable. La mort de Délia, dans un accident. Celle de sa petite-fille Elena, la fille de qui, déjà ? De Délia ? De Rodolphe ? Mais la gloire de Rodolphe, Conseiller Interstellaire, aux côtés de son ami Dani le Rouge. Ils avaient tant fait pour la planète ! Elle se sent bien, aujourd’hui, pas de douleur, et comme une immense paix... Mais elle voudrait bien que Délia et Rodolphe soient là, pour mourir près d’eux... Ah oui, Délia est déjà partie, et Rodolphe est loin, très loin, quelque part dans les étoiles...
L’infirmière qui pousse son fauteuil roulant lui demande :
« Ca va, monsieur Le Korr ? Quelle drôle d’idée de vouloir traverser le jardin, l’ambulance aurait pu vous déposer devant la porte... »
Romain sait qu’il n’en sortira plus. Il aurait préféré mourir chez lui plutôt qu’à l’hôpital, mais ses enfants ont insisté. Ils s’imaginent que ce n’est qu’une faiblesse transitoire... Allons, cela leur fera moins de tracas, ils penseront qu’ils ont fait tout leur possible... Lui payer une chambre à Sainte Rita, c’est un magnifique cadeau d’adieu. Mais sans l’intervention de Dani, il n’aurait jamais été admis, certains privilèges ont la vie dure... Il aperçoit au premier étage le visage d’une femme derrière la fenêtre. Elle lui sourit. Il entend le piano, ce merveilleux piano, ce piano qu’il n’a jamais pu oublier... Il porte la main à sa poitrine, et il ferme les yeux.
Dans le jardin, il y a un homme sur un fauteuil roulant. Le coeur de Marion se met à battre plus fort. C’est un très vieil homme, il doit avoir son âge, et son visage est si doux et si lumineux... Elle pense aux deux lunes, porte la main à sa tête, relevant une longue mèche de cheveux blancs, et une immense joie lui fait fermer les yeux.


Il y eut une grève administrative, et le travail en retard fut bâclé par des employés peu désireux de faire des heures supplémentaires. Ainsi, contre toute probabilité, Marion et Romain furent enterrés côte à côte. Le soir des enterrements, par un phénomène inexpliqué, les deux lunes se teintèrent de rouge.
Narwa Roquen, pas eu le temps de faire plus court... tiens, ça me rappelle quelque chose...

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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2015-03-24 09:47:23 

 Commentaire RoquenDétails
Woah!!! Mais c'est horrible ton histoire!!!!

Ta consigne empêchait qu'ils se rencontrent, mais quand même... Tu aurais pu déroger, hein, ne se rencontrer vraiment que morts, c'est vraiment trop triste... Le destin était en grève, ou quoi??

Bon, du coup, c'est bien efficace ton histoire. Leurs vies sont parfaitement parallèles, et bien sûr on ne peut pas rencontrer son reflet dans le miroir, même et inatteignable, mais quand même... Quand même...

Et j'ai rien trouvé au rayon des broutilles.

Snif.

Elemm', qui va chercher un mouchoir...

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2015-03-24 23:25:04 

 Commentaire Elemmirë, exercice n°138Détails
C’est un texte puissant, rageur, douloureux, intelligent. On n’en sort pas indemne. La première partie est suffocante, la deuxième écoeurante, la conjonction des deux nous fait mal au ventre. Je dirais que tu joues à merveille sur le registre des émotions si ton texte ne ressemblait pas tant à un grand cri du coeur, un hurlement désespéré maquillé par une consigne de WA. Le talent est une chose, et le tien est indéniable. Mais qu’on ne me dise pas que la littérature n’est qu’une affaire de mots. C’est avant tout une histoire de tripes.
J’aime bien « les portes vitrées se dérobent à mon approche, mes jambes aussi », « des oiseaux effrayés qui s’envolent en tous sens », « toute de rides vêtue », « assise comme on attend un train », et puis « ma secrétaire d’Etat la couvre de miel, la salade ne passe pas ».
Ah l’interview de JJB, un vrai moment de bonheur ! J’adore ce type. Il bosse dur, et il a l’air intègre. Félicitations pour la langue de bois, plus vraie que nature. Un vrai discours politique, drapé de bonnes intentions apparentes, creux et redondant, rejetant la faute sur les autres et s’enorgueillissant de vaines promesses... Mais un petit détail cependant : JJB n’interpelle jamais ses invités par leur titre. Il les appelle par leur nom. Même notre Président élu a été nommé « François Hollande » et jamais « Monsieur le Président ». C’est une liberté de langage qui peut en choquer certains, mais c’est sa marque de fabrique.
Les deux parties sont aussi antagonistes que complémentaires. Dans la première, l’émotion pure, la souffrance, la révolte, le désespoir ; dans la seconde, l’arrivisme, l’indifférence, la froideur intellectuelle. C’est d’ailleurs un morceau de bravoure dont je n’aurais pas été capable. Tu décris très bien l’infinie distance qui sépare les gens de pouvoir de la réalité du quotidien. Ils manipulent les mots et les chiffres à mille lieues de la douleur des gens d’en bas. Tout est codifié : les sourires, les phrases, les colères, les caresses dans le dos... et tout est déshumanisé. Est-ce que ces puissants se demandent parfois pourquoi ils travaillent ? A part pour être réélu ou re-nommé... Comment cette femme pourrait-elle être sensible aux malheurs de ses concitoyens quand elle ne peut même pas entendre la souffrance de sa propre fille ?

Bricoles :
- Ils ont été installés là, alignés, bêtement les uns à côté... : j’enlèverais la virgule après alignés
- Pour aucune raison : sans aucune raison
- Dans le paragraphe « J’ai encaissé... » , c’est vrai que tu passes du passé composé au plus-que-parfait et réciproquement. Mais il me semble que cela reflète l’émotion extrême de la narratrice, sans doute aussi contaminée par la confusion mentale de sa mère. C’est un peu chaotique, mais ça peut passer pour un effet de style et personnellement ça ne me gêne pas. J’ai essayé de le réécrire, et je trouve que ça perd de sa force.
- Elle les a toujours gardé courts : gardés
- Elle a l’air désolée : désolé ou désolée, les deux se dient ou se disent. J’y mettrais même une nuance. Celle qui a l’air désolée est probablement plus sincère que celle qui n’a que l’air désolé.
- Mon équipe de fourmis en costards : costard



Ce n’est pas ton texte qui est cruel, c’est la vie qui l’est. Du moins celle que notre société nous propose. Nous en sommes tous responsables. L’écrivain peut aussi être un lanceur d’alerte, et c’est tout à son honneur. Victor Hugo, Emile Zola, l’ont fait avant toi. Il a fallu des milliers et des milliers de pages, mais la France a supprimé le bagne, puis la peine de mort et a lancé après la guerre de 45 une politique sociale... qui est en pleine régression...
Je souhaite que d’autres que toi apportent leur pierre à l’édifice pour que notre société retrouve le sens du respect de l’Autre.
Merci pour ce texte terrifiant et salutaire.
Narwa Roquen, désolée pour l'attente!

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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2015-03-25 12:03:49 

 Merci :-)Détails
Woaow, Zola et Hugo, rien que ça? Quand même...

À vrai dire, j'ai longtemps hésité sur la 2nde partie, j'avais deux options. Une plus émotionnelle, mais à portée plus petite. L'option de la mère-ministre me semblait à la fois plus évidente, et plus intéressante. Et puis, oui, c'est clair que c'est un combat personnel...
Avec le recul, je me dis que j'aurais dû insister sur la bonne volonté des soignants, quand je relis je me dis que je ne donne pas assez d'éléments dans leur attitude pour contrer le discours de colère de la fille à leur égard. Il aurait été mieux que j'exprime qu'ils faisaient vraiment de leur mieux, mais débordés par l'inadéquation besoins/temps alloué.

Merci pour la précision sur JJB, ça ne m'étonne pas de lui, mais je n'avais pas remarqué cette particularité!
Là aussi, j'aurais voulu faire plus réaliste sur la journée d'un ministre, mais euh, à moins d'un stage dans leurs locaux, je ne vois pas...

Il est clair que sur le sujet de l'état des EHPAD, j'aurais des milliers de pages à écrire...

Mais il reste des WA... :-)

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2015-03-29 23:37:06 

 Commentaire Maedhros, exercice n°138Détails
Unité de temps, unité de lieu, unité d’action, dialogue... C’est du théâtre classique, version thriller ! Toi qui autrefois détestais les dialogues, tu les maîtrises maintenant à la perfection, et plus encore, tu les choisis !
Plus le texte avance, plus on frissonne, pour basculer finalement dans l’horreur. Alors cette fille si gentille, si effacée... Et son amie, si parfaite... Je ne sais plus où j’ai lu cette définition de l’amitié : « Un véritable ami, c’est celui qui t’aide à faire disparaître le cadavre sans te demander qui c’est. » Mes amies m’ont, jusqu’à ce jour, épargné cette épreuve...
L’intrigue est cohérente, les personnages sont bien campés, en particulier l’antagonisme entre les deux soi-disant jumeaux. J’ai bien aimé l’anagramme des prénoms, à vrai dire j’ai éclaté de rire, les grands esprits se rencontrent !


Bricoles :
- Susy n’est pas à l’aise quand il y a trop de monde. Elle éprouve la désagréable impression de focaliser leur curiosité indiscrète : le sens est clair mais la formulation contestable ; le monde est singulier...
- Qu’est-ce qu’il t’arrive : officiellement, c’est aussi acceptable que « qu’est-ce qui » ; j’ai néanmoins une préférence pour le « qui »
- Le guillemet de fermeture devrait se trouver après « laconique »
- Explique-moi ! répond Zoé d’une voix très douce : la douceur s’accommode mal du point d’exclamation
- Un adverbe inopportun : j’ai eu beau chercher, désolée, je n’ai pas capté
- Mais tu ne m’as appelée pour évoquer : pas
- J’aurais effectivement choisir : pu
- C’est moi qui aie incité : ai



Ah la théorie de Platon sur les deux moitiés du tout ! C’est terriblement romantique... Et je suis sûre que des millions de gens ont gâché leur vie à cause de ça...
Que dire de l’attirance des femmes pour les bad boys ? Le tien est parfait, pas sûrement délinquant mais suffisamment trouble pour exciter le désir...
La force de ce texte tient dans la fin. Au moment où le lecteur est obnubilé par la méchanceté de l’homme, il découvre que la femme est une serial killeuse... Ca vaut son pesant d’or ! C’est superbement amoral... mais très finement joué. On dirait une partie de poker... En tant que simple spectateur, c’est jubilatoire !
Narwa Roquen, qui s'accroche

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2015-04-04 19:13:29 

 Sinusoïdales.Détails
C’est une histoire de destins contrariés, faite de petits rendez-vous manqués, de coïncidences trompeuses et de vaines attentes qui ont empêché ce que deux lunes avaient voulu tisser. Une histoire où les trajectoires de deux destins se rapprochent et s’éloignent sans cesse, comme deux signaux sinusoïdaux en opposition de phase : ils se croisent pour mieux s’éloigner l’un de l’autre.

C’est aussi une jolie description de deux mondes parallèles ancrés dans la même dimension, uniquement séparés par des codes et des castes. Le choix des prénoms, en miroir, atteste du caractère complémentaire des deux destins (on a apparemment puisé notre inspiration dans la même source !). Le background ténu de science-fiction n’est pas envahissant, brossé en touches légères, mais très réaliste. Bien vu.

Finalement, ce genre d’histoire est intemporel (l’absence de temps, n’est-ce pas là la vraie éternité ?) : la résignation des plus faibles côtoie l’insensibilité des plus forts. Mais la force de ce récit réside dans la justesse des émotions ressenties par les deux protagonistes qui résonnent constamment en harmonie, semblant se répondre subtilement, et qui partagent la même attirance pour les lunes verte et bleue. S’il n’y a pas véritablement de happy end, est-ce qu’on peut soutenir qu’un regard puisse contenir l’infini ? Pour ceux qui le pensent, alors leur amour aura été éternel !

Au final, tu respectes évidemment parfaitement la consigne. Les courses des deux amoureux lunaires ne se croisent pas !

Au rayon des bricoles :

- qui aime la musique et apprécie le silence : j’aurais utilisé le conditionnel. Cela « sonne » mieux, non ?
- rebrousse... : rebroussait...
- qui se jetterait dans une rivière... : qui se jetteraient...
- En passant à la cuisine vérifier que tout se déroule... : se déroulait...

M

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2015-06-04 16:55:13 

 WA 138 Narwa : commentaireDétails
Ah, j'aperçois le thème de la lutte des classes à l'horizon ! Vu que les sexes sont différents, ils ne pourront pas échanger les bébés.
Le contexte sci-fi est planté avec une grande économie de moyen par le vol de drone, le calendrier, le nom des rues, et le froid de la
planète.
Tu pousses le contraste au maximum entre les deux familles, les deux castes. On sent bien le snobisme des riches et l'injustice sociale de ta société à deux vitesses avec les services rendus de la mère riche et dans le fait, bien trouvé, qu'elle ne soit pas obligée de participer à l'effort de peuplement de la planète. La taxe sur le célibat enfonce le clou d'une société parfaitement ignoble.
Bien vu, la police qui interdit aux pauvres de
déambuler dans les quartiers riches. C'est vraiment une dystopie.
Tu joues avec efficacité la carte de l'émotion avec quelques passages horribles, comme celui de la mère pauvre qui pleure quand son mari lui parle de refaire un enfant, ou la façon dont Marion se retrouve mariée de force, même si elle aurait pu
s'y opposer, étant donnée sa position.
Bien vu la scène où il l'écoute jouer du piano. Du fait de la consigne, on est spoilés, on sait qu'ils ne vont pas se rencontrer.
Bien vu aussi le fait que la vie de la riche soit quasi aussi misérable que celle du pauvre.
Au final, il s'agit quasiment d'un conte moral sur le fait que l'argent ne fait pas le bonheur.
Bien vu Dani le rouge. On voit toute de suite qui c'est.
"Il ne m’a manqué que l’essentiel." Ah chapeau bas ! C'est magnifique ça !
Jolie fin et tu pousses le parallélisme à son paroxysme en les enterrant côte à côte.

Bricoles :
"vérifier que tout se déroule correctement" : déroulait

Esté, qui mets la dernière main à une WA

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2015-06-04 17:46:33 

 WA 138 Maedhros : commentaireDétails
Ah ! Tu reviens à tes premières amours ? Les miroirs ? Ok, j'attends l'apparition du serial killer !
Tiens, un texte au présent, intéressant.
Tes deux héroïnes très dissemblables sont bien présentées.
Bien placée l'allusion aux lignes parallèles.
Je n'ai pas encore compris l'astuce de Noël mais il doit y en avoir une vue la consigne. Et ce type parait trop beau pour être vrai.
Mon esprit parano commence à se demander s'il existe... Ah ben si vu qu'il y a sa photo.
Pas mal l'histoire construite entièrement sur un dialogue.
Oh un jumeau ! Cool ! La gémellité, c'est souvent une bonne idée. Mais, ce jumeau ne serait-il pas Noël lui-même ? Ou alors est-ce les jumeaux dont les trajectoires ne vont pas se croiser ?
Houhouhou, les prénoms en miroir !!
"L’ombre gigantesque qu’il projetait sur le mur" :intéressante image.
Houla, il l'a droguée, le Léon ! Le laid personnage !
Ah joli, l'histoire mignonne de copines vire au polar noir à toute allure ! Comment ça, comme pour les autres !!?? Elle en tue souvent, la miss à la face sombre ?! Je ne l'ai pas vue venir, celle-là !
Excellente la fin, même si j'avais vu venir le truc des jumeaux qui sont la même personne d'assez loin.

Bricoles :
"banques financières" : redondant
"j’aurais effectivement choisir de le chasser du paysage" : choisi
"c’est moi qui aie incité" : ai

Esté, qui n'a plus besoin que de deux relectures pour poster.

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2015-06-05 10:37:07 

 WA 138 Elemm : commentaire Détails
J'étais venue lire ce texte il y a quelques temps mais il m'avait tellement traumatisée que je ne l'avais pas commenté !
Du coup, il va falloir que je le relise, arg ! Entendons-nous bien, ce texte est excellent, tellement fort qu'il faudrait un nouveau mot, tellement réaliste que j'avais envie de m'enfuir en courant comme quand j'allais voir mon grand-père à la maison médicalisée...
Devoir relire ce texte me fait un peu le même effet que si je devais revoir Le tombeau des lucioles... Mais je ne me vois pas le commenter sans le relire alors on y va !
Déjà, j'aime bien le titre concis.
Le premier paragraphe est extrêmement bien trouvé, il suggère d'emblée le drame familial.
Le deuxième, on pense immédiatement à une maman en maison de retraite.
On sent bien à la lecture que tu livres un texte très personnel.
"Les portes vitrées se dérobent à mon approche, mes jambes aussi." jolie la façon dont l'environnement semble répondre à l'état émotionnel de la narratrice.
Je te trouve extrêmement dure avec le personnel soignant. Cela dit, dans mon expérience, j'ai pu constater que la plupart ont oublié qu'ils ont affaire à des êtres humains. Peut-être est-ce une sécurité contre la folie.
"des oiseaux effrayés qui s'envolent en tous sens" c'est beau ça aussi.
La description de la mère et ses dialogues sont terrifiants de réalisme. Ça me renvoie à cette femme que j'ai connue qui a eu l’Alzheimer. Rien que de penser que ça peut arriver à une nouvelle personne proche de moi ou même à moi, une boule glaciale se forme dans mon ventre.
"Toute de rides vêtue" : magnifique.
Les soignants paraissent parfaitement indifférents dans ton texte. Blasés, limite déconnectés du réel.
Ton discours politique est vachement réaliste, aussi. Il louvoie, tourne autour du pot et, finalement, ne dit rien.
On sent bien l'hypocrisie dans les sourires et les poignées de main. J'imagine que c'est vraiment comme ça.
Son opinion sur les féministes est horrifiante.
Le choix du prénom de sa fille indique avec élégance le niveau de snobisme de la famille.
Sa réaction face aux problèmes de sa fille est horrible aussi.
La fin est juste ignoble. On sent bien qu'elle est dépassée est impuissante mais, vue son attitude, on a envie de la tabasser et pas de la plaindre.
Un texte terrifiant, vraiment. Surtout quand on sait à quel point toute cette horreur est vraie.

Est', mais si je vous jure, je vais poster !

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Elemmirë  Ecrire à Elemmirë

2015-06-17 07:33:07 

 Les soignants...Détails
Merci pour ta courageuse re-lecture ! Et tes commentaires.
Oui, je voulais ce texte fort parce que militant, c'est vrai.

Mais je dois aussi t'avouer que dans la réalité vraie, depuis 5 ans que je travaille avec eux au quotidien, je découvre aussi de merveilleux aides soignants, et la beauté de ce métier incroyable.
Il y a ces aides soignants qui s'épuisent à trouver le petit plus, qui fera de la toilette d'une personne en fin de vie autre chose qu'un moment douloureux; il y a ceux qui recouvrent de pétales de rose le lit d'hôpital où vont se retrouver de jeunes mariés de 65 ans. Il y a celle qui, avec douceur et attention, ajusté le rasage de la moustache de cet homme décédé pour qu'il soit beau, pour sa famille. Il y a celle qui reste après le travail pour faire dessiner une dame qui a Alzheimer. Il y a celui qui attache ensemble les deux lits médicalisés d'un couple, pour qu'on arrête de leur opposer que "on peut pas vous rapprocher, c'est dangereux, si les lits s'écartent vous tomberez au milieu", celui qui change la station de la radio selon les horaires pour trouver les émissions d'accordéon, celles qui chantent pendant les soins les chansons d'antan pour les faire sourire, et les infirmières qui font les bains de bouche au Coca cola (meilleur goût et tout aussi efficace que les produits dégueulasses, et en plus ça limite les fausses routes), celles qui mettent l'alprazolam que le médecin n'ose pas mettre à la personne qui gémit de douleur, et tous, qui font 15, 30, 80 minutes d'heures sup gratuites chaque jour parce qu'ils savent qu'ils ont des êtres humains en responsabilité.
Ça n'empêche pas que parfois, on va trop vite, on se met en mode routine, et on oublie d'être humains. Mais ce que je dénonce, ce n'est pas tant le soignant, que les conditions d'épuisement qu'on lui offre... Sils étaient plus nombreux, sils avaient le temps, je suis certaine que la grande majorité le passeraient à prendre le temps de vivre avec les patients.
En tout cas, moi j'y crois... :-)

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