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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Dimanche 2 juin 2013 à 23:30:10
Une petite entorse à la consigne, chacun son tour...



Une manière de voir





« Je suis debout sur une chaise de la cuisine. Je me hisse sur la pointe des pieds pour prendre la boîte de chocolat en poudre, sur le haut du bahut. Mais ce n’est pas sa place. D’habitude, elle est sur le plateau du meuble, à portée de main. Et de toute façon quand je me lève le matin, le bol de chocolat chaud est déjà prêt sur la table, avec mes trois tartines beurrées.
« Dépêche-toi ! Tu vas être en retard pour ton premier jour d’école ! »
Le cri de ma mère me fait sursauter, je lâche la boîte, j’essaie de la rattraper, je glisse, je tombe de la chaise tandis qu’une explosion de poudre marron transforme la cuisine en catastrophe post-atomique.
« Quel crétin ! File te doucher, pas de déjeuner ce matin, tant pis pour toi ! »
Je tremble sous la douche. Jamais maman n’a élevé la voix contre moi, ni contre personne, d’ailleurs. Mais jamais non plus elle n’a porté de lunettes de soleil dans l’appartement.
- Vous n’avez jamais pensé qu’elle avait peut-être reçu une mauvaise nouvelle, ce matin-là, ou qu’elle s’était disputée avec votre père ? Et si elle avait voulu seulement vous cacher ses yeux rougis par les larmes ? En cas de choc émotionnel intense, les gens ont parfois des comportements inhabituels, et la colère est une manière de dissimuler son chagrin... Qu’importe ! Vous venez de découvrir la cause de votre peur irraisonnée du vide. Je vous félicite. Nous en resterons là pour aujourd’hui. A la semaine prochaine. »
Je hais cette façon qu’ont les psys de vous congédier brusquement alors qu’on vient de toucher à quelque chose de grave, de vital, d’essentiel. Un souvenir enfoui depuis vingt ans, un évènement en apparence banal mais qui a changé ma vie.
Je pose les billets sur le grand bureau de verre. Je regagne ma voiture tête basse sous la pluie battante. Je m’assieds au volant. Je verrouille les portières. Je suis seul, au calme, en sécurité. La séance, ma séance, n’est pas finie. J’ai encore des choses à me dire. J’éclate en sanglots. Toutes les larmes que je retiens depuis ce matin de mes huit ans ont fini par rompre les digues que j’ai bâties, surélevées et renforcées au fil des ans. Peur du vide. Vertige. Peur de l’avion. Peur d’être en retard. Peur du conflit. Dégoût du chocolat. Des crampes d’estomac le matin au réveil, et impossible de rien avaler.
Et je pleure, je pleure comme un gosse. Ca ferait bien rire les gars du rugby, s’ils voyaient leur copain talonneur, un mètre quatre-vingt quatorze et cent huit kilos, se comporter comme un gros bébé abandonné. Je pleure, et c’est bon. Je garde les yeux fermés. Je sens les souvenirs refluer du fond de leur placard trop sombre. La porte est ouverte. Cette fois, j’y vais.



Maman était la plus gentille des mamans. Je le lui disais pour la fête des mères, avec mes coffrets à bijoux en boîte de camembert, mais c’était vrai. Elle passait son temps à me dévorer de baisers, elle me léchait comme une maman-chatte, et devant les copains ça me gênait terriblement. Surtout quand elle m’appelait « mon bébé ». Mais en même temps c’était bien. Elle était toujours à s’inquiéter pour moi, à imaginer tout ce qui pourrait me faire plaisir, et les tartines beurrées du matin, et la chocolatine au goûter, et le gâteau tous les dimanches... Papa était sympa aussi. Il m’amenait à l’école de rugby le mercredi et le samedi, il me racontait des blagues, il faisait le clown, on allait ensemble aux matches quand Gaillac recevait. Il me disait tout le temps qu’il était fier de moi. J’étais vraiment heureux.


C’est le jour de la rentrée au CE2. J’ai un cartable neuf et une nouvelle boîte de crayons de couleur. Le réveil sonne. Je suis content de retourner à l’école. J’arrive dans la cuisine en me frottant les yeux. Maman ne se précipite pas vers moi pour m’embrasser, alors je vais vers elle. Elle recule. Elle porte des lunettes de soleil.
« Ne traîne pas », me dit-elle sèchement. « Déjeune et va te doucher. »
Ce n’est pas comme d’habitude. Pas de bol fumant, pas de tartines. Pas de bisous. Je suis tellement étonné que je ne dis rien. Je sors le lait et le beurre du frigo. Je n’ai jamais coupé le pain tout seul, et maman m’interdit de toucher à la cuisinière. Elle me fait une blague, elle va venir m’aider...
« Où est papa ? »
Elle me tourne le dos, elle farfouille bruyamment dans le tiroir des couverts. Elle cherche quoi ? En tout cas, elle ne répond pas. Je cherche des yeux la boîte de chocolat. Qu’est-ce qu’elle fait là-haut ? Qu’est-ce qui se passe, ce matin ? Je pousse la chaise près du bahut, je grimpe...
Je me suis cogné la tête et j’ai mal au genou. Je ne comprends pas. Pourquoi elle fait ça ?
C’est la voisine qui m’accompagne à l’école. Un jour de rentrée ! Ca n’est jamais arrivé. En plus, cette femme, je ne l’ai jamais aimée. Elle est grasse, elle a une voix de perroquet, et elle m’appelle « le marmot ». J’ai envie de pleurer et j’ai envie de vomir, et puis j’ai une grosse boule dans le ventre qui me serre très fort.
En classe, je n’écoute rien. Je repense à ce matin. Papa n’était pas là. Maman avait des lunettes de soleil. Je suis tombé. La maîtresse me met à la porte. Je m’assieds contre le mur du couloir, sous les porte-manteaux. Maman était différente. Je suis tombé.
La cloche sonne. Fanny me prend la main, me relève.
« T’es malade ? T’es tout blanc ...
- Je sais pas... »
Elle m’entraîne dans un coin de la cour, on se met par terre. Fanny, c’est mon amie. Pas mon amoureuse, je suis grand, maintenant, j’ai huit ans, y a que les bébés de maternelle qui jouent encore avec les filles. Les filles sont toutes idiotes. Mais pas Fanny. Elle joue aux billes, elle a un train électrique, et elle fait des trucs avec les Lego que même MacGyver ferait pas.
« T’as mal au ventre ?
- Un peu...
- T’es malade, ça se voit. Tu dois couver une gastro, comme le fils de ma concierge. Viens, je vais dire à la maîtresse d’appeler ta mère.
- Non ! »
Je raconte. Elle m’écoute en silence. Elle hoche la tête.
« Ah tu sais... » me répond-elle enfin au moment où la cloche annonce la fin de la récré, « j’ai lu une BD comme ça : des parents avaient été enlevés par des extraterrestres, et ils les avaient remplacés par des sosies... Je serais toi, je ferais attention... »
On court pour rentrer en classe. Des extraterrestres ? Mais des méchants, alors, pas comme E.T. J’ai de plus en plus mal au ventre. J’essaie de m’appliquer et de sourire. Je ne veux pas qu’on appelle ma mère !



Papa était là, au dîner, et il ne portait pas de lunettes de soleil. Peut-être que lui, c’était toujours lui, et alors j’aurais pu lui dire...
« Bonsoir, Gaël. »
La boule me redévore le ventre. Papa, mon vrai papa, il dit « Eh adiou, mon champion ! J’espère que tu n’as rien lâché, aujourd’hui ! »
Pas un rire, pas une plaisanterie, pas un câlin... A table ils parlent des prix qui montent, de la météo, des gens de plus en plus malpolis. Mes parents ne disent du mal que de ces salauds de droite, ils se demandent combien ils peuvent envoyer à la fin du mois aux restos du coeur, ils se fichent du temps, s’il pleut on met les imperméables et on sort quand même... Ils ne se regardent presque pas. Papa ne caresse pas la main de maman, elle ne lui sourit pas, elle ne l’appelle pas « chouchou ». Je me souviens de tout, c’est comme si j’y étais. Quand maman se lève, je m’aperçois qu’elle a maigri d’un coup. Hier elle avait un bon gros ventre rond et elle disait que c’était la petite soeur. Alors j’ai demandé :
« Elle est plus là, la petite soeur ?
- La soeur de qui ? », a répondu papa d’un air distrait en allumant la télé.
J’ai dit que j’allais au lit. Personne ne m’a embrassé, personne n’a proposé de me raconter une histoire. Fanny a raison. Ce sont des extraterrestres. Les deux ! Pas de chance !
Je dois chercher des preuves. Mais pas laisser de trace. Ne pas me faire pincer. Ils me tueraient peut-être.




Le dimanche, c’est poulet-frites, c’est mon plat préféré. Aujourd’hui, c’est le premier dimanche après la rentrée, et sur la table il y a un gratin de chou-fleur surgelé avec du jambon. Maman sait que je déteste le chou. Ca me fait gonfler le ventre, et en plus c’est pas bon. Et même si elle était malheureuse, elle aurait pas oublié.
« Pourquoi il y a pas de frites ?
- Tais-toi et mange. Les enfants n’ont pas le droit de parler à table. »
Première nouvelle ! Je pense à me révolter, mais ils me font peur. Le plat est dégoûtant, même pas chaud. Et pis j’ai pas faim.
Pas de balade l’après-midi, ils restent devant la télé, ils se parlent pas, et bientôt je les entends ronfler. Silencieux comme un Sioux sur le sentier de la guerre, je me glisse dans leur chambre. Le lit n’est pas refait. Ca n’est jamais arrivé ! Même quand maman avait la grippe ! Et sur le chevet de papa, il y a une paire de lunettes de soleil. Mon coeur va exploser ! C’est vrai, c’est vrai ! Mes vrais parents ont disparu. Ils ont été remplacés par un couple d’aliens ! J’ai peur !
Je me cache dans le placard de ma chambre. Que vont-ils faire de moi ? Qu’ont-ils fait à mes parents ? Ma maman, mon papa, je ne les reverrai jamais ? C’est comme s’ils étaient morts... Et je n’ai même pas de petite soeur... Un gros sanglot me bouche la gorge, et puis il éclate. Je pleure, je pleure, je renifle, je pleure... Il faut que je m’arrête, il le faut, ils ne doivent pas savoir qu’ils sont découverts, ils me feraient du mal... Je dois en parler à quelqu’un, une grande personne, j’ai besoin qu’on m’aide. Mais mes parents sont tous les deux sortis de la DDASS, orphelins. Je n’ai pas de grands-parents, pas d’oncle, pas de tante, pas de cousin... Je suis seul au monde et obligé de vivre avec deux monstres qui ne cherchent peut-être qu’à se débarrasser de moi ! Je ne veux pas mourir !
Il faut que j’écrive tout ça, que je tienne un journal. Mais s’ils le trouvent ? Je griffonne des pages et des pages, sur un cahier de brouillon tout neuf. Demain je le donne à Fanny, j’écrirai la suite pendant les récrés. Fanny, c’est la seule personne au monde en qui je puisse avoir confiance. Je lui ai demandé si elle pouvait me prêter la BD sur les extraterrestres.
« Ben... J’ai lu ça en vacances à Royan, c’était un copain de plage qui me l’avait prêté... J’avais trouvé ça marrant, mais les dessins étaient pas terribles. Je me souviens plus de l’auteur... »
Je cherche à la bibliothèque. Rien. J’emprunte quelques bouquins sur les aliens, que je lis le soir en cachette avec une lampe torche sous les draps, mais y a rien qui ressemble. Jusqu’au jour où la bibliothécaire me demande :
« Tu t’intéresses à la science-fiction ? Ce n’est pas très sérieux. J’ai d’excellents romans à te conseiller, pour te cultiver vraiment. »
Elle a les yeux très clairs, cernés par des marques blanches, la trace de lunettes de so... Je déguerpis à toute allure, la bibliothèque, je n’y mettrai plus jamais les pieds. Je me souviens de tout ! Ca se déroule dans ma tête comme un film. Pas plus de trois mots échangés par jour. La bouffe dégueulasse, plus de chocolatine, plus de gâteau, plus de poulet-frites. La voisine qui m’emmène à l’école et au rugby, mais plus de match à Gaillac. Les vacances en colo. Toutes. Mais là au moins, je dors tranquille. Jusqu’au jour où en arrivant au camp je vois l’animateur de mon groupe avec des lunettes de soleil. Ils sont partout !
Ils ont tous les yeux très clairs, presque blancs. Ils ne mangent ni pain, ni pâtes, ni frites. Ils détestent la musique. Ils ne font jamais de sport. Ils ne savent pas nager. Ils méprisent les animaux, la nature leur fait horreur. Ils ne sont bien qu’en ville. Leurs visages sont figés, ils ne sourient presque jamais, ou alors c’est une espèce de grimace forcée. Ils ne pleurent pas. Ils ne ressentent pas la douleur. Leur peau a un goût de caoutchouc. Je le sais parce que l’animateur à lunettes, j’ai fait exprès de me mettre en colère contre lui et je l’ai mordu. Pouah ! Il n’a même pas dit aïe ! J’ai arraché un morceau et ça n’a pas saigné. Bien sûr, il a tout de suite caché la plaie avec son autre main, mais j’ai vu. Le directeur m’a donné des lignes à faire pendant toute une journée. Ca m’a permis de souffler un peu, loin de ce monstre.
Je ne peux en parler à personne, à part Fanny. J’irais bien voir la police, mais ils ne me croiraient pas. Alors je les repère, je l’écris dans mon journal et je fais attention. Le soir, avant de m’endormir, je me répète la liste, pour m’en souvenir même si le journal devait disparaître. Ils sont de plus en plus nombreux. La boulangère, le buraliste, le plombier qui est venu déboucher l’évier. La bibliothécaire. Le facteur. La prof de math de sixième. La femme de ménage qu’on avait pendant l’année de cinquième. J’ai pris des cahiers grand format, Fanny en a un carton plein. Elle ne m’a jamais trahi. Je lui ai dit le minimum, pour ne pas la mettre en danger, mais elle peut lire si elle veut. Plus d’une fois je me suis dit que je serais plus tranquille si j’étais en pension. Mais ça m’embête de quitter Fanny, et puis je ne veux pas arrêter le rugby. A cause des copains, et pour monsieur Vidal. Lui, il n’a jamais cessé de m’encourager. Lui, il garde les vraies valeurs. Ce n’est pas mon père, mais tant qu’il est là, je me dis qu’il y a encore des terriens autour de moi, des gens normaux, loyaux et honnêtes. Pourtant, je suis sûr qu’il me prendrait pour un fou si je lui en parlais, et je veux continuer à jouer. Je suis trop grand, trop gros. Il y a plein de gens qui se moquent de moi. Mais sur le terrain, je n’ai peur de personne et tout le monde me respecte.




Et puis à la fin de la quatrième, Fanny a déménagé. Récupérer le carton, c’était trop dangereux, elle est partie avec à Clermont-Ferrand, la chance ! On s’est écrit pendant un an, et puis elle n’a plus répondu. J’ai arrêté d’écrire, mais le soir j’ai continué à me réciter ma liste. Le facteur, la boulangère et tous les autres. C’est devenu vraiment dur d’être seul avec ce secret. Je ne dors presque plus la nuit, je guette le moindre bruit, je me dis que si je disparaissais personne ne saurait la vérité et je ne manquerais à personne. J’ai du mal à rester éveillé en classe, et mes résultats plongent. C’est comme ça que je me suis retrouvé apprenti en menuiserie, parce que l’atelier que j’ai visité était inondé de lumière et que le patron avait des yeux bien noirs qui ne clignaient jamais. J’ai eu mon CAP, et après il m’a embauché. Un mois après mes dix-huit ans, les gendarmes sont venus à l’atelier m’annoncer que mes parents étaient morts dans un accident de voiture, la voiture avait explosé, il ne restait rien d’eux. J’ai essayé d’avoir l’air triste, mais j’étais vraiment soulagé !
Il y a un truc bizarre qui me revient. A la fin de l’enterrement (le plus beau jour de ma vie !), monsieur Vidal, l’entraîneur, est venu me voir.
« Ca va, petit ?
- Ca va, m’sieu.
- Tu sais, je voulais te dire : ils n’ont jamais été très démonstratifs, mais je suis sûr qu’ils t’aimaient à leur manière.
- Ouaip.
- Ton père travaillait beaucoup, c’est pour ça qu’il n’est jamais venu te voir jouer.
- Si, quand j’étais petit il venait, et il m’emmenait à Gaillac... »
Le vieil homme secoue la tête.
« Tu sais, on s’arrange tous avec nos souvenirs. C’est moi qui vous emmenais à Gaillac, avec Vitrac et Marty, dans la Renault 5, parce que je savais que vos parents l’auraient jamais fait. Mais c’est pas grave. Tu es devenu un type bien, c’est la seule chose qui compte. »
Ca m’a un peu troublé sur le moment. Il a fait un accident vasculaire cérébral un mois après, et j’ai pas pu lui en reparler. Aussi bien, il commençait déjà à perdre la boule, il m’a confondu avec un autre...



Je n’ai rien gardé de leurs meubles, rien qui puisse me rappeler toutes ces années d’angoisse. J’ai loué un petit studio à Gaillac, en me disant que désormais je n’aurais jamais plus peur.
Et pas du tout.
Il y en avait toujours autant. L’employé de la supérette, le marchand de journaux, la fleuriste... Sur mon temps libre, j’ai fabriqué un coffre, que j’ai fermé d’un gros cadenas dont la clé ne me quitte jamais. J’y entasse des cahiers grand format où je note tout, des noms, des adresses, ce que je vois, ce que j’entends. S’ils me découvrent et qu’ils m’assassinent, peut-être que la police trouvera mes notes. A moins qu’ils les fassent disparaître... Ou alors un jour ça va sortir au grand jour, quelqu’un va parler, et je me joindrai à lui, j’aurai toutes les preuves... Mais moi tout seul...
Et puis il y a six mois, j’ai rencontré Emilie. Toute petite, toute fine, des grands yeux noirs et de longs cheveux bruns. J’ai su tout de suite que ça serait elle et pas une autre. Le problème, c’est qu’elle adore les voyages, elle veut visiter le monde. Et moi, l’avion... Alors je suis allé chez le psy.




Je reste silencieux. Je devrais lui dire la vérité. Après tout, il m’a bien aidé. Hier soir, je suis allé sur le pont Saint Michel. Je me suis arrêté au milieu, j’ai regardé le Tarn. Rien ! Pas le moindre battement de coeur, pas le moindre frémissement dans les jambes. Et depuis une semaine, le matin je dévore comme un ogre : des tartines beurre-confiture, des oeufs, du jambon, et deux bols de café ! Je suis guéri ! Mais lui parler de ça... Pour le coup, s’il me prend pour un dingue, il va vouloir me revoir encore, et ça coûte cher ! Je ne sais pas pourquoi, les mots sortent tout seuls.
« Vous croyez qu’on peut modifier ses propres souvenirs ?
- Pourquoi cette question ?
- Oh ça va, docteur, je suis guéri, j’ai plus le vertige, je déjeune le matin, et hier je suis arrivé au boulot avec cinq minutes de retard, cool ! C’est juste comme ça pour dire...
- Eh bien mais... La mémoire est effectivement assez ... subjective. Il peut arriver que des mécanismes de défense névrotiques altèrent la réalité des souvenirs et amènent l’individu à se réinventer un passé conforme à ce qui pour lui représente une sécurité... ou un étayage de sa manie de persécution, les deux sont possibles... Mais ce n’est pas votre cas, n’est-ce pas ? Vous avez eu une enfance heureuse...
- Je vous l’ai déjà dit : une enfance idéale ; des parents super cool, vraiment sympa. A part ce jour où je suis tombé... »
Je persévère dans mon mensonge, et je ne lâche rien. C’est ce que m’a appris mon vrai père. Je suis bien rodé, depuis le temps, et même le psy n’y voit que du feu.
« On se revoit la semaine prochaine ? Ah non, la semaine prochaine je suis en congé. Dans quinze jours ?
- Je vais bien, maintenant. Je suis guéri !
- Je vois ça ! Vous me tenez tête ! Félicitations ! Mais vous savez, quelquefois il y a des rechutes. Une petite dernière pour être sûr... »
Je mets l’argent sur la table. Deux billets d’avion sont posés près du téléphone. Et par-dessus, il y a des lunettes de soleil. Je réalise tout à coup que le cabinet est très peu éclairé, une ambiance soft, fontaine, plantes vertes... Pour la première fois, je regarde ses yeux. Ils sont clairs, presque transparents. Et d’ailleurs, il ne me raccompagne jamais à la porte... Ce gars sait presque tout de moi. Il peut me retrouver quand il veut. Il faut qu’on parte, avec Emilie, tout de suite, loin... Je ne lui dirai rien, mais il faut qu’elle vienne avec moi. J’ai envie de vomir. J’ai trop mangé ce matin. Moins cinq ! Je ne dois pas être en retard au boulot, il faut que je me dépêche...
Narwa Roquen, en retard comme d'habitude...


  
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3 Commentaire WA 120 : Narwa - Estellanara (Jeu 20 jun 2013 à 14:12)
3 Body Snatchers! - Maedhros (Dim 9 jun 2013 à 12:59)


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