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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Samedi 16 mars 2013 à 18:26:03
En retard... mais encore vivant!

LE LIT DE LA DEESSE


Cui non risere parentes, nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est (*)



La Ville se dresse au confluent de deux grands fleuves qui, depuis les cimes enneigées des montagnes du Nord, paressent en larges lacets scintillants sous un ciel d’azur. Le premier prend sa source sous un glacier immaculé et ses eaux sont aussi claires qu'une neige fraîchement tombée. Le second jaillit d'un gouffre ténébreux et ses eaux sont aussi sombres qu'une nuit sans lune. En aval de leur jonction, les deux puissants fleuves tardent à se marier avant de se répandre dans le riche delta limoneux qui étire ses doigts filandreux vers la mer turquoise.

La Ville est un anneau resplendissant qui brille au doigt de la Déesse, dit le proverbe. Cela est vrai. Une déesse dort dans ces eaux puissantes et profondes. Si l’on se penche au-dessus d’un pont en particulier, à une certaine heure du jour, quand des nuages plombés filtre une lumière tamisée et oblique, il est possible de distinguer, parmi les milliers de poissons d’argent qui fusent sous la surface, les fils moirés de son ondoyante chevelure marine et les reflets laiteux des perles de son diadème. Mais vous aurez beau fixer vos regards avec la dernière insistance jusqu’à ce que vos yeux rougis s’embuent de larmes, les traits symétriques de son altier visage demeureront insaisissables. Si près et si loin à la fois. N'est-ce pas révélateur de la condition humaine?

On raconte que des sujets trop sensibles ont basculé dans le fleuve, comme hypnotisés par l'appel muet et invisible lancé depuis les flots en perpétuel changement. Ils ont sombré et le courant nonchalant qui s'est refermé sur eux ne les a jamais rendus. On les a appelés les Amants Inconsolables de la Déesse. Leurs familles éplorées et couvertes de cendres ont jeté du haut du pont des couronnes de fleurs pour apaiser la divinité mais rien n’y a fait. Leurs prières sont restées vaines. Les eaux noires et blanches qui peinent à se mélanger ont coulé et coulent encore sans rien laisser paraître. On raconte que la Déesse se lèvera un jour. Et ce jour béni entre tous, les murs de la Ville s'écrouleront et tous seront à nouveau libres.

La Ville. Son histoire est riche et mystérieuse.

Mille ans auparavant, un peuple fier et intrépide, accouru des hauts plateaux, s’était présenté sous ses murs, attiré par sa splendeur et ses richesses. C’était un peuple de conquérants indomptables, aimant par-dessus tout ses petits chevaux bruns, vifs et endurants et il était jaloux de sa liberté. C'étaient des nomades qui allaient où les vents les poussaient. Ils étaient féroces et impitoyables au combat. Aucune armée jusque là n'avait réussi à contenir leur assaut. Ils laissaient derrière eux des ruines fumantes et emmenaient de longues files d'esclaves qu'ils vendaient ensuite sur les marchés à bestiaux. Au sommet des remparts, derrière les créneaux, les mercenaires qui composaient la garnison de la Ville étaient réputés pour leur professionnalisme et leurs généraux étaient avisés et prudents. Les murailles qui ceignaient la cité étaient hautes et entretenues, les nombreux greniers et silos regorgeaient de grains et de farine, et les puits d'eau claire et fraîche ne manquaient pas. Un siège aurait été longtemps incertain et pourtant, avant même que la première flèche enflammée ne soit décochée, avant même que les échelles de corde et les béliers d'airain n'entrent en action, les lourds battants bardés de fer de la Porte des Horizons tournèrent sur leurs gonds, s'écartant sans bruit devant les légions barbares.

Un souffle tiède et parfumé enveloppa les milliers de guerriers nomades comme une caresse soyeuse, leur ôtant toute velléité de violence et diluant leur soif de mise à sac. Au contraire, à la suite de leurs chefs, ils s'engouffrèrent en silence sous la double herse du grand pont-levis jusqu’au dernier cavalier de l'arrière-garde. La Porte aux couleuvres d’argent se referma dans un soupir après que la dernière carriole tirée par des buffles des steppes eût pénétré dans la cité. La plaine immense s'était vidée et, hormis les traces laissées par les sabots et les roues innombrables, il semblait qu'il en avait toujours été ainsi. Nul n'entendit jamais plus parler du peuple de conquérants. La Ville s'assoupit à nouveau, tel un serpent lové au soleil, immobile et digérant sa proie.

Le temps s'écoula et d'autres envahisseurs tentèrent à leur tour de s'emparer des trésors qu'on disait à peine cachés sous les dômes rutilants des temples d'or. Ils disparurent de la même façon et la Ville continua de se dresser au confluent des deux fleuves. Plus le temps passait, plus la légende grandissait. La Ville était habitée par des démons et ceux qui y pénétraient avec des intentions belliqueuses, s'évanouissaient corps et biens, victimes d'un terrible sort. Leurs âmes et leurs yeux arrachés, ils erraient sans fin à la recherche de ce qu'ils avaient perdu, ombres peuplant les ombres. Peu à peu les routes d'invasion évitèrent la Ville puis les convois de caravanes espacèrent aussi leurs étapes. Bientôt, seuls les aventuriers et les fous osèrent s'approcher des murailles d'albâtre qui s'élèvent au-dessus des eaux noires et des murailles de fer martelé qui surplombent les eaux blanches.

La Ville toute entière est circonscrite dans un triangle équilatéral dont la pointe méridionale se reflète dans le confluent où les deux fleuves se rejoignent en larges remous. Selon la légende, cette Ville fut bâtie par trois frères. Trois rois. Les Triarques. Chacun a apposé sa signature indélébile.

Le premier roi était un Musicien.

Bien sûr, il construisit la Salle de Concert, monument élégant en forme de rotonde, érigé dans l'un des quartiers ouest. Les rangées concentriques de gradins tendus de velours cramoisi encerclent une scène superbement dépouillée. Ses proportions idéales modèlent une acoustique exceptionnelle qui permet à chaque auditeur, quelle que soit sa place, d'entendre distinctement le battement d'ailes d'un papillon au-dessus de la scène. Qu'il y ait dix ou bien dix mille mélomanes, qu'il y ait un soliste ou un orchestre de deux cents musiciens, le son jaillit avec la même précision et la même force. Aucune réverbération intempestive n'altère la pureté des notes jouées. La substance intrinsèque de la musique est magnifiée au plus haut degré, transportant les mélomanes dans les sphères éthérées de l'écoute absolue.

Alors oui, bien sûr, la Salle de Concert est le grand oeuvre du Roi, la représentation éternelle de sa passion pour une conception radicale de la Musique. Il n'a pas hésité à empoisonner les architectes qui, sous sa férule, ont dessiné les plans de ce monument. Il a emmuré vivants derrière les parois latérales et sous la scène, les centaines d'ouvriers ayant servi sous ses ordres. Les cris déchirants éructés par des bouches sans langue ont imprégné durant de longues semaines les matières inanimées, bois précieux et marbre, leur conférant à la longue une tessiture émotionnelle toute particulière, favorisant une profondeur et une qualité de son à nulle autre pareilles. On raconte que certaines partitions évocatrices font naître des sentiments si intenses qu'il en devient presque douloureux et difficile d'y renoncer. Après chaque représentation, il n'est pas rare de trouver un auditeur prostré sur les gradins, son esprit ayant été incapable de réintégrer son corps. On peut lire sur son visage figé une incroyable expression de ravissement extatique. Certains n'en reviennent jamais totalement. Ils végètent dans les parcs qui jouxtent la Rotonde et vivent de la charité des musiciens qui déposent une partie de leur cachet dans des urnes spéciales.

Mais le Roi Musicien a conçu bien d'autres merveilles. Quand les vents soufflent sur la Ville, s'enroulant entre les flèches des églises et des minarets, s'élève une autre musique. Une musique qui ne doit rien aux portées de solfège traditionnelles. Les formes et les matières des bâtiments, les espaces et les pleins, ont été assemblés afin de produire mille sonorités, aériennes ou telluriques, qui enchantent les promeneurs. Sans cesse renouvelées, elles sont toujours en parfaite harmonie. Chaque vent possède une teinte et un style parfaitement identifiables. Le vent du Nord est froid et tranchant, vif et puissant. Il porte en lui des vibratos de cordes et de cuivres aux accents glacés et brillants. Le Vent du Sud est léger et parfumé, doux et baguenaudier. Il raconte une toute autre histoire, émaillée d'accords flûtés et de discrets tintements de cloches marines distantes. Même les trilles des oiseaux venus de la mer se marient sans fausse note avec les Vents qui balaient les façades et les toits de la Cité. Ils prennent appui dans les feuillages des arbres de différentes espèces et de différentes hauteurs, plantés le long des larges avenues ou en bosquets dans les parcs verdoyants. Ils rebondissent à la surface étale des bassins et s'engouffrent sous les arcades alignées qui encadrent les places aux formes géométriques.

Il existe bien d'autres musiques. Certaines sont chantées par les eaux vives qui baignent les canaux et les douves de la Cité. Une cascade artificielle tisse une symphonie champêtre. Une fontaine moussue récite un long poème musical. Des jeux d'eau au-dessus d'un bassin font retentir des fugues enlevées qui glissent en mille reflets scintillants. Toute la Ville n'est qu'une table d'harmonie où une musique sacrée et sublime naît à la moindre vibration. Même les pas des promeneurs ou les martèlements des sabots impriment à la mélodie environnante une cadence qui en souligne les contrastes. On raconte que nul ne peut se prétendre vraiment musicien s'il n'a pas, un jour dans sa vie, flâné dans les rues et ruelles de la Ville et s'il ne s'est pas assis dans les gradins de bois précieux. On raconte aussi que tous ceux qui ont tenté l'expérience sont revenus définitivement changés. Ils ne disent rien sur ce qu'ils ont entendu. Ils se contentent de ranger leurs instruments dans leurs étuis et oublient la musique.

Le Roi Musicien a depuis longtemps disparu.

Il existe une crypte profonde et secrète creusée sous la forteresse qui domine la Ville sur le piton méridional. Sur un autel de marbre blanc, aux lignes simples et fluides, sont posés trois reliquaires, écrins de nacre et de vermeil, fermés par des sceaux en or massif. L'un d'eux contient le coeur encore battant du Roi Musicien.

Le deuxième roi était un Peintre.

Il avait arpenté sans relâche la terre pour compléter les pigments de sa palette. Il voulait que ses pinceaux et ses couteaux puissent exprimer toute l'intensité d'une passion qui le dévorait. Il voulait rivaliser avec la Nature. Il voulait que ses couleurs et ses lumières fassent pâlir toutes les autres. Il voulait créer une Nature sublimée et miraculeuse. Il désirait tant de choses que parfois, submergé par les émotions qui l'étreignaient, il était pris de violents tremblements incontrôlables. Il se battait avec lui-même, impuissant à traduire sur la toile tendue devant lui ce qu'il ressentait. Alors, comme pris de démence, il brûlait tous ses dessins, toutes ses aquarelles et s'enfuyait jusqu'au bout de la terre parce qu'il y avait là-bas, il en était certain, une réponse à ce qu'il cherchait. Il revenait des mois plus tard avec dans ses bagues, la terre rare ou les cristaux qui lui permettaient d'obtenir la teinte à laquelle il avait rêvé. Il voulait peindre un unique tableau. Un tableau qui concentrerait l'ensemble de la Peinture. Une toile pour tout dire et se taire ensuite.

Un jour, il acheva son oeuvre et la dévoila aux yeux émerveillés de ses frères. Ce jour-là, la Ville Idéale n'était encore qu'un rêve à peine ébauché, un projet en gestation. Mais l'évidence de la révélation s'imposa à tous. Ce tableau, non cette fresque gigantesque et hors normes serait l'une des merveilles de la Ville qu'ils édifiraient. Alors ils bâtirent en son centre un musée spacieux, doté de hauts murs blanchis à la chaux. Les salles d'exposition étaient vastes et solennelles, étudiées pour composer un itinéraire qui conduisait peu à peu à la salle haute, la plus majestueuse. Celle-ci était immense, éclairée par d'étroites baies qui descendaient jusqu'au sol carrelé, comme les branchies d'un poisson de pierre.

Là, sur le mur immaculé, le Roi Peintre exposa sa toile. C'était sa place naturelle. On avait l'impression de contempler à travers une brèche de l'espace, un autre monde à peine distant, situé juste de l'autre côté du mur. C'était si vivant qu'on s'attendait à tout instant à voir s'animer les personnages et les créatures disséminés sur la toile. Plus on s'en approchait, plus on s'apercevait d'une multitude de détails jusque là invisibles. Il semblait qu'il n'y avait aucune limite, comme si la précision de l'examen révélait au fur et à mesure des dimensions supplémentaires. Le Roi Peintre soupira et un sourire éclaira son visage. Il recula d'un pas, puis de deux, puis de trois et à chaque fois, il hochait la tête avec satisfaction. Il avait réussi. Au-delà de toutes ses espérances. Il avait créé un monde et ce monde était infiniment beau et infiniment complexe. Il dit également à ses frères que quelque part sur la toile, il avait caché son Amour. Mais nul n'a jamais découvert son visage.

Le musée comprenait des dizaines de salles pouvant accueillir des centaines de toiles. Aucun loyer n'était réclamé aux artistes qui voulaient être exposés. Seul un jury composé de pairs impartiaux vérifiait qu'une qualité minimale était bien présente et attribuait bourses et prix aux oeuvres les plus remarquables. La renommée du Musée dépassa bientôt les limites du Royaume des Trois Couronnes et les artistes se pressèrent pour figurer aux côtés de la Fresque du Roi Peintre.

Inexplicablement, quelques mois après que tous les emplacements aient été attribués, toutes les toiles virent leurs couleurs s'affadir, se ternir, devenir grisâtres. Les plus beaux paysages s'enténébraient, lugubres et sinistres, vestiges de deuil et de misère. Les plus beaux portraits s'enlaidissaient, les regards se voilaient, les traits se creusaient et les bouches grimaçaient tandis qu'un acide blanchâtre rongeait les tons chairs comme une lèpre galopante. Seule la Fresque royale triomphait sans égale. Il semblait que ses propres couleurs se renforçaient du déclin des autres, éclatant en myriades de teintes nouvelles. Une rumeur enfla dans les rues et les avenues, dans les palais et les temples, les auberges et les caravansérails. Elle monta peu à peu jusqu'à la citadelle, jusque dans la plus haute tour de la forteresse où, dans la salle des Trois Trônes, siégeaient les triarques lorsqu'ils n'étaient pas occupés à étendre et embellir la Cité. Un vampire hantait le Musée. Il se repaissait d'un sang particulier. Il buvait les couleurs des tableaux et aspirait leur substance. Un vampire hantait le musée. Personne n'osa cependant porter d'accusation publique. Mais le Musée se vida peu à peu, les artistes se détournèrent de lui, préférant d'autres lieux moins prestigieux.

Le Roi fut cruellement meurtri de la désaffection qui frappa le Musée. Mais il ne dit rien. Il se jeta éperdument, aux côtés de ses frères, dans l'édification de la Ville et jura qu'il se rachèterait au centuple. Toutefois il ne put jamais se résoudre à décrocher sa fresque qui était aussi toute sa vie. Alors il façonna les toits et les rues, les parcs et les jardins, les canaux et les bassins pour qu'une autre fresque, dix mille fois plus grande, voie le jour. Il choisit avec soin les matériaux et leurs teintes pour composer des motifs brillants et surprenants. Ainsi, à chaque détour de la moindre ruelle, selon le temps et la saison, tous les objets urbains, l'angle d'une tourelle, la déclivité d'un toit, le feuillage parfaitement taillé d'un arbre, révélaient au promeneur un tableau vivant qui obéissait aux canons intangibles de la composition picturale.

On avait l'impression de s'enfoncer dans une nature morte aux proportions délirantes où chaque détail se transformait insensiblement pour s'insérer harmonieusement dans un autre tableau qui naissait sans aucune transition apparente. L'âme charmée par tant de beauté ne savait pas où porter ses regards émerveillés. Quelle que soit la perspective ou l'angle de vue, de la plus haute terrasse des jardins suspendus, du banc caché sous la tonnelle ombragée, de la gondole oscillant sur les canaux aménagés entre les façades des palais septentrionaux, il y avait toujours cette sensation magique et déroutante d'évoluer au sein d'une toile de maître. C'était l'art du Roi. Parfois, quand la saison s'y prêtait, quand la lumière jouait ses tours, il suffisait de cligner des paupières pour entr'apercevoir à certains endroits choisis, les lignes galbées d'un visage féminin, à la beauté éclatante et bienveillante, aux yeux rieurs et aimants, aux lèvres pleines et admirables. Beaucoup ont argué qu'il s'agissait du visage de la Déesse. Peut-être. Moi, je pense qu'il s'agissait de celle qu'a aimée le Roi. Celle qui se cachait dans les plis secrets de la Fresque.

Si un homme avait pu s'accrocher aux épaules des ailes de plumes pour s'envoler dans les airs, planer comme un aigle au firmament, alors il aurait pu contempler du haut des cieux la réplique exacte de la Fresque du Musée, dans ses moindres détails. Bien sûr, ce rêve nous est inaccessible mais n'est-il pas enivrant d'imaginer être ainsi suspendu tout là-haut, au-dessus d'un autre monde et ne plus vraiment savoir auquel on appartient? Attendre que la cire s'amollisse sous le feu ardent du soleil et ne pas redouter la chute. Parce que la chute n'est pas une fin en soi, parce que la chute n'est qu'un passage, un passage vers un autre monde. Peut-être est-ce la clé laissée par le Roi?

Le Roi Peintre a depuis longtemps disparu.

Son coeur repose dans le reliquaire de nacre et de vermeil, sur l'autel de marbre blanc, dans la crypte creusée dans la montagne. Il bat toujours.

Le dernier roi était un Voleur.

Il était le plus jeune des trois rois. Le plus frêle sans doute mais le plus séduisant. Il était beau. Il avait un regard de braise, un sourire éclatant et une chevelure de bronze pâle. Il aimait les femmes, surtout les courtisanes et celles-ci le lui rendaient bien. Et même si elles pleuraient amèrement quand il les quittait, elles n'ont jamais pu lui en vouloir. Mais par-dessus tout il aimait ce qui brillait. L'or et les pierres précieuses, la soie et les épices rares. Intrépide et rusé, il devint rapidement le chef d'une bande de gredins de haut vol et se mit à écumer sans vergogne les royaumes côtiers, dérobant les trésors et les vertus les mieux gardés. Il amassa une fabuleuse fortune et répondit à l'appel de ses frères lorsqu'ils conçurent leur ambitieux projet.

Il se mêla peu aux décisions et ne réclama en retour qu'une seule chose. Il voulut qu'une partie de la Ville soit affectée au commerce et aux affaires. Il avait connu de nombreuses cités et chacune possédait un quartier dont il se souvenait parfaitement. Il dressa un plan qu'il soumit à ses frères. Pour les convaincre, il leur dit que cela deviendrait le poumon économique de la Ville, l'endroit où s'échangeraient toutes les denrées et tous les articles convergeant de tous les horizons. Il leur représenta tous les avantages qu'offrirait la construction du plus grand Bazar du monde connu. Il assurerait des rentrées financières importantes et régulières en attirant vendeurs et acheteurs en grand nombre.

Le Roi Voleur avait une voix de velours et des paroles de miel. Ses arguments, qui avaient toutes les apparences de la raison, convainquirent sans difficulté ses frères éblouis qui acceptèrent à l'unanimité sa proposition. Quand l'or brille, même au loin, il est rare de rester longtemps indifférent.

Le Bazar devint réalité et il fut une ville dans la ville. Il possédait ses portes intérieures qui ouvraient sur de longues ruelles rectilignes, plongées dans une douce obscurité par des tentures multicolores qui cachaient le ciel. Les ateliers et les échoppes étaient regroupés selon la nature de leur activité. Les potiers étaient placés dans le même secteur que les sculpteurs, les armuriers côtoyaient les forgerons, les céréaliers n'étaient pas loin des vendeurs d'épices. Il y avait également des silos et des hangars où étaient entreposées toutes les marchandises imaginables amenées par des norias de chameaux qui faisaient halte dans les caravansérails situés au coeur même du Bazar.

Il y avait des cris et des rires, des couleurs à profusion, des parfums entêtants qui flottaient dans l'air et qui changeaient à chaque pas. Les étals débordaient de fruits exotiques dont les parfums flattaient agréablement les papilles. Aux crocs des mazeliers étaient suspendues des carcasses de bêtes inconnues. Juste à côté, des dizaines de poulets rôtissaient au-dessus de foyers qui jamais ne s'éteignaient. Des montagnes coniques de porc ou de mouton tournaient sur des broches verticales et étincelantes. Des pains tout chauds s'empilaient en hautes pyramides, prêts à accueillir des tranches de viandes succulentes et dégoulinantes de graisse pour quelques piécettes de bronze. Dans une autre ruelle, des marchands exposaient sur des tréteaux leurs rouleaux de lin ou de soie, de velours ou de coton aux mille teintes chatoyantes. Non loin, des odeurs acres et écoeurantes s'élevaient des puits où les pièces de tissu étaient plongées dans les bains de teinture. Des enfants rieurs, aux visages peinturlurés à demi-cachés par des foulards, apostrophaient les passants, armés de piquets de bois avec lesquels ils manipulaient tissus et teintures. Ils suspendaient les draps de coton fraîchement sortis des bains, à des cordes tirées entre les murs de la ruelle. Il fallait éviter d'être éclaboussé par la teinture qui dégorgeait et le sol lui-même disparaissait sous de grandes flaques de toutes les couleurs.

Le Bazar était une créature vivante qui ne dormait jamais. La nuit venue, d'autres marchands ouvraient leurs commerces et d'autres marchandises étaient proposées, des marchandises moins licites ou plus confidentielles. Certaines s'échangeaient en toute discrétion, d'autres, presque nues, prenaient des poses lascives sur des estrades de fortune, couvées par des regards concupiscents. Des voix rauques et essoufflées, féminines ou masculines, surenchérissaient avec nervosité pour obtenir la plus belle esclave à la peau bistre ou le jeune mâle aux muscles avantageux.

Le guet évitait soigneusement les ruelles borgnes où une faune éphémère se livrait à toutes sortes de trafics. Le Roi Voleur prélevait une taxe modique et équitable sur toutes les transactions, qu'elles soient diurnes ou nocturnes, légales ou illégales. Il avait élevé ses anciens associés au rang de Seigneurs du Bazar et leur avait confié la charge d'un secteur d'activité. Il avait aussi recruté des comptables religieux qui tenaient consciencieusement les livres de comptes à l'entrée des salles souterraines où était entreposé le Trésor Royal. La Ville s'enrichissait et le Roi Voleur au moins aussi vite.

Le Bazar avait une particularité étonnante. Bien qu'il soit d'une taille respectable, moins de deux heures suffisaient à le traverser à partir de l'une de ses huit portes, en suivant les rues qui convergeaient en ligne droite vers la place centrale. Là s'élevait un arc de triomphe qui abritait entre ses pieds, une fontaine rafraîchissante entourée d'un large bassin où évoluaient des carpes Koi. Cette place était le seul endroit du Bazar à ciel ouvert. Des rues partaient des ruelles plus étroites et plus sombres qui s'enfonçaient dans des territoires moins repérés. Des dizaines de minuscules boutiques s'y pressaient les unes contre les autres. Il fallait oser les explorer pour y dénicher l'article insolite, le philtre d'amour rendant irrésistible, l'épice rare qui rehaussait le plat de semoule traditionnel ou les bijoux vendus au rabais par leurs malheureux propriétaires. Il était également loisible de recruter des mercenaires ou bien un tueur à gages. Ce genre de prestations était naturellement excessivement cher mais le prix assurait une relative confidentialité. Ces ruelles tortueuses paraissaient interminables et, à bien y réfléchir, il semblait impossible qu'elles puissent être contenues dans le périmètre apparent du Bazar. C'était comme si les distances y respectaient une échelle différente. Si l'on n'y prenait garde, la journée tout entière pouvait passer avant d'avoir pu atteindre l'extrémité de la ruelle. Bien sûr, il était impossible de se perdre car le plan avait été si astucieusement conçu qu'à tout moment, il était facile de rejoindre l'une des huit rues radiales et se retrouver sur le bon chemin.

Le Roi Voleur avait aménagé sous le Bazar ses propres quartiers, un réseau dense et mystérieux de souterrains gardés par des sicaires incorruptibles qui veillaient sur les trésors amassés. Ils étaient également les instruments silencieux, diligents et définitifs des jugements rendus par le Grand Tribunal du Bazar présidé par le Roi Voleur en personne. Il avait obtenu de ses frères le droit d'exercer la haute et la basse justice dans le Bazar. La légende voulait aussi que dans la salle la plus profonde du Bazar d'en dessous, le Roi Voleur conservait une merveille. Ce trésor était bien plus précieux que les mille coffres débordant de pièces d'or. Il était bien plus précieux que les mille coffres ruisselant de diamants gros comme des oeufs de caille et de gemmes fabuleuses. Et il était bien plus précieux que les tapis de soie sauvage, aux motifs géométriques ou floraux, tissés par les Derniers Anges des Steppes, roulés en vrac dans une salle basse et voutée. Certains prétendaient qu'il s'agissait d'une femme mais beaucoup en doutaient. Le Roi Voleur désirait toutes les femmes. Ses conquêtes étaient aussi nombreuses que les perles de la plus belle eau qui ornaient le grand collier d'or passé autour de son cou. Non, ce n'était pas une femme. Certains avaient imprudemment évoqué un cercueil de verre, après avoir trop ingurgité de bière ou d'alcool d'orge. Ils n'étaient jamais ressortis du Bazar. Ou peut-être en étaient-ils ressortis mais personne ne les avait reconnus. Tout se recyclait dans le Bazar. Tout pouvait changer de forme. Il s'y écoulait tellement de marchandises curieuses, comme des abat-jours en peau humaine, de magnifiques sculptures en ivoire naturel ou des chapelets de saucisses appétissantes bradées à des prix dérisoires.

Le Roi Voleur a depuis longtemps disparu.

Son coeur repose dans le reliquaire de nacre et de vermeil, sur l'autel de marbre blanc, dans la crypte creusée dans la montagne. Il bat toujours.

Cependant ils étaient quatre frères.

Trois devinrent rois et la postérité retint leurs noms et leurs exploits. Le quatrième, le cadet, n'eut aucune statue élevée à son image sur le parvis du Temple Royal, au bout de l'Esplanade des Dieux. Non. Il fut séparé de ses frères très tôt et grandit à l'écart dans une aile retirée du Palais, confié aux bons soins d'un précepteur aveugle et d'une nourrice sévère et intransigeante. Quand ses crises le laissaient tranquille, il rêvait devant la fenêtre de la tour où il était confiné. Il contemplait les nuages qui dérivaient dans le ciel et ses pensées s'attachaient à eux. Il devenait nuage et quand il le pensait très fort, des images se formaient dans son esprit. Il voyait la campagne défiler sous lui et il en pouvait distinguer chaque détail. Les champs alignés comme les cases d'un damier, le lit bleu de la rivière, le moulin qui tendait ses ailes dans le vent et les charrettes qui circulaient lentement sur la grand route. Quand le vent était propice, il flottait au-dessus du palais royal et paternel et de la tour qui se dressait à l'extrémité de l'aile ouest. Il distinguait l'ogive de la fenêtre et même la silhouette menue qui se tenait derrière. Mais une crise survenait alors invariablement et ses cris épouvantables effrayaient les domestiques.

Il grandit en solitaire et il n'aima pas ses semblables. Il se plongea dans l'étude des épais grimoires poussiéreux qui encombraient les rayonnages d'une cave aménagée sous la salle d'étude et que tout le monde semblait avoir oubliée. Il avait découvert par hasard le passage secret et la nuit, quand tous dormaient, il se glissait sans bruit derrière la tenture représentant un illustre chevalier et tournait l'anse gauche d'une lourde torchère posée au sol. Une trappe invisible béait sur un escalier en colimaçon qui accédait à la cave. Des alambics et des cornues s'entassaient sur plusieurs paillasses. Des bocaux de verre enfermaient, plongées dans du formol, de petites créatures aux formes surprenantes. C'était l'antre d'un magicien. Le jeune prince possédait le Don et il n'eut aucune difficulté à déchiffrer le savoir qui dormait dans les recueils. Il apprit des formules magiques de plus en plus puissantes, ouvrit des portes donnant accès à des mondes parallèles où il s'entretint avec des entités surnaturelles, après avoir pris soin de se tenir au centre du pentacle de protection.

Mais la folie qui l'habitait et qui ne l'avait jamais quitté finit par lui faire commettre l'irréparable. Une nuit, alors qu'il atteignait ses seize printemps, il essaya de convoquer un familier, une créature hideuse et sournoise. Il savait comment se protéger mais une crise imprévisible l'empêcha de prononcer le rituel complètement. Une partie de son âme demeura exposée et vulnérable. Le démon découvrit ce point faible et s'y logea. Le jeune prince couva dès lors le mal en son sein.

Sous son influence, ses pensées devinrent délétères et mauvaises. Il faisait à ses parents et à ses frères bonne figure durant les rares occasions où il les voyait mais son coeur s'emplit d'amertume et de désir insatisfait. L'année suivante, il récita une formule tirée d'un recueil de magie noire qui terrassa sa nourrice dans son lit. On la découvrit au matin, le visage tordu de douleur et la langue boursouflée et violacée. Il ne montra aucune pitié envers son précepteur qui était pourtant un homme bon et doux. Il murmura à son oreille une incantation de désorientation. Le malheureux se retrouva sans s'en rendre compte tout en haut du grand escalier d'honneur. Croyant être ailleurs et le sol se dérobant sous son pied, il trébucha sur la première marche et se rompit la nuque avant d'avoir atteint la dernière.

Quand ses frères s'attelèrent à bâtir la Ville de leurs rêves, il fit en sorte de rester à la lisière de leurs pensées, suffisamment loin pour ne pas éveiller leurs soupçons. Il était taciturne et d'humeur sombre. Ses crises s'étaient espacées mais c'était l’oeuvre de son démon intérieur. Il avait changé de maître et ne le savait pas. Il contrariait les plans de ses trois frères. Des accidents de chantier interrompaient les travaux, des obstacles imprévus s'opposaient à leur bonne exécution, bêtes et hommes contractaient d'étranges maladies que ne parvenaient pas à soigner les guérisseurs royaux. Il jubilait sous cape de la déconfiture de ses frères. L'impunité dont il jouissait le poussa à s'enhardir jusqu'à ce qu'il soit percé à jour par le Roi Voleur qui révéla son sinistre manège. Ses frères s'emparèrent alors de lui et l'emprisonnèrent dans un oubliette creusée profondément sous le promontoire où ils érigèrent leur forteresse. Ils lui coupèrent la langue et lui passèrent devant les yeux la lame d'une épée chauffée à blanc. De lourdes chaînes fixées à des anneaux de métal sertis dans la muraille entouraient ses chevilles, ses poignets et son cou. D'une étroite lucarne bien trop haute pour être atteinte, tombait une pauvre lumière.

Ils purent alors bâtir la Ville idéale qui allait éclipser par son rayonnement et ses monuments, sa puissance et ses lumières toutes les autres cités du monde connu. Et pour un moment, cela fut vrai. La Ville fut un prodigieux phare qui brilla loin et intensément, attirant dans sa gloire les plus grands artistes, les plus nobles familles, les penseurs les plus pénétrants et les plus grands génies de leur temps. Mais cette période fastueuse prit fin quand la pourriture qui montait des profondeurs submergea la beauté et la grâce.

Le Prince s'était échappé même si son corps se ratatinait toujours dans la cave obscure et humide. Son esprit avait quitté son corps et s'était répandu peu à peu dans toute la Ville. Corrompue jusque dans ses fondations, elle se transforma en une entité démoniaque au fur et à mesure que l'esprit pervers du Prince gagnait en pouvoir. Le ver était dans le fruit et les trois Rois, assis sur leurs trônes, n'avaient rien remarqué. Pourtant la déliquescence rongeait leur ouvrage. Aucun des joyaux qui ornaient la Ville, la salle de concert, le musée ou le Bazar, ne fut épargné par le mal pernicieux qui s'étendait durant la nuit.

Puis le Prince porta le coup de grâce. Par une nuit brumeuse et sans lune, les Triarques furent assassinés par des ombres cornues qui se détachèrent en silence des murs de leurs chambres. Leurs coeurs furent arrachés à leurs poitrines encore pantelantes et portés à l'Horreur qui vivait enchaînée sous la forteresse. Elle avait perdu toute apparence humaine, transformée en une créature blanchâtre et obèse, une larve gigantesque à l'aspect gélatineux. Seules les chaînes et les anneaux, travaillés par des maîtres forgerons dans les plus nobles métaux, rappelaient celui qui avait été un homme. Sa volonté imposa à ses sombres serviteurs d'enfermer les coeurs dans les reliquaires de nacre et de vermeil. Il proféra alors la plus vile incantation tirée des pages les plus noires du Nécronomicon. Les coeurs battraient aussi longtemps que la Ville se dresserait au confluent des deux fleuves. La dernière syllabe tout juste prononcée, le démon fut libéré et le Prince mourut.

La Ville était née et ses trois coeurs palpitaient à l'unisson. Le Monstre était né et le Démon riait et dansait au sommet de la plus haute tour de la forteresse. Il était libre désormais. Il y avait tant de choses à faire, tant de vies qui grouillaient au-dessous de lui qu'il connut un moment d'ivresse exaltante. Les humains étaient si faibles et si crédules. Il y avait tant d'âmes à aliéner et à corrompre. Il lui suffisait d'attendre et de donner juste une toute petite impulsion. La nature humaine ferait le reste pour son plus grand plaisir. Il se pencha au-dessus des remparts et plongea ses regards dans les eaux noires et blanches. Sa vision était bien plus perçante que celle des simples mortels. Il vit bien sûr la Déesse qui dormait sous les eaux. Elle était très belle mais la beauté importait peu à un Démon. Il disparut dans un éclair de soufre et son rire résonna longuement après son départ.

La Ville attendait. Elle avait tout son temps à présent.

M


(*) L'enfant à qui ses parents n'ont pas souri n'est digne ni de la table d'un dieu, ni du lit d'une déesse (Virgile).

(maintenant je vais pouvoir découvrir la suite!!)


  
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Réponses à ce message :
3 Commentaire WA 117 Maedhros - Estellanara (Lun 15 avr 2013 à 14:06)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°117 - Narwa Roquen (Mar 19 mar 2013 à 23:30)
       4 Blague à part... - Maedhros (Sam 23 mar 2013 à 09:34)


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