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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 18 octobre 2012 à 22:28:33
PROCEDURES



Il rêvait qu’il voguait sur une mer plus verte qu’une gélule de Calmox. De grands poissons blancs bondissaient autour du bateau et lançaient des cris joyeux en l’éclaboussant. Le soleil était doux sur sa peau nue, et une légère brise ébouriffait ses cheveux – oui, il avait des cheveux ! Ce fut sans doute ce détail inconvenant qui le réveilla, et sa première pensée fut que le dérêveur devait être en panne. Il serait sûrement fatigué toute la journée, après ça, tout le monde savait que les songes volent insidieusement l’énergie des dormeurs. Et pourtant ce rêve-là, tout incongru et absurde qu’il fût, lui laissait une sensation agréable de chaleur et de détente. Le réveil n’avait pas encore sonné, et c’était bon de se prélasser ainsi avant une rude journée, après tout, ce n’était pas sa faute... Il tendit la main vers l’autre côté du lit. Déjà levée ? Il se redressa d’un coup. Ce n’était pas possible. Il était toujours debout avant elle, puisqu’il commençait une heure plus tôt. Son coeur marqua une pause quand il réalisa qu’il faisait grand jour. Le Calmox ne suffirait pas, il lui faudrait du Coolplus ! Le réveil était éteint. En jurant, il sauta sur ses pieds et courut à la cuisine. Il tapa son code sur la machine à café, qui répondit : « Code invalide ».
« Chérie, ton code café c’est bien 2216 ?
- Ah non, je l’ai changé hier.
- C’est quoi le nouveau ? Le mien ne marche pas.
- Tu bois trop de café, mon chéri, tu ferais bien d’arrêter ! »
Il fila vers la salle de bains, numérota 5454 sur la porte.
« Code invalide ».
Il y a des jours où le mauvais sort s’acharne. L’important, c’est de garder son calme. Sans Calmox, sans Coolplus, sans Zénith ! Trois respirations abdominales.
Je dois appeler la maintenance. Evidemment.
Il s’assit devant son écran.
« Connexion suspendue. Vous avez été désintégré. Pour plus d’informations, appelez le service Désintégration. Des bornes payantes sont à votre disposition aux Points P1, P2, P3 et P4. »
Ecran noir.
« Allison, tu veux bien poster à Mécamax pour dire que je me connecterai en retard ?
- Enfin, Netuno, nous sommes un Cinquième Jour ! Je fais les courses ! Et je commence dans cinq minutes !
- Kevin, j’ai besoin de ton clavier juste un instant, s’il te plaît.
- T’es chiant, ‘Pa ! Je suis en train de gagner le niveau 8, c’est la première fois que j’y arrive ! Et après j’ai cours ! »
Netuno soupira. Une compagne, un fils. Et seul au monde.
Il se vissa une caquette sur la tête et empocha le petit canif rouge, cet objet désuet et ridicule qui faisait ciseaux, tournevis, pince, lime, couteau... Son objet fétiche, inutile et obsolète, mais la seule chose qui lui restait de son père. Pas rasé, le ventre vide mais la vessie pleine, il descendit vaillamment les 152 étages parce que l’ascenseur refusait de le transporter jusqu’au parking. Heureusement il s’était commandé une combinaison propre la veille au soir. Au 5° sous-sol, il se soulagea dans un coin sombre, et se félicitant que ce soit un Cinquième Jour et pas un Dixième. Le laxatif de purification l’aurait mis bien mal à l’aise, sans accès aux toilettes. Quand il introduisit sa carte, l’ordinateur de bord du nave répondit : « Accès refusé. Veuillez quitter ce véhicule. »
Cinq étages de plus à pied, pour se retrouver ensuite dans la rue, comme les classe 10 ? Marcher dans l’air poussiéreux vers un Point dont il ignorait la localisation... Il en frissonna d’horreur. Les androïdes refuseraient de l’aider. Quant aux humains... Les marcheurs étaient des parias, souvent des criminels. Et puis cela faisait si longtemps qu’il ne leur avait pas adressé la parole... Le Standard aurait pu être remplacé par l’obscur dialecte d’un Monde Perdu qu’il n’en aurait rien su.
Allons, mon gars, t’es pas stupide. Réfléchis.
Il se mit à rire.
L’imprévu nous déstabilise, mais nous rend plus intelligent. Il passait ses journées à diriger des robots qui oeuvraient sous des capots. Il savait exactement ce qu’il avait à faire.
D’abord supprimer l’accès-carte grâce à la petite touche située sous le châssis, à l’aplomb du phare arrière droit. Ouvrir le capot en tapant 111 sur le clavier. Récupérer la boîte à outils personnalisée par le 707.
Et maintenant, à nous deux.
Il sortit du parking en décochant un sourire radieux à la caméra de surveillance. Il était un Citoyen honnête, qui avait juste compensé les conséquences fâcheuses d’une erreur informatique. Il n’avait rien à se reprocher. Pourtant, en suivant les indications du localisateur à travers les rues de la ville, il ne put s’empêcher de prêter plus d’attention que de coutume aux humains qui marchaient à pied. En fait, c’était probablement la première fois qu’il les regardait. Au milieu des humanoïdes portant des colis, poussant des machines ou effectuant des travaux de voirie, ils étaient quelques uns, parfois même sans couvre-chef, la barbe hirsute et le cheveu naissant ombrageant déjà le crâne, qui rasaient les murs, tête baissée, aussi honteux que désespérés. Il frissonna. En le voyant passer, ils l’auraient sûrement agressé, dépouillé du peu qu’il possédait. Pas grand-chose en fait. Quelques jetons. Sa montre-carte de crédit était arrêtée. Mais ils auraient pu le frapper, lui faire du mal. Tout le monde savait que les marcheurs étaient dangereux. Alors pourquoi lui vint-il, au bout de quelques minutes à observer la lie de la planète, l’idée dérangeante que probablement ils ne l’auraient même pas vu, tant ils étaient enfermés dans leur propre détresse ?
Au loin vers le sud se dressait la Pyramide Arc-en-Ciel, siège du Pouvoir. En bas, dans les couleurs rouge et orange, les administrations basiques. Tout en haut, derrière les façades violettes, devait se trouver un bureau de verre et d’acier, où siégeait le Suprême. Ou la Suprême ? Pour des raisons de sécurité, son identité n’était connue que du cercle restreint des Puissants. Pour les gens comme lui, la connaître ou non ne changeait rien à sa vie. Que savait-il, ce Suprême, des gens qui marchaient ? Est-ce qu’il donnait des ordres pour leur capture et leur destruction ? Ou est-ce qu’il les tolérait parce que tout programme a forcément un bug un jour ou l’autre ?
« Tu as trop d’imagination, on dirait un enfant de trois ans, ce n’est pas convenable », lui répétait Allison. Mais quand il était petit, son père tous les soirs lui racontait une histoire qu’il inventait, et il l’admirait pour ça aussi. Les Citoyens ne racontaient pas d’histoires à leurs enfants. Autre Monde, autres moeurs. Il était Citoyen. Et pourtant, même pour plaire à Allison, il ne reniait pas son père. Ici, il ne fallait pas être différent, et il était parfaitement conforme. Ce qu’il gardait dans sa tête et dans son coeur ne regardait que lui. Ca énervait Allison, qui était native. Il ne lui en voulait pas, elle ne pouvait pas comprendre. Ses parents avaient émigré après la Grande Famine de ’58 sur Smeralh, la planète verte. Ils avaient fait de leur mieux pour lui offrir un avenir meilleur. Ca n’avait pas dû être facile pour eux, d’abandonner leur Monde pour repartir de zéro. Il n’en parlait jamais. Mais il leur en était chaque jour reconnaissant.
Il se gara devant la borne P1, soulagé d’être arrivé et fier de sa débrouillardise. Son père n’aurait pas fait mieux. Il prit le temps de regarder aux alentours. Aucun véhicule. Quelques robots. Rien qui semblât menaçant. De toute façon, il n’y avait pas d’autre solution. Il fallait qu’il mette le pied sur ce trottoir poussiéreux, qu’il respire pendant quelques minutes cet air sûrement vicié et potentiellement toxique. Il ferait une séance d’oxygénothérapie ce soir, pour décrasser ses poumons, cela lui serait sûrement accordé quand il aurait été réintégré avec les excuses de l’administration compétente, en bonne et due forme.
« Borne P1. Salutation. Quel service voulez-vous contacter ?
- Désintégration.
- Quel est votre code ?
- 5454 BXL 1287
- Votre code a été invalidé. Vous êtes désintégré », répondit la voix synthétique.
- Ca, je le sais ! Il s’agit sûrement d’une erreur. Pouvez-vous vérifier ?
- Vérification effectuée. Vous êtes désintégré.
- Et que dois-je faire pour être réintégré ?
- Cette question dépasse mes compétences. Merci de votre appel. »
Réfléchis. Il faut aborder le problème sous un autre angle. Ne pas se décourager. Il s’agit juste d’un contretemps, c’est peut-être une surcharge passagère... Je vais y arriver. Je suis dans mon droit. Je suis un Citoyen.
« Les Renseignements ? »
A ce rythme-là je n’aurai bientôt plus de jetons. Non, je ne veux pas une Localisation, ni les horaires d’ouverture d’une administration... Essayons le 17, « Citoyenneté ».
Encore des choix de touches. Il respira profondément.
« Pour être mis en relation avec un technoïde, tapez 9. »Voilà !
« Je souhaiterais savoir quels peuvent être les motifs de désintégration.
- Délit, crime, terrorisme, espionnage, immigration clandestine, dénonciation.
- Dénonciation de quoi ?
- Délit, crime, terrorisme, espionnage, immigration clandestine.
- Pouvez-vous me passer le Service Immigration ?
- Salutation, vous êtes bien au Service Immigration. Pour une dénonciation, tapez 1. Pour une suspicion, tapez 2... Je n’ai pas enregistré votre réponse. Pour une dénonciation, tapez 1 ... »
Il tapa 3, sur un coup de tête. Une voix humaine, incontestablement humaine. Ou un humanoïde de dernière génération ?
« Alexandra, à votre service. Je vous écoute.
- Salutation, Citoyenne. Voilà... J’ai été semble-t-il désintégré par erreur. Vu que je n’ai commis aucun crime ni délit ni etc.., je voudrais savoir si vous pouvez m’aider à sortir de cette situation... désagréable.
- Votre identifiant ? ... Ah oui... Ce n’est pas une erreur. Vous avez été dénoncé hier soir comme immigrant illégal.
- Mais je suis sur City depuis l’âge de cinq ans ! J’ai un diplôme de mécanicien expert, je paie mes impôts, je vis en couple, j’ai un enfant...
- Je suis vraiment navrée. Vous pouvez faire appel auprès de la Commission de Réintégration après un délai de 101 jours, nécessaire à la constitution de votre dossier par un Avocat Réintégrateur. Il ne vous en coûtera que 54 420 Unités. Salutation.
- Attendez ! Est-ce que j’ai le droit de savoir de qui émane la prétendue dénonciation ?
- Bien entendu. La dénonciation a été enregistrée hier soir, Quatrième de Quatorze, à la trente-deuxième heure, par Allison Oswald, résidant 2654 Downtown avenue, 147 ° étage porte SXZ. Cette donnée n’est pas confidentielle parce que le courage est la vertu première du Citoyen.
- Merci, Citoyenne.
- Je vous conseille de contacter au plus vite un Avocat Réintégrateur, pour qu’il mette en place une demande d’appel conservatoire. Faute de quoi vous serez considéré comme hors-la–loi et passible d’une expulsion immédiate vers une planète punitive. Salutation. »



Il retourna s’asseoir dans le nave aussi assommé que s’il avait avalé par mégarde une boîte entière de Zénith. Enfin, il n’en savait rien, il ne l’avait jamais fait. Mais Allison lui avait raconté que... Allison ? Comment était-ce possible ? Il essaya de se remémorer les derniers jours, à la recherche d’un signe, d’un indice... Elle l’appelait toujours « chéri ». Mais Allison appelait tout le monde « chéri ». Son fils, son ordinateur... et même la machine à café. Bien sûr que ce pouvait être une erreur. Ou pas. Et ce matin elle n’avait pas été très secourable. Mais Allison ne l’était jamais.
Où allait-il trouver 54 420 Unités ? Sa montre était bloquée, donc son compte inaccessible.Allison pourrait... Il secoua la tête.Il faut quand même que je lui parle... Mais une petite voix, sans doute celle de son imagination, lui suggéra que ce ne serait pas prudent. Une patrouille de Sécurité, reconnaissable de loin à ses feux rouges clignotants, émergea au coin d’un immeuble dans le couloir 5, réservé aux officiels et aux forces de l’ordre. Il démarra le nave, et resta en mode manuel, avançant dans le couloir inférieur, au ras du sol, sans savoir où aller, cherchant une idée intelligente avec la sensation abyssale qu’il éprouvait toujours quand il s’oubliait à faire de l’humour avec un robot mécanicien.
Et puis devant lui il vit l’astroport.
L’astroport... Un lieu étrange et malfamé, d’après ce qu’on disait. Où l’on pouvait rencontrer des étrangers riches et crédules, qui payaient des fortunes pour un service qu’ils auraient pu avoir gratuitement. Le moyen de trouver rapidement la somme faramineuse qu’il lui fallait pour être réintégré. Mais mentir, bluffer, tricher... Il n’avait jamais su le faire. Il gara son véhicule. Toutes sortes de boutiques clinquantes entouraient la zone portuaire. « Venez tenter votre chance ! La fortune au bout de vos doigts ! », « Chez Milton : jeux de hasard, jeux d’adresse, paris », « Au bon heur du bonheur »... La chance ? La journée semblait peu propice... Et puis il ne lui restait qu’un pauvre petit jeton à miser, pas de quoi s’enrichir vite. En soupirant, il se résolut cependant à quitter le véhicule et entra dans l’astroport. D’immenses panneaux publicitaires vantaient les délices d’Hédonia, la planète des plaisirs, de Lotto 999, la terre aux 500 000 casinos, de Vahiné, le monde du farniente, où la vie s’écoulait dans l’oisiveté... La tête lui tournait de trop de couleurs, de trop de bruit, et il s’aperçut qu’il avait faim et qu’il avait soif. Rien qu’une pilule de protéiné, avec un café édulcoré... Mais avec un seul jeton en poche, c’était impossible. Il regarda machinalement le tableau des vaisseaux en partance. Le premier sur la liste desservait Heinz, CQ3, Dorne, Cottman VI, Hédonia... et Smeralh ! Le temps d’un vertige, il revit son père lui raconter les maisons basses, le parfum de la terre, le sourire des amis... Mais à quoi bon ? Le temps avait passé partout, et la planète primitive avait dû devenir un monde structuré à immigration zéro.
Ses idées se brouillaient au fur et à mesure que son ventre gargouillait plus fort. Il sortit du bâtiment, s’accroupit le dos au mur dans une impasse déserte, et d’un petit coup sec de son couteau rouge fit sauter le panneau arrière de sa montre. Juste la remettre en marche pour un retrait de 72 999 Unités, et puis s’embarquer, et puis...
« Veux un coup de main, mon gars ? »
Il sursauta.
Quelques mèches grises s’échappaient de sa casquette sale. Le visage était ridé à l’extrême, buriné, couperosé, fendu par un large sourire lourdement carié. Il flottait dans une combinaison tachée et usée jusqu’à la trame, et ses orteils noirs de crasse avaient éventré l’avant de ses bottes, sans doute trop petites pour lui.
« C’est juste une petite panne...
- Raconte pas de craques à Tonton, man. Désintégré, hein ? Personne pour t’aider, alors tu veux te faire la belle...
- Ecoutez, ce n’est pas du tout... »
Sa gorge était trop sèche pour qu’il en dise davantage. Et puis de toute façon il ne savait plus quoi dire. L’homme s’assit à côté de lui.
« Je suis un marcheur, man. Pas moi qu’appellerai les autorités. Marche depuis dix ans. Désintégré, sais ce qu’c’est.
- Et vous aussi vous voulez partir ? »
L’homme secoua la tête.
« Partir, non. Pas où aller. Et puis choses encore à faire ici. Quelques comptes à régler. Tonton a bonne mémoire. Vas pas le croire, mais avant... Fais voir ton machin. »
Il lui prit la montre des mains, sortit de sa poche une pince fine et un bout de fil de fer. Ses mains tremblaient un peu et il clignait des yeux en permanence. Cela ne donnerait sûrement rien, mais Netuno n’avait pas le coeur de rudoyer le marcheur. Et puis les montres, il n’y connaissait rien.
Il y eut un « bip », et l’écran s’éclaira. L’homme referma le boitier et lui tendit l’objet.
« Voilà. Peux aller où tu veux. Mais un seul retrait, après ça recoincera.
- Je peux vous emmener avec moi ! On ira moins loin, mais vous quitterez cet enfer... Je vous dois bien ça...
- Pas né ici, toi, hein ? Brave garçon. Te l’ai dit, partirai pas. File, va pas rater l’vaisseau. »
Netuno lui tendit la carte du nave.
« Il est garé sur le parking nord. Un Kwick 3200 bleu foncé. Au moins vous ne dormirez pas dehors. »
L’homme haussa les épaules.
« Devrais le vendre, partirais pas les poches vides.
- Je pars, et c’est grâce à vous. Prenez-le. »
Le sourire pestilentiel se ralluma.
« Quelle heure, le vol ?
- Quatorzième et trente deux fractions.
- Ok, man. A trente sept regarde bien le ciel. Je vais m’éclater ! Penserai à toi. Vas où ?
- Smeralh. Mes parents sont nés là-bas.
- Bonne idée. Ah... Y a un truc... Suis-moi, plus simple. »
L’homme le précéda devant le billetteur.
« Destination ? »
Netuno reçut un coup de coude dans les côtes.
« Smeralh.
- Avez-vous un crédit de 72 999 Unités ?
- Oui.
- Avez-vous un visa ? »
Le marcheur lui fit signe de répondre oui, et comme Netuno, affolé, lui jetait un regard incrédule, il prononça à sa place :
« Oui.
- Veuillez placer votre horocarteur en face du lecteur. »
Netuno tendit le poignet vers le rayon lumineux qui sortait de la machine.
« Transaction effectuée. Impression du billet en cours. Bon voyage. »
Et tandis que ses doigts tremblants se refermaient sur la précieuse carte, il entendit le marcheur éclater de rire.
« ‘Reusement qu’Tonton était là, hein ? Pas besoin de visa pour les Mondes Perdus, c’est juste de l’intox.
- Mais comment...
- Dix ans à rôder, man. Et avant... savais des choses... Allez, file, file, bon vent ! »


Netuno prit place en salle d’embarquement, au milieu de ses futurs compagnons de voyage. La plupart d’entre eux étaient des androïdes, probablement des commerciaux. Il y avait peu de Citoyens, surtout des extramondiens avec des costumes bigarrés et des coiffures exotiques. Il passa le contrôle sans encombre, et le steward humanoïde lui indiqua le fond de l’appareil. Il traversa donc tout le vaisseau, les voyageurs étant regroupés selon leur destination. Dans le compartiment réservé aux passagers pour Smeralh, il eut la surprise d’être accueilli par une hôtesse humaine vêtue d’une longue robe noire. Elle lui sourit.
« Installez-vous où vous voulez, nous ne serons pas au complet. »
Il se cala près d’un hublot, le coeur battant prêt à exploser. Quelle folie ! Hier encore il avait une vie normale, et voilà qu’il s’apprêtait à traverser l’espace pour aller sur un Monde Perdu sans avoir la moindre idée de comment il pourrait y survivre. Mais c’était fait. Le vaisseau s’éleva dans les airs et prit rapidement de l’altitude. Netuno se dévissa la tête pour scruter le ciel au dessus de la ville. Il lui sembla qu’un petit point noir tournait autour du sommet de la Pyramide. Et tout à coup celui-ci s’embrasa, flammes rouges et fumées noires venant souiller l’azur constamment pâle et à température contrôlée dont s’enorgueillissait la fière City. Il resta muet, n’osant comprendre. Tonton ?
Le vaisseau ralentit pour entrer dans le sas hyperatmosphérique. Les lourdes portes s’ouvrirent... et au-delà s’ouvrit l’espace infini, nuit profonde illuminée par quelques étoiles lointaines. Netuno porta la main à sa tête.
« Vous allez bien, monsieur ? »
L’hôtesse était penchée sur lui, visiblement inquiète.
« Je... fatigué, je crois...
- Je vais vous chercher un verre d’eau.
- Pas ... de ... devises...
- Mais tout est compris dans le billet, monsieur. Le premier repas sera servi dans quelques instants. »
Il avala le contenu du gobelet en trois longues gorgées d’extase. L’hôtesse sourit.
« Je vous amène une bouteille.
- Mais... pour les toilettes...
- L’accès est libre, monsieur. Vous êtes ici sur une extension du territoire de Smeralh, et dans sa juridiction. Notre civilisation vous semblera sûrement primitive, car notre technologie est pratiquement inexistante. Chez nous, pas d’humanoïdes, pas de codes, pas de véhicules à moteur, pas de contrôle de température extérieure... Je crains que vous ne soyez déçu...
- Oh non ! » s’écria-t-il. «J’ai quitté Smeralh quand j’étais enfant, et je n’en ai aucun souvenir, mais mes parents ne m’en ont jamais dit que du bien.
- Et ils ont eu raison ! », intervint le passager assis à sa gauche, de l’autre côté de l’allée. « Notre monde est considéré comme perdu pour le progrès, mais chez nous on ne laisse personne mourir de faim ou de soif. Pardonnez mon indiscrétion, mais avez-vous de la famille sur Smeralh ?
- Je ne sais pas. Nous sommes partis lors de la Grande Famine, et nous n’avons eu aucun contact depuis.
- Je m’appelle Ze Minhao », ajouta l’homme en se levant pour lui tendre la main. Devant l’air effaré de Netuno, il ajouta :
- « Chez nous, on se serre la main quand on se salue.
- Ah... bon... très bien... Netuno Oliveira.
- Eh bien, Netuno, vous avez bien fait de rentrer chez vous.
- Mais... C'est-à-dire... En fait, je ne sais pas si...
- Nous sommes parfois méfiants envers les étrangers, mais vous, vous êtes des nôtres ! »
En riant, il prit la main de Netuno et lui montra la sienne, où l’index et le majeur avaient la même longueur. Autour d’eux, dix passagers levèrent la main en s’exclamant en choeur :
« Nous aussi ! »
Netuno se sentit stupide. Autour de lui, tout le monde riait et le congratulait en tapes amicales sur l’épaule et bourrades affectueuses, et il avait les larmes aux yeux... Ze se détourna un instant, son oreillette grésillait.
« Ca alors ! Savez-vous ce qui vient d’arriver sur votre ancien Monde, Netuno ? Figurez-vous qu’un terroriste a fait exploser le bureau du Suprême, l’endroit le mieux protégé de City ! Et ceci en pleine réunion du conseil des Puissants ! Et le comble, c’est que le coupable serait un ancien Suprême, limogé il y a dix ans à cause de ses tendances trop populistes, et qui aurait vécu depuis dans la clandestinité... La vie n’est-elle pas une chose étonnante ? Oh, mais je vois revenir notre hôtesse. A table ! »
Des odeurs entièrement nouvelles pour Netuno embaumèrent l’habitacle. Poussant un chariot lourdement chargé, l’hôtesse offrait un plateau–repas à chacun des passagers.
« Ne vous vexez pas, monsieur, mais sur Smeralh nous ne mangeons que de la nourriture traditionnelle... et... notre corps y est habitué. Il vous faudra effectuer une transition progressive. Heureusement, nous avons 21 jours de voyage devant nous. Je vous ai donc servi votre ration en pilules protéinées, glucidées et lipidées... plus de toutes petites portions de nos plats smeralhiens. Mais je vous conseille de les goûter à peine... La réaction de l’intestin est parfois... comment dire... intempestive... »
Netuno enfourna les pilules comme le mort de faim qu’il était, puis engloutit tous les petits échantillons dans un déluge de sensations gustatives incroyables.
« Que c’est bon !
- Vous en voulez un peu plus, jeune homme ? » Une femme âgée lui tendit deux petits gâteaux en souriant.
- « Je ne finirai pas ce poisson », dit Ze. « A mon âge, on mange moins...
- Il me reste des tomates », dit un autre homme.
- Et moi des filets d’anchois... vous avez l’air vraiment affamé ! »
Netuno accueillit tous ces dons avec une gratitude émerveillée, et s’extasia ensuite sur le café, le plus concentré et le plus goûteux qu’il ait jamais bu de sa vie. Mais, la dernière gorgée avalée, il se leva, pâle et défait, la main sur le ventre, et courut aux toilettes.
« Je vous avais prévenu », lui fit gentiment remarquer l’hôtesse à son retour. « Notre nourriture est excellente, mais vous vous êtes comporté comme un chaton gourmand...
- Un cha...ton ?
- Oui, un bébé chat. Vous n’avez gardé aucun souvenir de Smeralh ? Vous allez donc tout redécouvrir... Eh bien, on peut dire que vous n’êtes pas au bout de vos surprises... »


Le voyage dura trois semaines, pendant lesquelles Netuno se lia d’amitié avec ses compagnons. Certains, comme Ze, rentraient d’un voyage d’affaires, mais la plupart étaient allés visiter leur famille émigrée sur City. Ils furent tous touchés sincèrement par sa mésaventure. Diamantina lui promit de lui présenter son cousin, qui avait un élevage de chèvres, Laocadia, l’hôtesse, avait un ami agriculteur qui cherchait toujours de la main d’oeuvre, Neves, la femme âgée, lui proposa de le loger chez elle, en attendant mieux, elle avait de la place, ses enfants étaient partis... Et Ze l’invita à une partie de pêche sur son bateau... Pêche, chèvres, agriculteur... La tête lui tournait devant tous ces concepts nouveaux dont il n’osait demander le sens... Mais tous ces gens étaient tellement généreux, tellement différents...
Un soir au moment d’incliner son siège pour la nuit, la vieille Neves se mit à fredonner.
« Cette chanson... Ca me dit quelque chose...
- Nana neném do coraçao
Nao tenha medo...
- Do... bicho... bicho...
- Do bicho papao ! Mais oui !
- Je crois que ma mère me chantait ça...
- Et moi je le chantais à mes enfants... et à mes petits-enfants... Tu n’as pas tout oublié, tu vois ! »



Le moment était venu. Il embrassa trois fois Laocadia, serra longuement la main de Ze, remercia une fois de plus Diogo, qui lui avait donné des habits autochtones (large pantalon de toile, tunique ample et sandales d’un matériau étrange, souple et résistant, qu’il nommait cuir). Puis il suivit Neves. La vieille dame trottinait allègrement sur le sol inégal et vert où s’était posée la navette. Un sol meuble, recouvert de petits brins qui lui chatouillaient les orteils, où il redoutait de s’enfoncer et de se perdre...
« Olà ! Avo ! »
Une jeune femme aux cheveux noirs comme l’espace faisait de grands signes en appelant Neves.
« C’est votre petite-fille ?
- On dirait que la langue te revient, mon garçon. Oui, c’est Amalia. Et ne la regarde pas comme ça, s’il te plaît, c’est une fille sérieuse. »
Derrière Amalia se tenaient deux monstres primitifs, quadrupèdes et poilus, attelés à une plateforme montée sur quatre grandes roues. Ils étaient vraiment effrayants, et pourtant leur regard était placide et leur odeur plutôt agréable. Neves débita à sa petite-fille un discours trop rapide pour que Netuno en comprenne le sens, mais Amalia se mit à rire et caressa la tête de l’un des monstres.
« Cavalo », lui dit-elle. « Bonito !
- Ah oui, gentil... Si vous le dites... »
Elle lui prit la main et la guida vers la joue de ce... cavalo... Le poil était soyeux, et tout compte fait il semblait plutôt pacifique. Il monta sur le siège entre Amalia et Neves. Ca bringuebalait pas mal, mais c’était vraiment amusant, beaucoup plus que toute les animations virtuelles qui ne le laissaient qu’indifférent... ou nauséeux.
Il y avait une grosse boule jaune dans le ciel, dont la lumière était chaude. L’azur était plus que ça, bleu intense, bleu extrême. Le chemin de terre se mit à grimper au milieu de décorations vertes que recouvraient de petites cartes rondes bruissantes comme sous l’effet d’un ventilateur.
« Para ! » lança Neves, et l’étrange véhicule s’arrêta au sommet de la montée. Netuno en eut le souffle coupé. Devant lui, à perte de vue, s’étendait une immensité d’eau verte, du vert le plus pur, le plus profond, le plus... inimaginable...
« Mar », murmura Amalia. « Nossa mar.
- Notre mer », traduisit Netuno sans même réfléchir. « Bien sûr... »
C’était comme dans son rêve, ce rêve si bizarre qu’il avait fait le matin où tout avait basculé. Il plissa le front, retrouvant les mots perdus d’un passé trop lointain.
« Estou... feliz ! »
La grand-mère et la petite-fille échangèrent un regard complice.
« Tu auras toute ta vie pour la regarder », lui prédit Neves en lui tapotant la main. « Et maintenant allons-y, il va bientôt faire très chaud, et j’ai une envie folle de limonade, les cochonneries synthétiques de City ont failli me ruiner l’estomac ! »



Deux saisons plus tard, au début de l’hiver smeralhien, Netuno conduisait la charrette chargée de fruits et de légumes pour accompagner Amalia et son père Raul les vendre au marché. Il croisa Ze, monté sur un magnifique étalon blanc.
« Je suis content de te voir, mon garçon ! Alors, il paraît que tu t’es bien acclimaté ? Je me suis laissé dire que la famille de Neves t’avait pour ainsi dire adopté, et que c’est toi qui t’occupe des chevaux ? Il paraît que tu es remarquablement doué... »
Netuno se demanda comment faisait cet homme pour être toujours au courant de tout.
« Ah, tu sais, j’ai eu des nouvelles de City. Tout a changé depuis la mort de l’ancien Suprême. Mes contacts me disent que tu pourrais y retourner sans risque, l’immigration a repris et les procédures ont été grandement simplifiées... »
Netuno éclata de rire.
« Muito obrigado! Nao estou louco ! »
Il se tourna vers Amalia, qui lui sourit.
« Vamos, Nuno ? »
Ze hocha la tête d’un air réjoui.
« Ah, vous en êtes aux diminutifs ? Ca, je le vois bien que tu n’es pas fou ! Eh bien... A un de ces jours... »
Netuno fit un appel de langue et les deux chevaux noirs se remirent en marche. Il ne savait pas s’il était doué, mais il s’entendait bien avec tous les chevaux, qu’il avait très vite appris à guider, à monter et à dresser. Ses mains étaient devenues calleuses, une belle tignasse noire surmontait son crâne autrefois rasé, et il ne se couchait jamais sans que ses épaules ou ses jambes ne soient fourbues de fatigue. Et pourtant le matin il sautait du lit aux premières lueurs, joyeux comme un poulain à l’idée de la journée à venir. Il aimait cette vie. Ca, il en était sûr.
Narwa Roquen, qui rame toujours autant dans la SF...


  
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3 Commentaire WA 111 : Narwa - Estellanara (Ven 26 jul 2013 à 10:29)
3 pas de besoin de signer ce texte.... - z653z (Mar 27 nov 2012 à 15:28)
3 La mer qu’on voit danser… - Maedhros (Ven 2 nov 2012 à 20:39)


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