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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Mercredi 26 septembre 2012 à 23:36:23
TUITIO FIDEI



When the saints go marching in
Oh Lord I want to be in that number...


La ritournelle sautillante et obsédante virevolte dans ma tête. La version d’un certain Louis Armstrong, celle qui libère la plus forte charge émotionnelle. Elle trotte dans ma tête depuis mon réveil. J’ai envie de siffloter ces mesures simples et entraînantes. J’aime bien être ici. L’immense ouverture donne plein sud et, à cette hauteur, j’ai l’impression de me tenir sur le gaillard avant d’un vaisseau fantastique fendant les flots. Je suis le roi du monde ! La Mer ! Elle s’étend jusqu’à l’horizon où elle semble avaler goulûment le ciel d’azur. Elle fait partie de mon équilibre intime et son encre marine coule dans mes veines. Je suis né auprès d’elle et quand je mourrai, son écume recouvrira mon visage comme une mère attentionnée recouvre le visage de son fils d’un pan de drap immaculé. C’est écrit.

Le vent du Nord souffle fort aujourd’hui. Et son fouet glacial donne aux vagues une teinte sombre, presque noire. Une parabole se cache là dessous mais je n’arrive pas à m’en souvenir. La mer répand en moi une paix suave et réconfortante. Elle nappe d’une fraîcheur sans cesse renouvelée la rage qui me consume de l’intérieur. C’est une douleur aiguë et permanente qui fouaille mes entrailles. Ce soir, je me confierai au Chapelain pour qu’il apaise mon âme. En signe de contrition je conserverai toute la nuit la cilice qui , sous mes vêtements, me corsète étroitement.

J’oublie la douleur et je me force à m’approcher de la baie où s’engouffrent les rafales du vent. Me tenant au chambranle métallique, je fais glisser mon regard le long de l’arête lépreuse d’un grand bâtiment qui borde l’esplanade littorale. En plusieurs endroits, les impacts d’obus et de balles de gros calibre ont tissé une fine dentelle qui tavèle de haut en bas la façade ajourée. J’aperçois parmi les décombres, des silhouettes indistinctes qui cheminent avec l’empressement caractéristique des habitués de ces heures dangereuses. Face à moi, le port aligne ses portiques géants qui attendent vainement les navires. Les quais et les darses sont déserts. De l’autre côté de la rade, je peux apercevoir ma fière citadelle, massive et impressionnante.

Dans le ciel, quelques gabians jettent des cris qui ressemblent à des pleurs hystériques de nourrissons. Très haut, presque invisible, une traînée crayeuse dans son sillage, un aéronef scintillant traverse le ciel sans nuage. Les Anges de l’Ouest nous photographient à très haute altitude, là où nul ne peut les atteindre. Ils ont si peur de nous. De ce que nous sommes devenus. Ils ont si peur qu’ils se sont repliés sur eux-mêmes et ont fermé toutes les voies qui mènent à leur royaume au-delà l’océan. L’Amère Ile, le continent escamoté. Il paraît que là-bas, le miel coule à flots. Il paraît que là-bas, d’immenses troupeaux de mammifères aux longs poils paissent en liberté dans des pâturages inépuisables. Il paraît que là-bas, l’Homme s’est réconcilié avec la Nature. Il paraît que là-bas, l’Arche d’Alliance resplendit au sommet d’un temple plus haut que la plus haute pyramide, baignant de ses divins rayons, une terre féconde. C’est un temple entièrement construit de briques d’or pur. Concentrant le feu du soleil, il est plus brillant que le plus puissant des phares. Mais les Anges égoïstes ont scellé définitivement toutes les portes de leur royaume, nous laissant derrière, menacés par la Nuit éternelle et tous nos ennemis. Là-bas, quelqu’un comme moi ne pourra jamais aller. Pourtant, nous sommes unis par des liens fraternels. Ils sont les us et nous sommes les coutumes.

Or, contre toute attente, nous avons résisté. Nous avons levé fièrement nos blanches bannières tissées d’or et nous avons affronté victorieusement les hordes déferlant du Sud et de l’Est. Nous avons résisté autour de nos valeurs et bardés dans notre Foi inébranlable, bâtissant bastions et places fortes. Nous possédons une arme qui jamais ne s’émousse. Une arme irrésistible. Une arme de destruction massive. Une arme prodigieuse et millénaire, que le plus humble d’entre nous peut brandir sans difficulté. Nul besoin de longue formation ou de manuel abscons. Elle ne peut être dérobée. Elle ne peut être détruite. Le père la transmet à son fils aussi naturellement que sa mère lui donne le sein pour la première fois. Elle est immédiatement entendue et comprise. C’est notre force et notre héritage.

Des bruits de pas me tirent de mes pensées. Mathieu, mon premier capitaine, pénètre vivement dans la pièce. Son treillis immaculé et ses cheveux blonds le font furieusement ressembler à un de ces personnages qui ornent les rares vitraux encore intacts de la vieille cathédrale. Ses yeux bleus sont aussi froids que la houle et ses traits anguleux semblent taillés à la serpe. Dans son sillage, trois ou quatre autres frères, lourdement armés, encadrent une silhouette plus menue. De très petite taille. Un enfant.

“Nous en avons attrapé un ! » déclare Luc en poussant sans ménagement un adolescent au milieu de la pièce.

Son prisonnier n’est pas entravé. Inutile. Sans arme, avec quatre grands gaillards qui bloquent toute retraite, il peut essayer de s’échapper par la baie sans vitrage. Nous sommes au dix-septième étage. Mais je pense qu’il n’ignore sans doute pas que les miracles sont plutôt de notre côté. Il ne semble pas fatigué d’avoir gravi les trois cents marches qui mènent à ce nid d’aigle. Il a l’habitude de l’effort physique. C’est le propre des animaux. Ils deviennent plus endurants à force d’être pourchassés. Une forme de sélection naturelle. Je garde cette réflexion pour moi, elle pourrait être jugée hérétique par mon recteur. Les publications de Darwin ont fait l’objet d’un autodafé particulièrement sévère. Et puis je me fous des pigeons et de leurs différences !

Avant de questionner le garçon, je le laisse un peu mariner dans son jus. Cela me permet de l’examiner tout à mon aise. C’est un jeune adolescent. Quatorze ans pas plus. Peut-être moins. Je lis la peur dans ses yeux vairons. Une peur retenue et silencieuse. Il est vêtu de hardes achetées sur les étals des marchés périphériques. Elles devaient être bigarrées mais leurs couleurs à présent disparaissent sous une bonne couche de plâtre et de poussière. Son visage, barbouillé de traces blanchâtres, est assez beau malgré tout. C’est étonnant, il ne présente encore aucun des signes de dégénérescence qui sont la marque de la Bête.

Il a l’air éveillé, intelligent. Mais bien sûr, c’est superficiel. Comme tous ceux de son espèce, une fine pellicule d’humanité lui permet de tromper son monde. Un vernis humain pour gagner quelques heures supplémentaires. Une sorte de camouflage. De défense passive. Mais il suffit juste de gratter un peu et le noir du démon apparaît. La lèpre aussi.

Nous sommes là pour ça. Pour séparer le bon grain de l’ivraie. Protéger les brebis du Seigneur, le troupeau du Pasteur, les fidèles de la vraie Foi. Nous sommes là pour ça. Comme les autres, dans leurs propres secteurs. Nous sommes des Sentinelles et nous veillons sur le rempart.

Il n’est pas très bien nourri, ses joues sont caves et ses poignets, qui dépassent des manches, sont maigres. Terriblement maigres. Bien. C’est très bien. Cela signifie que nos efforts commencent à produire leurs effets. Les mesures décidées lors de la dernière Oikiagora ont été efficaces. L’étau se resserre. Le jour viendra où sur ce territoire, plus aucun mécréant ne polluera la vraie lumière. Je prie avec ferveur tous les matins pour que ce jour advienne avant que mon Créateur ne me rappelle à lui.

Pourtant quelque chose dans ses yeux me dissuade de débuter l’interrogatoire. Quelque chose qui me pousse à m’adresser d’abord à Matthieu.

« Il était tout seul ? »

« Non, il y avait aussi une fille et un autre garçon, plus âgés. Dès qu’ils se sont aperçus qu’ils étaient repérés, ils ont détalé ventre à terre. On était sur leurs talons mais ils sont descendus dans une bouche de métro. A partir de là, l’obscurité a joué en leur faveur. Ils ont longé les voies et se sont faufilés dans une galerie creusée dans la paroi du tunnel. Un de leurs satanés boyaux ! Frère Ignace était le plus rapide et le plus menu d’entre nous, il nous avait distancé de quelques mètres. Je l’ai vu disparaître dans le passage juste au moment où tout le plafond s’est effondré sur lui...»

« Frère Ignace... mort ? » Je l’interromps, incrédule.

Frère Ignace. La nouvelle me bouleverse. C’était un frère d’armes depuis de nombreuses années. Il était aussi vif d’esprit que de corps. C’était un chevalier expérimenté que j’appréciais au plus haut point. Il avait un caractère flegmatique, une intelligence acérée et une bravoure inaltérable. Il celait un secret au plus profond de lui. Un chagrin affleurait quelquefois et l’enfermait alors dans un mutisme qui pouvait durer plusieurs jours. Indirectement, j’ai compris, sans jamais oser lui demander si je ne me trompais pas, qu’il s’agissait d’une femme. Une femme de son passé, avant son arrivée à la Commanderie des Catalans. Il venait du Krak de Carcassonne dont la renommée dépassait les frontières des Marches Toulousaines. Il y avait dans le maintien et le port de Frère Ignace une autorité et une noblesse qui m’ont fait plus d’une fois penser qu’il pouvait être un Chevalier Faydit qui avait dû fuir sa charge à cause de ce lourd secret qu’il emmurait en son coeur.

Une colère froide monte en moi, accompagnée de la douleur d’avoir perdu un proche compagnon. Je tends la main vers le pommeau de mon épée appuyée contre le mur. La rage qui brûle en moi redouble de violence, comme si j’étais précipité au coeur d’un bûcher infernal. Une fine transpiration perle sur mon front, à la lisière de mes cheveux coupés en brosse. Malgré moi, un rictus tord mes lèvres et je m’avance d’un pas vers le garçon, menaçant.

Frère Matthieu, habilement, détourne mon attention et termine son récit d’une seule traite :

‘Plusieurs tonnes de gravats et de plaques de béton obstruaient la galerie. On a essayé de le tirer de là le plus vite possible, mais il n’y avait plus rien à faire. Frère Ignace était mort bien avant qu’on ne réussisse à le dégager. C’est ensuite qu’on a découvert le mioche. Il avait été pris lui aussi dans l’éboulement mais le démon l’avait protégé. Il était prostré sous une sorte d’entablement de béton qui a résisté à l’effondrement. Quand on l’a extirpé, les frères voulaient lui faire la peau sur le champ mais j’ai décidé qu’il valait mieux le ramener ici ! »

« Tu as un nom?” Ma voix est criarde et mes mots claquent comme les lanières d’un fouet.

Le gosse est paralysé par la frousse. Il me fixe sans répondre, comme un lapin fixe le serpent qui glisse vers lui. Pour ne pas succomber à la tentation, j’égrène lentement mon chapelet entre mes doigts. Les grains d’ivoire des Ave me rappellent peu à peu aux devoirs de ma charge. L’osselet du Pater arrête le temps. Il faut agir. Je saisis vigoureusement l’adolescent au collet et je le soulève jusqu’à ce que son visage soit à quelques centimètres du mien. On ne joue plus.

“Je t’ai posé une question. Comment t’appelles-tu?”
“Ber... Bertrand... m’sieur! Bertrand!”
“Je ne suis pas monsieur, je suis Frère Luc pour toi ! Frère Luc. Tu me remets maintenant, n’est-ce pas ?“ Je ne réussis pas à contenir l’âpreté de ma langue.

Il hoche la tête tandis que ses yeux s’agrandissent encore plus, reflétant cette fois-ci une terreur démesurée. Bien sûr qu’il me remet. Qui ne connaît pas Frère Luc? Qui ne connaît pas le Commandeur ? Le commandant du Fort Saint-Nicolas, le quartier général de la Commanderie des Catalans, bâti sur la colline qui domine le Vieux Port. J’ai d’autres surnoms. Plus cruels, plus organiques comme ils disent. Des surnoms qui sèment l’effroi dans le coeur de mes ennemis les plus endurcis. C’est bien. Qu’on me redoute ! Je suis une épée flamboyante et ma place n’est pas dans le fourreau. Mes hommes, des chevaliers hospitaliers comme moi, maintiennent le tiers de la ville sous l’autorité de la bannière pontificale. Notre Ordre, comme le phénix renaissant de ses cendres, est l’un des trois piliers de la vraie Foi. Nos frères teutoniques protègent les terres situées plus loin dans le Nord, au-delà du Rhin et nos frères templiers protègent les contrées transalpines et les terres qui vont jusqu’au grand fleuve Danube, jusqu’à la ville aux mille ponts. Enfin, ce qu’il en reste. Des soldats de Dieu, voilà ce que nous sommes et nous défendons nos biens et nos valeurs.

Bertrand tremble, une extrême pâleur envahit ses joues. Quand je le lâche, il manque de perdre l’équilibre. Il se retient de justesse à la table branlante où un petit livre est posé, ouvert à l’envers, dont les pages, aussi fines que du papier à cigarette, sont toutes écornées. Je l’ai tellement lu et relu. Il est mon unique source de réconfort et il me guide chaque fois que je me perds. Grâce à lui les oeuvres que je réalise ici-bas résonneront glorieusement quand je me tiendrai bien droit devant Saint-Pierre. Elles assureront le salut de mon âme et m’ouvriront les portes du Paradis.

La table bascule sous le poids de l’adolescent et le livre tombe par terre. Une page se détache de la reliure en piteux état et s’échoue lentement à mes pieds. Quand je m’en empare, instinctivement, je tombe sur un verset. La rage s’éteint alors comme un feu noyé par une onde claire. L’orage qui s’amassait en moi se disperse, chassé par une lumière bienveillante qui inonde mon âme. Je souris au garçonnet. Un sourire éclatant qui le désoriente un peu plus.

« Tu as de la chance Bertrand. Une nouvelle fois. Le Créateur m’adresse un signe divin là où toi, pauvre aveugle, tu ne vois que folle coïncidence. Tes yeux sont myopes, Bertrand ! Le démon y déverse les sables de la confusion. N’importe quelle page aurait pu se retrouver par terre. Or, il ne s’agit pas de n’importe laquelle d’entre elles. Cette page provient de la première épître de Jean. Il y est écrit que si nous confessons nos péchés, Il est fidèle et juste pour nous les pardonner et pour nous purifier de toute iniquité ! Tu ne comprends sans doute pas mais tu viens d’obtenir un supplément d’existence!»

Je me retourne vers Matthieu :

« Demande à Lucas de le conduire à la Commanderie. Qu’il soit confié aux bons offices de Vincent. Lui saura quoi faire. Mets bien en garde Lucas ! Que ce gamin arrive sans dommage à bon port ! Il m’en répondra sur sa vie. Voilà, Bertrand, je ne peux plus rien contre toi à présent. Ton destin est entre les mains du Chien du Seigneur, celui qui aboie quand il hume le démon. C’est tout ce que je puis faire. C’est déjà beaucoup ! »

Une pensée saugrenue me taraude pourtant. Peut-être aurais-je dû me montrer plus miséricordieux ? Le frère Vincent n’est jamais avare de ses efforts quand il entreprend de soumettre une âme à la volonté de Dieu. Il a à sa disposition toute une panoplie d’instruments capables d’extirper la souillure du démon aussi profonde soit elle! Mais au bout du chemin, l’âme de ce jeune publicain gagnera le Paradis. Il l’aura mérité !

Je redresse la table mais un de ses pieds a été brisé net. Inutilisable désormais. Frère Lucien entre à son tour dans la pièce.

« Commandant, un message par sémaphore de la Commanderie. On nous prévient d’un raid de nos amis des quartiers Nord. Ils sont environ une quinzaine. Un baptême du feu pour de nouvelles recrues du Djihad visiblement. Trois patrouilles de chevaliers convergent déjà vers la Canebière et le Vieux Port, une du Pharo, une de Vauban et la dernière du Fort Saint Jean ! »

L’excitation me gagne :

« Préviens les hommes immédiatement, on s’invite dans la partie. Je veux tout le monde prêt à partir quand j’arrive en bas! »

Je boucle mon ceinturon où pend ma fidèle épée. Je fourre mon livre de psaumes dans une poche intérieur de ma veste de treillis. A sa place. Tout contre mon coeur. Précédant mes compagnons, je dévale les marches. Sur les paliers, les cages d’ascenseurs sont murées depuis que les machines se sont arrêtées, faute d’énergie.

J’atteins le rez-de-chaussée de la tour délabrée. La plupart des dalles de verre qui la recouvraient ont disparu en 62 lors de la tentative de débarquement. C’était vers la fin de la guerre, je n’avais pas deux ans à l’époque. Une bonne vingtaine de chevaliers m’attend en demi-cercle autour de l’entrée. L’un d’eux me tend les rênes de Héros, un alezan fier et rapide, aux jambes lourdes et endurantes. Je saute en selle et bientôt les fers de nos montures claquent comme le tonnerre sur le bitume de la chaussée défoncée.

C’est devenu un jeu plaisant. Enfin, presque car le sang est souvent versé et la Mort marche à nos côtés. Mais il est exaltant de laisser aller notre nature première. Nous sommes des soldats, des combattants. Or de nos jours, tout est trop policé, étroitement encadré par des règles d’évitement. Tout se termine invariablement par d’interminables négociations. Les évêques, les imams et les rabbins s’assoient autour d’une table, ouvrent les livres saints à la bonne page et parlent doctement. Tout se conclut par des prières oecuméniques et des embrassades confraternelles. Et encore, nous avons de la chance ici. Dans certaines enclaves, bien plus de congrégations forment l’Assemblée Religieuse.

Alors nous avons inventé d’autres jeux, qui suivent d’autres règles. Nous, les combattants de Dieu, quel que soit son Nom. Des joutes guerrières qui entretiennent nos traditions. Si tu veux la paix, prépare la guerre disait Végèce. Nous appliquons à la lettre ce précepte. Car un jour viendra la grande Guerre, la Mère de toutes les batailles. Et ce jour-là, je serai prêt. Il n’y aura plus qu’un dieu à la fin. Le Mien !

Pour l’heure, nous galopons sur la large esplanade qui, surplombant le front de mer, mène au Vieux-Port. Moins d’un kilomètre à parcourir. Nous y serons rapidement. Nous longeons les vestiges de majestueux bâtiments éventrés par les obus de marine tirés du large en 62. Il n’en reste plus que quelques pans de béton mais leurs lignes sont demeurées étonnamment fluides et gracieuses. Nous évitons les cratères qui n’ont jamais été comblés et les lignes de hérissons tchèques qui devaient stopper la progression des unités blindées après le débarquement qui n’a jamais eu lieu. Maintenant, c’est un champ de rouille à ciel ouvert.

Nous atteignons le Vieux-Port où ont été coulées des dizaines de bateaux de toutes tailles. Il y a parmi eux, un grand trois-mâts gisant sur le côté, toutes ses vergues brisées ou arrachées. Tout ce qui avait un peu de valeur a été pillé. Il ne reste qu’un squelette de bois qui blanchit sous le soleil. L’eau du port est limpide. Je peux distinguer les ombres noires et fugitives de longs poissons au dos argenté qui filent sous la surface. Des poissons dangereux. Des poissons carnivores. Mieux vaut ne pas glisser au bord du quai. Dans l’eau, les chances de survie sont infimes. Ils sont rapides et voraces. Et leur appétit est insatiable.

Sans ralentir, je donne les ordres. Nous mettons le cap vers l’ancienne préfecture. Les rares passants s’écartent et se pressent contre les murs. Nous faisons un vacarme d’enfer. Le spectacle est assez effrayant : une bonne vingtaine de cavaliers lancés au grand galop dans des rues étroites, épée au clair. Cet exercice réclame véritablement une maîtrise supérieure de l’équitation. C’est une chose de manoeuvrer sur un terrain meuble où le cheval prend ses appuis naturellement. Ici, en, milieu urbain, entre macadam et pavés irréguliers, cela tient plutôt de l’équilibrisme. Certes, nos bêtes sont entraînées dès leur plus jeune âge dans cet environnement, mais c’est toujours périlleux. C’est comme rouler sur du verglas disait un vieux chevalier en mâchonnant sa chique. Je n’en sais rien. Je n’ai jamais conduit de toute mon existence.

Nos amis des quartiers Nord s’emploient à rejoindre une plage qui borde la corniche. Une plage qui revêt à leurs yeux une signification toute particulière. Cette course fait partie de leur formation. De leurs rites initiatiques. Une sorte d’épreuve finale. Montrer qu’ils méritent d’être enrôlés dans les Harafisha, les unités de reconnaissance ou dans les Ghulams, leurs propres patrouilles. De toute façon, ils seront de redoutables adversaires. Tous. Dignes de respect.

Le jour s’assombrit alors que le soleil descend sur l’horizon. Celui-ci est rouge sang dans un ciel pâle. Le Mistral souffle de plus en plus fort avant de retomber momentanément, entre chien et loup. Nous arrivons enfin sur zone. Chacun sait ce qu’il doit faire. Je me poste en haut d’une rue très étroite, dont la forte pente descend entre des façades lézardées, aux fenêtres murées jusqu’au grand boulevard qui conduit au Paradis. J’aperçois un peu plus loin sur ma droite, juchées sur un toit en contrebas, trois silhouettes accroupies qui regardent dans ma direction. Ce sont des sentinelles des milices Plugot Mahatz qui protègent les quartiers où est circonscrit le territoire juif.

Je leur fais un signe amical de la main. Elles ne me répondent pas mais leurs grands arcs sont débandés et aucune flèche n’est encochée. Elles n’ignorent rien de ce qui se prépare et elles seront aux premières loges. Mais aujourd’hui, elles ne joueront pas avec nous. Car aujourd’hui c’est shabbat.

Le dispositif est en place. Tous les points stratégiques sont occupés. Mes chevaliers hospitaliers sont répartis le long d’une ligne imaginaire en forme d’entonnoir qui amènera vers moi les aspirants moudjahidine. Je voudrais bien qu’aucun d’entre eux ne parvienne à fouler le sable de la plage qui n’est pas très loin derrière moi. La plage du Prophète. Ceux qui réussiront à l’atteindre pourront repartir, libres et honorés. Les autres ? Et bien, ils auront servis à entraîner mes hommes! Les grands Chelem se font rares de nos jours.

Une trompette retentit, quelque part vers Bompard. Ca commence. Les ouailles se claquemurent et prient dévotement. Je plonge la main dans une poche latérale du treillis et, égrenant mon chapelet, je récite un rosaire pour obtenir l’intercession de la Sainte Vierge.

Des bruits de lames qui ferraillent s’élèvent à proximité. Contact. Des cris, des appels, des ordres qui fusent. Des hennissements de chevaux se mêlent au concert d’exclamations. J’identifie quatre sources différentes, réparties sur tout le dispositif. Je lève un bras. A côté de moi, un chevalier souffle trois fois dans son sifflet. Pied à terre. Une image s’impose devant mes yeux. Celle d’une porte qui se découpe dans l’obscurité, dévoilant peu à peu une coupe d’or. Celle-ci flotte au-dessus d’une rivière de lumière qui se déverse dans l’entrebâillement de l’huis. Je récite une prière de remerciement à Marie.

« Trois avec moi ! »

Sans vérifier que l’ordre est bien exécuté, je m’enfonce en courant dans l’ombre épaisse d’une porte cochère baillant sur la rue. L’immeuble est vide, comme beaucoup dans la ville. Une odeur prenante de moisi et de poussière emplit mes narines. Je me dirige sans hésiter vers l’arrière-cour. C’est un raccourci qui devrait me permettre de prendre à revers les téméraires qui auraient fait le pari d’emprunter l’itinéraire des Fous.

Cet itinéraire a été ouvert, il y a quelques années, par des têtes brûlées qui eurent assez de cran pour tirer directement vers le centre du dispositif, là où en théorie, les risques d’être interceptés étaient les plus grands. Leur audace paya. A eux la gloire, à nous la morsure amère du ridicule. Depuis, nous avons amélioré nos dispositifs de défense.

Nous franchissons plusieurs courettes mitoyennes, délimitées par des murets en ruine ou des clôtures, envahies par les mauvaises herbes. Nous dérangeons plusieurs petits animaux nécrophages qui grognent méchamment mais qui détalent piteusement à notre approche. Ils ont déjà goûté au tranchant de nos lames. Une palissade en mauvais état nous barre le passage. Juste derrière, il y a un étroit chemin qui zigzague entre les grandes propriétés à l’abandon du Roucas Blanc. Il est presque impraticable sauf pour des aspirants fedayins très motivés. Envahi par les ronces géantes, il disparaît parfois sous des éboulis de rocailles où logent des créatures qui tiennent du serpent et de l’araignée. Elles possèdent un long et sinueux corps velu, pouvant atteindre près d’un demi-mètre, doté de huit paires de pattes aux extrémités griffues. Leurs chélicères inoculent un poison violent et généralement mortel si un sérum n’est pas administré dans les dix minutes. Se nourrissant de rongeurs, qui pullulent, et d’oiseaux, qu’elles débusquent, elles quittent rarement leurs habitats rocheux mais se montrent très agressives lorsqu’on pénètre sur leur territoire.

Un brouhaha s’élève de l’autre côté des planches disjointes. J’entends des herbes bruyamment froissées, des pierres qui roulent, des respirations hachées. Ceux qui se déplacent ainsi ne prennent aucune précaution pour masquer leur présence. Ce n’est pas normal. Les candidats Harafisha se couleraient dans le décor en utilisant toutes les tactiques de guérilla urbaine dans le plus grand silence. C’est l’intérêt du jeu. Là, il faudrait être sourd pour ne rien entendre. A mon signal, nous enfonçons la palissade qui s’affaisse d’un coup sur plusieurs mètres. Emportés par notre élan, nous nous retrouvons sur le chemin où, au même instant, plusieurs publicains passent en trombe devant nous. Cinq, peut-être six. Mauvaise idée. Ils se trouvent au mauvais moment au mauvais endroit ! Leur soudaine apparition nous prend de court et ils nous dépassent sans que nous esquissions le moindre geste.

A peine ont-ils disparu à la faveur d’un lacet du chemin que quatre jeunes arabes, vêtus de la tunique traditionnelle des Harafisha, leurs shemaghs masquant une bonne partie de leur visage, font irruption. En nous voyant, ils s’arrêtent brutalement, armés du glaive recourbé qu’ils appellent khépesh, version urbaine des longs cimeterres de campagne. Nous restons ainsi face à face, en posture de combat. Une bonne seconde. Ils sont jeunes mais leur relâchement est un signe qui ne trompe pas. Ils sont qualifiés et entraînés à la perfection. Trois d’entre eux interrogent du regard celui qui est à leur tête. Son shemagh est noir et blanc alors que ceux de ses compagnons sont verts et noirs. C’est le meneur. Le leader. Il rive ses yeux aux miens. On se comprend sans rien dire. Le conditionnement religieux inculqué par nos maîtres et directeurs de conscience est sans faille.

Nous nous élançons à l’unisson à la poursuite des fuyards. Mort aux incroyants. Mort aux mécréants. Je respecte plus mon ennemi coiffé d’un shemagh ou d’une kippa que ces chiens qui ne croient en rien. Ils dirigeaient auparavant le monde, ayant renié leurs origines et leurs dieux. Ils ont édifié une civilisation matérialiste, reléguant le divin dans la sphère privée. Ils croyaient que la démocratie apporterait le bonheur aux hommes. Pauvres fous ! Leur projet était voué à l’échec. Dieu est plus grand que l’homme. Et celui-ci doit se soumettre à Dieu. Aucune loi humaine n’est supérieure aux lois des Livres Saints. Le monde a changé. Il reste quelques irréductibles qui refusent le nouvel ordre. Qui rejettent les préceptes sacrés. Nous les appelons les publicains et nous leur donnons la chasse pour les réduire à néant. C’est une mission sacrée entre toutes et elle dépasse nos querelles de minarets, de synagogues ou de clochers.

Ils n’ont aucune chance. Nous les traquons sans pitié et sans faiblesse. Petit à petit, nous les rattrapons. Ils ne peuvent rien contre huit guerriers inspirés par le divin. Certains d’entre nous s’écartent sur nos flancs, afin de prendre les publicains en tenaille. La conclusion est proche. Presque inconsciemment, nous les rabattons vers un lieu symbolique. Ils sont cinq. Trois hommes et deux femmes. Ils ne portent aucun des signes religieux qui les soustrairaient au juste châtiment que nous allons leur infliger. Aiguillonnés par la peur, ils trouvent la force de traverser la large avenue qui, au bas des collines meutries, longe la mer. La corniche.

Ils veulent bifurquer sur la gauche pour tenter d’atteindre un glacis d’immeubles en ruine où ils pourront se fondre. Mais surgissent alors deux des nôtres qui leur barrent le passage. Les publicains rebroussent chemin et se lancent dans la direction opposée mais là encore, deux autres guerriers apparaissent devant eux. Quant à nous, nous déboulons des broussailles qui bordent l’avenue. Les mécréants hésitent un instant puis, comme des hirondelles, s’enfuient dans la seule direction possible. Ils descendent sur la plage qui s’étend sous la corniche. Ils ressemblent à ces grands animaux que chassaient les chevaliers d’antan. Les cerfs ou les daims. Nous sautons du haut parapet. Un saut de près de trois mètres pour fouler le sable de la plage. Nous formons à présent un large arc de cercle qui repousse les cinq publicains vers la digue rocheuse qui ferme la plage.

Ils ne sont pas armés. Cela n’a aucune importance. Ils reculent encore. Un pas. Deux. Un des hommes essaie de sprinter vers les vagues. Un éclair d’argent accroche un des derniers rayons du soleil couchant. Une dague enfoncée entre ses omoplates, il s’écroule sur le sable humide. Il n’y aura pas de miracle.

Je m’approche d’une jeune femme. Elle halète en silence, sa poitrine se soulève rapidement. Tout le reste s’efface et il n’y a plus qu’elle et moi. Mon épée entre nous. Elle me toise farouchement. Ses joues sont empourprées et ses yeux brillent d’un éclat mordoré. Elle a cette beauté indomptée qu’ont souvent les enfants perdus. Ses cheveux sont coupés court mais cela rajoute à son charme singulier. Est-ce une prière indicible que je lis dans ses yeux ? Une supplique interdite ? Une miséricorde impossible ?

Quand je plonge ma lame entre ses seins, elle tombe à genoux en poussant un léger gémissement. Elle plaque ses mains hésitantes contre la plaie béante où jaillit une fontaine écarlate. Mais son regard ne se délace pas du mien. Une mouette ricane en passant au-dessus de la plage. A l’horizon, le soleil s’abîme dans les flots et la mer scintille de reflets sanglants. J’enregistre tous les détails qui composent cet instant. L’odeur saline des embruns mêlée à celle du sang, l’étrange silence qui suit l’explosion de violence, les silhouettes figées des guerriers de Dieu au-dessus des gisants. La plage du Prophète a recouvré sa paix. Les Harafisha et les Hospitaliers se congratulent mutuellement. Demain, nous nous affronterons peut-être et certains perdront la vie. Mais demain est un autre jour. Ce soir, nous avons été unis contre un ennemi commun.

Je devrais être heureux. Je devrais être fier. J’ai porté sans trembler le fer au coeur de l’hérésie. Mon recteur me félicitera. Pourtant, je me sens comme souillé. Je contemple la rivière rouge qui creuse le sable entre les genoux de cette femme que je ne connais pas. Cette jeune femme que j’aurais pu aimer. Je déglutis péniblement. La chanson du jazzman noir me revient en mémoire. Entêtante. J’avais oublié qu’il s’agissait d’une chanson accompagnant les défunts jusqu’à leur dernière demeure. Jusqu’au cimetière. C’est un chant funèbre. Un joyeux chant funèbre.

Demain, heureusement, c’est dimanche.

Dans la cathédrale, agenouillé devant l’autel, je fermerai les yeux et ouvrirai la bouche. Quand le prêtre déposera sur ma langue l’hostie consacrée, alors tous mes remords s’envoleront et tous mes péchés seront remis. Je serai à nouveau pur. A nouveau prêt. Moi, Luc, Commandeur des Fidèles.


Oh when the moon goes down in blood
Oh Lord I want to be in that number !



M


  
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3 Commentaire WA 110 : Maedhros - Estellanara (Lun 9 sep 2013 à 09:51)
       4 Merci pour ta lecture.. - Maedhros (Lun 9 sep 2013 à 20:34)
3 Commentaire Maedhros, exercice n° 110 - Narwa Roquen (Mer 3 oct 2012 à 23:27)


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