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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mercredi 21 decembre 2011 à 23:00:15
NOUS SOMMES DU MEME SANG, VOUS ET MOI



C’est l’heure du soir, orgueil et pouvoir
A la serre, le croc et l’ongle.
Nous entendez-vous ? Bonne chasse à tous
Qui gardez la Loi de la Jungle !
R. Kipling




Que faut-il pour faire un Homme ? Un nom, un rire, une image de soi, une conscience ? Les philosophes, depuis qu’ils existent, se sont étripés à ce sujet comme des coqs combattants. Et la Justice, et la Morale... Et le Sens de la Vie... Mais la vie ne se pose pas de questions. Elle est parfois injuste, excessive et tortionnaire, en un mot inhumaine. Et le pire, c’est qu’elle n’a jamais de remords. Il est dit que ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Mais quelquefois, ce qui ne vous rend pas plus fort vous tue. Et la vie s’en fiche.
Entre espoir et désespoir, ainsi oscillent les humains, vains pendules qui s’imaginent être les maîtres de leur destin.



Une



C’était il y a très longtemps. Sans doute au commencement de quelque chose ou de quelqu’un. Peut-être les deux.
En ce temps-là la magie ne faisait que balbutier ses gammes et les dragons ne savaient pas encore voler. Les chevaux étaient de gros chiens hirsutes et patauds, et des lunes fragiles clignotaient fébrilement dans un ciel hagard avant de s’éteindre dans un fracas de vaisselle brisée – ou de déraillement de train, ou d’attentat à la bombe dans le métro, ou de tremblement de terre dans la ville la plus peuplée du monde.
Bref, Ca se cherchait. Et comme toujours la violence est la première réponse. Celle qu’on regrette quand il est déjà trop tard. Ou dans laquelle on persévère parce que de toute façon il est déjà trop tard.
Mais qui a dit qu’il était trop tard ?
Un oiseau qui chante, une aube lumineuse, le sourire d’un passant, et tout peut basculer dans la douceur. A moins que la violence ne devienne encore plus sauvage, parce que le goût du sang est incomparable et que le vertige du mal est une drogue dure. Mais au plus profond de la plus noire des barbaries, une circonstance, une coïncidence, une occasion... La vie a aussi ses heures de gloire.


C’était un monde hostile qui n’avait pas de nom. Qui n’aurait pu être nommé puisque les créatures qui le peuplaient n’avaient pour tout langage que des borborygmes incertains et des hurlements viscéraux. Elle n’avait pas de nom. Elle n’aurait même pas pu concevoir qu’un nom pût exister. Elle marchait sur ses deux jambes, se méfiait des prédateurs à quatre pattes et dévorait la chair de ses proies de ses quelques dents encore saines. C’était avant le feu. C’était avant l’Histoire. Quand le soleil était un monstre et la nuit une malédiction. Quand la terre était dangereuse et le ciel porteur de menaces volantes. Quand l’eau pouvait tuer ou guérir à son gré. Quand l’instinct était la seule raison et la seule chance de survie. Quand survivre n’avait pas plus de sens que mourir, à part la conviction profonde que c’était mieux. Car la vie est aussi injuste qu’obstinée.
Elle vivait au sein d’une horde – personne ne pouvait survivre seul. La chaleur se partageait la nuit et se fuyait le jour. Les mâles saillissaient les femelles, et les créatures grouillantes qui voyaient le jour étaient portées et nourries un certain temps – ou abandonnées à d’autres chasseurs, ou dévorées par le groupe si la faim réclamait son dû. Les notions d’attachement, de responsabilité ou de sollicitude étaient aussi absconses que celle, plus tardive, d’un homme politique honnête. Parfois la survie de l’espèce prenait le pas sur celle de l’individu, et le petit devenait adulte. Parfois non. Il y avait sûrement des tempéraments plus affables et d’autres plus teigneux. Aucune étude, faute de données, n’a pu certifier quel comportement induisait une plus grande longévité. Peut-être qu’un Etre Suprême jouait aux dés le destin des vivants en épiloguant sur l’évolution des espèces. Ou peut-être la seule force agissante était-elle le hasard, que certains ont baptisé du nom de Dieu, pour qu’il soit à leur image.
Ca s’est passé un jour où le soleil brillait, dans une région de volcans à peine éteints et de torrents tempétueux. Elle avait faim. A quatre pattes dans l’herbe haute, Elle cherchait un mulot, un ver de terre, un insecte, quelque chose qui calmerait la tension douloureuse de son ventre. Ses doigts agrippèrent une pierre plate. C’était noir et ça brillait au soleil. Ca ne se mangeait pas. Elle aurait pu jeter la chose au loin. Mais Elle frotta la surface poussiéreuse dans l’herbe sèche, et porta l’objet à hauteur de son visage. Elle s’étrangla de surprise mais ne cria pas. Les grands prédateurs peuvent hurler, rien ne les menace. Pour les autres, le silence est une sécurité. Elle lâcha la pierre, regarda autour d’Elle, devant, derrière. Il n’y avait personne. La horde était occupée à se battre autour d’un arbre aux petits fruits jaunes, et Elle ne faisait pas le poids. Elle reprit l’objet mystérieux dans sa main, précautionneusement. Le retourna. Le regarda encore. Il y avait une tête de femelle dans cette pierre. Qui parfois se cachait puis réapparaissait. Cette créature avait l’air surprise mais pas hostile. Est-ce qu’elle pourrait l’aider à chasser ? Elle tourna la face polie vers le sol et juste à cet instant une petite souris grise sortit de son trou. Elle la happa au vol et sa nouvelle alliée écrasa la tête de l’animal. Vite, Elle engloutit sa proie et jeta ensuite un regard inquiet vers la pierre, s’attendant à une expression de colère ou de dépit. Pas du tout ! La femelle avait l’air contente ! Une sorte de gloussement satisfait sortit de sa gorge. Malheureusement le bruit attira une autre femelle de la horde, une dominante agressive qui lui arracha sa précieuse trouvaille. Furieuse, Elle la suivit. La voleuse, sûre de son impunité, s’accroupit pour mieux observer sa prise. Et par-dessus son épaule, Elle vit dans la pierre un visage qui ressemblait à celui de la dominante. Trahison ! Injustice ! Colère, rébellion ! Il existe un point de non-retour où le dominé ne peut plus se soumettre, quitte à risquer sa vie. Serrant le poing, elle recula l’épaule, les jambes fléchies ancrées dans le sol. Et dans un cri de rage...



Deux



En ce temps-là la magie est au faîte de sa puissance, et si elle contrôle le monde, elle le fait de manière obscure et insidieuse. Les Mages ne sont pas des Guerriers. Laisser les autres s’entretuer à leur place et en recueillir les fruits, c’est beaucoup mois dangereux et beaucoup plus jouissif : exercer le pouvoir absolu dans la plus grande discrétion, manipuler les oracles, berner les pauvres comme les Rois... Quel besoin d’être reconnu, d’être acclamé, quand l’ombre même garantit votre sécurité ?
Chaque être et chaque chose ont ici deux noms : un nom d’usage et un nom secret, que seuls connaissent les Lunaires, ces Sorciers adorateurs de la grosse Lune unique qui brille jour et nuit sous les feux croisés des deux soleils. En ce temps-là existe la parole, et donc la promesse, la dissimulation et le mensonge. Ca s’est trouvé, et pas de la meilleure manière. La violence est toujours la première réponse – qui a dit que le langage permettait la négociation ? Il y a des chansons, des poèmes et des légendes. Mais toujours la guerre, l’ambition et le goût du sang. Le vertige, aussi.


La princesse Syrta entre dans la Grande Salle du Trône, encore vêtue de ses habits de voyage couverts de poussière, son pas léger et dansant résonnant comme une fête sur les grandes dalles de marbre noir. L’éclat des trois cents torches fait briller sa chevelure blonde comme les deux soleils réunis et la Cour tout entière, avec les membres du Conseil au premier rang, est parcourue d’un murmure d’admiration sincère. Derrière elle marche Messire Grench, le plus vieux des chevaliers, sa seule escorte pendant le long voyage ; il porte dignement un délicat coffret d’ébène.
Syrta s’abîme dans la révérence protocolaire, les yeux baissés. La Reine grimace une sorte de sourire, ses doigts tapotant avec impatience l’accoudoir du trône d’obsidienne.
« Eh bien, ma fille ? Relève-toi. Ces simagrées m’agacent. Ainsi donc ta formation est finie. Il nous faudra te trouver quelque tâche où t’occuper, ma place n’est pas encore à prendre ! »
La Princesse se tourne vers le chevalier.
« Je vous ai porté un présent, mère. Il a été fabriqué par le meilleur artisan des Monts Extrêmes, spécialement à votre intention.
- Encore du gaspillage avec les deniers du royaume ! Allons, Grench, montre-moi ! »
L’homme s’agenouille devant sa souveraine. La Reine ouvre le coffret d’un geste sec et empoigne un petit miroir dont le cadre et le manche en or sont ciselés avec un art incomparable. Des fleurs s’enchevêtrent avec des oiseaux, de soleils de diamant et des lunes d’opale. Le manche, incrusté de rubis et de saphirs, figure un serpent enroulé autour d’un tronc d’arbre, symbole de sagesse. Son visage se reflète dans le miroir avec une netteté stupéfiante, sans commune mesure avec les plaques de cuivre poli devant lesquelles elle ajuste chaque jour le Collier Royal. D’un coup toutes les rides, les taches et les griffures qu’ont imposées le Temps mordent cruellement sa belle image, et la moue de dégoût qui plisse ses lèvres minces la rend encore plus laide. Désemparée, elle cherche des yeux l’immense portrait en pied qu’elle a fait faire d’elle lors de son accession au trône, quand elle avait vingt ans, et qui depuis orne le mur à sa gauche. Elle hésite sur une formule de politesse qui expédierait au plus vite ces retrouvailles détestables, quand son regard, en quittant le portrait, tombe sur le visage de la Princesse. Elle sursaute. Cette grâce, cette beauté, cette jeunesse... Le moindre trait, la moindre fossette, la nuance exacte du teint éclatant... Elle lui a tout volé ! Elle est aujourd’hui, à cette heure, devant elle, impudente et faussement soumise, l’incarnation par trop précise de sa splendeur passée, identique, identique et réelle !
« Magie ! », glapit la Reine, « magie noire ! »
Axarkhon, le Grand Lunaire, se précipite, les deux mains tendues pour capter les vibrations de l’objet. Mais d’un geste effrayé la Reine jette au loin le miroir qui explose en mille soleils éteints dans la nuit du marbre sombre. Elle a dégainé l’Epée Royale qui pend à son flanc gauche depuis plus de vingt ans, elle lève à deux mains l’arme meurtrière...





Trois


Ce temps-là sera le temps d’après. Après la magie, après la violence, après la guerre. Il ne restera de la magie qu’une prophétie étrange, de la terre qu’une lande brûlée parcourue par des vapeurs délétères et des insectes difformes. Il ne restera de la race humaine que quelques bribes ébauchées, ignares et dispersées dans des terriers profonds aux lumières criardes. Trois, pour être exact. La folie des hommes, menée par ses deux perfides valets, Toujours et Jamais, les aura conduits à détruire tout ce qu’ils aimaient au nom d’une fierté ridicule qui choisit l’annihilation plutôt que le partage.
Et pourtant...
Il peut geler à pierre fendre, il se trouvera toujours une graine pour germer au printemps. La nature se nourrit de sa propre mort pour préparer sa renaissance. Quelle que soit l’époque, la vie est toujours aussi têtue.
Et les humains semblables aux humains.
« C’est pour demain ! Est-ce que tu crois que la prophétie va se réaliser ?
- Allons, Marguerite, tu sais que le book de Marie ne se trompe jamais ! Déjà les humanoïdes se déplacent plus lentement, leur voix est plus rauque... Ils s’éteindront demain, et les portes s’ouvriront...
- Ah, Manon, j’aurais tant aimé la connaître, cette Marie ! Sur les images, elle a l’air de nous ressembler...
- Elle nous ressemblait forcément, puisque c’était une humaine. Les humaines sont blondes avec des yeux bleus, et elles ont un grain de beauté sur le poignet gauche.
- Mais quand elle dit « Vous serez mères et vous repeuplerez la terre d’une nouvelle race heureuse et pacifiée »... Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Je n’en sais pas plus que toi. Aucune base de données n’en parle. Marie dit qu’elle était notre mère, alors je suppose que nous dirigerons un bunker et que nous aurons d’autres humanoïdes pour nous servir.
- Oui mais pourquoi alors ne pas rester ici ?
- Parce que la prophétie annonce que demain tout s’éteindra.
- Les humanoïdes répètent qu’elle est morte quand nous étions jeunes. C’est quoi être jeune ? C’est quoi être morte ?
- Sans doute aurons-nous la réponse demain. Le programmateur clignote. Il est temps de dormir. »


Un grand silence règnera dans l’abri souterrain qui aura été l’unique demeure des soeurs jumelles. A leur réveil, les robots seront tous couchés sur le sol, ayant épuisé leurs dernières réserves d’énergie. Une vague lueur blafarde tombera encore des néons affaiblis, et dans un grincement sinistre la muraille d’acier glissera dans son rail, découvrant un long escalier montant vers la surface. Les deux soeurs s’y engouffreront, avec l’insouciance légère des filles de quinze ans qui partent à la fête sans se retourner.
Le soleil brillera dans un air pur et frais, l’herbe dense abritera une nouvelle faune vigoureuse et confiante. Les arbres porteront des fruits rebondis et sains, les ruisseaux et les rivières couleront librement, et dans l’eau limpide nageront des poissons multicolores qui ne sauront rien des pêcheurs.
« C’est magnifique ! Ces couleurs ! Ces parfums !
- Il n’y a guère d’habitation. Pas de lit, pas de salle de bain, pas de nourriture...
- Regarde là-bas ! Un humanoïde !
- Ah ! Très bien ! Il va sûrement nous mener chez nous. »
Elles s’approcheront de la silhouette brune qui sera occupé à cueillir des fruits.
« Un humanoïde qui mange ! On aura tout vu ! Où sont tes humaines ? »
L’autre leur adressera un sourire radieux, d’une blancheur éclatante illuminant son visage noir.
« Ouaouh ! Salut les filles ! Ca c’est de la prophétie ! Vous venez de loin ? »
Manon froncera le sourcil, Marguerite sourira.
« Juste là derrière la colline...
- Yo, le bol ! Moi ça fait trois heures que je vole, mais il n’y a vraiment personne par ici ...
- Tu... voles ?
- Ouais, mais j’ai dû me poser un peu vite... Pas beaucoup d’énergie... Sans ça c’est comme dans les simulations, en plus fun quand même...
- Ca suffit ! », l’interrompra Manon. « Je ne comprends rien à ton code. Mène nous à tes humaines.
- Quelles humaines ? Je suis le seul humain survivant de mon bunker. J’ai vécu seul avec mes androïdes depuis que je suis tout petit. Et ce matin, la porte s’est ouverte ! La prophétie s’est réalisée !
- Tu mens ! Les humaines sont blondes aux yeux bleus, et elles ont un grain de beauté... »
Il éclatera de rire.
« Yo, ma soeur, c’est un curé qui a programmé ton logiciel ou quoi ? Chez les humains il y a les femmes les hommes, et quand ils vont ensemble ça fait des bébés... Des petits... Des enfants, quoi ! Comme chez tous les animaux... Me regardez pas comme ça ! J’suis pas un bouffon, j’vous jure ! Et après les enfants grandissent et ça fait... des humains, quoi ! Ca y est, ça imprime ? »
Marguerite semblera très intéressée.
« Et alors... ces... baibais... ils peuvent repeupler la terre ?
- Un peu mon n’veu ! Et j’crois qu’on est là pour ça... »
Il n’aura d’yeux que pour elle, la douce vêtue de bleu, tellement plus belle que son identique habillée de rouge... Le sourire de Marguerite irritera Manon.
« Allons, viens ! Nous perdons notre temps avec ce robot menteur. Nous avons un monde à repeupler.
- Vas-y, toi. Moi, je reste. »
Ainsi renaîtra la colère, ainsi renaîtra la violence. Les mains de Manon agripperont le cou de Marguerite pour le serrer fort, très fort... Le garçon essaiera de s’interposer, mais Manon, ivre de rage, ne lâchera pas prise. Alors il brandira son harpon de pêche, longuement aiguisé sur les pierres, et il frappera...



Une



... Elle renversa la voleuse, dont le crâne se fracassa sur un rocher. Elle reprit aussitôt la pierre amie, dont le visage était satisfait. Qui contredirait un allié précieux ? En gage de bonne volonté, Elle sauta sur la poitrine de son ennemie, dont les côtes se brisèrent comme des branches mortes. Le sang gicla en une gerbe écarlate, tiède et gluant sur ses jambes nues, se répandant en vagues saccadées dans l’herbe assoiffée. Il y eut un cri dans la horde, un bras tendu pour montrer, puis une charge furieuse qui devait moins à la justice qu’à la curiosité – et à l’attrait du sang, nectar des prédateurs, élixir des chasseurs, preuve de victoire et annonciateur de chair à consommer. Elle s’enfuit en lançant un cri de défi. Elle n’avait plus besoin du groupe, Elle avait en main une source de toute-puissance.
Elle ne fut pas poursuivie.
Dans la nuit, Elle sentit remuer dans son ventre un nouvel être grouillant.



Deux




... La Princesse se baisse. Elle a été formée au combat. Elle esquive, recule, crie :
« Il n’y a pas de magie ! Je le jure ! »
Le Grand Lunaire le sait, le miroir ne dégageait aucune vibration magique, mais c’est la Reine... Il ne bronche pas, la circonstance est étrange, il réfléchit au parti qu’il pourrait en tirer.
« A moi les Gardes ! », hurle la Reine.
Les Gardes hésitent. Une Reine vieillissante contre une future Reine, le dilemme est de taille. Le Grand Lunaire sourit. Une idée saugrenue, mais intéressante. Il fixe quelques personnes dans l’assistance, murmure pour lui seul leur nom secret.
« A bas les Reines ! », crie un représentant du peuple.
« Nous voulons la liberté ! » Celui-là, c’est un ancien mercenaire reconverti dans la braconne depuis que, blessé à une jambe, il boîte bas. Le combat lui manque. De plus, son cerveau est faible comme un pot de lard salé. L’occasion est inespérée... Il suffit de lui insuffler un souvenir un peu sanglant pour qu’il arrache l’épée d’un Garde, se précipite vers les deux Grandes Dames qui se battent comme des soudards, et d’un seul large geste voilà qu’il tranche les deux têtes royales qui vont rouler sur le marbre noir où le sang n’a pas plus de couleur que de la pisse de chat.
« Mort aux Reines !
- Le Peuple au pouvoir !
- Elles ont assez profité ! Nous aussi nous voulons être repus !
- Et que tous les biens soient publics ! »
Et la foule reprend en scandant, frappant des mains et tapant du pied :
« Re-pus, re-pus... Pu-blic,pu-blic... Re-pu... blic... »





Trois




...Et Manon s’écroulera, le flanc percé d’une béance rouge, les mâchoires crispées dans la douleur, les mains encore enragées arrachant l’arme mortelle. Plus de sang, moins de souffle, un vertige menant au néant. Marguerite en hoquetant se mettra à genoux, verra sa soeur agonisante et le trop beau sourire de l’homme satisfait. Hurlera sa colère et sa peine, oubliant le langage appris d’humanoïdes programmés et sans conscience pour leur apprendre la douceur et la tolérance. Se jettera sur le harpon encore tiède, visera le coeur, empalera le mâle un instant adulé. Lui, étouffant du carmin liquide qui emplira ses poumons, bavant et crachant du vermillon pur, oubliera ses humanités patiemment apprises auprès d’humanoïdes qui n’en connaissaient pas le sens. Et la même pointe, plantée, arrachée, plantée, arrachée, étrange semence trop vite récoltée, finira sa course dans le tendre giron de la dernière chance humaine de perpétuer la race qui se croyait souveraine.
Un pauvre morceau de chêne, et trois sangs emmêlés engraissant l’humus fertile pour le plus grand bonheur des petites vies rampantes. Plus tard quelques prédateurs innocents venus du ciel ou de la steppe balaieront les restes odorants afin que rien ne se perde.



Une




Il faisait ses premiers pas. Elle avait résisté à la faim et au froid, Elle l’avait nourri et réchauffé, et bientôt il deviendrait un chasseur puissant qui la protègerait. Elle s’en léchait les babines par avance. Il trottinait partout, il touchait à tout, il se mettait en danger mille fois par jour et il riait, riait devant le tigre, riait devant la rivière, devant l’ours, le précipice, le serpent...
Etait-ce parce qu’Elle était seule, ou parce qu’un début de conscience s’était immiscé en Elle ? C’était le premier de ses petits qui survivait – le premier, en fait, qu’elle n’avait pas négligé. Il se repaissait à toute heure de ses seins lourds, Elle mâchouillait la viande avant de la lui donner, et surtout, surtout, Elle lui gardait toujours le foie et le coeur, tièdes et gorgés de sang. Et tout barbouillé de rouge, il riait !
Un jour il souleva la pierre alliée. Elle eut un mouvement de colère mais c’était Lui. Elle laissa faire. L’enfant se mira dans l’ébauche de miroir, y aperçut derrière lui le visage de sa mère. Il se retourna, revint à la pierre, éclata de rire. Fronçant le sourcil, il se concentra pour prononcer « Mââ ». Puis « Ma ». Dans son esprit, c’étaient deux sons et deux images distinctes, mais les parents, depuis l’aube des siècles, n’écoutent jamais leurs enfants.
« Mama ? », répéta-t-Elle interloquée.
L’enfant lui sourit.
« Mama ! Mama ! Mama ! »
Elle hurlait avec une joie indicible. Elle avait un nom ! Elle avait une esquisse de langage. Le Sens pointa le bout de son nez. Elle regarda la pierre, le visage de son fils près du sien. Elle comprit. Hocha la tête devant l’incroyable réponse.
« Mama ! » appela l’enfant en posant la main sur le sein gonflé.
Et tandis qu’il buvait elle se sentait exister dans son regard, comme jamais auparavant. Sa langue et son palais cherchaient un son qui ne soit pas un cri mais une caresse.
« Rôô », émit-elle. « Rôô, Rôô, Rôô ! »
L’Humain a besoin de nommer. Et le nom fait l’Humain.
C’était le début.



Deux



La révolution est une chose merveilleuse, surtout quand on a tout à y gagner. Une vie nouvelle, passionnante, innovante... Jouer les marionnettistes de l’ombre, en improvisant sans arrêt... Délicieux challenge pour le plus grand Lunaire de tous les temps, presque trop facile... Il ne s’est pas beaucoup servi de son Pouvoir de Suggestion, jusque là. Rester en bonne place dans l’Ordre Etabli lui suffisait. Il se découvre tout-puissant. Faire élire un ancien mercenaire Chef de la République, un jeu d’enfant. Personne ne le connaît assez bien pour savoir qu’il n’a que cinquante mots à son vocabulaire. Les leurrer avec des assemblées et des commissions, qui passent leurs nuits en vaines palabres, alors qu’il tient fermement les rênes et leur impose, sous l’apparence d’un vote à l’unanimité, sa seule et unique volonté... Jusqu’au soir où une courtisane, plus avide que les autres, lui vole en toute ignorance son bracelet de Pouvoir... Et où le mercenaire en Chef, pris de boisson, vient lui réclamer un feu d’artifice, maintenant, tout de suite. Ses paroles apaisantes sont sans effet, le bout de lard est pris d’une rage folle et plante son épée présidentielle dans la poitrine lunaire. Amnésique au matin et hurlant qu’on le délivre de son mal de tête, il prononce des mots incohérents et insultants qui le font destituer par un entourage jaloux et dont l’ambition incontrôlée désormais flambe au grand jour comme un incendie dans le vent. Assassinats, coalitions, guerre civile, répression, la loi du plus fort est la seule qui perdure par tous les temps, et les faibles ne peuvent que s’ y soumettre en criant « bravo ». L’approbation bruyante du pouvoir des autres, voilà ce qui s’appelle la démocratie.



Trois



Dans le silence d’une épaisse frondaison, loin au dessus du sol, une femelle à quatre mains bercera son petit au ventre rebondi, le lait perlant encore à ses lèvres charnues. Elle lui apprendra à sauter de branche en branche, à fuir devant le serpent et le tigre, à partager les noix et les pommes avec les plus petits, les plus faibles et les plus âgés. Quand il désobéira, elle hochera la tête d’un air mécontent et le chatouillera jusqu’à ce que, à bout de souffle, il demande grâce. Elle n’aura pour tout langage que des grognements agacés et des cris aigus de satisfaction, et ce ne sera pas important. En l’absence de langage, il n’y aura pas de mensonge possible. Pas de promesse. Pas d’ambition. Pas de projet. Pas de rancune. Pas de vengeance. Pas de suspicion. Pas de doute.
Seulement la joie immédiate de paresser au soleil, de manger pour vivre, de jouer pour rire, de repeupler en toute innocence une terre heureuse et pacifiée.
Narwa Roquen,et de 100, pour fêter la nuit la plus longue de l'année


  
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3 Trois fois trois - z653z (Mar 15 mai 2012 à 23:51)
3 2011, l’odyssée de l’espèce ! - Maedhros (Jeu 29 dec 2011 à 15:47)


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