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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mercredi 2 novembre 2011 à 14:04:19
L’ETRANGER



Le vieillard se leva.
« Il est temps, déclara-t-il. « Que le Jury rende son verdict ! »
Silence. Trois cents Valederisiens entassés sur les bancs, hilares et impatients, sept jurés sur leurs sièges contre le mur de droite, austères et hautains. Un accusé, entre deux Gardes. Un jeune homme, coupable d’être entré dans la ville sans autorisation écrite, sans savoir parler notre langue, et de surcroît en remontant le fleuve à la nage. Nager est interdit à Valderis. Nous ne sommes pas des animaux.
Le premier Juré se leva, la main sur le coeur.
« A mort !
- A mort !
- A mort ! »...
La foule hurla de joie, scandant le nom du bourreau qui venait d’apparaître entre les deux colonnes de marbre noir encadrant la Dernière Porte. Une exécution capitale, c’était une demi-journée de travail en moins, qui aurait voulu s’en priver ?
Je n’aimais pas ces rassemblements haineux qui se donnaient bonne conscience au nom de la conservation d’une race pure et de traditions non contaminées par une barbarie étrangère. Mais mon siège était réservé à chaque audience, et je ne pouvais pas refuser. En un sens, j’étais moi aussi prisonnier.
« Puisque le Jury est unanime, je déclare...
- Vénérable Juge, j’en appelle à la Loi du Garant. »
C’était moi. Mon corps s’était levé et ma bouche avait prononcé des paroles dont le sens m’avait fait frissonner. Une folie ! Moi si pondéré, si prudent, si consensuel... Moi seul debout, face à tous, en pleine lumière, moi le silencieux qui marchais toujours les yeux baissés !
« N’est-il pas écrit dans la Loi que si un Citoyen se porte garant pour l’étranger, il peut le soustraire à la Sentence ? »
L’assistance se figea dans un silence glacé. Une partie de moi s’attendait à être foudroyée par le Feu du Ciel. Et pourtant mon coeur restait calme, et je ne ressentais pas de peur.
Fardyas, le Juge Suprême, fronça les sourcils.
« Sarroyan, tu es notre Guérisseur et nous te respectons tous. Ce détail de la Loi est ... hem... eh bien mais... tout à fait exact. Mais qui oserait mettre en jeu sa vie et son honneur pour un chien vagabond incapable d’articuler une syllabe de notre langue ? Un pouilleux en guenilles, un fugitif, un parasite, sans doute un voleur et un assassin !
- Je le ferai », m’entendis-je répondre sans détourner le regard. « Je le vêtirai, je le nourrirai, je lui apprendrai à parler.
- Et si tu échoues, dans un an et un jour tu seras condamné à la même mort ignominieuse que lui, le sais-tu ?
- Je le sais.
- Et tu persistes ? Allons, Sarroyan, tu t’es égaré un instant, et nous sommes tout prêts à te pardonner. Depuis plus de dix ans tu ne ménages pas tes forces pour veiller sur la santé de notre communauté. Nous te sommes tous redevables, et nous avons besoin de toi ! Tu ne vas pas risquer ta vie pour... pour... ça !
- J’ai deux apprentis très sages et très compétents. Ils en savent plus que moi quand j’ai été investi de cette charge. Valderis n’aurait pas à souffrir de mon absence, si jamais je devais... manquer...
- Je ne sais quelle drogue absurde tu as expérimenté sur toi-même ! Mais soit... La Loi est la Loi. »
Le marteau d’airain s’abattit sur le bois noir du grand bureau.
« Qu’il en soit ainsi ! Le Jugement est dit. »



Il trottinait derrière moi comme un chiot suit sa mère, souriant d’un air béat et les yeux fixés sur les étoiles, tandis que levant ma lampe je surveillais les pavés inégaux des ruelles qui nous menaient chez moi. J’entendais son pas léger et dansant faire écho à ma démarche mesurée, mais je me retournais souvent, comme si mon regard eût pu suffire à le retenir dans mon sillage. S’il avait décidé de me fausser compagnie... aurais-je pu le rattraper ? J’en doutais. Il était jeune et vigoureux, et je n’étais pas entraîné à la course. Sa fuite, c’était mon arrêt de mort. Etait-il simple d’esprit ? Je ne lisais en lui aucune crainte, aucune colère. Mais aussi, qu’avait-il compris de son étrange aventure ?
C’est en longeant la rue des Commerces, devant la maison de Tyxès, que la vérité me frappa de plein fouet. C’était là précisément, deux jours auparavant, que cet homme dans la force de l’âge avait rendu son dernier soupir dans mes bras, malgré tous les soins que j’avais pu lui prodiguer. Et le pire, le pire de tout, c’était que j’ignorais pourquoi. Malgré mes demandes répétées depuis dix ans, le Conseil se refusait à me laisser pratiquer des autopsies. Mais comment progresser dans mon art si je ne pouvais me confronter à la réalité quand j’avais échoué à sauver une vie ? L’étranger avait à peu près le même âge que Tyxès. Les mêmes yeux d’un bleu pur. La même démarche aérienne, le même sourire d’enfant...
Cette vie-là, je pouvais la sauver.


Je le fis asseoir à ma table et lui servis une assiette de ragoût avec une belle tranche de pain. Pour ma part, je n’avais pas faim, mais je remplis deux verres de vin d’été. J’avais besoin de courage et d’un peu d’insouciance. Je le laissai manger en paix, tandis qu’il me prodiguait hochements de tête et sourires ravis, puis résolument je me désignai du doigt.
« Sarroyan. »
Je pointai l’index vers lui d’un air interrogatif, en accentuant ma mimique. J’ouvris grand les yeux, je relevai mes sourcils, j’ajoutai un petit mouvement du menton. Il resta silencieux, figé dans son sourire stupide. Etait-il possible qu’un peuple humain ait un code gestuel différent du nôtre ?
Je montrai le plat. « Viande ». Puis la miche, « Pain », et la carafe : « Vin ». Et je me désignai à nouveau.
« Sarroyan. »
L’homme éclata de rire.
« Ako, ako, Sarroyan, almi du chimal benk Sarroyan ! »
Il répandit du vin sur la nappe blanche en me souriant. Je gardai mon calme. Il n’avait pas l’air agressif. Je me nommai à nouveau, et tendis le doigt vers lui. Ses yeux se plissèrent. Il faisait un effort pour comprendre, c’était déjà ça.
Sa main tapota la mienne.
« Sarroyan », prononça-t-il. Puis il tapota son autre main.
« Abratz. »
Autre pays, autres gestes. Je me levai, je pris une feuille de parchemin et une mine de graphite. J’esquissai des maisons, avec un chemin au milieu où je dessinai des bateaux pour figurer le fleuve. Puis je griffonnai une silhouette, entre deux formes qui tenaient des épées.
« Abratz ?
- Ako, ako, Abratz ! »
Je soupirai. Je connaissais son nom, il connaissait le mien. Il me restait toute une nuit pour lui expliquer la Loi, et lui faire comprendre que sa vie était entre mes mains autant que la mienne dépendait de lui. Et le dessin n’avait jamais été mon fort...


Il avait un sourire candide et des coutumes différentes des nôtres, mais il était loin d’être idiot. En trois mois, il parlait ma langue presque couramment alors que je ne baragouinais qu’une cinquantaine de mots de son idiome, dont la syntaxe me restait toujours hermétique. J’avais voulu l’emmener avec moi dans mes tournées, mais mes concitoyens le considéraient avec méfiance, quand ils ne lui fermaient pas la porte au nez. Il n’en prit pas ombrage, et seul chez moi tout le jour, ne demeura pas inactif pour autant. Il transforma mon petit lopin de terre en un jardin original et coloré, et grâce à lui mon coin de potager quitta ses airs de jungle sauvage pour devenir une source inépuisable de légumes goûteux. Dans la maison, il chassa jusqu’à la dernière araignée, ramona les cheminées et fit scintiller le vieux chaudron en cuivre. Le soir, quand je rentrais, je pouvais sentir le fumet du ragoût depuis le fond du jardin... Je voulus le rémunérer pour ses services, mais il refusa. Je l’habillais et je le nourrissais, m’expliqua-t-il. Il ne faisait que payer sa dette.
Il noua bientôt un lien de camaraderie avec Drexias, mon plus jeune apprenti. Il l’accompagnait souvent quand ce dernier allait cueillir les herbes médicinales. Drexias ne tarissait pas d’éloges à son égard, sans doute impressionné par le récit de son long périple.
Chaque soir nous parlions longuement, et j’appris qu’il parcourait le monde depuis deux ans déjà, car en Uthoria, sa terre d’origine, il était valeureux de voyager longtemps. Sa patrie était un pays de hautes montagnes et de landes arides, où la population nomade se déplaçait de camp d’hiver en camp d’été. Ils élevaient des kajinas, animaux intermédiaires entre le boeuf et le mouton, recouverts d’une épaisse fourrure grise, et d’un naturel placide et résistant. Il avait deux soeurs aînées et déjà six neveux et nièces. Son père était le chef de leur tribu et sa mère fabriquait le meilleur fromage de la contrée. Et puis, elle savait convoquer les Esprits.
Bien entendu, ce dernier point, je ne le crus pas. Il le perçut tout de suite et ajouta :
« Moi aussi, je sais un peu. »
J’éclatai de rire. Je me tordis sous l’effet de spasmes incontrôlables, je sanglotai d’une hilarité effrénée en retenant ma vessie qui menaçait de se vider d’une manière aussi incongrue qu’inappropriée. Il ne manifesta pas la moindre colère.
« Quelques jours avant mon procès », reprit-il calmement, « un de tes patients est mort. Un homme de mon âge, qui me ressemblait un peu. »
Je blêmis. Mon fou rire céda la place à une incrédulité effarée.
« Je ne comprenais pas votre langue, mais j’avais senti une immense hostilité autour de moi. Alors j’ai convoqué Smurt, l’Esprit des Morts. C’est lui qui m’a montré le trouble dans ton âme. C’est lui qui t’a soufflé tes paroles. »
Je revécus en un éclair ce moment tellement étrange, cette sensation de ne pas contrôler mes propres mots... Etait-ce possible ?
« Mais... si tu as ce don... Pourquoi être resté ? Tu avais sûrement le pouvoir de t’échapper !
- Je l’avais », répondit-il simplement, et sa sincérité tranquille me gela le sang. « Mais tu avais l’air d’un homme honnête, et j’ai été élevé dans le respect de la parole donnée. Et puis », et son visage s’éclaira d’un sourire radieux, « n’est-ce pas une merveilleuse aventure ? »
Je le contemplai longuement, me sentant à la fois stupide et ému. Mais aussi émerveillé, humilié, honoré, ébahi...
Je posai ma main sur la table, la paume vers le ciel.
« Je voudrais être ton ami », demandai-je humblement.
« Je t’aime dès le premier jour », entendis-je dans ma tête tandis que sa main se posait sur la mienne. J’étais sûr de n’avoir bu qu’un verre de vin, autant que j’étais sûr que sa bouche n’avait pas prononcé une parole. Et dans son regard bleu intense et profond il me semblait voir d’autres cieux lointains, surmontant des montagnes blanches où régnait le parfum vertigineux d’une liberté qui m’était étrangère...



Le lendemain, un vertige me prit au réveil. Je frissonnais, mon coeur battait la chamade et ma gorge était plus sèche que le plus aride des déserts. Toute la semaine j’avais soigné des caravaniers atteints de la fièvre bleue. Je me traînai jusqu’à la fenêtre pour inspecter mes ongles à la lumière du jour. Leur couleur ne me laissa aucun doute. J’appelai Abratz, lui demandai d’aller chercher au plus vite Drexias et Cotan, mes apprentis.
« Préparez-moi deux litres d’infusion de saule. Ensuite, que personne n’entre dans cette pièce pendant trois jours. Je suis contagieux. Occupez-vous de la ville à ma place. Et toi », ajoutai-je à l’intention d’Abratz, « désolé... je suis contraint de te délaisser un peu. » J’omis de mentionner que j’avais une chance sur deux de mourir. Mes assistants le savaient, et je préférais qu’Abratz l’ignore.
Je sombrai bientôt dans un délire brûlant, où je m’enfuyais devant les vagues de lave d’un volcan en furie ; ou bien, je m’enfonçais dans des sables mouvants ; ou encore, le sol se dérobait sous mes pieds et je tombais dans un précipice qui n’avait pas de fin. Mais toujours une voix, rassurante et tranquille, me murmurait :
« Je suis avec toi. J’ai convoqué Smurt. Tu ne vas pas mourir. Sois patient. Résiste. Tu ne mourras pas. Je suis avec toi. »
Et quand cette voix se faisait entendre, une eau fraîche coulait sur mon front, comme une source bienfaisante et salvatrice. J’étais emporté loin de mon lit de douleurs, et je sentais le goût un peu amer de l’infusion de saule qui apaisait ma gorge en feu.
Vint le moment où la fièvre commença à décliner. Je reconnus Abratz à mon chevet, et je forçai mon filet de voix rauque à devenir audible.
« Non... tu ne... dois pas... Va-t-en... La fièvre... »
Mais joyeusement il défia mon autorité vacillante.
« Tu seras guéri demain. Ne crains pas pour moi, Smurt me protège. Il ne pourrait pas laisser mourir le fils de Septa ! Ma mère le poursuivrait dans les cinq enfers pour le transformer en pâté d’Esprit ! »


La fièvre cessa. Je recommençai à m’alimenter lentement, je fis quelques pas dans ma chambre, soutenu par Abratz qui m’encourageait comme une mère quand son enfant commence à marcher. J’étais épuisé, et contrarié de l’être. Les caravaniers que j’avais soignés avaient tous récupéré très vite, et moi, au huitième jour, j’étais encore une loque humaine. Tandis que je combattais ma nausée pour avaler une cuillère de plus du succulent civet de lapin qu’avait confectionné Abratz, je sentis une pointe de feu traverser mon crâne, heureusement brève comme un éclair.
« Pardonne-moi, mais j’avais besoin de comprendre. Tu n’es pas du genre bavard ! J’ai lu en toi, Sarroyan. Tu es furieux parce que ton corps ne répond pas à tes attentes. Mais voilà des années que tu le malmènes... Et il te fait dire qu’il en a assez !
- Tu...
- Je suis désolé. C’est une intrusion impardonnable. Mais tu portes le monde sur tes épaules et jamais tu ne penses à toi ! Si tu voulais être un peu raisonnable... Je connais un endroit, pas très loin de Valderis. Tu pourrais t’y reposer quelques jours... Je suis sûr que tu recouvrerais tes forces bien plus vite qu’à tourner ici comme un animal en cage. »
Le feu brillait dans ses prunelles. Sans doute voulait-il ainsi me manifester sa reconnaissance. Reconnaissance de quoi, puisque j’avais été forcé... Mais rien n’était clair dans ma tête, et je n’avais pas la force de réfléchir. Il avait l’air enthousiasmé par son idée. J’acceptai pour ne pas le décevoir.
« Alors, en route ! Dynias le boulanger m’a prêté sa deuxième charrette. Nous serons là-bas dès ce soir. »


Je somnolai à l’arrière pendant tout le trajet, ballotté comme un sac de farine et comme lui incapable d’esquisser la moindre protestation. Enfin la charrette s’immobilisa, et j’entendis Abratz s’affairer à l’extérieur. Puis il vint m’aider à descendre et je découvris, dans la douceur du couchant, qu’il avait monté une tente avec des couvertures, et que la marmite mijotait sur le feu. Il semblait vraiment heureux d’être là, tandis que je regrettais déjà la chaleur de mon lit et ma chambre paisible. Nous étions au bord du fleuve, en amont ou en aval de Valderis, je n’aurais su le dire. Les grenouilles croassaient à qui mieux mieux, et l’eau clapotait doucement sur les cailloux de la rive. J’avais beau être contrarié de m’être laisser entraîner par faiblesse si loin de chez moi, à la fin du repas, tandis qu’Abratz toujours souriant et toujours silencieux faisait bouillir de l’eau pour la tisane, une étrange sensation de paix s’installa en moi. Une sorte de délivrance, comme si quelqu’un avait ôté de mes épaules un lourd fardeau trop longtemps porté. La nuit gagnait lentement, le feu faisait danser les ombres, le silence se posait comme un oiseau qui rentre au nid, un silence vivant, le silence du repos de la terre. Pas d’oppression, pas d’angoisse, pas de souci pour l’avenir. Tout était tel qu’il devait être, et j’avais l’impression d’être à ma place, de faire partie du monde, sans fierté déplacée ni gêne honteuse. Mourir me sembla alors sans aucune importance, puisque j’étais chez moi, humain entre le ciel et la terre, créature vivante au milieu d’autres vies tout aussi importantes. Et je soupirai de bonheur.



« Viens, je vais t’apprendre à nager.
- Sûrement pas ! D’abord c’est interdit, et puis je te rappelle que je viens juste d’échapper à la fièvre bleue, et que si je prends froid, je risque...
- La pneumonie, la méningite, la paralysie... Est-ce que tu crois que je te voudrais du mal ? L’eau va t’apporter son énergie et sa force. Je t’en prie, Sarroyan, fais-moi confiance ! »
J’entrai dans le fleuve avec réticence. Non loin de moi, Abratz plongeait et ressortait comme une carpe prise de folie. L’eau était claire comme le cristal et des poissons frôlaient mes jambes. Dans l’ordre des choses, j’étais leur prédateur potentiel et pourtant c’était moi que la peur tenaillait. Je m’accroupis dans le faible courant, les pieds bien ancrés dans la vase, et j’esquissai quelques mouvements des bras.
« Oui, c’est ça ! Et maintenant, pousse sur les jambes et bats des pieds ! »
Quelques bonnes tasses plus tard, j’arrivais à ma grande surprise à flotter sur deux ou trois brassées.
« Demain, je t’apprendrai à nager sous l’eau ! » me cria Abratz en me précédant sur la rive, et cette assertion qui m’eût semblée absurde encore deux jours plus tôt fit naître sur mes lèvres un sourire plein d’espérance. La tisane de thym au miel d’acacia, brûlante dans mes mains glacées, ma peau frissonnante se revigorant devant la bonne flambée, et cette sensation à l’intérieur de moi de plénitude chaude, de lumière inaltérable et douce... Avais-je déjà connu pareil bonheur ? Je découvrais que mon corps n’était pas seulement une bête de somme qu’il fallait talonner pour la faire avancer, pas seulement une masse de chair qui réclamait toujours à manger ou à dormir, freinant ma volonté de travailler encore par ses exigences bassement matérielles. Ce pouvait être aussi une source de plaisir.


Après le déjeuner, j’avais dormi longtemps, dans la tiédeur de la tente, tandis qu’Abratz était parti poser des collets. Pour la première fois depuis bien longtemps, sans doute depuis ma lointaine enfance, le sommeil n’était pas une défaite mais un abandon voluptueux, librement consenti. Et je pensai à ces chats qui somnolaient tout le jour sur le haut d’une murette, et me toisaient d’un oeil méprisant quand je passais devant eux, l’échine courbée et l’âme aiguillonnée de vaines exigences. Que je les avais détestés ! Et pourtant, ils étaient plus savants que moi. Je rêvai. Je rêvai d’un ciel limpide, d’une couleur bleue profonde et brillante, parcourue de nuages étincelants dont les formes changeaient sans cesse. Et dans mon rêve, je pensais que l’être humain est semblable à un nuage. Fait de pas grand-chose, gonflé d’orgueil, et comme lui poussé par un vent tout puissant qui le transforme et le modèle selon son bon plaisir. Je flottais dans mon rêve, observateur détaché et bienveillant, intemporel et sans contrainte. Les caresses d’Abratz sur mon front et mes cheveux me ramenèrent doucement à la conscience.
« Viens dîner. J’ai pris deux lièvres, et ils sont à point ! »
Sans cesse il veillait sur moi, me distrayait, me nourrissait, pendant que je dormais sans remords et sans honte. A Valderis, les apprentis exécutaient mes tâches, remplissaient mes devoirs, pendant que mes heures n’étaient que repos et plaisir. Et je n’en concevais ni amertume ni scrupule.
« Tu n’as jamais pensé à prendre femme ? », me demanda Abratz tandis que je suçais les derniers os de notre festin.
- « C’est compliqué », répondis-je évasivement, en songeant aux quelques compagnes d’un soir qui n’avaient pas souhaité me revoir, à mon plus grand soulagement.
« Les femmes, il leur faut des robes, il leur faut des bijoux, et puis il leur faut des enfants... J’ai si peu de temps... et je ne suis pas riche !
- Si tu te faisais payer plus souvent ! », s’exclama-t-il en riant, « au lieu de te contenter d’un poulet, d’un demi sac de farine... ou d’une vague promesse... Une femme s’occuperait de toi, veillerait à ton bien-être... »
Je secouai la tête.
« Où étais-tu, qu’as-tu fait, tu rentres bien tard, que feras-tu demain, il faut que tu ramones la cheminée, j’ai besoin d’argent pour un chapeau, il me faut une servante, tu devrais leur dire... tu devrais faire ceci, faire cela... »
Je soupirai.
« Non, merci.
- Ta mère était comme ça ?
- Pire encore ! »
Cet aveu me fit sourire. C’était du passé, j’étais seul maître de ma vie, et personne ne m’y reprendrait.
« Septa m’a toujours laissé libre », murmura-t-il. « Chez nous, les enfants sont encouragés à partir. »
Mu par une intuition soudaine, je demandai :
« Tu as envie de rentrer, n’est-ce pas ? Ta famille te manque ?
- Oui. Beaucoup. », souffla-t-il avec des yeux un peu trop brillants. Mais c’était sans doute le reflet du feu.


J’avais traversé le fleuve à la nage, j’avais plongé et parcouru le fond au milieu de poissons multicolores et amicaux, je me sentais fort, je me sentais neuf, et j’étais heureux. Les félicitations d’Abratz me gonflaient de joie, je me découvrais courageux, vaillant, habile, et les Esprits n’y étaient pour rien. Une nouvelle vie s’ouvrait devant moi, plus riche et plus complète. Pour la première fois j’avais à mes côtés un être qui me comprenait, m’appréciait, me secourait et me rendait meilleur. Quand son regard se posait sur moi, je me découvrais toutes les audaces, et son sourire était la plus belle des récompenses.
Nous sortions juste de l’eau quand j’aperçus deux cavaliers qui venaient à notre rencontre. Deux Gardes, sans doute à la poursuite d’un voleur de chevaux. Mais en nous voyant l’un deux s’écria :
« C’est lui ! On le tient ! »
Le coeur battant, je m’approchais d’eux. Je reconnus Betsian, dont j’avais veillé la fille six jours et six nuits, quand elle avait contracté la fièvre des marais, et Ermelion, dont la femme avait eu un accouchement difficile ; j’avais pu sauver et la mère et l’enfant.
« Eh bien, mes amis ? Que se passe-t-il ? »
Je les vis échanger un regard gêné. Ermelion me parla en fuyant mon regard.
« Guérisseur... Nous ne te voulons pas de mal. Tu as enfreint la Loi, mais cela restera entre nous. C’est cette vermine perverse que nous sommes chargés de ramener. Fardyas s’en méfiait, et il avait bien raison.
« Cet homme est mon ami. Il m’a sauvé de la fièvre bleue. Je ne vous laisserai pas... »
Déjà Betsian avait dégainé son épée en mettant pied à terre et menaçait Abratz. Je ne m’étais jamais battu. Mais mon poing le frappa au menton avant que j’aie pu réfléchir, et je me retournai vers son acolyte interloqué qui hésita un instant de trop. Je le jetai à bas de sa monture et je l’assommai proprement lui aussi.
« Tu es fou ! », intervint Abratz, «comment pourras-tu rentrer chez toi après ça ?
- Je n’ai rien à faire là où tu n’es pas. »
Il me considéra d’un oeil étonné mais ravi, et ses mains se posèrent sur mes joues. Ses lèvres effleurèrent les miennes, me laissant essoufflé, déconcerté, autant qu’avide et passionné. Je l’embrassai sauvagement, comme on se perd, comme on se noie, comme on saute dans le vide non pas pour mourir mais pour renaître. Il m’étreignit de ses bras puissants et la caresse de sa main dans mon cou me fit frissonner davantage que la plus violente des fièvres.
« Je pense qu’il serait sage de partir avant que ces deux-là ne se réveillent ! »
Il dessella un cheval, l’enfourcha et me tendit la main. Je ne connaissais rien aux chevaux mais je sautai derrière lui, nouant mes mains autour de sa taille. La bête s’élança.
« Tu es sûr de ne jamais regretter ? », me demanda-t-il quand les tours de Valderis disparurent derrière une colline.
« Je suis sûr.
- Septa va être ravie d’avoir un fils de plus. Tu verras, mes neveux sont déjà très habiles à cheval, et mes nièces sont mignonnes à croquer. Nous arriverons juste avant la transhumance d’hiver, et nous aurons le temps de nous confectionner une tente avec l’aide de mon père, qui nous donnera aussi... »
Nous. Ce seul mot avait un pouvoir enchanteur. Je ne l’avais jamais prononcé, et je le recevais maintenant comme un don du ciel, comme une bénédiction, comme une évidence.
Narwa Roquen, en retard, mais qui s'accroche


  
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Réponses à ce message :
3 Fardyas - z653z (Jeu 8 mar 2012 à 14:40)
3 Back to mountains. - Maedhros (Sam 5 nov 2011 à 17:53)
3 WA-Commentaire 98 - Narwa Roquen - Onirian (Mer 2 nov 2011 à 18:06)


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