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 WA - Participation exercice n°96 - 4 Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Lundi 15 aout 2011 à 19:27:51
4 – LES VAGUES DE JADE



Au début, j’ai tenté de nier désespérément. Presque violemment. Il est difficile de se résigner à vivre dans la marge crépusculaire du monde.

Je me suis enfui vers mon pavillon. Bien que la lumière fût fortement tamisée, aucune ombre ne se déplaçait sous moi. Peu m’importait. Chen, mon serviteur ne m’entendit pas entrer. Il avait le dos tourné à la porte, occupé à farfouiller au fond du coffre clouté où j’entreposais quelques affaires personnelles. Il sursauta quand je lui touchai l’épaule. Il me dévisagea, pâle et défait.

« Seigneur, vous êtes libre ! Aucune charge n’a été finalement retenue contre vous ? Que se passe-t-il ? Les couloirs bruissent de nouvelles inquiétantes. Le Vieux Bouddha serait sur le point de quitter le Palais ? »

Il tenait entre ses mains, soigneusement pliée et amidonnée, une tunique de velours bleu, aux boutons de bois précieux, finement rehaussée de motifs en fil d’argent. La tunique d’apparat que je portais lors des cérémonies auxquelles participait ma Bannière.

- Chen, pars... quitte le Palais, tout de suite... il n’y a pas de temps à perdre ! Fuis par la route du Nord. Les troupes étrangères sont aux portes méridionales de Pékin. Je ne suis plus en mesure de garantir ta sécurité ! »

-Seigneur, je ne quitterai pas votre service! Ma famille a servi loyalement la vôtre durant plus de deux siècles. Il ne sera pas dit que Chen rompit cette tradition!» Sa voix était ferme et résolue.

Ah Chen! Mon brave Chen ! Bien plus qu’un loyal serviteur, il avait acquis pour moi un tout autre statut, bien plus intime. Nous avions grandi ensemble et il m’avait accompagné partout où la Fortune avait mené mes pas. Partageant les surprises du Destin. Pourtant, désormais nos routes se séparaient. Il était écrit que ce jour verrait de nombreux carrefours s’ouvrir devant moi. Il ne fallait pas que je faiblisse !

Il soutint mon regard une poignée de secondes. Puis il se rappela son rang et baissant les yeux, il se courba pour ranger la tunique. Quand il se redressa, ses yeux s’emplirent de surprise :

« Seigneur, je ne vous avais pas entendu! J’espérais vivement votre retour ! Quand les gardes impériaux vous ont emmené, j’ai bien cru que je ne vous reverrais plus! Que se passe-t-il? Les couloirs bruissent de folles rumeurs ! Les armées étrangères marchent-elles vers nous ? La Milice ne les a pas arrêtées ? Il paraît que le Vieux Bouddha quitte le Palais ?»

La malédiction se jouait de moi. Je compris que ma place n’était plus comptée parmi les vivants.

« Chen, cela serait trop long à t’expliquer et le temps presse ! Alors obéis à mon dernier commandement je t’en prie. Tu vas partir sur le champ. Entends-tu ? Les armées étrangères sont victorieuses et tout espoir est perdu. Passe la Porte de la Prouesse Divine et prends la route du Nord. Rejoins Zhangjiakou. Je vais te signer un sauf-conduit et te donner une bourse de yuans. Là-bas, ma famille possède des terres et elle te trouvera une place confortable ! »

Bien entendu, cet épisode dura plus longtemps car, chaque fois que Chen ou moi détournions les yeux ne serait-ce qu’un seul instant l’un de l’autre, il fallait tout reprendre depuis le commencement ! Ce fut harassant. Cependant cette éprouvante leçon avait été édifiante. Je me promis que jamais je ne répèterais une telle épreuve !

Est-ce que Chen respecta ma volonté? Les siècles d’obéissance avait forgé son caractère mais j’ignorais encore les limites de la malédiction. Il se dirigea effectivement vers la Porte du Nord puis s’arrêta subitement. Regardant dans toutes les directions, il avait l’air de se demander ce qu’il faisait là. Il déplia le sauf-conduit que j’avais établi et se plongea dans sa lecture. Je me gardai bien de me montrer. Ce ne fut pas difficile. Chen se gratta la tête puis, d’un pas hésitant, franchit lentement l’arche majestueuse et disparut à ma vue. Je ne le revis jamais plus.

Tel était le sort jeté par la Sorcière et je n’étais pas au bout de mon désespoir! Je perdis bientôt le goût et l’appétit. Quand je me forçais à croquer dans un fruit pourtant bien mûr, je ne goûtai aucune saveur. J’avais au contraire l’impression que ma bouche était pleine de pâte à papier indigeste. Un mort-vivant n’a pas besoin de se sustenter. Puis tous mes autres sens s’émoussèrent à leur tour. Mes narines ne sentirent plus aucune odeur, si violente ou nauséabonde fut-elle! Les sons se déformèrent étonnamment, comme aplatis, ôtant tout relief à la plus belle des musiques célestes. Je pouvais entendre mais les sons étaient exempts de toute tonalité ou musicalité. Même les couleurs s’affadirent, perdant leur luminosité et leur profondeur ! Le sens du toucher s’altéra aussi progressivement. Bois ou pierre, os ou chair, boue ou eau, si je fermais les yeux, je ne sentais aucune différence sous mes doigts. Enfin, ma voix mua en un croassement incompréhensible. Je devins juste capable de prononcer plus ou moins distinctement quelques lentes syllabes. Le démon insufflé par la Sorcière prenait un malin plaisir à effacer tout ce qui pouvait me rattacher au monde des vivants.

J’ai tenté de mettre fin à mes jours. Mais une fois encore, la malédiction de la Sorcière s’avéra exacte. Mes plaies aux poignets ne coulèrent pas, l’eau refusa d’emplir mes poumons, la chute d’une grande hauteur sur le dallage le plus épais ébranla à peine mes os. Je me suis jeté sur mon épée. Elle a transpercé mon ventre mais en fut lentement expulsée. Je souffris mille morts, accumulant échec sur échec. J’ai porté le canon d’une arme à feu tout contre ma tempe et j’ai appuyé sur la détente. La balle s’écrasa sur l’os temporal. Durant une semaine, la moitié droite de mon visage fut en lambeaux. Puis les chairs se reformèrent et je me retrouvai au même point. Quand je m’observais dans un miroir, mon reflet était comme voilé, quelle que soit la lumière ambiante. J’avais l’impression de contempler mon image à travers un papier huilé très fin. Une image qui me ressemblait de moins en moins. J’ai fini par me jeter au coeur d’un brasier qui faisait rage dans une petite rue voisine. Les flammes ne me brûlèrent pas. Je ressortis indemne de l’autre côté, jetant l’effroi parmi les voisins accourus. Un effroi de bien courte durée.

Au début, je ne quittai pas les abords immédiats du puits dans lequel Perle avait été précipitée vivante. Quelques fois, quand la lune était favorable, je croyais percevoir un lointain appel angoissé. Une voix que je croyais reconnaître. Une voix aimée. Perle. J’ai enjambé la margelle pour me laisser tomber tout au fond, là où je rejoindrais Perle. Une force inexplicable me repoussa en arrière, m’empêchant de me jeter dans le boyau obscur. J’ai voulu maudire la Sorcière mais le démon en moi pesa sur ma langue et mes joues se gonflèrent vainement, les mots refusant de sortir de ma bouche. Alors, je me suis assis près du puits, le foulard de soie rouge noué à mon cou. J’ai prié. Mais quel Dieu voulait entendre mes prières ?

Jour après jour, j’ai reculé au plus profond des ombres, terré dans les salles désormais abandonnées et silencieuses du Palais. J’ai fermé les yeux abandonnant la dimension des vivants.

Quand je les ai rouverts, les semaines et les mois avaient passé. Les années aussi. Le Palais semblait avoir recouvré une paix depuis longtemps disparue. Les cohortes de serviteurs vaquaient à leurs occupations habituelles. Je pris conscience que mon apparence avait également changé, évolué. J’étais encore plus inconsistant, plus transparent. Nul ne semblait remarquer ma présence. Sauf à deux reprises. Elles se déroulèrent peu après mon réveil.

La première fut un enfant qui jouait avec un bilboquet. Il me lança un regard pénétrant. Il devait avoir deux ou trois ans au plus. Il resta silencieux mais son attention était distraite par ma proximité. Son précepteur, un dignitaire de haut rang, l’interrogea d’une voix douce :

« Altesse, quelque chose ne va pas ? »
« Non, non ! Répondit l’enfant. Veux jouer ! »
« Bien, bien ! Vous pouvez continuer ! Demain est un grand jour, Altesse ! » La voix du vieil homme était chargée d’une sincère émotion. «Jouez, pendant que vous le pouvez encore ! »

L’ombre d’un sourire complice flotta sur les lèvres de l’enfant. Contrairement à ce que crut son précepteur, il ne lui était pas adressé.

Aujourd’hui, tous ces détails sont enfouis sous des siècles et des siècles. J’ai conservé quelques images surannées de l’Empire Céleste, le seul qui se tenait au milieu de toute chose. L’une d’entre elles est précisément ce jeune enfant tenant son bilboquet et me souriant comme un fantôme qu’il était déjà. Je le revis souvent. Jusqu’à ce qu’il disparaisse comme les autres.

La seconde eut lieu dans le jardin impérial. Avant, j’aimais parcourir ses allées qui élevaient mon âme et l’accordait avec les enseignements de Confucius. Cette fois-ci je m’y engouffrai, animé par un étrange sentiment. Le seuil franchi, j’eus l’impression que la malédiction m’accablait un peu moins. Elle semblait se heurter à une résistance impalpable. Les couleurs se faisaient moins ternes et je pouvais imaginer les sensations d’autrefois. Son ombre noire et amère pesait moins sur mon âme.

Alors je me mis à flâner parmi les essences rares et les plantes les plus précieuses amenées de toutes les provinces pour la gloire de l’Empereur. L’ordonnancement du jardin répondait en tout point aux commandements du fengshui. Ses lignes savamment épurées participaient d’un équilibre qui favorisait l’épanouissement spirituel. Chaque élément, aussi infime soit-il, qui le constituait était empreint d’harmonie et de plénitude. J’en connaissais par coeur tous les chemins secrets. Ceux qui conduisaient aux endroits les plus magiques et les plus beaux. Là, au centre d’un bosquet frissonnant, un arbre aux proportions idéales, dont les branches parfaitement taillées paraissaient naturelles. Ici, un bassin ombragé où coulait une fontaine scintillante et chantante.

Ma promenade me ramena finalement sur les berges du lac Kunming. Au loin, les dix-sept arches du pont Shiqikong, supportant les innombrables lions de pierre, enjambaient gracieusement le plan d’eau. Plus près de moi, au détour du chemin se dressa le Palais Yulan, le palais des Vagues de Jade. Des changements brutaux avaient été apportés à l’édifice par rapport à mon souvenir. Il se composait toujours d’une vaste salle centrale dotée d’ailes latérales mais de hauts murs avaient été rajoutés, au nord, à l’est et à l’ouest. La porte sud était gardée par une troupe d’eunuques impériaux. A leurs couleurs, je reconnus la maison impériale de la Sorcière. Elle n’avait donc pas été renversée par les armées occidentales et, telle une araignée, continuait de tisser sa toile derrière le rideau. Je me promis de lui rendre visite ! Bientôt !

Je me glissai entre les gardes sans encombre, comme l’ombre que j’étais devenu. Je pénétrai dans la salle où régnait un clair-obscur entretenu. Il y avait une silhouette penchée sur un écritoire. Debout contre les murs, deux autres rangées d’eunuques veillaient sur cet homme. Il était vêtu tel un Prince. Une violente émotion me saisit quand je reconnus son profil. Je me précipitai et tombai à genoux devant lui.

« Mon Maître ! Mon Maître, que vous ont-ils fait ! »

Je ne me souciai pas de la malédiction. Mais contre toute attente, l’empereur Guangxu suspendit son poignet au-dessus d’une ligne de sinogrammes inachevée et me retourna intensément mon regard. Il demeura tout d’abord silencieux, comme absorbé dans une profonde réflexion. Je compris qu’il donnait le change à ses geôliers. Il était prisonnier dans son propre Palais ! Il inspira une longue goulée d’air et fit signe à son majordome, le fidèle entre les fidèles, Zhang Qichao :

« Dis-moi Zhang Qichao, faut-il croire en la réalité, concrète et vérifiable ? Si mes yeux pouvaient voir au-delà de l’apparence, serait-il possible que la réalité ne soit que la partie visible d’un tout plus grand? »

Le brave serviteur roula des yeux éperdus! Il bredouilla une vague réponse. Guangxu ne lui en tint pas rigueur et précisa sa pensée :

«Par exemple, tu te trémousses comme un dindon devant moi ! Ca je peux le voir. Ils peuvent le voir, fit-il en désignant les sbires de la Sorcière. Mais suppose qu’il y ait d’autres informations que censure mon cerveau conscient, avide de pragmatisme et de logique. Par exemple, si je voyais agenouillé devant moi un homme surgi du passé et que nul autre que moi ne voit, serait-ce moi le fou ou bien vous, toi et eux ? »

Ainsi, il m’avait fait comprendre qu’il me voyait. Contrairement aux autres.

« Altesse, heu, j’imagine qu’il pourrait s’agir d’un fantôme que vous seul pouvez voir! répondit le majordome, interloqué. Les eunuques, durant une brève seconde, furent moins immobiles.

« Peuh, répondit Guangxu, ces fadaises n’ont plus cours. Maintenant tout est décortiqué, analysé sous la loupe intangible et définitive de la Science et du Progrès. Les fantômes sont rangés sur le rayon des articles démodés, juste bons à illustrer les contes pour enfants! Mais tu m’as distrait, vieux singe ! Il faut que je termine cette proposition de réforme pour mon auguste Tante. Elle finira comme les autres au panier mais il me faut persévérer pour le bien de l’Empire ! J’aurai tout le temps de réfléchir à cette histoire de fantôme lorsque je serai seul dans mon lit ! »

L’empereur qui avait à peine trente sept ans, se remit à sa calligraphie. Une chaleur avait réchauffé mon coeur. J’avais découvert un allié. Je me promis de revenir quelques jours plus tard, à la nuit tombée. Je n’eus pas le temps. La Sorcière en décida autrement.

M

(à suivre)


  
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