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 WA, exercice n°96 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 30 juin 2011 à 23:06:15
L'idéal, en littérature, c'est de ne parler que de ce que l'on connaît - ça évite de se faire moucher par le premier venu, qui n'aligne pas deux phrases mais qui, lui, maîtrise le sujet où vous vous êtes imprudemment aventuré...
Seulement voilà, à moins d'être déjà célèbre et riche (ou au moins riche), on n'a pas toujours les moyens d'aller visiter le décor de son histoire. Donc... un petit tour sur le web, et hop! on bluffe... Il y a un antécédent célèbre, d'avant internet: Georges Simenon, qui commença à écrire ses "Maigret" sans avoir jamais visité les locaux de la PJ... jusqu'à ce qu'on l'y invite, pour l'empêcher d'accumuler les bourdes...
Donc, votre mission, si vous l'acceptez, sera d'écrire une histoire se déroulant dans une ville que vous n'avez jamais visitée, en prenant le risque de donner des détails "couleur locale", grâce qux renseignements que vous aurez collectés sur le net ou ailleurs. Certes, plus la ville sera connue, plus votre recherche sera facile... et plus vous risquerez de tomber sur un lecteur qui y sera allé... Mais il y a tant de voyageurs, maintenent, qu'aucune destination lointaine ne vous met vraiment à l'abri...
C'est l'été, et pour la plupart, les vacances. La WA va aussi souffler un peu. Vous avez donc jusqu'au jeudi 1° septembre pour rendre votre copie.
Si cela vous semble trop long, vous pouvez toujours fouiner dans les anciens exercices, et participer à ce qui vous tente; ou bien envoyer un texte sous la rubrique "WA, hors exercices". Je ne serai jamais loin de mon ordi cet été, donc le commentaire est assuré.
Reposez-vous, rêvez, laissez les personnages et les intrigues monter en vous comme des parfums entêtants... L'inspiration, comme le thé, a besoin d'infuser...
Narwa Roquen,en retard, toujours en retard...


  
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Réponses à ce message :
z653z  Ecrire à z653z

2011-07-28 16:32:31 

 Participation - Exercice 96Détails
Aaaahhhh vous y avez tous cru !!

Ce message est juste pour vous souhaiter de bonnes vacances (mais visiblement certains sont déjà partis vu le nombre de messages postés depuis deux mois), je pars dimanche et je reviens dans quelques jours.
En espérant que vous ne ferez pas, comme tous les ans, vos devoirs de vacances la dernière semaine d'août.

A très bientôt.

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-07-28 18:44:03 

 Excellent,Détails
Oui, bonnes vacances aux aoutiens. Le temps devrait s'arranger après un mois de juillet disons contrasté.

Quant à moi, reprise du boulot lundi prochain!

M

(je m'attelle à l'exo sous peu!)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-06 16:29:15 

 WA - Participation exercice n°96 - PrologueDétails
L'été est revenu et Tonton M aussi avec ses histoires à tiroirs. Le prologue ci-dessous est "détachable" de la suite mais il a son utilité, sous bien des aspects! Alors, si cela vous tente, n'hésitez pas à suivre le guide!

ENTRETIEN AVEC UN FANTÔME

Prologue



Après avoir achevé la lecture du thème de l’exercice à venir, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Cela augurait d’une partie de plaisir. Juste un bon devoir de vacances. N’avais-je pas déjà décrit, de somptueuse manière, les rues de nombre de villes dans lesquelles je n’avais jamais mis les pieds? Vienne, bien sûr mais aussi Boston et New-York. Cette dernière à plusieurs reprises. Alors le défi ne m’avait pas semblé insurmontable. La seule difficulté consistait à choisir un endroit exotique où pourrait s’exprimer mon talent inné de conteur. Autrement dit, où irais-je traîner mes guêtres virtuelles? Au début, la question me trotta discrètement dans la tête. Sans plus. Appartenant à cette race bénie des Dieux que sont les procrastinateurs, et au surplus en vacances, j’estimai avoir suffisamment de temps pour répondre de façon adéquate.

Bien sûr, je me retrouvai une poignée de semaines plus tard, sans l’ombre d’un commencement d’idée. Insidieusement, comme à l’accoutumée, une petite musique que je ne connaissais que trop bien, naquit dans ma tête. Quelle ville? Pourquoi pas Ouagadougou ou Peta-Ouchnook? Mais aucune ne séduisait réellement mon imagination. Vous savez, cette délicieuse sensation que toutes les pièces du puzzle s’ordonnent harmonieusement, avec ce sentiment de paix intérieure qui met fin à la frustration de l’indécision. J’avais bien quelques pistes... qui se sont, malheureusement, toutes avérées être des impasses.

Les jours succédaient aux jours. Je me surpris à éteindre la télé de plus en plus tard avant de regagner mon lit. Car, dans l’obscurité de la chambre silencieuse, la petite musique devint bientôt une grinçante ritournelle qui mettait mes nerfs à vif. Il me fallait tourner et retourner mille fois sur mon oreiller pour supplier un sommeil salvateur. Au réveil cependant, je remarquai avec soulagement que l’aube m’offrait quelques heures de répit. Jamais assez longues à mon goût. Bien trop vite en effet, la petite musique s’élevait à nouveau, se déployant comme une fleur empoisonnée, drainant toute mon énergie. Quel bled? Donnez-moi le nom d’un foutu bled où je pourrais aller planter le décor d’une autre merveilleuse histoire! Celle-ci était encore dans les limbes mais je savais que la ville en était la clé. Si j’avais la ville, je tenais mon histoire.

Le temps devint mon ennemi personnel. J’avais la désagréable impression d’être dos au mur, d’être « charrette » comme disent les architectes débordés! Poussé par une impérieuse nécessité, je me décidai à prendre le taureau par les cornes. Je ne possède pas de globe terrestre à faire danser sur son axe pour m’en remettre au hasard d’un doigt innocent. Toutefois, ne vivons-nous pas à l’heure d’Internet? J’ai ouvert mon renard de navigateur sur une célèbre page cartographique. J’ai lancé un petit programme personnel qui effectua une recherche aléatoire. Sur l’écran de mon ordinateur, la Terre s’immobilisa progressivement. Une portion d’hémisphère se mit à grossir, occultant peu à peu la majeure partie de la surface visible. C’était dans l’hémisphère Nord, quelque part en Extrême-Orient. La précision s’accrut encore. La Chine envahit la fenêtre. L’Empire du Milieu. Intéressant. Un lent glissement se poursuivit vers l’Est et Pékin se centra sur le moniteur. Le sort en était jeté. Cette ville recélait des trésors et des mystères à foison. Pékin. Une ville singulière et plurielle. Une ville fascinante et tentaculaire. Une ville légendaire et onirique. En deux mots, une ville d’exception. Oui, Pékin me plaisait beaucoup. Finalement tout autre choix aurait été déplacé n’est-ce pas ? Cela devait être Pékin. Quand je vous dis que le déterminisme a encore de beaux jours devant lui. En ce domaine, l’avenir allait me le prouver de la plus éclatante des façons.

(à suivre)

M

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-07 20:33:16 

  WA - Participation exercice n°96 - 1Détails
CONTACT


Je tenais la ville. Concevoir une histoire serait un jeu d’enfant. Une question de temps et d’équilibre. Avant de rassembler le matériel nécessaire à l’élaboration de la trame, je devais vérifier l’état de mes connaissances. Que savais-je exactement sur Pékin ?

Bon. Je pensais aussitôt aux Jeux Olympiques de 2008. Les quarante médailles de l’équipe de France. La médaille d’or de Camille Lacourt, le premier champion du monde français de natation aux Mondiaux de 2011. Non, ils se passaient à Shanghai. La Cité interdite bien sûr. Le fabuleux palais de la cité impériale. Ces murs bas et silencieux qui ont retenu les fastes d’un pouvoir quasi divin. Les dynasties des Ming et des Qing. Ces mots m’évoquaient des reflets moirés et délicats, comme la subtile caresse de tissus précieux sur une chair dénudée. De sombres tragédies et des sacres somptueux. Marco Polo à la cour de Kūbilaï Khān. De troubles odalisques, languides et mystérieuses, aux ongles aussi démesurés que leur ambition et aux regards de braise, offertes sur des palanquins d’or. Epouses et concubines. Le symbolisme hermétiquement jouissif des grands films chinois. Leur sens pictural et leurs chorégraphiques aériennes. Le destin tragique de celui qui n’avait pas de nom contre l’Empereur des sept royaumes. Je revis en un instant cette sublime scène où une tornade de pétales de sang envahissait l’écran pendant que le destin refermait ses griffes. Une association d’idée buissonnière me fit dériver vers ce samouraï qui lutta bravement contre un monde qui ne le comprenait plus. Nouvelle erreur. Cela se passait au Japon. Pas en Chine. Encore moins à Pékin. Que pouvais-je mobiliser encore. La longue marche évidemment. Le Grand Timonier et l’Impératrice Rouge. Puis le cheminement, plus lent, bien plus lent vers les temps nouveaux. La fin de la bande des quatre et l’avènement de la nouvelle politique économique. La place Tian’Anmen qui vit l’affrontement de l’homme et de la machine. Oui, quelle formidable parabole! Pourtant l’issue de ce combat a été soustraite à notre vue. Comme si quelque Dieu bienveillant avait voulu nous voiler pudiquement le vainqueur. Certains disent que l’homme est mort. Pas sûr ! Sinon, qui raconterait son histoire?

Je disposais de tous les ingrédients pour me permettre de concocter la recette d’une bonne histoire. Un détail me revint alors en mémoire. Il fallait que cela sonne vrai, que cela fasse "couleur locale"! J’ai donc rouvert mon navigateur. Les possibilités de voyage virtuel sont grandes de nos jours. Il y a des machines ambulantes qui photographient nos rues et nos maisons sur 360 degrés. En quelques clics, vous pouvez vous balader dans les rues de San Francisco ou de Berlin, de New-York ou de Sydney, presque aussi simplement que si vous marchiez sur leurs trottoirs, la menace d’être agressé au carrefour en moins! Certes, il manque les odeurs et le mouvement car tout est figé, mais cela conviendra parfaitement pour ce que j’ai à faire ! C’est d’ailleurs assez fascinant de penser que l’on marche ainsi dans le passé, au milieu de tous ces détails capturés par l’objectif et qui ont disparu dans la flèche du temps !

J’ai tourné la bonne page et je me suis dirigé vers Pékin. Je compris bien vite les limites du programme américain. Le jaune et filiforme avatar daignait se positionner sur de petits ronds bleus mais au lieu de la projection dynamique habituelle, l’écran n’affichait qu’une photo de l’endroit sans possibilité d’orientation. J’avais accès à une édifiante galerie de photos dûment approuvées par les autorités locales. Cela ne suffisait pas. J’essayai un autre site. Un site plus généraliste où je me rendais de temps en temps, à l’affût de nouvelles vidéos musicales. Je tapai quelques mots clé et j’obtins une liste de petits reportages sympathiques. C’était exactement ce qu’il me fallait. Des vidéastes anonymes et amateurs m’offraient de splendides reportages sur Pékin. J’en sélectionnai une bonne demi-douzaine et commençai de les visionner. Le premièr avait été réalisé à l’entrée de la Cité Impériale. Magnifique. Sur les quatre minutes, si je retirais les commentaires comateux et insignifiants du vidéaste de l’extrême accroché à la poignée de son Cyber-Shot, il restait bien deux minutes exploitables. Je répétai l'opération avec une deuxième vidéo. Puis avec une troisième. C’est alors que je fis une découverte qui allait bouleverser mon existence.

Il y avait une silhouette floue qui semblait fixer la caméra. Une silhouette imprécise et presque invisible dans un angle de l’image. Sur le moment, je n’y prêtai pas attention. Mais sur la même vidéo, quel que soit le plan, elle réapparaissait toujours! Ténue et discrète, presque diaphane, mais indubitablement présente. Je fis glisser le curseur vers la gauche, remontant le film. C’était bien elle ! Je me rendis également compte qu’en fait, elle ne regardait pas la caméra, non ! Elle me regardait moi ! En tout cas, le spectateur que j’étais. J’agrandis le format mais ce que je gagnai en dimension le fut au détriment de la résolution qui s’effondra symétriquement. Je revisionnai les deux précédents vidéos et il ne me fallut pas longtemps pour repérer cette silhouette dont le visage, affligé d’une pixellisation destructrice, était tourné vers moi !

Nerveusement, j’éteignis l’ordinateur. Puis j’ai essayé d’être rationnel. Je n’étais pas le premier à regarder ces clips et sans doute pas le seul en ce moment. Donc, il y avait pléthore de pékins (le jeu de mots fut involontaire, croyez-moi !) qui avaient dû remarquer ce détail! Après réflexion, je conclus que la vidéo avait dû subir une conversion mal adaptée et qui avait fait naître ce... cette... anomalie lors du post-traitement. Et comme elle se fondait assez bien dans l’image, nul ne s’en était aperçu. C’est fou ce que la crainte de l’irrationnel aiguillonne à ce point notre intelligence à trouver des explications plausibles. Et la mienne me convenait à la perfection! Je me promis aussi que, dès le lendemain, je demanderais à un collègue de regarder lui aussi les vidéos. J’en aurais ainsi le coeur net. Mais le diablotin assis sur mon épaule me posa la question qui tue :

« D’accord mais comment expliques-tu le fait que cette anomalie technique soit présente sur trois séquences réalisées par trois personnes différentes ? »

Je maudis le diablotin mais évidemment celui-ci s’en moqua comme de son premier péché!

J’ai alors étudié les autres vidéos. Elle était là, blottie dans un coin de l’image. Comme ce jeu qui amuse les enfants où il leur faut trouver un personnage caché dans les vignettes d’une bande dessinée, au milieu d’une foule bigarrée et moutonnante. Comme dans les pochettes des albums de Kate Bush où se dissimule une lettre. Le K. En tout, j’ai dû visionner plus de quarante clips et quand je repoussai la chaise, la nuit était bien avancée derrière la vitre. Je n’avais pas faim. Le contour de la silhouette persistait sur mes rétines et je me pris à redouter qu’elle surgisse des ombres de la pièce. Pourtant, elle n’avait été nullement menaçante. Elle restait immobile, se contentant de tourner dans ma direction quelques pixels flous où je devinais plus que je ne voyais, un sourire engageant.

Il était presque minuit quand mon client de messagerie m’avertit gentiment de l’arrivée d’un nouveau message. Le nom de l’expéditeur ne me dit rien. Un site marchand quelconque que mon anti-spam avait laissé passer sans sourciller. J’allais donc le blacklister quand son objet me laissa pantois : Vous avez gagné un voyage à Pékin! La coïncidence était extraordinaire. Fébrilement, j’en pris connaissance, tout en sachant que c’était là une bien mauvaise idée. Un coup à attraper un virus ou pire encore... Mais le corps du message était banal au possible. J’avais effectivement gagné un voyage après un tirage au sort auquel je n’avais aucun souvenir de m’être inscrit ! Il y avait toutes les assurances offertes par un cabinet officiel d’huissier. Aucun lien douteux sur lequel cliquer. Pas de numéro de carte bleue à renvoyer. Juste un numéro de téléphone à appeler sous 24 heures. Un numéro normal, commençant par 01. Celui d’une célèbre agence de voyage. Une rapide recherche sur la toile me le confirma.

J’eus du mal à trouver le sommeil une fois de plus. Le lendemain, j’étais l’heureux gagnant de la loterie du Commerçant Rieur. A 11 heures, je reçus par porteur Fedex, un pli scellé contenant mes billets d’avion et la réservation de mes deux nuits au Fairmont Hôtel de Pékin. Le vol allait durer près de douze heures, décalage horaire compris. Invité au siège de l’agence, j’eus droit à un discours, à être photographié aux côtés d’officiels enchantés et à une coupe de Champagne très moyen. Bref, j’étais un homme heureux. Je préparai rapidement mon bagage. L’avion d’Air France décollait de Paris très tôt le lendemain matin.

M

(à suivre)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-14 14:48:16 

 WA - Participation exercice n°96 - 2Détails
2 - LA MALEDICTION




J’ai dormi. Beaucoup. Mes sommeils sont de plus en plus longs comme si le simple fait d’ouvrir mes paupières devenait pénible. J’attends que les choses prennent une autre direction mais je sais bien que je me berce d’illusions. Ma volonté décline. Je m’aventure moins dans la ville au-delà de l’enceinte. Les hommes ont changé. Ils ont grandi. Comme leurs constructions. Comme leur appétit. Si près du soleil, ne craignent-ils donc pas que leurs ailes de papier finissent par s’enflammer ? Je perds ma consistance. Je m’efface dans l’ombre quand les touristes envahissent la Cité. Je me souviens d’un autre temps. Un temps où j’étais jeune et fort. Où les jours étaient brefs et intenses. Tant d’histoires s’estompent peu à peu dans ma mémoire. Mes paupières close tentent bien de les retenir mais elles s’échappent comme des alouettes devant l’hiver. Je deviens transparent. Je n’appartiens pas à ce monde et je ne peux rejoindre l’autre. Mon amour est là. C’est la malédiction proférée depuis plus d’un siècle par la Sorcière qui mena l’Empire à sa perte, comme une ancienne prophétie l’avait prédit.

J’étais jeune et fougueux alors. Je parcourais le Palais à la tête de soldats d’élite, la main sur l’épée de cérémonie. Mes pieds foulaient fièrement les innombrables briques d’or qui tapissaient le sol. Je répondais aux seuls ordres du Grand Général Kang-i, de la Bannière Bleue et je ne courbais pas le front quand je croisais les diables étrangers. C’était avant que la Sorcière ne scelle mon destin. C’était avant que la colonne de secours des Huit Légations eut défait nos armées, anéantissant l’ultime soubresaut de l’Empire Céleste.

Durant ces jours funestes, je compris que le Ciel retirait son mandat à la dynastie Qing. Lors de sa chute, je n’étais déjà plus attaché à ce monde, vivant désormais à sa périphérie. J’étais devenu un fantôme vivant, fait de chair et de sang, dont l’existence s’écoulait selon un temps différent. Un fantôme qui pleurait celle qu’il avait aimée. Un fantôme prisonnier de l’endroit où elle avait été exécutée. Je n’ai pu empêcher les sbires de Li Lianying de commettre leur ignoble forfait. Avant que mon bras ne puisse le saisir et le châtier comme il le méritait, l’obséquieux eunuque s’était lâchement enfui aux côtés d’une vieille paysanne courbée, l’instrument déguisé d’un Destin buté et querelleur. Alors j’ai contemplé les feuilles jaunies et froissées s’amasser devant la Porte du Midi. Elles s’amoncelaient et nul serviteur n’accourait pour les balayer. Je devinai dans ce spectacle, le signe de la fin annoncée. Les temps changeaient et je n’étais pas emporté avec eux. Il me sembla que les grains du Grand Sablier passaient à travers moi sans m’atteindre. Je sentais une extrême lassitude envahir mes os et mes chairs chaque matin un peu plus. Pourtant je continuais de vivre alors que tout, autour de moi, naissait, vieillissait et finalement disparaissait. Pourtant les yeux me voyaient, les oreilles m’entendaient, les mains me touchaient. Je mesurai bientôt toute l’horreur de la malédiction. Tous m’oubliaient dès que leurs regards ne se portaient plus sur moi. Un oubli fulgurant et définitif.

La Sorcière m’avait ri au nez quand j'avais comparu devant elle, encadré par ses gardes personnels. Li Lianying, son eunuque favori, se tenait à son côté, un sourire cynique peint sur son visage fardé. Je me souviens parfaitement des paroles échangées. Elles sont demeurées gravées dans ma mémoire pour l’éternité.

« Crois-tu pouvoir m’affronter? » me dit-elle en se penchant vers moi, passant devant mes yeux une main aux ongles extraordinairement longs. « Te crois-tu de taille à décider du destin de cet Empire auquel j’ai consacré ma vie ? Oses-tu te dresser contre la volonté de ton Maître? Qui crois-tu donc être! Ton ancêtre a beau avoir été le Pilier du Ciel et Protecteur du Royaume, une telle renommée ne t’est pas échue ! »

« Perle ! Je... ! » Mais un garde me cogna violemment de son lourd bâton ferré. Je tombai à genoux. Ils me relevèrent brutalement. La Sorcière s’était contentée de suivre la scène sans intervenir.

« Tu parles beaucoup trop, Guan ! Peut-être est-ce la mode européenne? Serais-tu vendu aux diables étrangers? Même les Fils du Soleil Levant singent aujourd’hui leurs manières! J’ai toujours haï les Japonais mais jamais dans mes rêves les plus fous, je n’aurais imaginé qu’ils se vêtiraient de ces habits ridicules ! Comment les appellent-ils déjà?

- Des queues de pie, Altesse ! » Souffla Li Lianying.

- Oui. C’est ça. Je reçois chaque jour les représentants des Légations. Des prétentieux et des suffisants. Ils projettent de piller mon Empire et y imposer leur culture. Ils parlent de commerce et de concession. Ils n’ont que ces mots à la bouche... !»

La Sorcière faillit se départir de cette immobilité hiératique qui glaçait ses interlocuteurs. Elle se contint néanmoins et poursuivit sur le même ton égal:

« Mon neveu a trop écouté cet illuminé de Kang (1), ce lâche nourri aux mamelles blafardes des écoles européennes de Hong-Kong et de Shanghai. Elles ont semé en lui les graines amères de la sédition. Et qu’a-t-il fait quand il s'est rendu compte que ses idées ne triompheraient pas ? Il s’est enfui au Japon ! Comme un rat! Comme un Han! J’aurais mieux fait d’inviter le commandant Yuan à moins de circonspection. La tête de ce bâtard ornerait les murs de la Cité, plantée au bout d’une pique ! »

J’étais abasourdi. L’Empire vacillait sur ses bases. Les armées européennes avançaient vers Pékin et la révolte des Boxers s’essoufflait à n’en pas douter. Les pauvres diables se feraient massacrer quand les soldats des puissances occidentales entreraient dans la ville. Et que faisait cette Sorcière? Elle s’entêtait contre toute raison! Je ne voyais en face de moi que des pantins pathétiques qui gesticulaient dans un théâtre d’ombres, ne s’apercevant pas que le rideau allait se refermer sur leur tragique pantomime ! Et Perle, mon amour, était retenue prisonnière entre les mains de cette Sorcière, l’Impératrice Douairière parce qu’elle avait osé s’opposer au départ de la Cour Impériale devant l’avancée des troupes des Légations!

« Altesse, finissons-en, votre Conseil vous attend au Palais d’Eté. Des décisions urgentes doivent être prises et des arbitrages rendus. L’Empereur vous attend! » L’eunuque susurra ces mots à l’oreille de l’Impératrice Cixi, la Sorcière Mandchoue qui opina doucement de la tête :

« Mais avant... ! » Elle s’avança vers moi, sans que le moindre de ses membres ne tressaille, comme flotte un démon vers sa proie. Elle fit un geste étrange d’une main griffue.

Je frémis de tout mon être, incapable d’esquisser un seul mouvement. J’étais à sa merci. Le sortilège était puissant et je n’étais qu’un papillon qui aimait une étoile ! Les autres autour de nous s’étaient évanouis dans une sorte de brume moutonneuse. Seule la vieille Impératrice, celle qu’on surnommait le « Vieux Bouddha », était parfaitement visible, collée tout contre moi, comme un démon lubrique. Ses ongles démesurés griffaient lentement ma joue, attirant le sang juste sous la peau.

« ...Avant, je vais te révéler un secret! Ecoute bien, Guan Bei! La princesse Zhen, la concubine favorite du Fils du Ciel, est perdue. Elle s’est opposée une fois de trop à mes décisions. Elle a été convaincue de trahison par décret impérial. Aujourd’hui, son sort est scellé ! »

« Cherche un puits. Elle t’y attend, tout au fond. Pour l’avoir fidèlement soutenue dans ses actions minant mon autorité, tu mérites déjà la mort. Mais tu as commis un acte insensé, impardonnable! Elle t’a accordé les mêmes faveurs qu’elle accorde à mon neveu. A l’Empereur ! Toi, un Han, pas même un Mandchou. Pour cela, tu seras damné. J’en appelle aux Démons infernaux du Sixième Cercle. Tu vas vivre longtemps. Tu ne pourras mettre fin à tes jours pour abréger tes souffrances. Car tu vas souffrir Bei, je te l’affirme. Et tu ne pourras t’éloigner du puits où repose ta Perle! Tel sera ton destin. Nulle flèche ne te transpercera, nulle balle ne te fauchera, nulle maladie ne t’affectera jamais. Tu seras juste un papillon éphémère voletant au milieu des hommes qui jamais ne retiendront ton existence au-delà de l’instant qui passe! »

Elle caressa mes lèvres et ses yeux blancs plongèrent dans les miens. Là, des horreurs frémissaient au fond de gouffres ténébreux, des choses innommables remuaient au sein de nuées délétères. La Sorcière souffla profondément dans ma bouche entr’ouverte et le démon qu’elle avait convoqué s’empara de moi. Je sentis son horrible progression jusqu’à ce qu’il finisse par se lover au-dessous de mon coeur. La Sorcière murmura une dernière phrase sur un ton presque cajoleur :

« Tu seras délivré de cette malédiction le jour où tu partageras le sort de celle que tu as aimée ! »

Puis elle tapa légèrement dans ses mains et le temps reprit son cours. Elle dit posément :

« Gardes, laissez-le aller. Il est libre... d’une certaine façon. Lianying, mon palanquin. Je dois me rendre au Palais d’Eté. »

J’ai crié comme le damné que j’étais, alors que le cortège impérial s’éloignait déjà. J’ai hurlé un seul mot : « Comment ? »

Je n’eus droit qu’au rire aigrelet de l’eunuque!

M

(à suivre)

(1) Kang Youwei : lettré, calligraphe et théoricien politique chinois qui tenta de réformer la Chine en 1898 durant "la Réforme des Cent Jours". Mais l'impératrice Cixi y mettra terme en fomentant un coup d'état avec le soutien du commandant militaire Yuan Shikai. Sous la menace, Kang Youwei prendra la fuite vers le Japon.

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-14 18:46:29 

 WA - Participation exercice n°96 - 3Détails
3 – LE PUITS


J’étais un enfant de mon siècle. J’ai vu de mes yeux les étrangers venus d’au-delà des mers, bien après que Marco Polo ait été reçu à la cour du premier empereur Yuan, Kubilaï Khan. J’étais curieux de connaître leurs coutumes et leurs machines. Je reconnaissais leur audace et leur pugnacité. Les temps changeaient et même la façon de mesurer le changement. Un nouveau siècle approchait, disaient-ils. Un siècle prometteur qui allait éclairer le monde comme jamais auparavant. J’avais parlé à un officier français, avant que tout ne dégénère. Il s’appelait Paul. Il venait d’une terre dénommée Bretagne. Il était fier du bâtiment sur lequel il servait, le croiseur d'Entrecasteau, un géant des mers de plus de cent vingt mètres de long. Il me parla de ses rêves et de ses espoirs. Ils n’étaient pas loin des miens. Mais il ne comprit jamais pourquoi les Chinois se révoltaient ainsi. Comment aurait-il pu ressentir l’amertume grandissante d’une population qui découvrait avec effroi que la Chine n’était qu’un nain sur l’échiquier mondial, son hostilité à admettre que les puissances étrangères puissent bafouer un ordre immémorial, son insupportable mortification après la déroute de nos armées en Corée contre l’Empire Japonais, un empire mineur à ses yeux ?

Quand la Milice de la Justice et de la Concorde, dont les membres étaient vulgairement appelés Boxers par les Occidentaux, entra ouvertement en rébellion, j’ai été tenté comme tous les autres Chinois, de me rallier à eux pour rabaisser une fois pour toutes la morgue des Légations. Perle me persuada d’examiner le problème sous un autre angle de vue. Selon d’autres perspectives. La Chine ne tirerait rien de bon d’affronter les occidentaux. Elle leur était inférieure sur trop de plans. Nous n’aurions aucune chance. Seules de profondes réformes permettraient à l’Empire de retrouver son rang sur la scène internationale et de secouer le joug qu’on voulait lui imposer.

C’était après que nous ayons fait l’amour, cachés dans la pièce secrète d’une aile désaffectée d’un palais mineur. Elle y avait aménagé une couche moelleuse et tout ce qui était nécessaire pour se restaurer entre nos ébats. Elle avait sélectionné les servantes les plus sûres et les plus fidèles pour officier là et protéger notre tranquillité.

Perle m’aimait. Elle me le répétait chaque fois que nous nous retrouvions à l’abri des regards. Enfin, c'est ce que nous croyions naïvement ! Elle qui était pour tous la Concubine favorite de l’Empereur. Mais la vérité était différente. Elle l’avait aimé, oui, et avant moi. Mais leurs sentiments avaient évolué peu à peu, se muant en une amitié indéfectible, Guangxu recherchant avidement ses conseils.

« Bei, me dit-elle un jour, languidement allongée sur le drap, les temps à venir seront marqués par une révolution politique, industrielle et économique sans précédent. Si nous ne réussissons pas à faire prévaloir nos idées, alors la Chine s’expose à des bouleversements que je n’ose imaginer. Regarde le Japon. Il a parfaitement assimilé les secrets et les rouages des sociétés occidentales. Regarde, est-ce qu’il a vraiment changé ? Non ! Leur empereur est toujours autant révéré, l’organisation de la société n’a pas été fondamentalement transformée. Il faut que la Chine suive ses traces ! »

Je caressai son ventre, doux et souple mais je grimaçai quand je répondis :

« Ne me parle pas des Japonais ! Engeance de malheur. J’étais à Asan, à la suite du Prince et j’ai vécu la débâcle ! Nos troupes n’ont eu aucune chance. Ils étaient mieux armés, mieux préparés, mieux encadrés et mieux dirigés ! »

Perle se mit à rire, de son rire de gorge qui réveillait toujours le dragon en moi :

« Ils ont appris auprès de tacticiens étrangers. Comme notre cuisante défaite navale sur la rivière Yalu. Tous nos bâtiments envoyés par le fond. Tous sauf deux. Dis-moi pourquoi ? »

Elle me taquinait, éveillant subtilement mon désir, comme elle savait si bien le faire. Je consentis à m’humilier davantage :

« C’était deux croiseurs sortis de cales allemandes ! »

« Tu as parfaitement raison ! Les Japonais ont également fait appel à un ingénieur naval français pour se doter d’une marine moderne et efficace. Je te prédis que le Japon deviendra au siècle prochain, une redoutable puissance maritime ! »

Elle se retourna vers moi et ses lèvres et ses mains prirent les commandes de mon corps, m’emportant dans un tourbillon de sensations enivrantes. J’oubliai les Allemands et les Français, l’indigence de l’Impératrice Douairière et la crise qui menaçait le Trône Céleste.

Oui. Perle était une intelligence vive et acérée qui voyait bien plus loin que les murs silencieux de la Cité Interdite. Elle essaya de conforter l’action de Kang et les efforts de Guangxu pour réformer l’Empire mais elle se heurta au conservatisme et à l’aveuglement des Mandchous qui s’accrochaient aveuglément à leurs privilèges et à leur passé glorieux !

Perle ! Je me souviens de ses cheveux adroitement coiffés en un chignon aux lourdes volutes, de ses yeux limpides et sincères, de sa bouche sucrée et rieuse, de ses mains exquises et expertes, de sa peau, diaphane et onctueuse, et de mille autres détails qui me ravissent toujours au plus haut point. Elle ne faisait jamais les choses à moitié et l’amour encore moins. Elle était aussi brillante que la plus brillante des étoiles du firmament. Mais une perle ne peut rien contre la tempête !

Une fois libéré, je me suis précipité au dehors, à la recherche du puits dont avait parlé la Sorcière. Une grande confusion régnait à l’extérieur. Dans un ciel obscurci par les volutes de fumée rabattues par le vent, des dizaines de serviteurs se pressaient, traversant les immenses cours, les bras chargés d’objets précieux, encadrés par des gardes qui les exhortaient à aller encore plus vite. Je croisai plusieurs autres officiers. Ils me jetèrent des regards vides, comme si tout ça ne les concernait plus. En fait, je n’ai pas mis longtemps pour trouver le puits. Il était situé dans les quartiers extérieurs de l’Est, derrière le Palais de la Paix et de la Longévité.

C’était un puits anonyme où rien ne rappelait l’atroce assassinat qui y avait été commis. Quelques papiers froissés traînaient par terre ainsi que les débris d’un vase de porcelaine éparpillés sur les briques d’or. Une anse presque intacte ressemblant à un dragon stylisé, racontait son histoire. De loin, je crus distinguer une sinistre tache de sang qui maculait le marbre du puits. Quand je m’approchai, je découvris toute la cruauté de Li Lianying. Il avait deviné ce qui allait se passer. Sur la margelle blanche et circulaire était déposée une écharpe de soie rouge, toute simple. L'étoffe était maintenue sur la pierre par un bol ciselé que je reconnus aussitôt. Il faisait partie du service entreposé dans notre pièce secrète. L’écharpe appartenait à Perle. Celle qu’elle avait choisie en pensant à moi, juste avant de répondre à un ordre pressant de l’Empereur qui la souhaitait à son conseil.

Nous ne le savions pas mais elle courait vers le piège qui allait se refermer sur elle !


M

(à suivre)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-15 19:27:51 

 WA - Participation exercice n°96 - 4Détails
4 – LES VAGUES DE JADE



Au début, j’ai tenté de nier désespérément. Presque violemment. Il est difficile de se résigner à vivre dans la marge crépusculaire du monde.

Je me suis enfui vers mon pavillon. Bien que la lumière fût fortement tamisée, aucune ombre ne se déplaçait sous moi. Peu m’importait. Chen, mon serviteur ne m’entendit pas entrer. Il avait le dos tourné à la porte, occupé à farfouiller au fond du coffre clouté où j’entreposais quelques affaires personnelles. Il sursauta quand je lui touchai l’épaule. Il me dévisagea, pâle et défait.

« Seigneur, vous êtes libre ! Aucune charge n’a été finalement retenue contre vous ? Que se passe-t-il ? Les couloirs bruissent de nouvelles inquiétantes. Le Vieux Bouddha serait sur le point de quitter le Palais ? »

Il tenait entre ses mains, soigneusement pliée et amidonnée, une tunique de velours bleu, aux boutons de bois précieux, finement rehaussée de motifs en fil d’argent. La tunique d’apparat que je portais lors des cérémonies auxquelles participait ma Bannière.

- Chen, pars... quitte le Palais, tout de suite... il n’y a pas de temps à perdre ! Fuis par la route du Nord. Les troupes étrangères sont aux portes méridionales de Pékin. Je ne suis plus en mesure de garantir ta sécurité ! »

-Seigneur, je ne quitterai pas votre service! Ma famille a servi loyalement la vôtre durant plus de deux siècles. Il ne sera pas dit que Chen rompit cette tradition!» Sa voix était ferme et résolue.

Ah Chen! Mon brave Chen ! Bien plus qu’un loyal serviteur, il avait acquis pour moi un tout autre statut, bien plus intime. Nous avions grandi ensemble et il m’avait accompagné partout où la Fortune avait mené mes pas. Partageant les surprises du Destin. Pourtant, désormais nos routes se séparaient. Il était écrit que ce jour verrait de nombreux carrefours s’ouvrir devant moi. Il ne fallait pas que je faiblisse !

Il soutint mon regard une poignée de secondes. Puis il se rappela son rang et baissant les yeux, il se courba pour ranger la tunique. Quand il se redressa, ses yeux s’emplirent de surprise :

« Seigneur, je ne vous avais pas entendu! J’espérais vivement votre retour ! Quand les gardes impériaux vous ont emmené, j’ai bien cru que je ne vous reverrais plus! Que se passe-t-il? Les couloirs bruissent de folles rumeurs ! Les armées étrangères marchent-elles vers nous ? La Milice ne les a pas arrêtées ? Il paraît que le Vieux Bouddha quitte le Palais ?»

La malédiction se jouait de moi. Je compris que ma place n’était plus comptée parmi les vivants.

« Chen, cela serait trop long à t’expliquer et le temps presse ! Alors obéis à mon dernier commandement je t’en prie. Tu vas partir sur le champ. Entends-tu ? Les armées étrangères sont victorieuses et tout espoir est perdu. Passe la Porte de la Prouesse Divine et prends la route du Nord. Rejoins Zhangjiakou. Je vais te signer un sauf-conduit et te donner une bourse de yuans. Là-bas, ma famille possède des terres et elle te trouvera une place confortable ! »

Bien entendu, cet épisode dura plus longtemps car, chaque fois que Chen ou moi détournions les yeux ne serait-ce qu’un seul instant l’un de l’autre, il fallait tout reprendre depuis le commencement ! Ce fut harassant. Cependant cette éprouvante leçon avait été édifiante. Je me promis que jamais je ne répèterais une telle épreuve !

Est-ce que Chen respecta ma volonté? Les siècles d’obéissance avait forgé son caractère mais j’ignorais encore les limites de la malédiction. Il se dirigea effectivement vers la Porte du Nord puis s’arrêta subitement. Regardant dans toutes les directions, il avait l’air de se demander ce qu’il faisait là. Il déplia le sauf-conduit que j’avais établi et se plongea dans sa lecture. Je me gardai bien de me montrer. Ce ne fut pas difficile. Chen se gratta la tête puis, d’un pas hésitant, franchit lentement l’arche majestueuse et disparut à ma vue. Je ne le revis jamais plus.

Tel était le sort jeté par la Sorcière et je n’étais pas au bout de mon désespoir! Je perdis bientôt le goût et l’appétit. Quand je me forçais à croquer dans un fruit pourtant bien mûr, je ne goûtai aucune saveur. J’avais au contraire l’impression que ma bouche était pleine de pâte à papier indigeste. Un mort-vivant n’a pas besoin de se sustenter. Puis tous mes autres sens s’émoussèrent à leur tour. Mes narines ne sentirent plus aucune odeur, si violente ou nauséabonde fut-elle! Les sons se déformèrent étonnamment, comme aplatis, ôtant tout relief à la plus belle des musiques célestes. Je pouvais entendre mais les sons étaient exempts de toute tonalité ou musicalité. Même les couleurs s’affadirent, perdant leur luminosité et leur profondeur ! Le sens du toucher s’altéra aussi progressivement. Bois ou pierre, os ou chair, boue ou eau, si je fermais les yeux, je ne sentais aucune différence sous mes doigts. Enfin, ma voix mua en un croassement incompréhensible. Je devins juste capable de prononcer plus ou moins distinctement quelques lentes syllabes. Le démon insufflé par la Sorcière prenait un malin plaisir à effacer tout ce qui pouvait me rattacher au monde des vivants.

J’ai tenté de mettre fin à mes jours. Mais une fois encore, la malédiction de la Sorcière s’avéra exacte. Mes plaies aux poignets ne coulèrent pas, l’eau refusa d’emplir mes poumons, la chute d’une grande hauteur sur le dallage le plus épais ébranla à peine mes os. Je me suis jeté sur mon épée. Elle a transpercé mon ventre mais en fut lentement expulsée. Je souffris mille morts, accumulant échec sur échec. J’ai porté le canon d’une arme à feu tout contre ma tempe et j’ai appuyé sur la détente. La balle s’écrasa sur l’os temporal. Durant une semaine, la moitié droite de mon visage fut en lambeaux. Puis les chairs se reformèrent et je me retrouvai au même point. Quand je m’observais dans un miroir, mon reflet était comme voilé, quelle que soit la lumière ambiante. J’avais l’impression de contempler mon image à travers un papier huilé très fin. Une image qui me ressemblait de moins en moins. J’ai fini par me jeter au coeur d’un brasier qui faisait rage dans une petite rue voisine. Les flammes ne me brûlèrent pas. Je ressortis indemne de l’autre côté, jetant l’effroi parmi les voisins accourus. Un effroi de bien courte durée.

Au début, je ne quittai pas les abords immédiats du puits dans lequel Perle avait été précipitée vivante. Quelques fois, quand la lune était favorable, je croyais percevoir un lointain appel angoissé. Une voix que je croyais reconnaître. Une voix aimée. Perle. J’ai enjambé la margelle pour me laisser tomber tout au fond, là où je rejoindrais Perle. Une force inexplicable me repoussa en arrière, m’empêchant de me jeter dans le boyau obscur. J’ai voulu maudire la Sorcière mais le démon en moi pesa sur ma langue et mes joues se gonflèrent vainement, les mots refusant de sortir de ma bouche. Alors, je me suis assis près du puits, le foulard de soie rouge noué à mon cou. J’ai prié. Mais quel Dieu voulait entendre mes prières ?

Jour après jour, j’ai reculé au plus profond des ombres, terré dans les salles désormais abandonnées et silencieuses du Palais. J’ai fermé les yeux abandonnant la dimension des vivants.

Quand je les ai rouverts, les semaines et les mois avaient passé. Les années aussi. Le Palais semblait avoir recouvré une paix depuis longtemps disparue. Les cohortes de serviteurs vaquaient à leurs occupations habituelles. Je pris conscience que mon apparence avait également changé, évolué. J’étais encore plus inconsistant, plus transparent. Nul ne semblait remarquer ma présence. Sauf à deux reprises. Elles se déroulèrent peu après mon réveil.

La première fut un enfant qui jouait avec un bilboquet. Il me lança un regard pénétrant. Il devait avoir deux ou trois ans au plus. Il resta silencieux mais son attention était distraite par ma proximité. Son précepteur, un dignitaire de haut rang, l’interrogea d’une voix douce :

« Altesse, quelque chose ne va pas ? »
« Non, non ! Répondit l’enfant. Veux jouer ! »
« Bien, bien ! Vous pouvez continuer ! Demain est un grand jour, Altesse ! » La voix du vieil homme était chargée d’une sincère émotion. «Jouez, pendant que vous le pouvez encore ! »

L’ombre d’un sourire complice flotta sur les lèvres de l’enfant. Contrairement à ce que crut son précepteur, il ne lui était pas adressé.

Aujourd’hui, tous ces détails sont enfouis sous des siècles et des siècles. J’ai conservé quelques images surannées de l’Empire Céleste, le seul qui se tenait au milieu de toute chose. L’une d’entre elles est précisément ce jeune enfant tenant son bilboquet et me souriant comme un fantôme qu’il était déjà. Je le revis souvent. Jusqu’à ce qu’il disparaisse comme les autres.

La seconde eut lieu dans le jardin impérial. Avant, j’aimais parcourir ses allées qui élevaient mon âme et l’accordait avec les enseignements de Confucius. Cette fois-ci je m’y engouffrai, animé par un étrange sentiment. Le seuil franchi, j’eus l’impression que la malédiction m’accablait un peu moins. Elle semblait se heurter à une résistance impalpable. Les couleurs se faisaient moins ternes et je pouvais imaginer les sensations d’autrefois. Son ombre noire et amère pesait moins sur mon âme.

Alors je me mis à flâner parmi les essences rares et les plantes les plus précieuses amenées de toutes les provinces pour la gloire de l’Empereur. L’ordonnancement du jardin répondait en tout point aux commandements du fengshui. Ses lignes savamment épurées participaient d’un équilibre qui favorisait l’épanouissement spirituel. Chaque élément, aussi infime soit-il, qui le constituait était empreint d’harmonie et de plénitude. J’en connaissais par coeur tous les chemins secrets. Ceux qui conduisaient aux endroits les plus magiques et les plus beaux. Là, au centre d’un bosquet frissonnant, un arbre aux proportions idéales, dont les branches parfaitement taillées paraissaient naturelles. Ici, un bassin ombragé où coulait une fontaine scintillante et chantante.

Ma promenade me ramena finalement sur les berges du lac Kunming. Au loin, les dix-sept arches du pont Shiqikong, supportant les innombrables lions de pierre, enjambaient gracieusement le plan d’eau. Plus près de moi, au détour du chemin se dressa le Palais Yulan, le palais des Vagues de Jade. Des changements brutaux avaient été apportés à l’édifice par rapport à mon souvenir. Il se composait toujours d’une vaste salle centrale dotée d’ailes latérales mais de hauts murs avaient été rajoutés, au nord, à l’est et à l’ouest. La porte sud était gardée par une troupe d’eunuques impériaux. A leurs couleurs, je reconnus la maison impériale de la Sorcière. Elle n’avait donc pas été renversée par les armées occidentales et, telle une araignée, continuait de tisser sa toile derrière le rideau. Je me promis de lui rendre visite ! Bientôt !

Je me glissai entre les gardes sans encombre, comme l’ombre que j’étais devenu. Je pénétrai dans la salle où régnait un clair-obscur entretenu. Il y avait une silhouette penchée sur un écritoire. Debout contre les murs, deux autres rangées d’eunuques veillaient sur cet homme. Il était vêtu tel un Prince. Une violente émotion me saisit quand je reconnus son profil. Je me précipitai et tombai à genoux devant lui.

« Mon Maître ! Mon Maître, que vous ont-ils fait ! »

Je ne me souciai pas de la malédiction. Mais contre toute attente, l’empereur Guangxu suspendit son poignet au-dessus d’une ligne de sinogrammes inachevée et me retourna intensément mon regard. Il demeura tout d’abord silencieux, comme absorbé dans une profonde réflexion. Je compris qu’il donnait le change à ses geôliers. Il était prisonnier dans son propre Palais ! Il inspira une longue goulée d’air et fit signe à son majordome, le fidèle entre les fidèles, Zhang Qichao :

« Dis-moi Zhang Qichao, faut-il croire en la réalité, concrète et vérifiable ? Si mes yeux pouvaient voir au-delà de l’apparence, serait-il possible que la réalité ne soit que la partie visible d’un tout plus grand? »

Le brave serviteur roula des yeux éperdus! Il bredouilla une vague réponse. Guangxu ne lui en tint pas rigueur et précisa sa pensée :

«Par exemple, tu te trémousses comme un dindon devant moi ! Ca je peux le voir. Ils peuvent le voir, fit-il en désignant les sbires de la Sorcière. Mais suppose qu’il y ait d’autres informations que censure mon cerveau conscient, avide de pragmatisme et de logique. Par exemple, si je voyais agenouillé devant moi un homme surgi du passé et que nul autre que moi ne voit, serait-ce moi le fou ou bien vous, toi et eux ? »

Ainsi, il m’avait fait comprendre qu’il me voyait. Contrairement aux autres.

« Altesse, heu, j’imagine qu’il pourrait s’agir d’un fantôme que vous seul pouvez voir! répondit le majordome, interloqué. Les eunuques, durant une brève seconde, furent moins immobiles.

« Peuh, répondit Guangxu, ces fadaises n’ont plus cours. Maintenant tout est décortiqué, analysé sous la loupe intangible et définitive de la Science et du Progrès. Les fantômes sont rangés sur le rayon des articles démodés, juste bons à illustrer les contes pour enfants! Mais tu m’as distrait, vieux singe ! Il faut que je termine cette proposition de réforme pour mon auguste Tante. Elle finira comme les autres au panier mais il me faut persévérer pour le bien de l’Empire ! J’aurai tout le temps de réfléchir à cette histoire de fantôme lorsque je serai seul dans mon lit ! »

L’empereur qui avait à peine trente sept ans, se remit à sa calligraphie. Une chaleur avait réchauffé mon coeur. J’avais découvert un allié. Je me promis de revenir quelques jours plus tard, à la nuit tombée. Je n’eus pas le temps. La Sorcière en décida autrement.

M

(à suivre)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-21 12:00:29 

 WA - Participation exercice n°96 - 5Détails
5 – LA VOIX DU LUDUAN


Le lendemain, une effervescence s’était emparée du Palais. Du bois de santal se consumait dans les brûle-parfums. Les fumerolles s’élevaient en dansant des bouches grimaçantes des dragons de pierre. De nombreux soldats étaient au garde-à-vous sur la vaste esplanade qui s’étend devant le palais de l’Harmonie Suprême. Un flot de grands dignitaires, princes ou émissaires des lointaines provinces et de hauts fonctionnaires impériaux se pressait sur les larges marches conduisant au majestueux édifice qui symbolisait la puissance de l’Empire. Douze colonnes pourpres, sveltes et élégantes, semblaient soutenir sans effort, sur le front du bâtiment, la vaste voûte du double toit recouvert de tuiles dorées luisant sous l’ardeur du nouveau soleil. Les plus imposants dragons de la Cité Interdite veillaient, impassibles, sur les horizons lointains. Leurs pouvoirs, malheureusement, ne furent suffisants ni pour repousser les assauts des armées étrangères et défendre l’Empire Céleste, ni pour préserver la vie de leur fils. Et, claquant au vent, flottait une multitude de drapeaux et d’étendards multicolores.

Je remarquai, regroupés dans un coin, les représentants des puissantes légations, les diplomates étrangers qui assistaient aussi au cérémonial impérial. Si aucun d’eux ne m’était familier, ils arboraient toujours ce même visage encadré de favoris broussailleux, ces mêmes vêtements qui leur conféraient des allures guindées, cette distance arrogante du civilisé qui jette un regard amusé et vaguement ennuyé, sur le barbare. Ils étaient suivis d’un petit détachement militaire dont les sobres uniformes faisaient bien pâle figure à côté des éclatantes vestes blanches, aux larges coutures sombres, des archers de la Garde Impériale ou des tuniques jaunes et bleues des fiers lanciers qui portaient leur lance, pointe en bas, dans le dos.

Je me glissai comme une ombre entre les rangs des invités qui gravissaient lentement les trois niveaux menant au parvis où se dressait le Palais du Trône d’Or. Je parvins sans difficulté à pénétrer dans le palais où battait le coeur désormais fatigué de l’Empire, un palais peuplé de milliers de Dragons. Quel que soit l’endroit où portaient mes regards, ils m’épiaient en silence. Ils étaient en effet partout. Ils se lovaient dans les caissons ornant le plafond soutenu par la forêt pétrifiée de quarante huit colonnes rondes et hautes de dix mètres. Ils se contorsionnaient autour des six colonnes d’or qui encadraient le trône. Pourtant, je ne sentais en eux aucune hostilité.

Je m’approchai du trône, placé exactement au centre du palais, lui-même situé au centre symbolique de l’Empire du Milieu, c'est-à-dire au centre spirituel de l’Univers. Je dus encore franchir le double rideau formé par les conseillers les plus intimes, les grands serviteurs les plus fidèles et les courtisans les plus en vue du moment, alignés en demi-cercle et tenus à distance respectueuse par une ligne impavide d’eunuques impériaux. L’estrade supportant le trône d’or était encore déserte. De grands voiles avaient été tendus dans le fond, bouchant la perspective. Sur la droite se tenaient, immobiles, les prêtres en habits de grande cérémonie. L’atmosphère était alourdie de vapeurs d’encens qui se mélangeaient aux parfums du bois de santal.

Je me retrouvai bientôt non loin d’un Luduan qui gardait, comme son frère, le trône impérial. Pouvant discerner le vrai du faux, il dissuadait les comploteurs et les dissimulateurs de mentir à l’Empereur. C’était un Diseur de Vérité. Sa tête de lion, altière et puissante, était surmontée d’une corne. Il avait un poitrail large et imposant, son dos était recouvert d’écailles polies et, au bout de ses lourdes pattes, ses griffes étaient dénudées. Il émanait de lui une étrange sensation de vie que seul l’art d’un exceptionnel artiste avait réussi à insuffler à la pierre. Aussi je ne m’étonnai pas lorsque la tête de l’animal fabuleux se tourna vers moi :

« Je te vois bien que ta présence soit ténue et légère, comme le mirage d’une oasis au creux du désert. C’est également pour cette raison que tu peux entendre ma voix ! »

« Ô noble Luduan, je suis le pauvre jouet d’une funeste malédiction. J’erre entre les mondes. Je ne suis qu’une goutte de pluie qui glisse le long de la feuille. Oui, j’entends ta voix ! Qu’attends-tu de moi ? »

La formidable bête gronda sourdement en secouant sa crinière de pierre. Puis elle attacha ses regards aux miens, drainant magnétiquement mon attention.

« Guan Bei, l’Ordre de l’Univers est troublé. Les rênes de l’Empire sont entre des mains qui ne se conforment plus à la Voie de la Vertu. Elles n’ont de cesse de contrarier l’Ordre naturel. Tu sais ce que cela signifie ? »

Je respirai lentement. Le Luduan lit clairement dans les pensées des hommes. Il est inutile de chercher à le tromper. Autour de nous, sous le dôme céleste, l’attente se prolongeait sans que je puisse discerner si elle était tout à fait naturelle.

« Noble Luduan, il est dit que si le Maître de l’Empire se détourne du Tao, alors il ne remplit plus le mandat du Ciel et en conséquence, il doit être destitué ! »

« C’est tout à fait juste ! Et comment peut-on s’apercevoir que la voie qu’il emprunte n’est plus la bonne ? »

« La Nature s’ébroue et se manifeste violemment. Les ouragans dévastent les plaines, les rivières débordent de leurs lits, la terre tremble et s’ouvre avec fracas, les montagnes s’écroulent soudainement, emportant tout sur leur passage, l’Empire est en proie aux invasions ! »

« Tu dis encore vrai. L’Empire n’écoute plus les préceptes du Ciel et s’égare à suivre des chemins profanes et irrévérencieux ! Aussi suis-je mandaté par les Cinq Souverains Célestes pour te révéler un pan de l’avenir. Accompliras-tu leur commandement ? »

« Qu’il en soit ainsi ! » Je baissai le front en signe de soumission.

A cet instant, un brouhaha s’éleva derrière les voiles. D’abord apparut la Cour Impériale, lente procession d’épouses et concubines, d’eunuques du premier cercle, d’officiers de haut rang, dont les uniformes s’inspiraient manifestement des coupes européennes. Au premier rang, assise dans une chaise à porteurs, je reconnus la Sorcière. Son teint était livide et maladif mais son regard brillait intensément, trahissant une profonde jubilation. A côté d’elle, sur un autre palanquin tendu de pourpre, le jeune enfant que j’avais croisé la veille, tripotait un jouet de bois, vêtu d’une splendide robe de dragon particulièrement chatoyante, d’un jaune rutilant. Il paraissait engoncé dans cette étoffe pesante et rigide qui l’emprisonnait comme une armure de métal. Son vieux précepteur lui murmurait à l’oreille mais je vis bien que l’enfant avait les larmes aux yeux.
Des prêtres fermaient le cortège, tenant à bout de bras des encensoirs d’argent et des clochettes sacrées. Le Luduan se tourna à nouveau vers moi.

« Le Ciel ne peut accepter que l’Empire s’écarte ainsi de la Voie de la Vertu ! L’Impératrice Cixi joue avec une entité dangereuse et perverse qui lui a accordé quelque pouvoir pour mieux l’abuser et l’amener à poursuivre les desseins infernaux ! Cixi croit la soumettre à sa volonté mais au contraire, elle n’est qu’une poupée de chiffons débile entre ses griffes.

« Quelle est cette entité, ô noble Luduan ? »

« C’est un spectre ! Il est très ancien et immensément redoutable, fruit pourri d’une âme dégénérée, si monstrueuse que le Dieu des Enfers lui-même ne réussit à la dompter! Cixi, dans sa folle soif de pouvoir, l’a imprudemment invoqué quand elle n’était qu’une jeune concubine ambitieuse parmi d’autres. Le spectre a diligemment obéi à ses ordres dans un premier temps. Il lui fut facile de corrompre un eunuque impérial pour ouvrir à Cixi le chemin du lit de l’empereur Xianfeng. Ce n’était que le début. Le spectre la servit fidèlement tout le temps que dura son ascension vers le firmament du pouvoir. Aujourd’hui, l’Empire est au bord de l’abîme et le spectre boursouflé pousse Cixi à commettre un crime odieux! Un crime contre son propre sang. Elle va attenter à la vie du fils de sa propre soeur. Elle va assassiner l’Empereur Guangxu ! »

Mon Maître ! Il était à sa merci, prisonnier du Palais des Vagues de Jade.

« Cela va se passer au coeur de la prochaine nuit. Celle-ci sera noire et profonde car la Lune indignée détournera sa face de la Terre! Le moment sera propice aux oeuvres maléfiques. Tu te rendras au Palais où est retenu l’Empereur. Ne t’y présente que lorsque la dernière clarté du crépuscule sera sur le point de s’éteindre. Ni plus tôt, ni plus tard. Il y aura une ombre qui t’attendra sur le perron du palais. Une ombre que tu devras affronter et vaincre pour accéder à la pièce dans laquelle l’Empereur attendra son diner. Tu devras alors le convaincre de ne pas toucher une seule miette de son repas ! Il est empoisonné ! As-tu compris ? »

« Oui, noble Luduan ! Je ferai selon vos ordres !»

« La tâche sera ardue. Ne perds jamais espoir. Si tu réussis, la malédiction sera levée par la grâce des Augustes. Leur pouvoir est bien plus grand que celui des démons et des spectres ! Si tu réussis, ton ombre te sera rendue ainsi que celle qui dort sous les eaux noires et glacées! »

Sur ces derniers mots, la bête fabuleuse retrouva son immobilité primitive. L’éclat singulier qui l’habitait se dissipa doucement. Mon coeur bondit allègrement dans ma poitrine. La promesse du Luduan avait fait naître un fol espoir! Revoir Perle !

La cérémonie d’intronisation de l’enfant-empereur s’achevait. Je surpris des mines interloquées autour de moi mais les fronts se courbaient servilement sous le regard pénétrant de l’Impératrice Douairière. Guangxu était déchu. L’empereur Xuantong, âgé d’un peu moins de trois ans, entamait son règne. Cixi faisait et défaisait les Maîtres de l’Empire, pour le meilleur et pour le pire.

Je quittai la salle avant qu’elle ne se vide complètement, en caressant l’écharpe de soie rouge qui venait de ma bien-aimée. La journée serait longue mais je connaissais un endroit où les heures comptaient moins qu’ailleurs. Près d’un puits de marbre blanc.

M
(à suivre)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-21 21:14:59 

 WA - Participation exercice n°96 - 6Détails
6 – LE MOWANG DEMASQUE


La lumière déclinait enfin au-dessus des murailles rouges de la Cité interdite. Je me mis en marche vers le Palais des Vagues de Jade. J’avais au préalable récité une prière adressée aux Dieux pour qu’ils favorisent mon entreprise. Le Luduan m’avait mis en garde. Je sortis de la Cité Impériale par la porte de la Prouesse Divine et je dirigeai mes pas vers le nord-ouest, vers la colline de la Longévité qui domine le lac de Kunming. J’avais auparavant gravi la colline aux charbons et je m'étais retourné une dernière fois en arrière. Sous mes yeux, malgré le voile jeté par la malédiction, miroitait la splendeur de la Cité Interdite. L’astre du jour glissait lentement derrière l’horizon, ses derniers feux embrasaient le pourpre et l’or des murs et des toits parfaitement alignés. Je me remis en route pour respecter la consigne de Luduan.

Parvenu au Palais d’Eté, je longeai la monumentale Porte de l’Est qui ne s’ouvre qu’au passage de l’Empereur pour m’engouffrer sous une poterne latérale et anonyme. Les sentinelles postées de part et d’autre n’esquissèrent aucun mouvement. Peut-être l’une d’elles a-t-elle frissonné inexplicablement lorsque je l’ai frôlée. J’étais devenu plus fantôme que vivant. Pourtant, si j’étais à présent exclus de la dimension commune, je n’évoluais pas encore dans la dimension inférieure. J’étais étranger aux deux mondes. Je me tenais précisément sur la frontière séparant le Yin et le Yang. Je n’étais ni bleu ni rouge.

Le crépuscule envahissait déjà les allées et les bosquets. Un clair-obscur régnait au-dessus des pelouses et des plantes aquatiques. Je pressai le pas. Le ciel était fermé au-dessus des grands arbres et le lac figé était un miroir d’eau enténébrée, aussi lisse qu’une lame de verre noir. Cette étrange atmosphère travestissait les repères et les contours. Je débouchai sur le Palais des Vagues de Jade au moment précis où le dernier grain de clarté était englouti dans le catafalque qui ensevelissait le Palais d’Eté. Je rassemblai tout mon courage et je m’avançai vers l’entrée sud, la seule encore accessible.

Trois marches délimitaient le perron qui s’ouvrait sur le Palais des Vagues de Jade. Les silhouettes estompées des eunuques se découpaient dans la faible clarté qui filtrait des appartements privés situés derrière eux. Je regardai de tous côtés. Rien ne bougeait dans les ombres profondes. Je posai un pied sur la première marche et j’attendis. Toujours rien. Avec une extrême lenteur, je mis mon autre pied sur la seconde marche, épiant la moindre perturbation autour de moi. Le Luduan ne pouvait s’être trompé ! Je fis un dernier pas et je fus sur le perron du Palais, à quelques foulées de mon maître !

A cet instant, l’ombre donna naissance à l’ombre. Une forme s’approcha de moi, ses contours se précisant peu à peu. C’était une jeune fille, aux longs cheveux pâles, qui paraissait entourée d’une aura d’argent frémissant. Elle était belle et simplement vêtue d’une longue tunique flottante qui balayait le sol. Elle tenait ses yeux pudiquement baissés et ses longs cheveux masquaient une partie de son visage. Elle semblait glisser sur les briques sans à-coup, maintenant ses bras le long du corps. Une infinie tristesse pinça mon coeur. Elle me rappelait confusément Perle. Cette même grâce aérienne, cette même ligne fine et volontaire, ces mêmes longs cheveux libres et doux. J’oubliai le conseil du Luduan, subjugué par une magie subtile. Ah, si je pouvais revenir en arrière et tout recommencer ! Hélas, le temps ne coule que dans un sens pour tous, hommes ou Dieux. Pour tous sauf pour un. Hélas, ce n’était pas moi !

Alors oui, cette apparition me désorienta, malgré les avertissements du Luduan, malgré tout l’attachement à mon Empereur, malgré la promesse qui m’avait été faite ! Je ne la repoussai pas quand elle me dit :

« Aie pitié d’une pauvre enfant jetée sur les chemins de la nécessité ! J’ai faim et j’ai soif ! Aide-moi je t’en prie et je saurai me montrer reconnaissante ! »

Sa voix était douce à mes oreilles. La malédiction semblait n’avoir pas de prise sur elle. Elle fondait en moi comme du miel dégouttant de son rayon de ruche. Son corps fut bientôt tout contre le mien. Les lignes de son visage dessinaient le plus bel ovale qui puisse s’imaginer. Sa peau était lisse et douce ! Parfaite et épurée était l’amande de ses yeux. Elle resplendissait comme une étoile tombée du ciel.

« La guerre m’a séparée de mes parents. J’ai dû fuir devant les diables étrangers. J’ai marché, encore marché, toujours de nuit, me cachant le jour pour échapper aux rôdeurs des chemins ! J’ai si faim ! Peux-tu m’aider ?»

J’étais prêt à tout tenter pour satisfaire son souhait. Ses lèvres touchaient presque les miennes quand ses yeux plongèrent au fond des miens et une horreur sans nom dissipa la magie qui m’enveloppait comme une mouche dans la soie de l’araignée. L’apparition lut dans mon regard qu’elle avait perdu son emprise sur moi. Ses bras enlacèrent mon cou en une étreinte de fer. Sa bouche se tordit en un ignoble rictus, découvrant des dents effilées comme des poignards. Je me débattis de toutes mes forces, essayant de la repousser. Mais, inexorablement, sa bouche démesurée s’approchait de mon cou. Malgré tous mes efforts, j’allais succomber à l’assaut de la créature démoniaque. A moins de dix mètres de là, les eunuques préposés à la garde de Guangxu ne se rendaient compte de rien. Juste le bruissement singulier des feuilles dans les branchages. L’effort que je déployais vidait rapidement mon énergie. Je luttai bientôt pour gagner quelques secondes supplémentaires, la fin devenant inéluctable.

J’étais à genoux, la créature exhalait une haleine fétide qui corrompait ma gorge. C’en était fait de moi, de Perle et de l’Empire. J’avais été imprudent, je n’avais pas respecté les exhortations du Luduan. Je fermai les yeux. Un cri de colère fusa et, soudain libéré de l’étreinte cauchemardesque, je tombai à la renverse.

Au-dessus de moi, se dressait un singe de taille humaine, vêtu d’une cuirasse étincelante et armé d’un long et lourd bâton. Je reconnus aussitôt Sun Wukong, le Singe de Métal, celui qui avait accompli tant d’exploits merveilleux. Il se tenait dans une posture de combat, bâton tendu devant lui. Plus loin, projetée à plus de trente pas, la créature se relevait lentement. Sa physionomie changea. Elle se métamorphosa en un démon grimaçant, aux orbites rougeoyantes et aux formes bestiales.

Sun Wukong lui adressa cet avertissement :
« Je t’ai encore mis à jour, Bai Gu Jing ! Retourne auprès de ton sinistre maître. Celui-là ne t’appartiendra pas ! »

« Tant pis. J’aurais apprécié de boire son sang et son âme. Enfin, ce qui lui reste d’âme ! Tant pis mais il a néanmoins perdu ! Il est trop tard ! J’ai réussi, mon maître sera content ! »

Le démon ricana d’une hideuse façon et disparut entre les ombres sans laisser de trace.

J’étais accablé. Le Singe de Métal m’aida à me relever. Comme un fou, je me précipitai vers le Palais. Je trouvai la salle où mon Maître finissait son repas. Il leva la tête quand je m’agenouillai devant lui, les larmes ruisselant sur mon visage :

« Altesse, j’ai failli ! J’ai failli à vous sauver! J’ai tout perdu en un seul instant ! Mon honneur, ma bien-aimée et j’ai trahi la confiance placée en moi ! »

Il voulut me réconforter quand un hoquet étrangla sa voix. Il porta les mains à son bas-ventre. Une souffrance aigue se peignit sur son visage qui devint affreusement pâle. Il s’affala en arrière sur les coussins, en poussant de petits gémissements et en transpirant abondamment. Un eunuque s’approcha de lui et lui posa la main sur le front.

« Cela a commencé ! » dit-il laconiquement.

L’Empereur déchu était pris de violentes convulsions qui crispaient son visage. Il vomit sur la soie sauvage une humeur jaunâtre mêlée de trainées sanglantes. Mon Maître se mourait ! J’étais désespéré.

Une voix forte et impérieuse m’appela depuis l’entrée de la salle :

« Viens, mon fils ! »

Ces mots cinglèrent comme des ordres et je me levai pour répondre à l’appel de Sun Wukong qui m’attendait sur le perron du Palais.

« Viens, il est inutile que tu assistes aux tourments de ton maître ! Tu ne peux plus rien pour lui. L’Empire est désormais perdu, ses jours sont comptés. Mais tu peux encore frapper l’instigateur de cette tragédie, le roi démon qui a ourdi cette conspiration ! »

« Celui qui manipule la Sorc... l’Impératrice Cixi n’est-ce pas ! »

« Oui. Je le connais aussi. Il se nomme Niu Mo Wang, le Roi Démon à la tête de Taureau ! Il se cache dans les appartements de Cixi. Avec mon aide, tu pourras l’affronter. Je ne sais si ton karma sera changé mais je suis d’humeur espiègle et qui ne tente rien n’obtient rien, n’est-ce pas ? »

J’étais aveuglé par la douleur et j’aurais fait n’importe quoi pour me venger.

« Indique-moi le chemin ! »

« Accroche-toi fermement à moi! Je suis capable de franchir plus de cent mille lieux d’un seul bond. Nous n’aurons pas besoin d’aller aussi loin ! Juste un minuscule sautillement qui nous propulsera tout droit dans les appartements privés de l’Impératrice, le mal-nommé Palais de la Grande Bienveillance ! »

Le Singe de Métal bondit au-dessus des nuages, m’emportant dans ses bras comme un fétu de paille. A peine avais-je pu distinguer les étoiles épinglées au firmament que nous retombions déjà, aussi brutalement que la foudre.

Le Palais de la Grande Bienveillance appartenait aux six palais de l’Est qui abritaient les appartements privés de l’Impératrice et des concubines. Nous franchîmes sans encombre les différents points de contrôles qui entouraient la chambre où reposait la sorcière. Enfin, j’allais pouvoir l’affronter. J’étais dans un tel état d’excitation et de désespoir qu’il me sembla que tout était possible. Aidé par le héros mythologique, je brûlais d’en découdre. Combien aurais-je mieux fait de réfléchir quelques instants avant de suivre sans hésiter le Singe de Métal !

Plusieurs braseros réchauffaient la pièce au centre de laquelle trônait un lit à baldaquin, en bois sculpté ajouré et laqué rouge et or. Les larges panneaux de bois précieux étaient finement ornementés. Les motifs figuraient généralement le Phénix, l’emblème personnel des impératrices de Chine. Derrière la tenture, elle sommeillait. Nul ne nous entendit quand nous traversâmes la chambre. Aucune oreille humaine, devrais-je préciser!

A peine avions-nous parcouru la moitié de la distance qui nous séparait du lit impérial qu’une brume opaque se leva dans la pièce, noyant mobilier et tapis sous une épaisse couche moutonneuse. C’était comme remonter un torrent tumultueux. Il me fallait lutter contre un courant invisible qui s’enroulait autour de mes jambes.

Une ombre gigantesque se leva lentement entre nous et notre but. C’était une forme démoniaque et terrifiante. Elle possédait une énorme tête taurine posée sur un torse cyclopéen. Ses jambes étaient épaisses comme des troncs d’arbres et ses bras n’étaient pas moins impressionnants, terminés par des battoirs capables d’enfoncer d’un seul coup ma pauvre boîte crânienne comme une vulgaire noix ! Sans jamais l’avoir rencontré, je sus que je me tenais devant un Mowang, un Roi-Démon. Même Sun Wukong suspendit son pas, soupesant son bâton et jaugeant son formidable adversaire.

« Ainsi voici les héros annoncés par mon serviteur! Le Singe de Métal et l’Humain sur le Seuil! Pourquoi prends-tu parti dans cette histoire, Sun Wukong? Tu aurais dû rester dans l’Ouest ! Ici, il n’y a pas de place pour toi à présent ! »

Sun Wukong le foudroya du regard :

« Je vais où je veux et je ne rends de compte à personne Niu Mo Wang ! Pas même aux Dieux ! Ils n’ont pas réussi à me dompter malgré le séjour qu’ils m’ont forcé à faire au coeur d’un four divin. Soixante-douze jours par ordre de l’Empereur de Jade, le roi des Dieux ! J’ai pourtant survécu, devenant plus fort encore ! Nul ne me résiste ! Alors, à ta place, je fanfaronnerais moins ! »

Niu Mo Wang répondit :

« Je ne suis pas aussi faible que Bai Gu Jing que tu as défait tout à l’heure ! Je tire ma force du coeur sombre de la Terre. L’Empire du Milieu a vécu. Les vieilles valeurs n’ont plus cours. L’Ordre Naturel est révolu et un règne obscur va s’ouvrir bientôt. Je veux écrire une nouvelle page pour la Chine, plus ténébreuse! Telle est mon dessein, mon grand oeuvre ! Malgré toute ta force et ta bravoure, tu ne pourras t’y opposer ! Mon nom s’inscrira en lettres de feu dans les temps à venir ! »

Sun Wukong fit un pas en avant, sa silhouette avait grandi jusqu’à occuper tout l’espace séparant le sol du plafond. Sa voix tonna comme un ouragan :

« Que m’importe les siècles futurs! J’ai affronté les Roi-Dragons dans leur forteresse sous-marine et j’ai pris ce dont j’avais envie! Veux-tu tâter de ce bâton que nul ne parvient à soulever à part moi ? »

Le Roi-Démon sembla hésiter un instant. Puis il cracha au sol et jeta ces paroles avant de déguerpir dans un halo de flammes vivantes :

« Faites ce que bon vous semble de la vieille folle. J’en ai terminé avec elle. Mais nous nous retrouverons. Ailleurs et plus tard ! »

Seul son sinistre ricanement flotta quelques secondes encore derrière lui. La brume se dissipa, comme avalée par une bouche invisible.

Sun Wukong se retourna vers moi :

« C’est ici que je te quitte même si ton aventure n’est pas terminée. Le Roi-Démon avait raison. Les vieilles lois changent et les Cinq Eléments devront se préparer en conséquence ! Nos routes se croiseront à nouveau avant que la fin n’advienne! Au revoir Guan Bei! Tout n’est pas perdu... pour toi ! ajouta-t-il »

Il sortit vivement de la chambre et je ne le revis plus.

Je m’approchai du lit et j’ouvris les rideaux de tissu. J’espérais que la Sorcière, en me voyant, aurait au moins une expression surprise. Je fus déçu. La seule expression que je découvris sur son visage, fut celle de la terreur. Sa dernière expression, figée dans une mort douloureuse. La poupée n’avait pas survécu au dédain de son maître.

J’étais à nouveau seul et désemparé. Je regagnai lentement le puits de marbre et je décidai de refermer les paupières.

M
(à suivre)

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-08-28 19:58:06 

 WA - Participation exercice n°96 - 7 (fin provisoire)Détails
7 - LE MARCHE DE LA SOIE


Dans le taxi qui m’amena à l’hôtel, j’avais l’impression de me retrouver seulement à quelques stations de métro de la Défense. Derrière les vitres, si je faisais abstraction des panneaux de signalisation, les immeubles ressemblaient à s’y méprendre aux buildings anonymes des grandes mégapoles occidentales. Les mêmes devantures clinquantes. Les mêmes marques de luxe ou de bouffe. Les mêmes figurants au coin des rues, attendant pour traverser que le petit bonhomme passe au vert. La même mode passe-partout. Pauvres Chinois ! Ils courent comme des dératés pour adopter notre mode de vie, pour acheter nos grosses bagnoles, allemandes ou italiennes, nos dix-huit trous et nos complets vestons anglais ! Ils nous refilent de la camelote et se shootent à nos propres vices. Il paraît que les millionnaires chinois sont chaque jour plus nombreux! Ils arborent au poignet une Rolex dernier cri et ne se déplacent qu’à bord de voitures climatisées. Je donnerais cher pour lire au fond de leur coeur. Voir ce à quoi ils rêvent la nuit quand ils ôtent leurs fringues découpées à la main par les artistes de Savile Row ! Je ne pense pas que les valeurs enseignées par Confucius soient en tête de leurs préoccupations !

Pauvres Chinois, ai-je pensé ! Pékin, ai-je vraiment envie de te connaître ? Je suis passé près de chantiers qui éventrent le vieux coeur de la ville, délogeant ses infortunés habitants, rasant ce qui faisait l’âme de cette cité. Le moindre arpent de terrain se vend à prix d’or et les pauvres sont jetés dehors. La spéculation cavale sur le front de la tempête. Les mêmes grues élèvent les os des mêmes squelettes d’acier et de béton. Plus haut, toujours plus pour atteindre le Ciel. Bon sang, ce n’est plus Pékin, c’est Hong-Kong qui s’est vengée! Au fond des coussins moelleux du taxi, j’avais mal de tête, mal au ventre et mal au coeur. J’étais venu pour rencontrer un fantôme. Mais il y en avait des tas qui marchaient sur les trottoirs, affables et souriants. Des fantômes tout ce qu’il y avait de plus vivant. Chine, Chine, qu’as-tu fait de tes enfants?

L’hôtel se dressait dans le sinistre quartier d’affaires, entouré de ce genre de laideur urbanistique qui abrite les ogres de la finance mondiale. Il représentait le summum du mauvais goût impersonnel. Une immense et haute arche enjambant une grande artère, habillée d’une sorte de rideau de verre d’or rose qui lui conférait un aspect vieux cuivre dans les rayons du soleil voilé par la pollution. Le taxi emprunta la voie d’accès pour s’immobiliser devant l’imposante entrée. C’était un hôtel cinq étoiles !

A peine avais-je mis un pied sur le sol que je dus poliment éconduire un bonimenteur qui me vantait les mérites d’un magasin et ses fantastiques marchandises, dignes du riche homme d’affaires que j’étais ! Il voulait à tout prix que je prenne une petite carte de visite publicitaire qu’il me tendait :

« Pourquoi Sir ? Pourquoi ? Un polo Ralph Lauren à 10 euros, c’est pas cher ! » me disait-il dans un anglais chantant approximatif.

«Bu yao xie xie, wo bu yao! Wo bu yao (*)!» Lui ai-je répondu, impatienté. J’avais révisé mon petit bréviaire du parfait touriste.

Il m’a jeté un regard torve et disparut, non sans me bousculer légèrement au passage, houspillé par le chasseur posté devant l’hôtel. Ensuite, ce dernier a voulu saisir mon bagage. Il en a été dissuadé par ce qu’il lut dans mes yeux. Je l’ai suivi vers le comptoir d’accueil où j’obtins rapidement le sésame pour accéder à ma chambre située au niveau Club de l’hôtel, au vingt-deuxième étage. La chambre était conforme au standing ultra-chic de l’établissement. Genre Pullman. Les ouvriers chinois avaient dû sceller la robinetterie chromée en serrant les dents !

J’avais besoin d’une douche. Les dix heures de vol pesaient soudain comme un millénaire sur mes épaules. Avant de confier mes vêtements au room service, j'en vérifiai toutes les poches. Je ne fus pas vraiment surpris de retrouver la carte de visite du rabatteur au fond de l’une d’entre elles. Le Marché de la Soie ! Je repoussai la décision après la douche. Il n’était pas encore midi sur Pékin. Un ciel couleur moutarde. C’est tout ce qui me parut authentique dans le décor où je me trouvais. Même l’air que je respirais était recyclé et climatisé. Un bon air occidental, vierge de toute impureté.

Je m’étendis sur le vaste lit qui n’aurait pas dépareillé dans un bordel de luxe. Moins le miroir au plafond bien sûr. La fatigue m’ensevelissait au fond d’un état cotonneux. Je fermai les yeux et attendis sans combattre. Le sommeil me frôlait à peine de ses ailes vaporeuses que je sombrai corps et âme dans un puits sombre et sans rêve. Un sommeil troublé par des bribes de rêves déchirés, par des éclairs de semi-lucidité où j’ouvrais les yeux, en état d’apnée, pour replonger aussitôt dans des profondeurs liquides et ténébreuses.

Brutalement, je fus comme expulsé de mon propre sommeil par une sensation de déchirement désagréable. Je me redressai sur mon séant. La nuit était tombée. Déjà ? Mal à l’aise, je scrutai les ombres dans la clarté lunaire qui baignait la chambre. Il n’était pas là. Mais je sentais bien qu’il attendait de ma part quelque chose.

Mû par un inexplicable sentiment d’urgence, je me levai et m’approchai de la fenêtre. Elle n’était pas loin, juste derrière les silhouettes de stalagmites hargneuses et illuminées qui déchiraient le ciel nocturne. La Cité Interdite. Il se cachait là. Je ne savais pas vraiment quelle heure il pouvait être. Ma montre ne me fut d’aucune utilité, j’avais oublié de la mettre à l’heure de Pékin. Je m’habillai rapidement et je déposai mon pass sur la banque de l’accueil. L’employé fut étonné. Derrière lui, une horloge indiquait près de minuit. J’avais donc dormi bien plus longtemps encore !

« Monsieur, il n’est pas prudent de sortir de l’hôtel à cette heure tardive ! » insista-t-il sur un ton désapprobateur, dans un français convenable.

« Est-ce interdit ? » demandai-je en levant un sourcil.

« Bien sûr que non ! » se défendit le réceptionniste. « La vie nocturne de Pékin offre beaucoup de distractions, Monsieur. Vous trouverez des bars, des karaokés, des discothèques, des opéras, des théâtres et des spectacles acrobatiques. Et plus encore, si vous cherchez quelque chose de plus insolite ou de... différent ! Voulez-vous que je vous commande un taxi ? »

« Merci mais non. Indiquez-moi plutôt où se trouve le Marché de la Soie ! »

« Malheureusement Monsieur, il est fermé à cette heure !» me prévint-il.

« Ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas l’intention de le cambrioler ! » dis-je en souriant.

Je sortis, muni du précieux renseignement. Le Marché de la Soie était distant de quelques pâtés de maisons. Une demi-heure de marche. Je remontai sur Jianguomen Outer Street en gardant à la main le plan que m’avait griffonné l’employé. Pas trop compliqué. Cette rue avait en fait les proportions d’une gigantesque artère empruntée, malgré l’heure avancée, par un flot soutenu d’automobiles. Je traversai cette avenue et partis vers la gauche. Je n’étais pas seul sur l’immense trottoir. Une faune nocturne déambulait le long des devantures fermées, se pressant vers de mystérieuses destinations. Des créatures en mini-jupe sexy m’ont lancé des oeillades appuyées et des flics locaux se sont retournés sur mon passage. Je les ignorai.

Je parvins sans encombre au carrefour indiqué sur le plan. A ma droite s’enfonçait Dongdaqiao Road qui se scindait plus loin en une large double voie. C’était par là. A quelques centaines de mètres. Je ne pouvais pas le manquer. Sa photo était au verso de la carte de visite. J’y fus au bout de quelques minutes. C’était une espèce de centre commercial démesuré dont la façade était tendue de rouge. Une sorte de cauchemar aux allures de forteresse médiévale revue et corrigée par Stark, un croisement contre nature de Beaubourg et de Tati, un clone surdimensionné aux stéroïdes architecturaux. Un palais boursouflé dégueulant de soie et de contrefaçon. Le monstre dormait. J’étais à ses pieds et je commençais à avoir un peu froid. J’ignorais les raisons de ma présence mais je sentais qu’il fallait que cela se passe ainsi.

L’intensité de l’éclairage urbain était si violente que seule sa tonalité ambrée et la profondeur de ses ombres contrastaient avec la lumière naturelle.

Ne sachant que faire, je fis le tour de l’imposante construction. Bien évidemment, tous ses accès étaient hermétiquement fermés. Je croisai un vigile qui traînait derrière lui un chien sans muselière. Il tenait aussi une lampe torche et sur sa hanche, la crosse d’un révolver dépassait, menaçante. Heureusement mon apparence de touriste européen joua en ma faveur. Il me dépassa sans broncher, se contentant de tirer sur la laisse de son animal. Mais celui-ci devint soudain nerveux. Ses oreilles se rabattirent en arrière et il rentra sa queue. Il poussa un petit glapissement et, se retournant, fixa un point bien au-dessus de mon épaule. Je fus poussé, et son maître aussi, à diriger mes regards dans la même direction. Vers le dernier étage du centre commercial, aux parois formées d’immenses verrières. Il n’y avait pourtant personne. Mais la bête reculait lentement, aboyant sourdement. La nervosité gagna peu à peu son maître. Il me lança une phrase en chinois. Je levai les mains en signe d’incompréhension.

«Wo bu dong, wo shi faguo ren ! (**) » répondis-je lamentablement.

Ma prononciation dut être déplorable car le vigile secoua la tête. Alors je répétai plus lentement. Il me répondit en très mauvais anglais que je n’avais rien à faire là, que le magasin était fermé. Avec sa main tenant la torche, il me fit signe de déguerpir. Un geste universel.

« OK ! » Lui fis-je avec le pouce levé, un autre signe universel. J’ai compris. Je tournai les talons et fis mine de m’éloigner. Son regard resta fiché entre mes omoplates jusqu’à ce que je tourne à l’angle du bâtiment. J’allais abandonner quand je vis l’ouverture béante d’une sortie de secours. J’aurais donné ma main à couper qu’elle était close quand j’étais passé devant quelques minutes auparavant. Et puis je sentais cette présence au-dessus de moi.

Sans réfléchir, je bondis et en quelques enjambées, je m’engouffrai dans un étroit couloir de service. Je refermai prudemment la porte derrière moi, après m’être assuré qu’elle était munie d’une barre anti-panique qui me permettrait de ressortir sans difficulté. Je ne réfléchis pas une seule seconde aux systèmes de sécurité. Si le fantôme veillait sur moi de la sorte, rien de fâcheux ne pouvait m’arriver. Je débouchai dans un vaste hall où étaient alignés des dizaines de stands ployant sous des kilomètres de tissus multicolores. J’étais enfin dans l’antre de la soie. C’était une immense caverne d’Ali Baba où s’entassaient des trésors en vrac sur tréteaux et présentoirs. De la soie et des étoffes précieuses, en rouleaux, en bobines, en larges pièces, composant une mosaïque géante. J’en avais presque le tournis. Le silence renforçait ce sentiment d’accumulation nauséeuse. Je progressai dans l’allée en face de moi. Au bout de quelques instants, j’eus l’affreuse impression de me perdre corps et biens dans un labyrinthe aux parois de tissu ! Aucun moyen de s’orienter. Au milieu d’un croisement je m’arrêtai, ne sachant plus de quel côté me diriger !

Tout était immobile. Tout ? Non, car j’aperçus un carré d’étoffe rouge qui semblait flotter sous une douce brise. Et là-bas, plus loin, un autre bout de tissu rouge n’ondoyait-il pas lui aussi sous un vent inexistant? Suivre la route de la soie. Le fantôme avait trouvé le moyen. Le moyen de m’amener jusqu’à lui. Je suivis la soie. La route de la soie rouge.

Je me retrouvai au dernier étage. Un bout de tissu rouge frissonnait au pied d’une porte fermée. Je mis la main sur la poignée. Elle n’était pas verrouillée. Elle s’ouvrait sur un bureau. Une lumière étrange pénétrait par la grande baie où s’engouffrait le ciel de Pékin. C’était une lumière ambrée et douce, dense et presque organique. La pièce était meublée dans le style administratif le plus commun : bureau en faux bois précieux, fauteuil en simili-cuir, écran plat et interphone, planning surchargé au mur et corbeille dûment vidée au sol. A côté du sous-main, trônait un présentoir de photos assez kitsch en forme d’arbre du bonheur, d’où pendaient quelques visages souriants. L’endroit devait appartenir à un cadre supérieur car il était assez spacieux pour abriter également une table de réunion, quatre chaises et une sorte de petit canapé bas. Une bibliothèque tapissait le mur qui faisait face au bureau. De nombreux livres aux reliures cossues s’alignaient sur les rayonnages.

Derrière la baie, Pékin hérissait ses buildings sur un décor de nuit américaine. Des lumières clignotaient au sommet des immeubles et des sirènes déchiraient le silence malgré l’épaisseur du double vitrage. Et puis quelque chose brouilla les élégantes lignes verticales piquetées de points lumineux. Elles ne disparurent pas vraiment. C’était comme si je les regardais à travers un liquide translucide. Je me mis à penser à l’homme invisible. Pas au roman écrit par HG Wells non ! Plutôt au film de Paul Verhoeven. L’apparition aux contours mouvants était vêtue de nuit et de fausses étoiles mouchetaient son corps. Cette vision était troublante. Je n’étais donc pas fou. J’avais juste à faire un autre pas sur une route toute tracée. Ne vous ai-je pas déjà parlé du déterminisme?

Le fantôme approcha prudemment, gauchissant les lignes droites et les perspectives de profondeur. Il semblait faire très attention à ne pas m’effaroucher. Pourtant les battements de mon coeur s’emballèrent vertigineusement et je manquai d’air subitement.

« Vous devriez vous assoir ! »

Les mots résonnèrent sous mon crâne. De façon stupéfiante, je les compris sans effort. La voix était douce et flûtée. Très ancienne aussi. Je fis ce qu’il m’avait conseillé. Je m’assis dans le canapé. Le fantôme ondoya vers moi. Si je plissais les yeux, il me sembla distinguer un peu plus distinctement ses formes qui s’épaissirent légèrement. Je crus discerner de très longs cheveux qui frôlaient le sol moquetté. Des cheveux blafards, presque blancs. Et puis un visage blême et tendu comme un vieux parchemin où béaient deux trous ténébreux. Mais je dus détourner mon regard, taraudé par une douleur insistante qui allait s’amplifiant.

« Vous ne pourrez pas me fixer bien longtemps. Telle est ma malédiction ! » La voix du fantôme s’éleva à nouveau. « Vous êtes le second qui possède cette sorte de don. Celui de m’entendre et de m’apercevoir, enfin presque ! J’ai tellement attendu ! Je vais vous raconter mon histoire ! Une histoire de fantôme ! Peut-être êtes-vous celui qui pourra mettre un terme à mes souffrances ! »



M

(*) Non merci, je ne veux pas!
(**) Je ne comprends pas, je suis français!

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2011-09-01 23:56:01 

 WA n°96, participationDétails
LA PIETA



« Travailler encore, travailler encore,
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or... »




Je dînai sur la terrasse, tout près de l’eau. J’avais appréhendé ce moment, mais par chance l’orage de l’après-midi avait rafraîchi l’atmosphère et les autres clients de l’hôtel avaient préféré rester à l’intérieur. Le garçon était poli, le repas correct. J’avais accumulé assez de fatigue dans cette longue journée, après une mauvaise nuit dans ma couchette de seconde classe, pour m’endormir sans peine. Pourtant je décidai d’aller marcher encore un peu, cette fois sans programme et sans but, juste armée du plan de la ville au cas où je me perdrais pour rentrer. Mes pas me menèrent à l’église Sant’Agnese, dont la façade moyenâgeuse et austère me gifla comme une vérité bien assénée. Ma vie était comme ça. Je courais après des rêves, et tout ce qui restait était terne, maussade et sans intérêt. J’avais échappé au mariage programmé avec le fils du notaire, collectionné quelques aventures insipides, et je venais de me faire larguer par le remake de Largo Winch, l’aventureux Jean-Patrick. Il avait hérité d’une entreprise florissante, il était aussi à l’aise dans une ambassade qu’au milieu d’une bande de clochards, il avait tout vu, il savait tout faire, il était musicien, peintre et inventeur. Il promenait sur la vie un regard délicatement désabusé, comme si tout était désespérément trop facile pour lui, tandis que je me relevais la nuit pour recorriger mon cours du lendemain, furieuse d’avoir encore raté mon brushing et ma tarte aux pommes.
J’allais avoir trente ans et je ne voulais pas m’avouer vaincue. J’avais déçue mes parents qui auraient volontiers échangé mes deux doctorats contre une ribambelle de petits-enfants ; mon travail me faisait vivre mais ne m’enthousiasmait pas. Et j’étais seule à en crever.
Mais je n’avais besoin de personne, et j’avais pris un billet de train.
Je passai derrière l’église et m’enfonçai au hasard dans une ruelle. Cette journée interminable remontait en moi comme un relent acide.
Comment pouvait-on aimer cette ville ? Absurde, incongrue, ringarde, tout juste bonne pour un décor de cinéma ou de bande dessinée ! Ridicule ! Un amas hétéroclite de vestiges du passé, la splendeur par ci et la gloire par là... Une île ! Une île-façade, comme un jouet dans une vitrine, avec plus de pigeons que de mouettes, une île sans grand large et sans horizon... De faux airs de Byzance à la sauce italienne, des dorures et des émaux à en donner la nausée. Un piège à touristes, une carte postale dans un monde d’apparences, une belle image double et déformée par le temps, les moisissures et les algues. Un reflet ! Juste un reflet trompeur, le reflet d’une réalité fausse... Des lions, des chimères et des masques. Les lions de pierre ont des ailes inutiles, les chimères ne font peur à personne et les masques se vendent à prix d’or.
Non, je n’aurais pas dû me jeter dans ce pari stupide entre moi et moi.
Aujourd’hui, j’ajouterais qu’il faut remercier Dieu quand il n’exauce pas nos voeux. Et surtout ne jamais tenter le Diable quand il vous rend service malgré vous.



Je trouvais un banc sur une petite place et j’y posai mon corps épuisé. J’avais les jambes lourdes et une grosse envie de pleurer. Moi aussi j’étais stupide, absurde, incongrue, ringarde. Comme Venise.



Oui, j’avais enduré une heure de queue place Saint Marc pour entrer dans la basilique, et j’avais vu les lions, les dorures et les émaux, la merveilleuse lumière comme tombée du ciel, la magnificence et les touristes japonais. J’avais coché. Le Palais des Doges, le Pont des Soupirs. Perdez tout espoir, vous qui entrez ! Comme Byron, je croyais aux plaintes amoureuses. C’étaient les gémissements des condamnés qui passaient des tribunaux aux cachots et voyaient la lagune pour la dernière fois. De quoi me mettre de bonne humeur.
Non, je n’avais pas acheté les graines pour pigeons qu’on vendait aux abords de la place, comme au zoo ; dans le reste de la ville il était interdit de les nourrir. Est-ce que cela avait du sens ?
J’avais expédié le musée Correr en trois heures. Des statues, des tableaux, des monnaies, des armes, des mappemondes. Mythologie, guerre et religion. Toute l’histoire glorieuse de Venise, les Doges, les Doges, les Doges... Et cette attirance malsaine pour le sang et les larmes... La Pietà. La Vierge Marie tenant son fils ensanglanté sur ses genoux, et détournant le regard. J’avais visité Rome avec ma classe d’italien, l’année du bac. Michel-Ange avait sculpté une Vierge d’une beauté innocente, si jeune, si frêle... Elle avait l’air égarée et épuisée, certes, mais elle était belle. Ici, la souffrance, la vieillesse et la mort. Je n’avais pas besoin de ça. Heureusement, le tableau de Tura est une miniature. Mais pourquoi la douleur, encore et encore ?
Je traversai le musée archéologique en ligne droite.Je faillis en faire autant dans la Libreria Sansoviniana. Mais là, il y avait deux blondinets couchés sur le dos, pointant l’index vers le plafond, et leur mère à genoux près d’eux qui commentait et expliquait. Je levai le nez. Dans des cadres lourdement dorés et carrés, des peintures rondes. Bon. L’air absorbé, je ne perdais pas une miette des explications de la femme blonde. Elle fit déplacer ses enfants jusqu’à l’autre bout de l’immense salle pavée de carrés blancs entourés de noir. Et là, dans l’avant-dernière rangée... Paolo Veronese. Enfin de la couleur, de la vie, de la joie. Les enfants riaient. La mère avait un sourire de Madone. Je l’enviais trop pour la détester.



Devant moi passa un chat qui avait l’air d’être chez lui. Tout à coup il s’immobilisa, se tapit contre terre et bondit sur sa proie. Puis il se mit à jouer avec la souris morte, la poussant de la patte, la lançant en l’air, déçu de son manque de réaction. Il y eut un pas dans la ruelle. Le chat détala.
Un homme âgé, carré comme une armoire, s’assit près de moi. Il sortit de sa poche un paquet de tabac à rouler et me demanda en français :
« Je peux ?
- Je vous en prie.
- Oh ! Mais vous êtes française ! Quel bonheur ! »
Il avait un fort accent de l’Est, comme ma grande amie du lycée.
« Alsacien ?
- De Metz ! Enfin, pas loin. Oh, pardon... »
Il se leva et me tendit une main cérémonieuse – large, puissante, à vous broyer les os.
« Jean Remer, retraité – enfin, ils m’ont pas laissé le choix.
- Agnès Lecompte, enseignante. Enchantée. »
Il se rassit.
« Donc vous êtes en vacances ?
- Oui.
- Seule ? C’est courageux. Moi aussi je suis venu seul, mais j’avais promis à Colette que je l’emmènerais à Venise et puis... elle est partie avant... On a eu tellement d’emmerdes... Je vais ramener des photos que je mettrai sur sa tombe. Ca vous semble idiot, non ?
- Non ! C’est... touchant... romantique... honnête... Non, c’est bien. »
Il portait une veste beige jaune qui avait dû faire trois guerres et le gênait aux entournures, sur un jeans presque neuf. Quand il se rassit, je fus frappée de plein fouet par l’éclat de deux yeux aussi bleus qu’une chanson de Piaf.
Il me sourit et nous bavardâmes comme deux vieux amis. Il avait commencé à travailler à quatorze ans. Il avait touché un peu à tout, le fer, la fonte, l’acier. C’est comme s’il avait eu ça dans le sang. Son père était forgeron, comme son grand-père, et les autres avant lui.
« Je crois que j’aime jouer avec le feu », me lança-t-il avec un regard bleu acier où peut-être dansaient des flammes.
« Mais ils m’ont trouvé trop vieux. Cinquante-huit ans, tu parles ! Et puis de toute façon ils ont fermé l’aciérie électrique en mars et le train à billettes en décembre. »
Une quinte de toux interminable lui coupa la parole, le laissant hors d’haleine et les larmes aux yeux.
« Voilà. C’est vrai que j’ai toujours fumé, mais y a pas que ça. Maintenant ils sont obligés de nous faire porter des masques, mais avant... »
Il toussa encore.
« Ils ne veulent pas me reconnaître en maladie professionnelle. Eh, ça leur coûterait trop cher. Ou alors faudrait pouvoir engraisser un avocat... S’en foutent, des ouvriers. C’est de la bête de somme. Un qui tombe, un qui r’monte. Et puis ils ferment tout. Bientôt la France ne produira plus rien. Les écolos sont contents, moins de pollution, les patrons sont ravis, on délocalise. Et les gars comme moi, ils auront plus que les yeux pour chouiner. Et encore, moi, on pouvait s’acheter une petite maison en travaillant dur... Maintenant, c’est plus possible... »
Il esquissa un demi-sourire.
« On dirait du Zola, hein ?
- Non... Je sais bien que c’est vrai. Et ... vous avez des enfants ?
- Non. Colette a fait une fausse couche et après ils ont dit qu’elle pourrait pas en avoir. Mais on était bien tous les deux... »
Il se roula une autre cigarette.
« Colette c’était ma femme et je l’aimais plus que tout. Seulement... le désir, c’est pas pareil pour tout le monde, et elle... C’est frustrant, pour un homme. Je crois que j’ai jamais réussi à la faire jouir. C’était pas son truc. Alors...Je suis sûr qu’elle le savait, elle posait pas de questions, elle savait que je l’aimais, je crois que ça lui allait bien comme ça. «
Je hochai la tête.
« Oui mais bon...
- Ca vous choque ? J’aimais Colette. Quand elle me regardait, j’étais le roi du monde, j’aurais pu décrocher la lune. Un homme, tu sais – vous permettez ? -, ça aime faire. Faire, fabriquer, faire jouir, rendre heureux. Je voulais pas l’endêver avec ça. Mais j’en avais besoin. »
Je hochai la tête à nouveau.
« Y a un homme dans ta vie ? », me demanda-t-il brusquement, ce qui me fit rougir aussitôt.
« - Plus. Il m’a jetée.
- Tu as senti ça, quand il te regardait ? Que ça te donnait des ailes ? »
Je grimaçai.
« Pas vraiment. J’avais toujours peur de ne pas être à la hauteur. Il était tellement...
- Egoïste, c’est tout ! Remercie le ciel, ma petite fille, ce n’était pas le bon. Tu es belle comme un coeur, tu es intelligente, tu es gentille... Je suis sûr que tu vas pas longtemps rester sur tes oeufs ! Laisse-les venir, tu vas voir, ça va se bousculer ! »
Je me mis à rire.
« Et Venise ?
- Venise, bof », soupirai-je. « Des musées, des peintures, de la Culture majuscule qui ne me réveillera pas cette nuit.
- Hum... Demain matin j’ai un type à voir. Et si on se retrouvait à deux heures à ton hôtel? Je connais un peu Venise... »
Je frissonnai.
« Mais tu te gèles, ma poule ! Attends. »
Il se leva, posa sa veste beige jaune sur mes épaules.
« Je te raccompagne. »
Et ses yeux étaient de plus en plus bleus.



C’était mon troisième jour à Venise et je m’étirai dans mon lit comme un chat paresseux, me remémorant ma journée de la veille. En sortant de la salle de bains, j’avais aperçu sur le parquet un album de BD qu’on avait dû glisser sous ma porte. La couverture était très usée, la reliure plus que fragile, et un petit mot dépassait d’entre les pages.
Ca a été longtemps mon livre de chevet. Régale-toi !
Jean
C’était « Fable de Venise », de Hugo Pratt. Je ne connaissais pas. Cette Venise-là me plut tout de suite. Je dévorai l’histoire deux fois de suite, séduite autant par le personnage romanesque que par l’originalité du dessinateur. Il me restait du temps pour finir la matinée, et je filai à la Galleria dell’Accademia pour accomplir scrupuleusement mon devoir de touriste. Vingt-quatre salles ! Je pris le pas de course. Mythologie et religion... Je saturais. La Pietà du Titien m’horripila. Lourd... Mais je m’arrêtai malgré moi devant celle de Bellini. Le bleu intense de la robe de Marie, sa fatigue pourtant apaisée... C’était une de ses dernières oeuvres, il avait 79 ans. J’eus le sentiment qu’il voulait dire qu’il y a un temps où l’on n’a plus peur de la mort. Je m’en éloignai presque à regret, et je fus précipitée dans « La tempête » de Giorgione. Un ciel menaçant à l’arrière plan, un soldat à gauche, et une femme allaitant son enfant à droite, qui me regardait comme si c’était une évidence. Derrière les personnages, un pont, simple et dépouillé, mais un pont. Sans doute parce que j’avais envie de croire, parce que l’espoir est la première pierre de l’instinct de survie, je voulus n’y voir qu’un présage de bonheur. Et j’avais sans aucun doute raison, puisque pendant tout l’après-midi Jean m’entraîna dans les rues de Venise, d’étonnement en émerveillement...
Déjà dix heures ! Tant pis pour le petit déjeuner, j’avais rendez-vous une heure plus tard... Ma robe bleue, ma robe préférée, ma folie des soldes de juin, le décolleté large sur les épaules, le bustier près du corps, la petite ceinture ton sur ton, l’amplitude opulente de la jupe... Pour la première fois depuis dix jours, je me maquillai. J’étais légère et insouciante, je me sentais jeune et belle. Je sortis de l’hôtel en courant, sans prendre le plan. Avec Jean, je ne me perdrais pas. Sa grand-mère était vénitienne, et pendant toute son enfance il avait passé ses vacances de Noël ici... Onze heures sonnaient quand je m’assis sur le banc derrière Sant’Agnese. J’étais à l’heure. Et une merveilleuse journée s’ouvrait devant moi.
A midi, j’étais inquiète. A treize heures, hébétée. Est-ce que j’avais mal compris ? Le rendez-vous était ailleurs ? J’étais sûre qu’il m’attendait quelque part, je le savais, je le sentais. Je repris le vaporetto, comme la veille, vers les Jardins de l’Exposition. Je remontai le viale Garibaldi, je fis le tour de la statue, je saluai Giuseppe Zolli dans son habit de bronze que les vénitiens lui avaient offert pour que son fantôme cesse d’importuner les passants qui s’approchaient trop du général... Je scrutai le visage de chaque passant, des hordes asiatiques aux couples de touristes anglais en short. Puis je repassai le pont Quintavalle vers l’île Saint Pierre. Comme Corto Maltese, j’avais dit :
« Voilà San Pietro di Castello!
- Tout juste! L’ancienne cathédrale de Venise, avant Napoléon...
- Avec son campanile penché, dont les cloches ne sonnent plus, et à l’intérieur, le trône en marbre de Simon Pierre, apôtre et ancien évêque d’Antioche, siège glorieux dont le dossier est une stèle funéraire écrite en arabe, que le baron Corvo voulait déchiffrer...
- Ah je vois que tu as passé une matinée studieuse ! Il paraît qu’il y a des versets du Coran dessus... et qu’il aurait servi à cacher le Saint Graal...
- Et pourquoi pas ?
- Là où ça se complique, c’est que le Coran a été écrit 600 ans après la mort de l’apôtre... »
Je n’avais rien à répondre. Comment pouvait-il en savoir autant ?
Quand il leva le bras, entre les deux chapelles, pour me montrer le « Jean, Pierre et Paul » du Véronèse, la manche de sa veste se releva, découvrant le poignet où rougissait une longue cloque récente.
« Tu t’es brûlé ?
- C’est rien. Je veux toujours rendre service, mais plus je viens vieux et plus je me fais maladroit... »



Après le pont de bois, le pont de fer de la Calla Larga, et à sa gauche le Campo Ruga. Là ça commençait à ressembler à l’Italie, il y avait du linge aux fenêtres des maisons colorées, des femmes qui criaient d’un balcon à l’autre, des gamins avec un ballon de foot et des vieux tout secs qui jouaient aux cartes. Le nez au vent, Jean cherchait quelque chose, quand tout à coup il me poussa dans une ruelle obscure en mettant une main sur ma tête pour que je me baisse... Puis il me lâcha.
« C’est le sotoportego Zurlin, le passage le plus bas de tout Venise. Tu vois la cour, là-bas ? Rien de spécial... Mais c’est ici qu’une nuit un médecin qui passait en gondole fut appelé par une jeune fille pour soigner sa mère. Il la suivit, et put sauver la vieille femme. Mais la mère lui apprit que sa fille était morte depuis dix ans... Terrifiée ? Non ? Alors on repart ! »
C’était comme si je remontais le temps. Il était à mes côtés, et je retrouvais sans erreur l’itinéraire de la veille, alors que je l’avais suivi sans prendre aucun repère.
Dans la fondamenta della Tana, il y avait encore les filets en train de sécher ; et les femmes qui enfilaient les perlettes de verre étaient toujours là. Je pris le pont, et sans un regard sur les Tours je filai droit sur l’Arsenal. Le lion de gauche, impassible, n’avait pas changé. Les runes nordiques s’étalaient sur ses flancs, ces runes qui, m’avait appris mon guide, ne parlaient pas de la cachette qui abritait la clavicule de Salomon, mais seulement des combats de Herald III, futur roi de Norvège, et de ses soldats, dans la conquête de la Grèce.
« Le Doge Morosini, qui d’ailleurs fit exploser le Parthénon, ramena ce lion à Venise en 1687.
- Et tu me dis que tu as quitté l’école à quatorze ans ?
- Et alors ? En ce temps-là, on nous apprenait à lire ! »
Comme j’avais ouvert des yeux de Blanche Neige émerveillée, il m’avait fait un clin d’oeil :
« D’accord, ma grand-mère est née ici. Je suis venu souvent... Quand j’étais gamin, j’ai même fait le guide sauvage pour avoir un peu d’argent de poche... »
J’entendais encore le son de sa voix. Rocailleuse, comme ébréchée, c’était la voix d’un homme que la vie n’avait pas épargné et qui avait dû souvent se battre et souvent hurler. De rage, supposai-je, plus que de peur. S’il n’avait eu l’apparence d’un vieil homme, je l’aurais bien pris pour le jumeau de Corto Maltese. Et puis mon père était un homme silencieux, qui ne me parlait que pour m’adresser des reproches. Jean, c’était le lien que j’avais cherché en vain. Le passé qui vous rend plus fort au présent. Et je savais qu’il m’attendait quelque part, que j’allais forcément le retrouver si je cherchais bien...



Calle del Pestrin, la trattoria Corte Sconta était fermée. Plus de tables sur la terrasse ombragée, quelques rares passants qui regardaient la carte dans son cadre de verre en se promettant de réserver pour le lendemain. C’était comme une trahison. Nous avions tout partagé, les sardines marinées, les boulettes de crabe, le risotto aux crevettes et les spaghetti à l’encre de seiche et pointes d’asperge... J’avais failli caler sur l’espadon grillé, et à peine goûté sa friture de poisson... Je l’avais laissé seul sur le tiramisu, j’allais exploser. C’est là que j’avais soupiré qu’il avait bien de la chance d’être à la retraite, c’était les vacances tous les jours...
« C’est ce que je pensais à vingt ans. Et puis plus le temps passait, plus ça me faisait peur.
- Peur de vieillir ? Peur de mourir ?
- Vieillir... On n’a pas le choix. Mourir... non plus. J’adorais mon travail, même si c’était dur. On s’échinait, on suait et on souffrait pour un salaire de misère, mais on était entre nous, on râlait et on riait, et jamais on ne serait allé postuler à la Poste. Le feu et le métal... C’était un travail d’homme. Je crois que c’est ça. On se sentait des hommes. »
Une fois de plus j’étais restée muette. Trop jeune pour savoir. Mais sa tristesse, j’aurais donné dix ans de ma vie pour pouvoir l’effacer.


A nouveau le pont de l’Arsenal, il fallait que je respecte scrupuleusement l’itinéraire, sinon je ne l’aurais pas retrouvé. Et je revins au Campiello del Piovan, une petite place déserte avec trois arbres, des plantes vertes et trois margelles de puits, tous différents. Les fenêtres des rez de chaussée étaient hautes et garnies de barreaux. Celles de l’étage étaient en ogive ou de style byzantin. Une maison rouge, une grise, une rose, le crépi s’effritait, découvrant la brique.
« Ma grand-mère habitait là. Ecoute voir ! »
J’avais regardé alentour en tendant l’oreille, tandis qu’assis sur un des deux bancs rouges il se roulait une cigarette.
« Je n’entends rien !
- Eh oui ! Nous sommes à Venise, au mois de juillet, et cette petite place est vide et totalement silencieuse. Ca valait bien une cigarette, non ? Rien fumé depuis ce matin, moi ! »
La cloche d’une église avait tinté. 84 églises à Venise, 90 campaniles, 161 canaux, 22 millions de touristes par an. Le monde continuait de tourner au-delà de cette place, bruyant, pressé, sauvage. Je m’étais blottie contre lui, et il avait caressé mes cheveux.
« Une dernière étape ? Il va bientôt faire nuit, ç’est parfait. »



Assise sur le banc, je n’avais pas envie de partir. C’était peut-être ici qu’il m’attendait. Dans la paix et le silence. Il me guettait derrière une fenêtre, il mettait à l’épreuve ma patience, je devais mériter sa présence, je ne devais pas le décevoir...
La veille, il avait loué un bateau taxi en parlementant avec le marinier. Je n’avais rien compris ; ils avaient parlé en dialecte vénitien, et à la fin l’homme, avec un grand sourire, lui avait tapé dans la main pour sceller leur marché. Nous avions parcouru tout le Grand Canal, jusqu’au Pont de la Liberté qui relie Venise au continent, enveloppés d’un ciel bleu et rose, un vrai ciel de conte de fées. Nous étions passés sous le pont de l’Accademia, puis le Rialto, le plus beau et le plus vieux pont de pierre de la ville, et il m’avait raconté l’histoire du pacte avec le Diable. Puis le pont des Scalzi, près de la gare, et celui de la Constitution ; il m’avait montré San Simeon Piccolo, et tous les palais qui bordaient le canal en les nommant un à un ; l’incroyable Ca’ d’Oro, en g_o_t_hique flamboyant, la Ca’ Dario, le palais maudit dont tous les possesseurs avaient connu d’immenses malheurs (mort d’un proche, ruine, suicide) et Santa Maria della Salute, juste avant la Punta della Dogana. Enfin dans la nuit tombante, le bateau prit le large.
« Où allons-nous ?
- Ah... Ca, tu pourras t’en vanter longtemps. C’est un endroit interdit, le lieu le plus hanté d’Europe, et peut-être du monde ! »



Je me levai d’un bond. Je venais de comprendre. C’était là que je devais aller. Je frissonnais encore de peur en y repensant, et je ne savais pas comment je pourrais convaincre un taxi de m’y emmener. Mais j’en étais sûre. Et c’était une question de vie ou de mort. J’essuyai deux refus catégoriques et secs, et le deuxième accompagna sa dénégation d’un index pointé sur la tempe. Le suivant grimaça un sourire de prédateur en m’annonçant une somme astronomique. Je courus au distributeur le plus proche et lui remis la liasse de billets qu’il compta et recompta d’un air méfiant tandis que je trépignais d’impatience. Enfin, il démarra le moteur de son bateau.
musique
La lune était presque pleine et bientôt la silhouette lugubre du grand bâtiment se profila devant moi, flanquée de son clocher maudit, au milieu d’une végétation sauvage qui avait pris possession de ces lieux abandonnés.
« L’île de Poveglia », m’avait murmuré Jean d’une voix solennelle. « Ancien exil des pestiférés, où l’on enterrait les morts avec les vivants, poudrière sous Napoléon puis asile psychiatrique dirigé par un médecin fou qui torturait ses patients et les égorgeait en haut du clocher, avant de les précipiter dans le vide. Jusqu’au jour où il se suicida, en sautant du même endroit. On dit que 160 000 personnes y ont trouvé la mort... »
Nous avions fait le tour de cette petite île, et tandis que Jean plaisantait avec le marin, il m’avait semblé entendre des gémissements et des cris étouffés. Et puis, le campanile sonna.
« Etrange, n’est-ce pas, », ajouta mon guide avec un sourire mystérieux, « pour une île inhabitée... Surtout quand on sait que la cloche a été déposée en 1913... »
J’avais réprimé un cri, et il m’avait serré la main pour me rassurer.
« Tu ne risques rien. Nous rentrons. »
Je claquais des dents quand le bateau aborda. Je demandai au marinier de m’attendre, et je débarquai. J’appelai Jean de toutes mes forces, en titubant dans les broussailles. Dans le clair de lune je remarquai à terre une tache sombre ; je me penchai, je la touchai non sans appréhension. C’était rouge et collant.
« Jean ! »
Le clocher se mit à sonner, et je crus que j’allais mourir de peur. C’était une illusion, et ces grondements n’étaient que le bruit de la mer... Je priai Sainte Agnès, je priai Saint Giovanni, moi qui n’étais même pas baptisée. « Laissez-moi sauver cet homme, je vous en prie, je suis la seule à pouvoir le faire ! »
Avais-je rêvé ? Il me sembla entendre mon nom murmuré par une voix enrouée et hésitante. Et là, il était là, un genou à terre, essayant en vain de se relever. Je me penchai pour prendre son bras sur mes épaules, et il se redressa.
« Ca va, ça va... Tu n’aurais pas dû venir... Je peux marcher... »
J’entendis le bruit d’un moteur qui s’éloignait. Je criai. J’avais envie de pleurer.
« C’est pas grave », me dit Jean calmement, « c’est pas grave... »
Nous arrivâmes enfin à l’embarcadère. Il s’écroula. Je m’agenouillai pour découvrir le sang qui inondait son ventre.
« Il faut... dans ma sacoche... le coffret... »
J’ouvris le sac qu’il portait en bandoulière.
« Jette. La mer saura la cacher. Je t’en prie, jette-la ! »
Je sortis le petit coffre de métal, d’un métal que je ne connaissais pas. Un griffon était gravé dessus. Je me levai, je m’approchai de l’eau et je me retournai. Jean, redressé à grand peine sur un coude, me fit « oui » de la tête. Je lançai l’objet de toutes mes forces. Dans le ciel étoilé et limpide, le tonnerre gronda.
Je revins près de lui, je l’installai aussi bien que je pus sur mes genoux, pour qu’il ne soit pas seul, pour qu’il n’ait pas froid.
« C’est fini pour moi », me confia-t-il dans un sourire, « mais c’est très bien, j’ai fait ce que j’avais à faire, ne sois pas triste. »
Je ne comprenais rien et il dut le sentir, car il ajouta :
« Ce serait trop long, mais... Tu sais, ils m’avaient promis dix ans de vie si je forgeais ce coffret... C’est un alliage inédit, magique, mais la forge, c’est un travail d’homme... L’émeraude... Elle pâlissait, les inscriptions n’étaient plus visibles. Elles mènent au trésor de la reine de Saba, tu l’as lu dans le Corto Maltese. Ils en avaient besoin pour mener d’autres guerres sanguinaires et terribles... Ce n’était pas bien, je sais... Mais je leur ai demandé de l’argent... La vie, sans Colette, c’était pas la peine. Mais les p’tits gars, là-bas, qui pointent au chômage, ça pouvait leur servir. Lulu, Marco, Dédé, Mourad et tous les autres... Alors je l’ai fait. Mais après... »
Il ferma les yeux, serra les dents sous la douleur, le front couvert de sueur, frissonnant sous la lune blanche.
« Toi et ta manière de me regarder, comme si j’étais un héros... J’ai repensé à Colette. Je vous aurais déçue toutes les deux. Perdre mon âme, c’était pas grave, mais vous deux... Ils m’ont blessé, mais je leur ai repris l’émeraude, je me suis caché. Ta venue les a fait fuir. Ils redoutent la bonté comme ils détestent la lumière. Pauvre piotte, tu méritais pas ça... Mais faut pas aimer les héros, ils partent toujours trop tôt...
- Alors reste encore un peu, il y aura bien des pêcheurs, ou des touristes... ou je sais pas, quelqu’un...
- Ouais, pour sûr, pour un galapiat comme moi, vont envoyer la patrouille... Tu es belle comme le ciel, tu sais... J’ai guère besoin d’aut’chose... »
Sa tête se fit plus lourde au creux de mon bras droit, et ma main gauche posée sur son genou trembla de son dernier frisson. Ma robe bleue brillait sous la lune. Je me penchai vers son visage, longtemps, longtemps, puis je fermai les yeux.



« Vous allez pouvoir sortir », me dit le médecin dans un français à peine teinté d’accent italien. « Les carabinieri sont passés, vous aurez une amende à payer, il est interdit d’aller à Poveglia. Les gens de la Calcina vous ont apporté des habits propres... Votre robe... trop déchirée...
- L’homme... qui était avec moi, Jean Remer... Son corps... »
Le médecin haussa les sourcils.
« Vous devriez vous abstenir de... substances. C’est illicite. »
Et il tourna les talons.
Je quittai dans l’après-midi l’hôtel de la Calcina, Zattere dei Gesuati, face au canal de la Giudecca. Ses chambres toutes différentes, petites mais soignées, avec du mobilier précieux, un plancher en bois et un grand lit pour deux. L’atmosphère surchargée, baroque, étouffante, comme sur le dépliant.
Un voyage épuisant jusqu’à Hayange, et là, les yeux brûlants et le Tshirt froissé empestant la sueur, le cimetière. La tombe de Colette (1955 – 2009), avec des photos de Venise encastrées dans la stèle. Comment avait-il eu le temps de... La tombe de Jean, 1952 – 2010. Je relus la date vingt fois. 2010.
Un homme s’approcha, un vieil homme qui toussotait. Il posa un bouquet de fleurs des champs sur la tombe de Jean. Je tentai de lui sourire.
« Bonjour... Vous étiez un de ses amis, sans doute ?
- Ah, ben oui, le Jeannot et le Lulu, on se quittait pas, pour dire.
- Je... l’avais rencontré à Venise...
- Ah... ben oui... Il connaissait bien...
- Il m’a parlé de vous... C’est pas trop dur ?
- Ah... On est à la rue, comme qui dirait. Le Jeannot, il a pas mal gueulé, mais ça a changé bernique... L’aurait fallu pouvoir engraisser un baveux...
- Mais quand même, vous aviez un beau métier... Un métier d’homme...
- Ouais, ça... On s’prenait des chaurées, mais sûr... »
Il porta le doigt à une invisible casquette et s’éloigna.
Je n’étais pas la Vierge Marie. Je n’avais pas trente ans. Il leur fallait un avocat ? Deux doctorats, ça valait bien quelques équivalences. Si un mort pouvait risquer son âme pour les p’tits gars, je pouvais bien reprendre des études. Un oiseau se posa sur la stèle de Jean. C’était idiot, mais je trouvais qu’il ressemblait à une mouette.





PS: il semble que mon lien, malgré toutes mes tentatives, ne fonctionne pas. Pourtant quand on tape sur Google "Mists of Poveglia, a desolate walk to solitude calling", on y arrive. Désolée!
Narwa Roquen, home, sweet home...
Narwa Roquen,

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-09-03 20:47:41 

 Nightporter.Détails
Ah Venise ! La ville des masques et des mystères. Tu ouvres le bal des masques avec une chanson de Bernard Lavilliers qui parle de cet univers rude où le métal coulait comme du sang incandescent dans les creusets des hauts fourneaux. Venise et ses fantasmes. Ses ruelles d’eau et ses palais baroques, ses décors de carte postale et ses ambiances qui ont fasciné aussi bien les amoureux que les aventuriers.

Le récit emprunte les atmosphères mystérieuses d’Hugo Pratt. Là, tu réunis deux destins, deux trajectoires qui vont se croiser autour d’un lieu fascinant, cette terrible île qui abrita de monstrueuses expériences et où ont souffert tant d’âmes tourmentées.

La découverte de Venise par Agnès, d’abord seule puis en compagnie de son Virgile, est particulièrement vivante et les nombreuses anecdotes renforcent le sentiment de proximité et de familiarité qui était la consigne de l’exercice. Mais elles concourent également au mystère et au divin.

Au final, c’est une aventure délicieusement onirique où tu distilles des petits cailloux qui tracent un chemin de rédemption dans la ville des mirages. N’est-ce tout simplement pas le chemin de la pitié ? Mention spéciale pour la description de la Madone sur l’île des pestiférés.

Au rayon des bricoles :
« pour qu’il n’aie pas froid » : pour qu’il n’ait...


Il y a un lien qui semble marcher :
http://www.youtube.com/watch?v=llO51tH8-v8&feature=related

M

PS : Nos deux récits partagent un point commun!!

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2011-09-07 23:57:47 

 Commentaire Maedhros, exercice n°96Détails
Maedhros, c’est notre Shéhérazade. Vous l’invitez pour l’apéro, et il commence à raconter. Bien sûr, vous le gardez à dîner... et puis vous sortez les cerises à l’eau de vie... Et c’est déjà l’heure de la soupe à l’oignon, puis celle du café et des tartines... Et non, vous n’avez pas envie qu’on lui coupe la tête ! Avant de le laisser partir, à regret, vous demandez, en toute innocence, s’il est pris pour la soirée... Vous allez passer une journée dans le pâté, essuyer les rebuffades de votre petit chef avec une patience angélique, les yeux encore pleins de rêve et un sourire béat sur les lèvres. Vous allez oublier le park-mètre, le pressing, le dentiste, le chien devra hurler à la mort pour avoir sa gamelle, mais quand la porte sonnera, ce soir, vous ne souhaiterez toujours pas qu’on lui coupe la tête...
Ton récit aguiche le lecteur à l’américaine. « Je suis un gars comme vous, un mec normal... et puis regardez ce qui m’arrive... », pour nous faire basculer sans transition dans un monde historico-onirique où tu alternes avec talent descriptions voluptueuses, actions haletantes et mystères fantastiques. Et nous, embarqués, embobinés, ballottés, séduits... nous râlons comme des camés en manque parce que la fin n’est que provisoire...

Bricoles :

Dans le I :
- Je pensais aussitôt : pensai
- Un bug : K&#363 etc...
- Que pouvais-je mobiliser encore : manque le :?
- J’ai tourné... je me suis dirigé : passé composé au milieu du passé simple
- J’ai essayé d’être rationnel : idem

Dans le II :
- mes paupières closent : closes
- la sorcière m’avait ri au nez quand je comparus : quand j’avais comparu
- ils projettent de piller mon Empire et imposer : d’imposer
- et qu’a-t-il fait quand il se rendit compte : s’est rendu compte


Dans le III :
- la Milice de la justice et de la concorde : il me semble que ça serait mieux avec des majuscules

Dans le V :
- une grande esplanade... de grands dignitaires, sur 2 lignes
- les rivières débordent de leurs lits : leur lit
- l’Empereur attendra son repas....une seule miette de son repas, sur 2 lignes

Dans le VI :
- la Cité interdite : manque une majuscule
- j’ai auparavant gravi... et je me suis retourné : j’avais gravi, je m’étais retourné
- je ne l’ai pas repoussée quand elle me dit : je ne la repoussai pas
- peux-tu m’aider ! : ?
- qui ne tente rien d’obtient rien : n’
- plus de cent mille lieux : je suppose que c’est « lieues » ; mais en Chine, on ne comptait pas en li ?
- je brûlai d’en découdre : brûlais
- de larges panneaux de bois : j’aurais dit : les

Dans le VII :
- j’avais l’impression de retrouver : oubli du « me »
- dans le paragraphe «il m’ a jeté un regard torve et disparut... » , tu mélanges allègrement passé composé et passé simple. Plus « chambre » 2 fois en 2 lignes
- j’ai vérifié toutes les poches : je vérifiai
- idem : des créatures... m’ont lancé, des flics... se sont retournés
- à l’inverse : je commençai à avoir un peu froid : je pense que l’imparfait serait mieux
- je me suis retrouvé au dernier étage : je me retrouvai
- route déjà tracée...déjà parlé... sur 2 lignes
- vous êtes le second qui possède cette sorte de don : l’enfant, l’empereur, et lui : ou je n’ai pas tout compris, ou ça fait trois.


Eru m’est témoin que je ne te veux pas de mal. Même quand tu écris des merveilles dont je suis pour ma part totalement incapable. L’épisode IV, « Les vagues de Jade », est à mon sens un petit bijou. Et les deux épisodes suivants sont à peine moins bons...
Mais voilà. Le ton du prologue et du I m’évoque Stephen King quand il n’est pas excellent. Je trouve qu’il y a un hiatus très long entre l’apparition et le retour du premier personnage. C’est ton choix, et je le respecte. Mais je me demande si le texte ne serait pas plus fort si c’était le fantôme qui parlait à l’européen, en lui disant « tu », dès le départ. Comment ça peut se faire, tu trouveras le truc, je te fais confiance. C’est vrai que le personnage sur les vidéos c’est une bonne idée. Mais je voudrais que tu arrives à éradiquer ce côté « facile ». Tu t’amuses en écrivant, et j’en suis ravie, et je ne voudrais pas que tu perdes ça... Et en même temps je me dis que si c’était plus resserré, plus rigoureux, en un mot plus travaillé... Je vais m’attirer les foudres de ton fan-club (dont je suis), mais tant pis. Je sais que tu peux, et le pire, c’est que tu sais que tu peux...
Narwa Roquen,qui espère malgré tout pouvoir lire la suite de l'histoire...

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2011-09-11 16:54:38 

 Le travail, c'est la santé...Détails
... ne rien faire c'est la préserver! (joke!)

Je vais essayer de m'appliquer un peu plus mais sans autre forme de garantie, étant réellement du genre "dilettante". Et la nature est cruelle quand elle revient au galop!

Pour le décompte de ceux qui parviennent à distinguer le fantôme, celui-ci n'a pas été suffisamment précis. Il voulait dire deux personnes hors les membres de la famille impériale depuis qu'il est devenu un fantôme.

Et merci pour ta lecture attentive! J'ai corrigé les fautes que tu as signalées (enfin, presque toutes!)
La suite ne saurait tarder (enfin, j'espère!)

M

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z653z  Ecrire à z653z

2012-03-13 17:46:35 

 cela faisait longtempsDétails
Je viens de relire ce texte et même après plusieurs mois, il y a toujours un passage confus.
Elle est allée le chercher sur l'île après l'avoir cherché dans tout Venise le 3e jour ?
Et quand elle le cherche, elle se souvient des dialogues qu'ils ont eus les jours précédents ?
Sinon, cette histoire de recherche de soi-même est diablement menée.

PS : un chat s'est glissé dans cette histoire, sauriez-vous le retrouver ?

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2012-03-14 14:41:32 

 Il est vrai...Détails
... que la trajectoire est un peu alambiquée, mais à Venise, rien n'est simple. Et même sans le plan, tu ne t'es pas perdu!
Et parler de Venise sans y mettre un chat aurait été une erreur grossière. J'en avais même tout plein d'autres en stock, mais je n'ai gardé que le plus important.
Narwa Roquen,que c'est triste Venise...

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z653z  Ecrire à z653z

2012-03-14 16:39:19 

 l'histoireDétails
Elle est très belle mais vu la consigne je m'attendais à plus de descriptions de lieux même si l'ambiance d'un lieu est tout aussi importante que les petits détails. Je dois être influencé par ce que je lis en ce moment (Les Rougon Macquart).
Je n'attends pas spécialement une suite à cette histoire car j'ai été habitué à ce genre de fin avec les quelques mangas que j'ai lus ou vus.

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