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 WA84 - Participation Maeglin Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maeglin  Ecrire à Maeglin
Page web : http://Maeglin
Date : Mardi 2 novembre 2010 à 16:38:04
Rue des Bouquiniers Obscurs


Limite off topic, avec une petite kacedédi pour Narwa Roquen, ça me fait plaisir.

- C'est pour ?
Politesse mercantile, petite pointe de condescendance.
- C'est pour un... c'est compliqué.
Gêne. Regrets : d'en être là, d'être ici. Repartir, vomir, mentir, faire un truc.
- Ben oui, vous êtes écrivain, donc c'est compliqué ! Faut pas vous en faire, ils passent tous ici à un moment ou un autre.

Faire très attention aux personnes que vous détestez : arrive un jour où vous n'avez plus les moyens de votre mépris. Lui, c'est l'inverse. Il me méprise — il nous méprise tous —, mais il ne nous déteste pas, parce que nous payons bien. D'ordinaire de notre amour-propre, ce dont nous ne manquons pas.

Nous, nous sommes les écrivains, et je suppose que vous avez lu un ou deux paragraphes sur la question, je ne m'étendrai pas.
Mais lui, c'est un bouquinier. Et celui-là, c'est le mien. Appelons-le Jean-Michel, parce que c'est laid et qu'on s'en balance. Jean-Michel aurait pu être bouquiniste : il a le sens de l'archivage compulsif, l'habitude des clients névrosés et manipule avec indifférence le roman de gare et les surréalistes.

Pourtant, Jean-Michel est avant tout boutiquier. Avec un peu d'imagination, on pourrait lire « la maison ne fait pas crédit » sur les rides de son front plissé par les calculs de rente. Le genre à prendre des nouvelles de la bronchite du petit neveu sans perdre une virgule de sa multiplication. On croit les commerçants habiles avec les chiffres, mais c'est dans la subtilité du langage que les meilleurs excellent. Honnête pour pointilleux, affable pour bonimenteur, diligent pour avide... à croire que la corporation édite elle-même un dictionnaire de synonymes originaux et méconnus du grand public, et que chacun de ses membres en possède un exemplaire petit format, tranche d'or, caché avec soin dans le tiroir-caisse.

- Prenez la peine de vous installer dans un fauteuil, je vais consulter vos références. Vous avez un pseudonyme ? Quelque chose qui me permet de vous identifier ?
- Essayez Maeglin, ou Le Margrave, lâché-je plus dépité et plus prompt que je n'aurais voulu.

Il esquisse une moue énigmatique et ses yeux furètent un instant vers les rayonnages près de l'entrée qui débordent de petits manuscrits tassés et de couvertures médiocres. Si la boutique se prêtait au genre, on aurait volontiers placardé sur ces étagères un écriteau « Soldes » ou « 50 % », ou encore « un acheté, un offert ». Déjà humilié, je me dirige dans l'espace dédié aux clients vers un épais sofa de velours mité qui semble me promettre une disparition rapide et confortable lorsque le bouquinier m'interpelle.

- Vous êtes l'auteur de Petite Elfe?

M'affalant dans les coussins, je reçois la question avec un mélange de plaisir et d'angoisse. Jean-Michel me fixe sans émotion particulière, chétif et malingre devant l'immense pan de reliures travaillées de son arrière-boutique. Son visage reflète le bleu morne de la console allumée sur son comptoir.

- C'est un écrit de jeunesse. Mais c'est bien de moi, en effet.
- Dommage que vous ne soyez pas venu à l'époque, Monsieur, car la version définitive est excellente. Je n'apprécie d'ordinaire pas trop la fantaisie, mais il y avait dans ce texte un petit souffle d'authenticité qui aurait gagné à être traité de manière plus disciplinée.
- Vous l'avez encore ?
- Je garde tout, Monsieur, pour le cas où vous auriez des remords. Nous pourrons en discuter plus tard... Je continue mes recherches, mettez-vous à l'aise.

Voilà ce qu'est un bon bouquinier: une muse à l'envers. Vous lui rendez visite lorsque mademoiselle vous a posé un lapin et que vous ne pouvez plus attendre. Vous repartez avec votre texte. Garanti. Celui que vous auriez écrit. Et relu. Et corrigé. Le bon. Celui qui vous fait vendre, celui qui vous fait plaire aux femmes, celui qui rend vos parents fiers de vous.

A l'intime différence que vous ne l'avez jamais «tout à fait» écrit. Pas de nègre là-dessous, pas d'audacieux copier-coller dans les oeuvres de vos contemporains... les textes sont juste « là », dans la boutique de Jean-Michel, avec votre signature authentique, raturages maison et liste des courses en bas de page. Pour les plus modernes, une gigantesque base de données pour les articles de blog, les ateliers d'écriture sur internet, les discours de mariage à imprimer au bureau, le tout livré en quelques secondes sur votre clef USB...

L'ensemble de votre littérature potentielle en un clic, c'est chez Jean-Michel. Et le bouquinier propose de même d'autres services exclusifs : ce que vous avez produit sans son aide, il vous le remet en version améliorée, comme vous auriez dû l'écrire si vous aviez eu plus de temps, moins d'ego et dix ans de plus. Vous trouverez aussi chez tout bouquinier en vogue une possibilité très prisée de finalisation d'ouvrage : écrivez les premières lignes d'un roman, passez voir votre bouquinier préféré et repartez avec un manuscrit définitif, sans passer par les fastidieuses étapes de la construction narrative, de la concordance des temps et des quelques douleurs à l'âme que mon stylo et mon clavier réveillent lorsqu'il s'agit de vous raconter quelque chose.

- Je suppose que vous venez pour les WA, finit par lancer Jean-Michel après avoir lâché un énième soupir devant son écran.
- Juste le 84.
- Parce que vous en avez une petite douzaine en attente, dit-il en jetant un regard furtif et amusé vers une étagère remplie de dossiers suspendus.
- Je sais... mais je viens surtout pour le 84. Quelqu'un est passé avant moi ? Une fois posée, la question me paraît tout à fait déplacée.
- Nous gardons bien ces secrets, Monsieur, c'est ce qui fait notre réputation... Je vous ai dit que tout le monde venait nous voir un jour ou l'autre. Tenez, un des mes aïeux a reçu Hugo, dans sa période bonapartiste contrarié.
- Il a pris quelque chose ?
- Cela non plus je ne peux pas vous en parler. Mais il est venu, il a douté, et il a produit une oeuvre gigantesque alors... je vous laisse imaginer.

Je n'imagine rien du tout. Même pas Victor en train de baver devant ses oeuvres complètes chez un petit bouquinier de Jersey. On se calme. On relativiste. Ce n'est qu'une WA après tout, c'est lu par qui ? Cinq paumés les semaines fastes, à l'autre bout de la France, qui ne connaissent de moi qu'un pseudo de ma période « j'ai lu le Seigneur des Anneaux et je n'ai pas d'amis ».

- Ça me coûterait combien, pour le WA 84? demandé-je en me rapprochant du comptoir.
- On abandonne « Petite Elfe » ? Je peux vous faire une remise si vous me prenez les deux.

Comme par hasard, j'entrevois maintenant au milieu d'une pile de livres de poche un bout de son visage. Les salauds. Ils ont même pris son visage pour la couverture. J'aurais fait pareil.

- Qu'est-ce que ça donne, « Petite Elfe », dans sa nouvelle version ?
- Ah Monsieur est malin ! Je ne vous lirai pas d'extrait, mais... c'est un bon livre.
- Et j'imagine que vous dîtes ça à tout le monde ?
- Je le dis à vous, maintenant. Les gens ne nous croient pas, mais il n'y a que deux façons de savoir, et l'une s'obtient en quelques secondes en signant un registre. L'autre façon... et bien l'autre façon nous importe peu puisque vous êtes ici ! Mais vous êtes un client pressé, et je m'en voudrai de vous faire perdre votre temps... N'en parlons plus et restons sur le WA 84.
- Comment ça, « signer un registre » ?
- Nous ne demandons pas d'argent, Monsieur, avec les écrivains ce serait la faillite à coup sûr ! Vous repartez avec votre livre dès que vous l'avez décidé, et nous le notifions sur le registre, afin que vous n'oubliiez pas.
- Tatata... et votre histoire de remise, votre réputation d'âpres au gain...
- Le problème de notre réputation, Monsieur, c'est que ce sont les écrivains qui nous la façonnent, et que nous ne pouvons lutter à armes égales. Et lorsque je propose une remise, c'est sur la quantité d'amour-propre qu'il vous faudra sacrifier en sortant de ma boutique votre manuscrit en main. Croyez-le ou non, mais nous adorons les écrivains, parce que nous sommes bien placés pour savoir de quelles merveilles ils sont capables. Si nous les méprisons parfois — et je ne parle pas de vous — c'est pour la même raison : parce que nous sommes déçus qu'ils ne les aient pas écrites.

La muse, au moins, aurait eu le mérite de s'éclipser à ce moment de l'histoire. Jean-Michel, la cinquantaine commerçante, le front dégarni et les yeux plissés, me dévisage avec persévérance en attendant que je prenne une décision. Je décide d'un baroud d'honneur, pour la forme.

- Donc, ce WA 84, en gros, il vaut la peine d'être écrit ? Un zeste d'agacement sur sa lèvre supérieure, Jean-Michel consulte son écran.
- Hmmm... Vous pourriez faire quelque chose de correct en modifiant un peu la consigne... Obtenir de l'aide d'un personnage hostile, ce n’est pas pour vous ça, trop direct, manque de mise en abîme, difficile de caser un calembour... ça vous prendra des heures, voire des jours...
- Vous me mettez au défi, n'est-ce pas ?

Jean-Michel avait l'air un peu triste en me remettant l'enveloppe kraft qui contenait mon texte. J'ai signé sans trop de difficulté ; je m'attendais à plus solennel, genre « à partir de ce jour, vous êtes un parjure de la littérature ». Mais rien. Coeur léger en fin de compte. Il crachinait, je suis passé par la boulangerie acheter deux meringues. La vendeuse était jolie. J'ai lu mon WA 84 plusieurs fois. Il est très bon. Excellent même. C'est bête à dire, mais je n'aurais pas fait mieux. Obligé de le parsemer de quelques incorrections pour rendre Narwa moins méfiante.

En le remisant dans l'enveloppe, j'ai senti une petite résistance. Une carte imprimée gênait la fermeture. Sans surprise, c'était celle de Jean-Michel, bouquinier. Au dos, on y lisait d'une écriture nerveuse « Tu vas t'y mettre, ducon? » et un numéro de téléphone. J'ai appelé. C'était ma muse.

J'ai dû tout me refrapper à l'arrache, deux jours avant le délai du WA. Jean-Michel avait raison : le personnage hostile, ça ne pouvait pas tenir la route. Mais lui, il fait plutôt bien la maille avec sa tête d'épicier mystique mi-raisin. Pour la relecture je ne garantis rien, j'ai des tas de réunions d'ici jeudi. Je passerai une dernière fois le correcteur pour la consigne des adverbes (et n'allez pas me raconter que vous faites /différemment/ de manière différente) parce j'aime cette putain de littérature, cette salope de muse et ce connard de Jean-Michel. Tant pis pour Petite Elfe.


  
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Réponses à ce message :
3 WA-Commentaire 84 - Maeglin - Onirian (Mar 11 jan 2011 à 11:10)
3 3615 code quinenveut - Maedhros (Dim 5 dec 2010 à 19:41)
3 Commentaire Maeglin, exercice n°84 - Narwa Roquen (Ven 5 nov 2010 à 22:58)
       4 Je suis une légende... - Maedhros (Sam 6 nov 2010 à 10:23)
              5 Commentaire de grande classe - Maeglin (Sam 6 nov 2010 à 11:33)


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