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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Vendredi 24 septembre 2010 à 12:47:23
déjanté... vous avez dit déjanté... alors non...

IN MEDIA RES


L’éclat clignotant et tapageur des néons de la rue délave les murs de la petite pièce en grandes flaques bleues et roses semblables au maquillage tape à l’oeil des putes de troisième zone qui déambulent sur le trottoir sous la fenêtre. Dans cette chambre louée pour une heure ou pour une nuit, au mobilier anachronique, le papier se décolle en larges bandes lépreuses. Un lit aux draps défraîchis est encadré par deux appliques qui bavent une méchante lumière vacillante au ton jaune sale. Une commode rafistolée aux tiroirs dépareillés jouxte un plan de travail branlant qui supporte un vieux cadre vidéo aux lignes désuètes. Un étroit placard ne cesse de bailler, découvrant sur une étagère deux couvertures pelucheuses et poussiéreuses qu’aucune femme de chambre ne prend plus la peine de plier. Un simple rideau de plastique aux couleurs passées occulte tant bien que mal l’ouverture qui donne sur la minuscule salle de bains aux faïences entartrées et fendillées.

L’atmosphère pourrait être glauque et infâme. Il n’en est rien. Une grâce singulière illumine cet endroit oublié et lépreux, exilé à la périphérie d’une banlieue sordide, planté au coeur desséché d’une lande de friches industrielles où essaient de survivre les parias et les désenchantés de la société urbaine.

Enkyl est appuyé contre le mur. Sa haute silhouette maigre et osseuse projette une ombre faite d’angles et de piques qui semble curieusement disproportionnée. Il demeure immobile, bras croisés. Il se contente d’observer Miel en silence, essayant de graver dans sa mémoire le moindre de ses gestes. Miel est assise au bord du lit et semble ne lui prêter aucune attention. Elle remonte lentement un bas résilles sur le galbe de sa cuisse oblongue qu’elle lève haut. Le nylon ajouré caresse sa peau claire et douce, aussi claire et aussi douce qu’il peut être ténébreux et violent. Mais près d’elle, il est juste différent.

Miel ajuste soigneusement le bas pour fixer une à une, avec des gestes langoureux et délicieusement ingénus, les deux jarretelles de satin. Enkyl adore la voir faire ça. Elle ne l’ignore pas. C’est une sorte de jeu entre eux. Un jeu de désir et de non-dit. Un jeu inventif et enfiévré qui rend l’attente insupportable, qui exacerbe leur passion dévorante. Elle exulte intérieurement en bafouant joyeusement les préceptes moraux qui fondent son identité. Mais que ne ferait-elle pas pour lui ? Que n’a-t-elle déjà fait pour lui ? Tout. Et même si cela la terrifie, elle ira encore plus loin, jusqu’au bout. Car on n’aime qu’une fois et c’est la première fois qu’elle aime.

Ils viennent de faire l’amour. Une fois encore. Attendant avec impatience la prochaine étreinte comme deux enfants, comme deux amants. Ils se sont promis que la nuit s’épuiserait avant eux. A chaque rencontre, c’est la même quête éperdue d’avance. Ils se battent contre le temps et tentent repousser l’échéance minute après minute. Ils puiseront dans leurs dernières réserves pour assouvir leurs corps, ces corps qu’ils découvrent à n’en plus finir, ces corps qui les rapprochent tellement des humains. Ils étouffent derrière leurs mains les cris inarticulés et organiques qui montent de leurs entrailles quand ils parviennent ensemble à l’extrême limite de la jouissance. Alors ils ont l’impression fugitive qu’ils descellent un autre barreau de leur prison. Cela dure juste le temps de quelques battements de deux coeurs à l’unisson. Ils sont si haut qu’ils imaginent, en fermant les yeux, qu’ils pourraient ne jamais redescendre. L’ivresse fugitive de la plénitude.

Hélas, comme le plaisir des sens, cette illusion de liberté n’est qu’éphémère. Alors ils s’inventent des jeux compliqués pour ne pas penser aux grains qui s’écoulent inexorablement dans le sablier. Ce sont eux les fugitifs.

Derrière des rideaux qui ne masquent presque rien, au bout du la ruelle où se cache l’hôtel miteux, les immenses tours de la ceinture sud de la terapole tentaculaire se dressent contre la noirceur de la nuit. Elles ont ouvert leurs milliers d’yeux luminescents qui trouent l’obscurité en grappes verticales et régulières. L’immense ville ne dort jamais, n’est jamais repue, jamais satisfaite. Plus loin, au-delà de l’horizon, comme un phare au milieu de la nuit, se devine une forme prodigieuse qui relie la terre et le ciel, la Terre et l’espace. L’Arbre polaire, berceau du Pouvoir absolu.

Il est bientôt l’heure. Les égouts ne vont plus tarder à déborder. Ils vomiront une fange nauséabonde que les réseaux d’assainissement ne parviendront plus à contenir. Cette marée putride délogera d’abord les rats qui fuiront devant elle en longues processions le long des caniveaux. Puis, à leur suite, surgiront des créatures plus étranges encore, enfantées au plus profond des ténèbres, courbées et aveugles, avançant prudemment en humant l’air nocturne. Elles pousseront de brefs cris stridents tout en orientant leurs fragiles organes d’écholocation. Enkyl les connaît bien. Il est parfois à leur tête quand sonne l’heure de la chasse.

Mais jamais quand il est avec Miel. Elle tourne vers lui son ravissant visage et ses yeux d’un bleu azur s’attachent aux siens. Il donnerait son coeur pour s’y perdre et ne plus jamais revenir dans cette vallée de l’ombre et de la mort. Ne jamais revenir sous la terre. Il tiendrait parole s’il possédait ce coeur fait de chair et de sang. Mais celui qui bat dans sa poitrine lui a été prêté. Comme tout le reste.

Leur amour est en danger car c’est un amour interdit. Cependant, faisant fi des lois divines et bravant ce qu’ils ont de plus sacré, ces deux-là s’aiment d’un amour tellement inconcevable qu’il en est miraculeux.

Il paraît que les ruines d’une très ancienne cité gisent enfouies sous les fondations de cette partie de la terapole. Loin sous terre. Il paraît qu’un fleuve coulait en son milieu bien plus loin encore dans le passé. Il paraît qu’un balcon se reflétait sur ses eaux calmes. Il paraît qu’à ce balcon un amour fut dévoilé et un amour fut partagé. Ce n’est qu’une vieille histoire, un joli conte aux détails approximatifs dont bien peu se souviennent. Aujourd’hui, une guerre sourde fait rage, étendant ses convulsions dans toutes les directions. Ses victimes se comptent par centaines, par milliers et pourtant ce conflit est invisible et silencieux. Rien de plus normal, ceux qui succombent ne perdent pas leur vie. Ils perdent beaucoup plus. Ils ne le sauront que plus tard.

Miel a fini. Elle se renverse en arrière, ses longs cheveux forment une auréole dorée sur la blancheur affadie du drap. Elle est incroyablement désirable, coulant vers son partenaire un regard trouble et suggestif. Les sous-vêtements provocants qu’elle porte sortent des discrètes vitrines intérieures d’échoppes spécialisées, soulignant en rouge et en noir des lignes de chair douces et frémissantes.
Ces dessous sont aux antipodes de ce qu’elle revêt quand elle est loin de lui. Mais en sa présence, elle n’éprouve ni gêne ni honte, recevant sans rougir les manifestations de son désir.

Le souffle court, Enkyl s’écarte du mur et se penche vers Miel, tendant déjà ses mains impatientes. A cet instant le cadre sur la console s’éveille à la vie. Une image tridimensionnelle se stabilise peu à peu. Ils ont programmé le vieil appareil pour ne perdre aucun des flash info diffusés sur le réseau public. Il en va de leur sécurité.

Ils interrompent leur approche sensuelle quand un visage aux traits parfaitement réguliers, à la rigueur toute patricienne, reconnaissable entre mille, se focalise au-dessus de la console. C’est un tribun, un leader influent, le chef d’une puissante coalition fédérant des intérêts astrostratégiques de la Canopée, la vaste assemblée parlementaire interplanétaire.


- INTERMEDE -


La Canopée tire originellement son nom de la fantaisie de ses concepteurs qui se sont librement inspirés d’anciennes légendes dans lesquelles des d’arbres millénaires abritaient des cités d’argent qui resplendissaient de mille feux dans la lumière cendrée de l’astre nocturne. Ils ont érigé à l’emplacement exact du pôle Nord la plus haute structure de toute la planète. Ils ont repoussé les lois de la physique et domestiqué les forces venues de l’espace profond qui ricochaient sur les couches supérieures de l’atmosphère.

Ils l’ont appelée l’Arbre. Il est vertigineusement élevé et ses fondations sont solidement ancrées à plus de quatre mille mètres sous la surface de l’océan arctique. Son tronc est rigoureusement vertical et son ombre portée marque avec une précision absolue l’heure solaire, tel un gigantesque gnomon planté par la main même d’Atlas. Les capitales astronomiques des douze Royaumes Tutélaires ont été déplacées pierre après pierre pour être localisées sur les lignes horaires, chacune d’elles devenant une graduation de ce cadran solaire planétaire.

Couronnant la tour comme le feuillage couronne le tronc, ils ont posé la Canopée. C’est un hémisphère de verre hybride et de duracier. Son pôle arrondi repose sur la pointe d’une aiguille qui s’élance à partir du dernier étage du tronc de l’Arbre, donnant la troublante impression qu’il s’enfonce dans l’espace. Les architectes paysagistes ont importé de tout l’Univers des myriades de troncs précieux pour en habiller l’hémicycle intérieur. Ils ont modifié génétiquement les essences pour les acclimater et les enraciner en ce lieu où la gravité a été divisée par deux. Ils ont permis la floraison de ces chimères végétales grâce à des arborescences de veines capillaires qui courent entre les molécules distendues de la pierre et du marbre pour distiller les sérums de croissance.

Dans cet hémicycle siègent les représentants élus des royaumes et des principautés, des planètes libres et des confédérations républicaines, des mondes forges et des cités franches des Marches Stellaires. Là trépignent et vitupèrent des milliers d’hommes et de femmes sensés faire régner l’ordre et le commerce, la loi et ses exceptions sur plusieurs dizaines de milliards de citoyens et plusieurs centaines de mondes.

Les gradins s’étagent sur plus de six cents mètres et renferment un échantillon parfait de l’incroyable diversité de l’Essaim humain qui a colonisé les étoiles. Des géants filiformes et taciturnes de la planète des Vents aux irascibles nains des lunes à très forte gravité des anneaux d’Héphaïstos. Des rêveurs émaciés des Comptoirs du Dernier Saut, dont la peau luit faiblement d’une teinte bleuâtre, aux guerriers froids et durs des Mondes de Discipline, grands pourvoyeurs des troupes d’assaut des forces stellaires. Des affables et souriants commerçants des Huit Etoiles Associées, dont le turban blanc ou jaune dissimule une courte dague empoisonnée, aux pointilleux aristocrates de la Constellation du Trône qui mesurent chaque parole et chaque geste à l’aune du système compliqué de leur étiquette nobiliaire. Et ce ne sont là que quelques exemples entre mille, témoignant de l’extraordinaire expansion humaine débutée des siècles auparavant.

Entre les rangs serrés des députés et sénateurs, auxquels s’ajoutent leurs conseillers et assistants, se pressent encore plus nombreux, les fonctionnaires impériaux, diligents et attentionnés, qui maintiennent sans faiblir la cohérence et la dignité des débats, l’efficacité et la rigueur des décisions prises au nom d’un Peuple lointain. Quelques fois, la présence inquiétante et désincarnée de l’Empereur Sacrifié envahit l’hémicycle et plane sur les discussions, les voilant d’une déférence presque obséquieuse. Les cris deviennent murmures policés et les orateurs modèrent leurs expressions même si un observateur particulièrement attentif remarquerait bien vite veines saillantes et tics comportementaux qui trahissent une extrême nervosité.

Cependant la Canopée possède un autre sens, plus péjoratif, donné par la plèbe avec une dérision mêlée toutefois de crainte et d’envie. La canopée est la partie ensoleillée du feuillage de la forêt comme la Canopée polaire incarne le prestige et la puissance des castes dirigeantes. Située entre la Terre et l’espace, la Canopée est définitivement inaccessible pour le petit peuple qui se résigne à marcher dans son ombre

- FIN DE L’INTERMEDE -



« Mes chers concitoyens, l’heure est grave... »

Une caméra subjective zoome sur les traits 3D du tribun qui expriment une bienveillante inquiétude et une sollicitude toute paternelle. L’amplificateur de l’écran est poussé dans ses derniers retranchements. Le visage du sénateur occupe à présent tout l’espace au-dessus du plan de travail.

Miel s’approche de l’image tridi pour déceler le moindre signe de possession. Jusqu’à maintenant, ils ont réussi à déjouer toutes les procédures de sécurité. Si les surveillants ne les ont pas encore démasqués, pas précisément, ils sont néanmoins sur leurs traces, tenant en laisse leurs meilleurs limiers.

Miel sursaute. Elle a décelé un infime tressautement dans le coin de l’image, à peine perceptible. Si le tribun continue imperturbablement sa diatribe, quelque chose vient de changer dans son regard, une lueur insolite, une profondeur inexpliquée. Derrière les mots qu’il articule à l’intention des téléspectateurs ordinaires, se cachent d’autres mots qui ne s’adressent qu’à eux, qui n’ont de sens que pour eux.

« Nous vous retrouverons. Où que vous soyez. Nous savons que vous nous entendez. Nous vous débusquerons. Vous avez franchi toutes les limites, toutes les frontières. Il n’y aura aucune clémence, aucune rédemption. Ce que vous faites ne peut être pardonné ! »

Enkyl tourne soudain la tête vers la fenêtre entrebâillée.

« Il faut partir. Tout de suite. Ils arrivent ! »

A son tour, Miel dirige son attention vers l’extérieur. Elle distingue plusieurs chocs assourdis qu’elle identifie aisément. Cinq ou six exterminateurs ont atterri non loin.

« Il y a Michel ! » souffle-t-elle. Son coeur se glace d’effroi. Michel. Elle n’imaginait pas qu’il se lancerait lui aussi à leurs trousses. Michel. L’implacable. Michel l’inflexible. Son bras vengeur.

« Et Apolyon se tient à ses côtés ! » réplique sombrement Enkyl.

Ils bondissent dans le couloir. Ils ne peuvent faire mieux si près des humains. Ils n’ont que quelques secondes. Moins d’une poignée. Ils se précipitent vers la sortie de secours qui donne sur l’arrière de l’hôtel. Ils sortent à l’air libre. L’obscurité étend sur eux un manteau épais où ils peuvent enfin se défaire de leur apparence humaine.

Ils déploient rapidement leurs ailes, blanches pour Miel, ténébreuses pour Enkyl et s’élancent dans l’éther, frôlant dangereusement les toits éventrés et les cimes des arbres synthétiques aux ramures déchiquetées. Ils n’osent prendre de l’altitude. Ils se feraient trop facilement repérer. Leur seule chance de salut est de parvenir aux quartiers de l’ultra centre, là où la densité des immeubles et des réseaux retardera leurs poursuivants en masquant leurs signatures corporelles. Ils pourraient peut-être se glisser parmi les belligérants qui s’affrontent pied à pied au-dessus des rats qui ont jailli des égouts. L’ultra-centre est distant de près de mille kilomètres. La terapole mérite son nom.

Ils s’efforcent de voler en rase-mottes. Sous leurs poitrines, le sol noyé d’ombre défile à grande vitesse. Ils évitent les obstacles au dernier moment, s’engouffrant par des fenêtres aux vitres brisées et ressortant par des portes fracassées. Ils demeurent côte à côte, sans échanger la moindre parole, se concentrant sur leurs trajectoires parallèles. Miel essaie de ne pas se faire distancer par Enkyl dont les ailes sont beaucoup grandes et plus puissantes que les siennes. Elle compense péniblement cet handicap en privilégiant la fluidité des trajectoires tracées au cordeau. Ensemble, ils déchirent la nuit et leur extrême vélocité forme à l'extrémité de leurs ailes des vortex éphémères de condensation.

Sans même regarder en arrière, ils sentent parfaitement que les exterminateurs foncent vers eux. Ces derniers sont issus des plus hauts parages de leurs races. Intelligents et expérimentés, infatigables et impitoyables, ils ont uni leurs forces contre toute attente alors qu’ils ont été éduqués et entraînés depuis l’aube des temps à se combattre éternellement sans céder un seul pouce de terrain. Oui, cette poursuite est paradoxale. Trois possèdent des ailes blanches et trois possèdent des ailes noires. Tous ne souhaitent qu’une seule et unique chose. Mettre fin à l’hérésie. Effacer toute trace de son existence. Le plus rapidement possible. Ensuite, ils pourront revenir à leur combat éternel, s'affronter les uns contre les autres. Ensuite seulement... car tel est l’ordre impérieux qu’ils ont reçu de leurs Maîtres. Ils obéissent.

L’ultra centre de la capitale du Royaume Tutélaire du Verseau se rapproche à présent. Encore quelques petites centaines de kilomètres. Le vol des fuyards épouse au plus près les plus infimes anfractuosités des aménagements urbains dont l’architecture se modifie progressivement. Les constructions présentent maintenant des lignes épurées et des équilibres étourdissants, gagnant en volume et en hauteur, édifices majestueux et grandioses reflétant la puissance du royaume.

Ils survolent aussi d’immenses propriétés où sont érigés de magnifiques palais aux frontispices altiers que soutiennent les épaules de pierre de géants dénudés et aux dômes rutilants recouverts d’or. Les princes qui résident là gouvernent des domaines qui s’étendent entre les étoiles. Des domaines si vastes que le plus grand des empires humains pré-Essaim passerait pour le jardin d'un hobbit. Les cerbères mutants qui montent la garde dans ces jardins féeriques lèvent leurs museaux barbelés en grognant sourdement, dévoilant des crocs métalliques. Si leurs sens sur-amplifiés perçoivent les infinitésimales perturbations du champ de gravité engendrées par le passage éthéré des amants ailés, les monstrueux molosses demeurent cependant impuissants à les intercepter. Leurs mémoires artificielles ne conserveront aucune trace de cet incident. Nulle machine faite par l'homme ne peut enregistrer les signes de l’existence des êtres ailés.

Une forme subtile de lassitude s’empare de Miel. L’effort devient trop long et trop intense. Son vol perd en assurance et en agilité. Elle redresse au dernier moment une trajectoire et s’inscrit maladroitement dans une série de courbes serrées, évitant de justesse d’être déséquilibrée par les forces centrifuges. Une aile frotte douloureusement le long d'une muraille, faisant gémir le béton qui en gardera une longue et profonde cicatrice. Enkyl le remarque. Ils ne courent aucun risque de se blesser car rien en ce monde ne peut les affliger. Ils risquent de perdre du temps et de permettre à leurs poursuivants de réduire la distance qui les sépare. Ils pourraient alors fondre sur eux avant qu’ils ne se puissent se dissimuler dans les méandres du labyrinthe de l’ultra-centre.

Avec mille précautions, Enkyl effleure d’une main rougeoyante l’aile de Miel la plus proche de lui. Là où il l’a touchée, celle-ci frémit doucement et une vague irisée l’envahit et la recouvre peu à peu. Elle gagne le bréchet et se propage comme un pâle incendie sur l’autre aile. L’espace d’un bref instant, la blancheur immaculée des ailes de Miel se pare d’un reflet roux et changeant. Miel se sent bondir en avant comme si une main géante et invisible l’avait poussée sans ménagement. Une vigueur nouvelle et vivifiante la réchauffe tandis que la fatigue disparaît.

Ils parviennent finalement à plonger vers le lit d’un fleuve mythique dont le cours est continuellement alimenté par les eaux libérées d’un glacier artificiel et souterrain où sont stockées et traitées des montagnes de mètres cubes liquides prélevés dans les plus profondes fosses océaniques. Ils en suivent les larges lacets qui les conduisent au coeur de l’hyper centre.

- INTERMEDE -



Là s’élève une arche de marbre qui culmine à près de cinq mille mètres dont les piles jumelles enjambent le fleuve. Sur son toit s'élève une structure beaucoup plus modeste, entremêlements de poutrelles métalliques, qui pointe droit vers le ciel où la nuit ne règne jamais, chassée par un éclairage urbain pharaonique.

La Tour est le lieu de pèlerinage et de dévotion le plus fréquenté du Royaume. Elle en est le symbole et figure sur ses armoiries. La Tour accueille chaque année la cérémonie du renouvellement d’allégeance du Grand Roi. Une main posée sur le texte fondateur écrit de la main même du très grand Saint Nicolas, il proteste urbi et orbi de sa fidélité et de son abnégation. Saint Nicolas, le Vénéré, le père de la dynastie des Essarts Croisés qui a régné plus de quatre cents ans sur la destinée de ces terres pourtant promises au déclin. Le nom de cette dynastie trouve son origine d’une part, d’une technique utilisée dans la protohistoire pour répondre aux besoins d’une population en expansion et d’autre part, des guerres religieuses où s’affrontaient les nations monothéistes de l’époque.

Saint-Nicolas et ses descendants ont ensuite activement participé à l’aventure de l’Essaim. Leurs armes ont vaillamment combattu les horreurs de l’espace et l'hostilité des terres lointaines. Les trois couleurs du Royaume ont flotté fièrement sur le front des troupes qui ont lutté victorieusement sur tous les champs de bataille où s’est joué le sort de l’expansion humaine. Sur la large bande verticale blanche de l’étendard, entre la bleue et la rouge, une double couronne d’étoiles consacre la puissance du Royaume. Quarante étoiles d’or pour les quarante nations terriennes, aujourd’hui disparues, fédérées par Saint Nicolas lors des guerres de la Nouvelle Aube. Quatre vingt dix huit étoiles d’argent les entourent, une pour chaque système solaire principal appartenant au Royaume Tutélaire du Verseau.

Les reliques de Saint-Nicolas sont conservées religieusement dans une châsse en or massif abritée au deuxième étage de la Tour. La clé en vermeil qui en commande la serrure pend au cou de l’Ecclésiaste Franc qui ne s’en sépare qu’après l’heure de son trépas. Le collier où est attachée la Clé est retiré avec componction sur le cadavre encore chaud du premier prélat du Royaume pour être placé autour du cou de son successeur qui l'attend à genoux en ployant la tête en signe de respect et de soumission.

Sur la clé comme sur la serrure, est finement gravé le symbole de Saint-Nicolas. Il s’agit d’un curieux objet stylisé et au ventre rebondi d’où part un long et fin appendice finissant en un bec rigide. L’objet dispose de deux lanières laissant à penser qu’il était portatif. Hélas, son utilité et sa signification se sont définitivement perdues dans les limbes du passé.

Des hagiographes du Saint, parmi les plus zélés et les plus orthodoxes, soutiennent jusqu’à la déraison qu’il s’agit d’une arme d’apocalypse mise au point par le grand Saint-Nicolas en personne, inspiré par un Dieu antique penché au-dessus de son épaule. Ils font référence à une inscription à demi effacée où peut se lire deux lettres. US. Bien sûr, pour ces zélateurs idolâtres, il ne peut s’agir que de la terminaison du nom du Dieu, « ZEUS », le terrible maître de l’Olympe qui domptait le feu du ciel. Une arme terrifiante que Saint-Nicolas aurait utilisée pour défaire les ennemis de son petit pays et les bouter jusqu’au dernier au-delà des frontières.

Cette arme, comme le foudre divin, aurait eu trois fonctions. D’abord elle se contenterait d’avertir les imprudents, démontrant la clémence et la bienveillance de Saint-Nicolas. Ensuite, si l’avertissement n’était pas entendu, l’arme divine punirait ceux qui persisteraient dans l’erreur, le péché ou le crime. Enfin, quand tout serait perdu, quand le pays menacerait d’être submergé par le nombre infini de ses assaillants, l’arme brandie par le Saint Homme aurait été capable de briser les colonnes du ciel et le faire s’écrouler sur la Terre.

Toutefois, les historiens plus mesurés, plus rationnels et sans doute plus compétents, semblent plutôt incliner à penser qu’il s’agit en fait d’une parabole. Saint-Nicolas aurait voulu ancrer son règne et frapper l’imagination de ses contemporains en choisissant un symbole fort, fédérateur et emblématique.

Malgré toutes les recherches entreprises, cette arme de destruction massive et de fin du monde, n’a jamais pu être retrouvée. Elle dort sans doute au fond de quelque crypte mystérieuse et oubliée, attendant l’appel du dernier Roi.

Aujourd’hui Saint-Nicolas repose silencieusement dans une châsse d’or, allongé sur une couche tendue d’un velours cramoisi. Un masque mortuaire également en or massif recouvre son visage à l’instar des anciens rois d’Aegypte. Chaque jour des pèlerins, en files ininterrompues, certains après avoir parcouru plusieurs dizaines d’années-lumière, ahanent pour gravir laborieusement les 740 marches qui, à partir du toit de l’Arche, aboutissent au deuxième étage de la Tour. Les dispositifs d’élévation mécanique ont été démontés dès la sacralisation et la béatification du Saint afin que l’ascension constitue la première épreuve initiatique des pénitents. En sueur et respirant avec peine, ceux-ci attendent ensuite leur tour pour pénétrer dans le sanctuaire qui abrite la châsse, sous le regard vigilant des Mille.

Mille légionnaires d’élite montent en permanence une garde solennelle aux abords du sanctuaire. Ils arborent tous les plus hautes distinctions militaires cousues sur leurs larges poitrines. Ce sont des vétérans, des survivants des plus terribles batailles des Marches Extérieures, couverts de sang et de gloire, malheureusement devenus inaptes pour le service actif. Cependant, pour le prestige et l'honneur qu'ils incarnent, ils ont été choisis pour veiller près du Sanctuaire. Ils ont été habilement retapés et génétiquement modifiés pour être encore plus grands, plus forts et plus menaçants que des mercenaires aldébarans. Sous leur uniforme chamarré, il y a en fait plus de métal que de chair. Ils dominent la foule de plusieurs têtes, leurs armes boursouflées prêtes à faire feu. Bien entendu, ils sont épaulés par des myriades de drones et de flotteurs invisibles qui se chargent en réalité des systèmes opérationnels de sécurité.

En file indienne, les pèlerins avancent lentement, dans la pénombre fraîche et bleutée du sanctuaire. Ils approchent du catafalque supportant le reliquaire. Quand ils touchent d’une main tremblante les moulures extérieures, leur visage s’éclaire d’une joie extatique. Quand ils ressortent du Sépulcre, ils sont transfigurés, le coeur gonflé d’une allégresse inouïe. Ils ont l’impression d'être si légers qu'ils pourraient flotter sans difficulté. Ils sourient béatement aux Mille qui les toisent goguenards, avant de redescendre les escaliers qui tournent en colimaçon au coeur des quatre piliers de la Tour. Des esprits chagrins doutent de ces bienfaits miraculeux et les mettent sur le compte de drogues particulièrement sophistiquées qui seraient diffusées par de multiples et discrètes bouches d’aération. L’état physique des pèlerins diminué par la rude ascension, participerait également à renforcer les effets de ces drogues psychotropes. Mais ce ne sont que quelques poignées de contestataires qui prônent des valeurs obsolètes et inefficaces.


- FIN DE L’INTERMEDE –



Enkyl et Miel se posent en catastrophe non loin de l'Arche, au milieu d'un vaste jardin où des bosquets taillés en formes géométriques bordent des pelouses parfaitement alignées, tapissées de parterres de fleurs dont les couleurs sont fanées par la nuit. Reconnaissables entre tous, les Champs Elyséens sont célèbres dans toute la galaxie.

« Pars de ton côté. Ils ne nous retrouverons pas ici ! » dit Enkyl en enlaçant tendrement Miel. « Pars ! Il vaut mieux que nous ne nous revoyions pas avant quelque temps ! »

Le démon, dans l’ombre protectrice d’une aubépine, a replié ses ailes sombres. Sa peau est aussi noire que les ténèbres, parcourue de longues veines rouge et or. Deux cornes se dressent sur son front et une longue queue fouette l’air derrière lui. Il est impressionnant de force et dans ses yeux allongés brûle un brasier infernal. Il prend garde à rétracter ses griffes acérées qui peuvent déchirer la plus dure des cuirasses de titane. Sous cette forme, il est semblable aux siens. Sous cette forme, les humains ne peuvent le contempler sans que leur âme ne gémisse de crainte car ceux qui le voient ainsi sont voués aux tourments éternels. Il appartient aux légions d’assaut de l’Enfer et si Apolyon est son général, il en est l’un des plus vaillants capitaines.

Sa stature et sa carrure sont tellement imposantes qu’entre ses bras, Miel paraît frêle et chétive. Miel ne dit rien. Ses ailes immaculées sont également repliées, masses légères et cotonneuses. Elle est vêtue de mailles nacrées qui ondoient sur ses lignes fluides et fermes où les rondeurs féminines de son corps d’emprunt ont disparu. Elle est certes moins grande que lui mais elle toiserait nombre d’hommes qui se prétendent grands. Elle...ou lui car les Anges n’ont pas de sexe. Son apparence est androgyne et il n’y a plus que dans ses yeux où se lit encore la douceur de la femme que Miel fut. Il appartient aux légions célestes qui affrontent les légions infernales. Miel est infiniment redoutable quand elle charge à la tête de sa phalange revêtue d’or et d’argent, pourfendant sans pitié les démons qui se dressent sur son chemin.
Mais là, sous la protection de l’aubépine, symbole d’innocence et de pureté, ces deux créatures que tout oppose, se pressent l’une contre l’autre, défiant l’ordre établi et attirant sur leurs têtes le courroux conjugué du Ciel et de l’Enfer.

Enkyl, le premier, s’écarte délicatement de Miel. « Il nous faut partir, le jour qui avance nous oblige à... »

Il ne peut finir sa phrase. Une lame étincelant d’un feu glacial jaillit hors de sa poitrine. C’est une lame angélique que Miel reconnaît sans peine. Enkyl tombe à genoux, fixant hébété la lame qui se retire brutalement vers l’arrière.

« Michel... non ! ! ! » Miel s’est précipité vers Enkyl, le soutenant en pleurant. »Non... Enkyl... ne meurs pas ! »

L’Archange apparaît derrière le démon qui respire péniblement, essayant de retenir de ses deux mains, la vie qui s’échappe de son corps transpercé. Son souffle se fait court et chaotique. Le coup porté par l’épée angélique est irrémédiable. Michel adresse à Miel un regard sévère en pointant vers elle son arme encore luisante du sang du Démon.

« Qu’as-tu fait Miel? Que nous as-tu fait ? Que Lui as-tu fait ? Croyais-tu que cette abomination puisse échapper longtemps à Son châtiment ? Le croyais-tu vraiment ? »

Miel laisse éclater sa colère.

« Tu ne comprends rien. Il y avait un espoir. Un espoir de cesser cette guerre. Michel, prétends-tu encore que nous sommes le Bien et qu’ils sont le Mal ? Nous nous sommes aimés et si nous l’avons fait, d’autres que nous pourront le faire. Et... »

Elle sursaute quand le trident déchire son flanc. Apolyon lui lance un sourire torve et diabolique en poussant sur le manche de son arme qui pénètre plus profondément encore, soulevant presque Miel qui se débat de douleur. Malgré le sang qui a envahi sa gorge, qui l’étouffe peu à peu, Miel se tourne une dernière fois vers Enkyl qui a refermé ses paupières et demeure immobile. Comme s’il avait senti la caresse de Miel, Enkyl, déjà sur le seuil vespéral de la Mort, ouvre à nouveau les yeux. Dans le dernier regard qu’ils échangent, l’Archange et l’Archidémon peuvent lire un sentiment sublime qui transcende l’horreur et la douleur et qui s’affranchit des différences et des traditions.

Lorsqu’un Ange meurt, une étoile filante tombe sur la Terre. Quand Michel lève les yeux vers le ciel encore sombre, une pluie scintillante tisse un rideau d’argent sur le firmament. Le Ciel pleure. Lorsqu’un Démon succombe, la Terre s’ouvre et il est précipité dans les flammes des profondeurs où il disparaît à jamais.

Devant l’aubépine, il ne reste finalement que six grandes silhouettes ailées qui se font face, trois contre trois. Un grand coup de tonnerre retentit, annonçant que la partie est terminée. Les Maîtres ont rappelé leurs serviteurs. Quand le silence se reforme, les Champs Elyséens sont désormais déserts.

M


  
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Réponses à ce message :
3 Commentaire Maedhros, exercice n°82 - Narwa Roquen (Dim 26 sep 2010 à 22:36)
       4 Aux armes citoyens... - Maedhros (Dim 10 oct 2010 à 20:11)
              5 Ouaf ouaf! - Narwa Roquen (Dim 10 oct 2010 à 23:00)
                   6 J'ai eu une première idée... - z653z (Mer 3 nov 2010 à 14:38)


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