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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Lundi 5 avril 2010 à 19:35:54
MAD IN FRANCE


Défilant sur la droite, le parking du centre commercial est immense et complètement vide. Ronald et Auguste sont silencieux sur la banquette arrière. Je roule au ralenti quand je débouche sur le premier rond-point d'accès de la zone commerciale. Le jour frissonne comme moi, en ce petit matin blafard. Il est bien assez tôt. Aucune raison de se presser, surtout quand je sens ma vie bifurquer sans espoir de retour. Colombine est assise à côté de moi. Mon ange, jusqu’où me suivras-tu ?

J'ai encore le goût de sa peau sur les lèvres. J'aurais voulu que cette nuit ne s'achève jamais. J'ai repoussé de toutes mes forces le moment de fermer les yeux. Le moment où je ne pourrais plus lutter. Le moment où je me livrerais aux mirages de Morphée. J’ai vainement épuisé son corps en oubliant la souffrance du mien. J’ai vainement mendié dans son regard une issue de secours, mais elle a basculé la prunelle de ses yeux quand elle a poussé son plus intime gémissement. J’ai surmonté la douleur en commandant à mes muscles une dernière sollicitation. Alors j’ai surpris l’oiseau de feu prendre son envol au-dessus de nous, filant droit à travers notre chambre tendue d’obscurité. Il brillait si fort dans le noir. J’ai senti une déchirure cuisante juste sous mon coeur. L’oiseau fantastique emportait quelque chose de précieux. Quelque chose d’essentiel. Quelque chose qui m’appartenait et que je n’avais pas su conserver. Un vide s’était ouvert. Un gouffre béant et insondable. Arrêtant de respirer, j’ai tendu un bras pour le retenir mais il avait déjà disparu, laissant derrière lui l’infime écho d’un regret mélancolique. Une note cristalline et solitaire, suspendue entre les silences, qui s’éteignait peu à peu. J’ai poussé un soupir de déception quand j’ai senti l’ultime crispation me vider de toute résistance. J’ai caché mon visage au creux de son épaule pour ne pas qu’elle puisse voir l’ombre qui en cet instant noyait mes yeux.

Impitoyable, Colombine m'a tourné le dos pour éteindre la lumière des appliques. Sans se retourner, elle m'a cherché d'une main impatiente pour m'attirer contre elle. Vaincu, j'ai pressé mes lèvres sur sa nuque, là où ses cheveux naissent, mon corps anguleux et fatigué épousant ses courbes pleines et tendres. Ingénument, elle a fait danser ses reins tout contre moi, me mettant au défi de la suivre encore une fois. Mais je n'ai pu esquisser le moindre mouvement. Mon esprit était ailleurs. Elle s'est immobilisée et s’est lovée autour de son oreiller comme quand elle veut à tout prix s'endormir. Je suis demeuré seul dans les ténèbres. En proie au chaos, tout simplement incapable de m’affranchir d’une spirale infernale, obnubilé par l’enchaînement irrésistible des évènements. J’avais peur. Une peur panique qui intoxiquait mon esprit. Mon intelligence, mon éducation, ma formation cartésienne et scientifique s’étaient évaporées. J’étais à nouveau un petit garçon aux yeux trop grands et à l’imagination trop fertile, épiant les recoins sombres de la chambre. Persuadé qu’une ombre plus profonde que les autres allait se détacher du mur pour fondre sur lui et l’emmener au fond d’un grand sac ténébreux. Finalement quand le sommeil m’a surpris, ce fut presque une délivrance : il m’avait semblé deviner une silhouette émerger lentement du néant. Une silhouette aux contours rougeoyant comme des braises sur lesquelles on souffle. Iblis s’avançait vers moi, prêt à investir le vide de mon âme.

Je reviens à la réalité. Au présent. Il le faut bien. J'ai besoin, nous avons tous besoin de cet argent. Il passera ce soir pour encaisser sa créance. Plus de délai, plus d'arrangement. Il nous a prévenus. Ce soir, le compte ouvert dans son grand-livre devra être soldé.

Dans le rétroviseur, je vois le visage de deux clowns. Ronald murmure quelque chose à l’Auguste. J’ai horreur de ces masques de celluloïd. Tant qu’à faire, j’aurais préféré m’inspirer de Reeves et Swayze dans Point Break. Les masques de présidents américains avaient vraiment de la classe. Je me vois mal faire de même avec les nôtres. Question de culture. Quoique en cherchant bien, Nixon aurait sans doute quelques points communs avec... mais l’Auguste me tire de mes réflexions :

« Ohé Sénior Météo, on est en panne d’essence? On n’avance plus là ! »
« T’inquiète, no problème... on a largement le temps. Tu connais le mec, il est réglé comme un coucou suisse. Il se pointera pile poil à l’heure dite, pas une seconde avant. Il y met un point d’honneur du reste et il emmerde son patron par la même occasion ! »
« Putain, continue Ronald , où tu l’as déniché ce masque de Brice? C’est carrément naze !
« Tu peux pas comprendre Ron, C’est une forme d’humour qui t’échappe !»
« Pas la peine de prendre tes grands airs! s’exclame Ronald. Tout ingénieur que t’es, tu crèves comme nous la dalle six jours sur sept! »
« Je te remercie de me le rappeler si gentiment! »
« Laisse-le tranquille, intervient Colombine, sans lui, qui aurait trouvé cette combine? Et qui serait vivant demain matin ? »
« Attends soeurette, l’interrompt Auguste, c’est pas gagné ! Je le sens moyen moi ce job ! »

Mes mains se crispent sur le volant. Sans avertissement, j’écrase la pédale de frein. Surpris et incapables de se retenir, les deux clowns viennent heurter les dossiers des fauteuils avant. J’entends nettement le bruit mat d’un objet en métal tombant entre les sièges. Je me retourne vivement et je leur lance un regard noir. Les ouvertures rondes de leurs masques accentuent leur air étonné. C’en est presque comique.

« Bon, une fois pour toutes. Ce job, je ne l’aurais pas cherché si on pouvait faire autrement. Si on en est là ce matin, vous savez aussi bien que moi pourquoi. On est dans le pétrin jusqu’au coup. Et vu l’odeur qu’il dégage, je pense que pétrin est un euphémisme! Je suis ingénieur, c’est vrai et je suis aussi bon que beaucoup d’autres. C’est mon nom et le quartier d’où je viens que je trimballe sur mon dos comme une de ces croix chrétiennes. Une croix ? Plutôt une pancarte épinglée sur ma peau, bien visible, avec écrit en gros : français d’origine douteuse! OK ? Alors ce matin, ce...job comme tu dis, il faudra le faire. Et le faire bien. On a droit qu’à une seule tentative. Si ça loupe, demain matin on est tous morts d’une façon ou d’une autre !»
« Et si nous nous rendions à la police ? me demande Colombine. Ils nous mettraient au frais c’est sûr mais il ne pourrait pas nous atteindre en prison non ? »
« Tu ne le connais pas. On a aucune chance. C’est plus qu’une dette qu’on lui doit. Bien plus. Souvenez-vous ! »
« J’y crois pas à son baratin et à ses tours de magie. C’est un caïd de banlieue, un dur, un survivant, un impitoyable, tout ce que tu veux mais c’est qu’un homme. Pas autre chose ! Il a un business juteux et un territoire à défendre ! Rien de plus ! Le côté vaudou et les tours à la David Copperfield, c’est bon pour les caves qui jouent leur chemise au bonneteau et les bourgeoises frustrées qui veulent se taper du vrai mâle! Du flan, je te dis. Mais pour sûr qu’en prison on sera pas à l’abri. Il connaît beaucoup de monde dedans. Même des matons à ce qu’on raconte ! Alors je pense comme toi, Senior Météo! La prison, c’est pas bon pour nous ! » poursuit Ronald qui reprend le surnom qu’affectionne de me donner l’Auguste. A l’intonation de sa voix, je comprends qu’il l’a fait intentionnellement.

Essayant d’ignorer ce fait, je m’engage sur le dernier rond-point quand mon regard est attiré par un gosse. Un gosse qui traverse l’allée de l’autre côté du giratoire, entre la Halle aux Chaussures et Norauto. A peine à quelques dizaines de mètres de la bagnole. Il fait rebondir devant lui un gros ballon rouge. Il est bien tôt pour un si jeune garçon alors que le jour ne s’est toujours pas décidé à se lever sur ce froid matin d’avril. Le gamin semble regarder dans ma direction. Des yeux trop grands pour son visage encadré par des boucles noires et rebelles.

« Attention ! » s’exclame soudain Ronald en agrippant mon épaule. Sa voix rompt le charme. Je donne un coup de volant juste à temps pour éviter le trottoir mais la voiture fait une embardée incontrôlée. Quand je parviens à maîtriser la direction, l’enfant a disparu.

4:50 indiquent les diodes sur le tableau de bord.

* * *


Le restaurant est bondé. Midi. Les lycéens et les employés ont envahi la grande salle. L’atmosphère est détendue. Un joyeux mélange de conversations incompréhensibles, de couverts qui s’entrechoquent, de cigarettes mal éteintes malgré l’interdiction, de courses au millimètre des garçons de salle qui naviguent adroitement entre les tablées bruyantes et indociles, protégeant les plateaux garnis de steaks frites maison, de salades composées et de burgers tradition. C’est le coup de feu. C’est l’heure où la brasserie est une locomotive lancée à toute vapeur. La caissière derrière le comptoir enregistre à la chaîne les commandes griffonnées à la va-vite pour établir les additions.

C’est le moment préféré de Germain. Le moment de la journée où flics et voyous font une pause singulière. C’est une accalmie curieuse et tacite qui peut paraître quelques fois irréelle mais qu’il a régulièrement observée. Quand il s’assied pour commander son tartare épicé et sa bière pression, pendant quelques minutes le monde lui semble légèrement plus lumineux. Germain oublie les images violentes qui hantent ses plus sombres rêves. Non, en fait, il n’oublie rien mais il parvient à ne pas y penser en ingurgitant sa viande crue et ses frites blondes et croustillantes. Germain est un flic. Un banal inspecteur qui poursuit sans relâche les criminels sur un territoire à peine plus grand que l’arrondissement où il travaillait auparavant. Il a connu ses minutes de gloire et ses heures de désespoir. Il n’est plus très jeune mais pas si vieux que ça dans sa tête. Ses cheveux ont blanchi sans doute prématurément et son ventre est moins ferme qu’à ses vingt ans. En fait, il ne pense pas à lui. Jamais. Depuis qu’il a trouvé son appartement vide, au fond de sa banlieue coquette et discrète. Il n’a pas pleuré, n’a pas protesté. C’est ainsi que va la vie. Il a juste emballé les souvenirs qui piquaient son coeur quand il posait les yeux dessus. Il les a enfouis dans plusieurs cartons qu’il a scellés avec du gros adhésif et puis il les a descendus dans sa cave bien ordonnée. Il a tourné la clé dans la serrure puis l’a fourrée dans le tiroir du bas de la commode. Il n’a jamais rouvert le tiroir. Son coeur est devenu lui aussi une cave verrouillée.

Germain travaille au commissariat de police de la ville, le dernier demeuré après les restructurations. C’est un bon flic. Il connaît les règles, celles du code de procédure pénal et les autres, non écrites mais tout aussi respectées.

Il ne lui reste que quatre frites au fond de son assiette et une dernière gorgée de bière dans le verre. Il consulte sa montre. Il se raccroche à cette ponctualité comme à une bouée de survie. L’horloge biologique est autrement plus précise que la meilleure des horloges atomiques. Quand le corps est en mode auto-pilote, les choses deviennent si simples. Il lève les yeux pour faire signe à la jolie serveuse qui met un point d’honneur à le servir chaque fois qu’il vient. Il n’en a cure. La clé est perdue. Pourtant, elle est belle à croquer, belle comme une fleur dans un paysage bucolique même si ses yeux sont quelques fois cernés. Elle est patiente, elle attend. Elle l’attendra. Elle a lu les signes sur son front, au coin de ses yeux, sur le dos de ses mains. Elle l’a cherché si longtemps. Pour l’heure, il ne la voit pas. Il a remarqué quelqu’un, assis de l’autre côté de la salle. Un noeud d’aigreur remonte son oesophage. Il ressent la désagréable impression de ne pas avoir le choix. Peut-il faire comme s’il n’avait rien vu ? L’idée trotte deux secondes dans son esprit. Il boit d’un trait le fond de bière qui stagne dans le verre. Sa décision est prise. Il glisse un billet sous le sous-verre et fait un signe vers la serveuse. En posant un doigt sur ses lèvres pour réclamer la discrétion, il se lève doucement. Prenant soin de rester dans un angle mort, il s’approche de la crapule qu’il a repérée et qui est en compagnie d’une autre petite frappe. Il sait qu’il devrait suivre les procédures et appeler du renfort. Mais c’est le mauvais jour et le mauvais endroit. Les règles ont d’ores et déjà été violées alors un peu plus un peu moins !

Malencontreusement, sa proie tourne la tête dans sa direction.

« Merde, les keufs ! Tirons-nous ! » L’homme se redresse violemment, sa chaise se renversant derrière lui. C’est un jeune type d’une vingtaine d’années, le visage mangé par une acné récalcitrante, avec une frange blonde et décolorée qui lui balaie son front de bovin. Son compagnon est vif comme l’éclair. Sautant comme un cabri par-dessus la table, il se précipite vers la sortie et disparaît sur le boulevard. Germain le laisse faire. C’est du menu fretin. Non, c’est l’autre qui l’intéresse.

Celui-là est moins agile. Il veut imiter son acolyte mais il s’emmêle les pinceaux dans les pieds des chaises. Sous les regards ahuris des convives, il perd l’équilibre et va s’affaler lourdement entre les tables. Avant qu’il ne puisse esquisser le moindre mouvement, Germain lui enfonce un genou sous les omoplates.

« Ca va...c’est une opération de police... » dit-il à l’intention des spectateurs involontaires en arborant son brassard. « C’est terminé! » Il se penche vers l’homme étendu à terre. « Comment vas-tu le Poinçonneur? J’ai plein de questions et je suis sûr que t’as plein de réponses qui iront avec.»
« J’ai rien fait. C’est un abus de droit. Vous avez un mandat ? » geint le Poinçonneur en secouant la tête, son nez frôlant le sol.
« Tu regardes trop les séries américaines. J’ai tout ce qu’il faut.. Même des liens en plastique, mieux que des menottes. Allez hop, debout... » Il l’aide à se relever et le pousse sans ménagement hors de l’établissement.

De retour au commissariat, Germain emmène sa prise dans son bureau. Entre l’ordinateur et les dossiers, il y a l’affiche du dernier spectacle d’Antoine Caubet, où une échelle de coupée s’élève au-dessus d’une rangée de transats. Germain a été impressionné par la pièce de Claudel.

Mais pour l’instant, il fait asseoir son prisonnier et l’attache au dossier de la chaise avec une paire de véritables menottes. Il allume l’ordinateur.

« Eh bien, ton dossier s’est encore rempli. Je compte une bonne demi-douzaine de lignes : vol de voiture, cambriolage, vol avec violences... »
« T’as aucune preuve » l’interrompt le Poinçonneur en grimaçant un sourire torve.
« C’est toi qui le dis ! Et puis t’es aussi impliqué dans un racket en bande organisée. C’est ça qui m’intéresse. La bande du Vieux Bode. »
Germain surprend dans le regard effronté du Poinçonneur une lueur inquiète et le voit se raidir sur sa chaise. Le Vieux Bode est un mythe pour la police qui tente vainement de le faire tomber. Il dirige d’une main de fer tous les trafics du quartier : came, putes et jeux. Mais jusqu’ici, aucune procédure n’a abouti. Qui veut finir tête première dans une poubelle, noyé dans son propre sang ?
« T’es mal le Poinçonneur ! »Germain sourit. « Comment le Vieux va réagir quand il saura que t’as parlé ? »
« Tu plaisantes ? Je te dirai rien. Nada.! » Le Poinçonneur tire sur ses menottes qui lui tordent les bras derrière le dossier du siège.
« Alors t’as rien à craindre, t’as raison ! Donc, je vais te relâcher, là tout de suite, le temps de faire un peu d’écriture ! »
« Comment ça, tu vas me laisser filer ? »
« C’est exactement ça ! Je mets les bonnes formules dans les bonnes cases, tu signes au bas de la feuille et tu te retrouves dehors ! »
Le Poinçonneur frétille sur la chaise, transpirant à grosses gouttes.
« Tu...tu peux pas faire ça ? » Il secoue la tête.
« Quoi, ? » demande Germain. « Faire quoi ? Tu l’as dit toi-même. J’ai rien dans le dossier qui justifie le fait que je te retienne plus longtemps ! »
« Bordel ! Si je sors maintenant, je suis mort ! »
« Qui en veut à ta peau ? Le Vieux Bode ? »
Le Poinçonneur le fixe sans rien ajouter. Il passe sa langue sur ses lèvres.
« Si je te donne une bonne info, tu m’envoies au trou pour quelques semaines ? Je sais qui étaient les jeunes qui ont mis le feu au bus l’autre jour ! »
« Laisse-moi comprendre. Tu me balances un scoop et je te mets à l’ombre ? » Germain est goguenard puis, redevenant mortellement sérieux, il avance son visage à deux centimètres de celui du Poinçonneur. « Tu te fous de moi ? La bande qui a incendié le bus, rien à cirer ! T’as rien d’autre ? »
« Non, non... laisse-moi réfléchir... j’ai besoin de réfléchir...Tiens, oui, ça tu vas aimer ! C’est un gros coup. Un braquage ! »
« Un braquage ? » Germain se fait attentif.
« Oui, au centre commercial. Le Carrefour ! »
« Quand ? »
« A cinq heures du mat’, demain. Alors il vaut que dalle mon tuyau ? »
Germain croise les mains derrière la nuque et répond : « T’as gagné le droit d’espérer être nourri et logé par la République pendant quelques jours ! Le deal tombe si le tuyau est percé et je te ramène en voiture de police au milieu de la cité demain à midi , avec des fleurs en plus! »
Germain décroche le téléphone. Il compose le numéro de la brigade de recherche et d’intervention.
« Commandant, j’ai une affaire qui devrait vous intéresser... »

Germain prend le sourire qui passe fugacement sur le visage du Poinçonneur pour un sourire de soulagement. Il a tort.

* * *


« Unité deux à autorité. Une voiture pénètre le périmètre à petite vitesse. Une Volvo. Quatre individus à bord ! Se dirige vers vous. »
« Autorité à unité deux. Maintenez couverture. Je répète. Maintenez la couverture. Il ne faut pas qu’ils vous repèrent. Autorité à unité un. Est-ce que l’employé est en vue ? »
« Unité un à autorité. Pas encore. »
« Unité deux à autorité. Attention, la Volvo a stoppé derrière une benne à ordure, à trente mètres ! »
« Autorité à toutes les unités. Tenez-vous prêts. Autorité à unité deux. Faites-en sorte que la Volvo ne puisse pas repartir. »
« Unité un à autorité. Le premier employé arrive. Il gare sa Mégane le long du mur ouest, comme à l’ordinaire.
« Unité deux à autorité. Trois hommes masqués sortent de la Volvo et se dirigent vers unité un. Je peux en voir deux armés. Le troisième ne tient pas d’arme. Je répète. Trois individus viennent vers vous.»
« Autorité à unité trois. Rejoignez le point B. Je répète point B. Bloquez toute retraite de ce côté. Autorité à unité quatre, vous les voyez ? »
« Non. Pas encore dans la ligne de mire. »
« OK. Autorité à toutes les unités. Ça commence. Rappelez-vous les consignes. Attendez mon signal pour intervenir! »

Les conversations cessent. Tous les éléments sont en place. Le plan a été vu et revu. Rien n’a été laissé au hasard. L’employé porte un discret pare-balle sous une doudoune compréhensive. Il a été briefé par l’anti-gang. Il est protégé, sous une constante surveillance. Ancien légionnaire, il a conservé le goût de l’action et l’adrénaline qu’il sent dans ses veines lui rappelle d’anciens souvenirs d’accrochages là-bas en Afrique. Il tourne la clé dans la serrure et compose la combinaison qui neutralise les alarmes. Inconsciemment, il arrondit son dos pour encaisser le choc qu’il attend.

Trois silhouettes se détachent alors du mur crépi et se précipitent sur lui. Des voix confuses et des cris trouent soudain le silence du petit matin. Des détonations retentissent de tous les côtés et des grenades éblouissantes découpent l’aube grise à grands coups de griffes lumineuses. Puis le silence se reforme presque immédiatement. Des silhouettes se figent au-dessus de celles qui restent étendues par terre. C’est juste un fait divers banal. Dans une banlieue banale et sinistre. Les acteurs sont toujours les mêmes et ils rejouent à l’envi les mêmes scènes tragiques. Ils jouent aux gendarmes et aux voleurs avec des armes de guerre et des scanners dernier cri.

Je vois le ciel. Il paraît si loin. J’ai un peu froid. Que font ces types au-dessus de moi ? Je vois le ciel. Il est sombre, veiné de rouge et de mauve. J’ai mal. Ça fait un mal de chien. Je n’arrive pas à bouger ni bras ni jambes. Merde, qu’est-ce qui m’arrive? J’ai du mal à entendre aussi. Comme du coton dans les oreilles. Un mec se penche sur moi, une espèce de zombie tout en noir. Mais qu’est-ce que je fous ici? Je ferme un peu les yeux. J’ai besoin de dormir. D’aller retrouver Colombine. Mon ange. Une gifle me ramène à la surface. Cela devient difficile de respirer. Le ciel bouge autour de moi. Lentement. Quelque chose pique mon bras. Des lumières bleues et des lumières rouges tournent à toute vitesse. Je suis dans le cirage. Des blouses blanches maintenant. Un vrai carnaval. Un air de Santana me trotte dans la tête. Un long solo de guitare lumineux et mélodique. La Terre chiale pendant que le Ciel se marre. C’est toujours comme ça. Etourdissant. Je peux distinguer les percussions endiablées qui se déchaînent. Une main de géant me plaque quelque chose sur le nez et la bouche. Je respire un air frais et doux. C’est bon ! Le ciel s’est arrêté et mes paupières deviennent lourdes. Si lourdes. Où sont passés les deux autres clowns ? ? Il y a un ballon rouge qui s’élève dans le ciel, plus haut, toujours plus haut. Juste une tête d’épingle qui disparaît. Le petit garçon aux yeux trop grands ne pourra pas le récupérer. J’ai m...

* * *


J’ouvre à nouveau les paupières. Je suis dans une chambre d’hôpital. Facile. Tout est blanc avec plein de trucs médicaux. J’ai une perf au bras gauche. Pourquoi suis-je là ? Qu’est-ce qui m’est arr... oui, je me souviens. Le Carrefour. Ca a foiré. Les autres souvenirs sont flous. Ils ne sont pas si loin mais pas moyen d’ouvrir le bon tiroir. Il y a une infirmière qui tripote un tuyau. Je veux parler mais pas moyen ! Un truc bizarre. Peux pas déglutir. La panique me gagne. Il faut que je la prévienne. Infirmière. Infirmière. Bordel, tu me regardes ? Je suis réveillé. Où est Colombine ? Et les clowns ? Aucun muscle ne répond à mes sollicitations. Aussi inerte qu’un morceau de béton. Je rêve ? Ouf, l’infirmière s’aperçoit que je suis réveillé.

« Vous pouvez m’entendre Monsieur ? » Elle s’approche du lit, se penche vers moi.
Bien sûr que je t’entends. Mais je n’arrive pas à parler. Ni à bouger. Je la regarde fixement.
« Si vous m’entendez, clignez une fois des paupières ! »

Voilà, y a qu’à demander. Je cligne. Bien joué. Eh, où tu vas ? Elle s’est barrée comme une folle de la chambre. Ouf, sauvé, ce mec est un médecin pour sûr. Il en a l’âge, la bedaine, la prestance et cet air inimitable de supériorité bienveillante. Dans son dos, l’infirmière semble rassérénée. Le médecin toussote en mettant poliment sa main devant sa bouche.

« Monsieur Bouamari, vous êtes à l’hôpital. »
Bon, jusque là, il ne m’apprend rien.
« Vous avez été blessé par balle au cours du hold-up que vous tentiez de commettre... enfin, ce n’est pas à moi à le dire... mais quoiqu’il en soit, la balle a endommagé votre moelle épinière, provoquant une quadriplégie et bouchant instantanément vos deux artères vertébrales. De plus, la balle a entraîné une hémorragie massive dans le tronc cérébral, ce qui a causé ce qu'on appelle un locked-in syndrome. En français, vous êtes conscient avec sans doute certaines de vos facultés intellectuelles intactes mais, malheureusement, entièrement paralysé et le seul moyen de communication à votre disposition est de cligner des paupières !»

Merde. Cela va limiter les possibilités. Je vais mourir ?
« Ne vous inquiétez pas, tout va bien aller ! »
Quelle chance. Où est Colombine ? Sait-elle que je suis là ?

Deux autres mecs se découpent dans l’embrasure de la porte. Le médecin se tourne vers eux, ennuyé :
« Messieurs, messieurs... je ne crois pas que cela soit le moment ! »
« Il est réveillé ? »L’homme qui a posé la question est plutôt grand. Entre deux âges. Plus jeune en tout cas que ses cheveux poivre et sel ne le laissent supposer.
« Oui. Mais je ne vois pas l’intérêt de vouloir l’interroger maintenant. Il ne peut vous répondre qu’en clignant des paupières ! » rétorque le médecin.
« Pas grave ! » assure le flic. « Juste une ou deux questions auxquelles il lui faudra simplement répondre par oui ou par non ! »
« Je vous laisse deux minutes. Après, j’irai voir le directeur. Il connaît votre patron ! » Le médecin me jette un dernier regard où je lis une impuissance navrée. « Deux minutes pas plus ! »

Le flic qui a parlé s’avance vers le lit. Il n’est pas antipathique. Son collègue fait plus méchant.

« Kamel, je peux t’appeler Kamel ? Cligne une fois pour oui. Est-ce que tu connais le Vieux Bode? »
S’il savait. Mais c’est vrai, je suis toujours en vie ! Toutes ces conneries sur l’enfer et la damnation. Du baratin. Ronald avait raison. Du vent. Je suis vivant, légume mais vivant. Rien que pour ça, je vois la vie en rose. Si je connais le Vieux ? Je cligne des paupières. Une fois.

Le flic esquisse un sourire de carnassier. De sa main, il frotte la barbe naissante sur ses joues. Il hésite. Cherche la bonne question. Le temps presse. Allez !
« Est-ce que c’est le Vieux Bode qui t’a donné ce travail ? »
Mauvaise pioche. Je cligne encore des paupières. Deux fois. Le flic rugit de dépit.
« Merde. Encore une impasse. Bon, je repasserai demain. On verra ce que tu peux me dire malgré tout sur le Vieux ! » Il fait un signe à son collègue et ils disparaissent tous les deux. Tout ceci m’a fatigué. Une somnolence m’envahit. Les drogues dans le tuyau ? Je coule sans douleur au fond d’un océan de sérénité. Cela me fait du bien. Je me détache de la réalité et je me laisse aller. C’est si simple. Dormir.

* * *


« Petit, petit, tu te réveilles ? »
La voix est sirupeuse et insistante. J’ouvre les yeux. L’obscurité a envahi la chambre. C’est la nuit. Je ne vois personne.
« Je suis là. Juste à côté. C’est vrai, tu ne peux pas tourner la tête, hein Kamel ? »
Cette voix. Je connais cette voix.
« Attends, je vais déplacer la chaise. Là , tu me vois maintenant ? »
Il a pénétré dans mon champ visuel. Son visage est dans l’ombre mais comment ne pas le reconnaître? Il est vêtu d’une sorte de longue tunique blanche. Ses bras sont croisés sur sa poitrine.
« Je t’avais prévenu. Tu devais me rembourser. Hier soir au plus tard. Tu te souviens de ta promesse, n’est-ce pas ? »

A tout hasard, je cligne une fois des paupières.
«Le gentil garçon que voilà ! Un clignement pour oui, deux pour non. Très bien. Très bien. Crois-tu que je sois venu ici pour converser en morse ou je ne sais pas quoi d’autre? Je me fous de ce que tu peux me répondre. Je veux mon dû. Et si j’en juge par le fiasco de ton casse, j’imagine que tu n’as pas le moindre premier billet de ce que tu ME dois !? »
Il n’a pas bougé d’un seul millimètre. Mais sa voix, oh sa voix !

« Tes potes n’ont pas eu ta chance. Trop nerveux. Les flics n’aiment pas les braqueurs nerveux, surtout ceux qui tirent les premiers. J’ai vu leurs corps à la morgue. Fallait bien. Ils n’en avaient pas fini avec moi. Crois-tu que la mort soit un refuge ou une rédemption? J’ai emporté les corps. Là où ils sont à présent, ils n’ont pas fini de souffrir. Jusqu’à ce qu’ils me remboursent ce qu’ils me doivent. Capital et intérêts. Cela fait pas mal de siècles à payer en sang et en larmes. »

Colombine ! Je suis en train de devenir fou. C’est impossible. Qu’est-ce qu’il raconte ?

« Je vais te confier un secret. Ne dis pas non. Ne te bouche pas les oreilles! Oh, j’oubliais. Tu ne peux pas te boucher les oreilles! Je connais de nombreux secrets. Des secrets ignobles. Leurs auteurs ne veulent à aucun prix les voir révélés au grand jour. Tiens, prends le flic de tout à l’heure. Celui qui t’a interrogé. Crois-tu que je ne sache pas ce que contiennent certains cartons rangés dans sa cave ? C’est fou ce qu’on peut faire de nos jours avec du film alimentaire. Pas d’odeur. Pas de sang. Dis-moi, crois-tu que sa femme aime vraiment cette cave sans lumière? Elle s’est réellement mise en quatre pour lui. Et lui, l’ingrat, il a trouvé que quatre morceaux, c’était encore trop compliqué à emballer. Alors, il en a fait huit, puis seize... Il est fou et ne le sait pas. Objectivement, c’est un bon flic, qui agit pour le bien de la communauté et qui essaie de m’attraper. C’est son obsession. »

Arrête. Pitié arrête. Je voudrais fuir de ce putain de lit, fuir loin d’ici. Avec Colombine.
« Vous étiez quatre. Ce n’est pas une question, juste un fait. »

Mon coeur cogne comme un piston halluciné. Si tu as touché ne serait-ce qu’un cheveu de Colombine, j’irai arracher tes yeux de mes mains.

« Il y avait cette ravissante jeune personne. Un morceau de roi. Un morceau de choix. Celle qui t’aimait non ? Quatre débiteurs solidaires comme ils disent aux impôts. Vous étiez solidairement redevables envers moi. Deux s’acquittent de leur dette mais ce n’est pas suffisant. J’ai dû quérir leur paiement alors il ne compte pas. La dette initiale demeure. »

Comment se faire obéir d’un corps inerte ? Où sont les infirmières, les aides-soignantes ? Si je me pisse dessus, je ne ressentirais donc rien ?

« Colombine... je l’appelle Colombine car son masque lui va si bien. Elle est avec moi maintenant, elle aussi. Je me dois de te le dire : son masque lui allait tellement bien que j’ai décidé qu’elle le conserverait désormais nuit et jour jusqu’à son dernier souffle. Elle a été, comment dire, désorientée quand elle a senti sa nouvelle peau. Elle a crié, elle a supplié mais j’ai battu des mains, j’ai applaudi à m’en faire mal aux paumes. Colombine, ce nom lui va à merveille. Je serais tenté de dire comme un gant ah ah ah ! Cela sera bientôt une délicieuse soubrette, hardie et insolente. Tu sais que son masque a toujours la bouche ouverte. C’est bien plaisant pour certains jeux. Mes clients les plus chanceux en raffoleront et paieront des fortunes pour s’attacher ses services ! »

Tais-toi. Tais-toi. Dieu, faites-le taire à jamais. Mon ange, qu’a-t-il fait de toi ? Je suis là, plus mort que les morts, plus inutile qu’une planche pourrie. Quelque chose se détraque au fond de moi, une douleur aiguë vrille sous mon crâne. Des images se consument sous mes yeux et la réalité se dédouble. Une immense frustration me submerge de ne pouvoir bouger, ne pouvoir lui sauter à la gorge et lui faire ravaler ses mots et ses rires. Je deviens fou.

« Je n’ai pas fini Kamel. Quand on fait un marché, il vaut mieux vérifier avec qui on le fait. Quand j’ai accepté de vous prêter ce que vous m’aviez demandé, il était évident pour moi que jamais vous ne me rembourseriez. Alors, j’ai envoyé un de mes hommes vendre un tuyau aux flics et ceux-ci sont venus vous cueillir au bon moment ! Je suis ici avec toi et je suis aussi en mille autres endroits. Je promets, je cajole, je pourvoie et cela en mille langues et autant de dialectes. Il ne se passe pas une seule seconde sans que je tope dans une main, crache par terre ou signe un contrat. Ici, dans cette ville, je suis le Vieux Bode. Tu sais ce que veux dire ce mot en portugais ? Le Vieux Bouc. Tu vois, c’est si simple quand on sait écouter! Je viendrai chaque nuit te murmurer mes plus sombres secrets et tu les écouteras. C’est le prix que tu devras payer durant une année entière. Je te parlerai aussi de Colombine. J’irai jusqu’à l’amener avec moi quelques fois. Et au bout de l’année, tu pourras mourir. Pas avant. Maintenant dors bien ! »

Il se lève et se dirige vers la porte. Il tient par la main un petit garçon qui, tout en le suivant, tourne la tête vers moi. Dans ses yeux trop grands pour son visage, il y a une question muette à laquelle je ne sais que répondre.

M


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 75 : Maedhros => Commentaire - Estellanara (Ven 16 jul 2010 à 11:59)
3 cela manque de détails - z653z (Jeu 6 mai 2010 à 11:51)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°75 - Narwa Roquen (Ven 9 avr 2010 à 23:23)


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