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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Samedi 6 juin 2009 à 22:38:18
Au départ, je voulais parler d'un géomètre topographe. Après...

__________

LA MESURE DE L’OMBRE




Dès que j’ouvre les paupières, je sais que la journée sera idéale. Le temps s’y prête merveilleusement. Une lumière violente et contrastée. Sur le bureau, le Mac est resté allumé toute la nuit. L’économiseur continue de tracer des tubes imaginaires qui se croisent et se tortillent sans fin, défiant les lois les plus élémentaires de la physique mais ce n’est pas grave. Mon projet et ses données sensibles ont été sauvegardés automatiquement par le programme de supervision. Entièrement nu, je m’approche du mur de verre qui offre une vue imprenable sur Christchurch. La chambre d’hôtel est située au dernier étage de la plus haute tour de la grande cité allongée au bord de la mer. Je souris légèrement, la tête sur mon avant-bras appuyé contre le triple vitrage. Vers l’est, de longues écharpes nuageuses accrochées aux créneaux des montagnes, flottent comme de menaçantes bannières de guerre. Au sein de ces complexes enchevêtrements de teintes pourpres et mauves, un soleil de juin darde ses premiers rayons en halos fantastiques. Je tourne ensuite mes regards vers le nord, vers l’horizon incurvé où le ciel et la mer finissent par se confondre. Là, à la surface tourmentée du miroir changeant du golfe de Pégasus, j’aperçois deux grandes voiles gonflées par les risées matinales. Les multicoques géants s’affrontent sur le plan d’eau. Fiers coursiers bondissant par-dessus les vagues, bravant le grain qui s’annonce, ils rivalisent de vitesse, d’agilité et de puissance pure au cours d’assauts de pirates et d’esquives de corsaires. J’imagine sans peine les deux équipages manoeuvrant à l’unisson pour ne perdre aucune seconde, attentifs aux ordres des skippers derrière leur barre, alignant virement de bord sur virement de bord. Une seule règle compte : rester à droite et voler le vent.

Par une étrange association d’idées, cela réveille d’anciens souvenirs qui remontent vers la surface polie de ma mémoire, des souvenirs d’âges oubliés. Il fut un matin où je contemplais également l’horizon posé sur une autre mer, plus septentrionale. Mes traits étaient différents alors mais c’était bien moi. Entouré de quelques compagnons survivants, j’assistais au départ de mes ennemis victorieux à bord de leurs lourds vaisseaux à la blancheur maladive. En quittant ces rivages, ils laissaient cette terre entre les mains des hommes. Ceux-ci sont devenus arrogants, sûrs de leur force. Des seigneurs aux yeux clairs et aux cheveux flamboyants, puissants mais corruptibles par essence, à la vue déclinante et à la mémoire défaillante. Mon Maître avait eu raison en fin de compte. Les graines qu’il avait semées ont fini par germer et produire la plus subtile des pourritures. Les rois de ce monde ont écouté les voix qui récitaient derrière les trônes. Le choeur de l’Ombre Ancienne. Ses adeptes investirent peu à peu les nobles cours et les hauts conseils. Façonnant un monde nouveau sous le soleil, ils chassèrent les enfants de la Lune au plus profond des bois, unissant leurs efforts pour tisser une trame de superstitions et de mensonges. Alors nos irréductibles ennemis devinrent des créatures de la nuit, dangereuses et malfaisantes.

J’écarte le souvenir, le travail n’est pas encore achevé. La lumière le dispute encore à l’ombre. Il reste un dernier lieu qui demeure introuvable. Dix mille ans de vaines recherches. Mais aujourd’hui, oui aujourd’hui, je n’ai jamais été aussi près du but.

« Chéri !? »

La voix provient du lit que j’ai déserté. Une voix douce et tendrement ensommeillée. Ma princesse s’est réveillée. Je me retourne juste à temps pour capturer le sourire qu’elle m’offre, tendant les bras dans ma direction. Je ressens un pincement au coeur quand l’émotion submerge mon âme. Une émotion que je maîtrise difficilement. La malédiction est implacable. Elle libère peu à peu en moi son message entropique, disloquant les noyaux cellulaires qui tendent à retourner à leur état originel. Cette régression, cette forme de mutation rétrograde, me rend, à ma grande honte, plus vulnérable, moins insensible. Je ne peux rien contre l’émerveillement toujours renouvelé que j’éprouve chaque matin en la découvrant à mes côtés. Elle est belle comme une aurore sur les terres anciennes. Ses cheveux sont une cascade d’or qui éclabousse l’albâtre de ses épaules arrondies et le lait de sa gorge dénudée. L’eau de ses yeux rivalise avec l’azur d’un ciel de printemps au-dessus des grandes clairières. Ses lèvres forment deux arcs rouges et sensuels qui appellent constamment le baiser. Elle ignore ma véritable identité. Elle aime l’image que j’ai construite de toutes pièces pour cacher ce que je suis réellement. Elle aime un homme à la haute stature, aux cheveux gris argent et aux muscles saillants, légèrement trop puissants. Elle aime un homme à la voix grave et profonde qui focalise immanquablement l’attention. Elle aime un homme qui courbe la course des évènements selon ses désirs. Mais par-dessus tout, elle semble étrangement fascinée par l’ambre qui trouble la lourde tranquillité de la sombre forêt de mes yeux. Elle appartient au Ciel, je viens des profondeurs noires de la Terre. Que serait le Ciel sans la Terre? Et la Terre sans le Ciel? Je possède cet avantage sur elle. Je sais qui je suis, d’où je viens et quel est mon destin. Elle a oublié ses origines même si elle rêve parfois d’une eau vive et argentée qui chevauche entre les rochers et que la nostalgie s’empare d’elle lorsque le soleil se couche sur l’océan, là-bas chez nous, au large de Land’s End.

Moi, j’ai marché longtemps sur les chemins du monde, bien avant les tentatives dérisoires des pauvres humains. Cependant, quand je suis repassé une deuxième fois au même endroit, j’ai compris que désormais je tournerais en rond. Ce que je poursuivais avec tant d’avidité n’appartenait plus à cette dimension. En avait été retranché. Aucune rivière souterraine ne serpente sous un rempart de cimes élevées pour me conduire là où je désire me rendre.

Je cherche un lieu caché. Une vallée où s’élève une colline verdoyante. Sur cette colline resplendit une fleur d’or et d’argent, une cité aérienne aux tours élancées. Elle abrite mes derniers ennemis et nargue ceux qui se sont lancés à sa recherche. Elle me nargue Moi ! Ne suis-je pas le plus puissant des Adeptes de l’Ombre?

Le temps a passé sur cette Terre oublieuse. J’étais toujours là. Je fus celui dont la naissance fut annoncée par la Pythie. Il est si facile d’abuser ces pauvres mortels. Si la vallée était cachée entre les plis invisibles de ce monde, il me fallait trouver l’anomalie qui révèlerait sa position exacte. Or le monde est vaste et nous étions si peu nombreux. Alors, choisissant un moment propice, j’ai fondé à Crotone une école dont les enseignements ont profondément modifié les bases de ce monde. J’ai sélectionné pour disciples les élèves qui inclinaient le plus vers la raison et les sciences. Qui possédaient cette inextinguible soif d’expliquer et de comprendre. Parmi eux, seuls les meilleurs, les mathématiciens, virent mon visage caché derrière le rideau. Un théorème porte encore le nom qui était le mien, un théorème que les enfants d’aujourd’hui récitent péniblement car il ne se dévoile qu’à ceux qui pourront être les instruments au service de ma quête. Il énonce que dans un triangle rectangle, le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux côtés de l'angle droit. J’ai donné l’impulsion initiale et le cours naturel des choses a fait le reste.

J’avais besoin que cette Terre soit étudiée millimètre après millimètre. Les hommes ont donc mesuré chaque parcelle de sa surface et de ses profondeurs. Leurs techniques primitives ont été progressivement remplacées par de plus modernes, de plus précises. Bien sûr, leurs sens limités ne pourront jamais remarquer la véritable nature de l’anomalie qui apparaîtra sur leurs machines. Moi, je saurai interpréter les signes les plus ténus, les variations anormales des niveaux, les altérations du champ de gravité. Elle me désignera l’emplacement de la cité cachée. Hélas ! Mon temps s’épuise. Ma nature première secoue les murs de sa prison, démantèle les maillons des chaînes qui la maintenaient impuissante, faisant sauter un à un les verrous que mon maître a cruellement posés quand il m’a créé. Cette nature première dont j’ignore tout et qui m’inquiète confusément. Je ne parle pas de cette enveloppe corporelle mais de la matière brute à partir de laquelle mon maître m’a façonné. Cette nature première qui semble s’opposer chaque jour davantage à ma volonté.

« Tu vas sortir ce matin? Tu as tout ton temps ! Restons au lit veux-tu ?»

Elle passe une main dans ses cheveux épars, assise au bord du lit. Je reviens m’agenouiller devant elle. Elle est si fragile et si forte à la fois. Le sang ancien coule impétueux dans ses veines. Je l’aime tant que je redoute le jour où je devrai... Non, l’heure n’est pas venue. Chaque fois la même cruelle pensée. Mon existence d’immortel n’est finalement qu’une suite infinie de si brefs moments. J’ai l’impression qu’en fait, je meurs encore et encore. Je suis mort des milliers de fois, chaque fois plus douloureusement que la précédente, même si je renais encore et ailleurs.

Je lis dans ses yeux une confiance et un amour qui m’effraient. Car notre amour est inconcevable. Est-ce que le démon aime l’ange? Est-ce que le feu aime l’eau? Quand je l’ai rencontrée, je l’ai immédiatement reconnue. Elle brillait dans la foule comme un fanal incandescent. Elle représentait une véritable possibilité. Un espoir insensé. Sans le savoir, elle détenait peut-être la clé. Il faut toujours une clé pour ouvrir un passage secret, pour comprendre un texte ésotérique, pour déchiffrer un code millénaire. Avant elle, j’en ai croisé beaucoup dont les racines remontaient aux âges anciens. Aucun ne possédait son indice de pureté. C’est comme si elle venait de naître sur les bords du lac de Cuiviénen. Elle est ma boussole, mon repère géodésique, le gnomon dont l’ombre indique la voie.

N’est-ce pas avec un gnomon qu’Erastothène, un de mes innombrables disciples, calcula la longueur du méridien terrestre avec une précision incroyable pour un simple bâton planté dans la boue? J’étais ce bématiste anonyme qui a compté le nombre de pas séparant Syène et Alexandrie. Je me rappelle. Cinq mille stades. N’est-il pas remarquable que ce soit l’Ombre qui ait permis à l’homme de progresser dans la voie de la connaissance ? La simple mesure d’une ombre qui croît sous le soleil !

Plus tard, j’ai corrigé les erreurs les plus grossières de Frontin, ce général romain ayant voulu consigner par écrit les préceptes que je dispensais aux agrimenseurs sur l’art de mesurer la terre à l’aide de la groma, l’équerre d’arpenteur. A l’époque, les aigles romaines étendaient l’Ager Romanus. J’ai aussi aidé Balbus à rédiger son traité de géométrie pratique. Il balbutiait tant mes simplissimes notions d’arpentage que j’ai eu pitié de lui. En fait, je ne fus jamais bien loin des hommes qui cherchaient à mieux connaître la Terre. Je les remettais sur les bonnes voies en leur soufflant des solutions qu’ils pouvaient comprendre. Géomètres, arpenteurs, topographes... J’étais parmi eux, j’étais l’un d’eux. J’aiguisais leur curiosité, orientant leurs travaux, sans rien demander en échange sinon le partage de leurs découvertes. Les hommes ne me sont rien. Je ne leur veux ni bien ni mal. Ils ne sont que des figurants dans une guerre qui les dépasse, qui dépasse leur entendement. Ils sont, au mieux, de simples pantins qui ne savent pas encore que leur Maître est sur le point de réclamer son héritage. Il suffit que je trouve la cité cachée.

Les hommes ont fait des progrès fantastiques. Les techniques de mesure de la Terre se sont perfectionnées, appréhendant au plus près sa forme et ses dimensions, son champ de pesanteur ainsi que leurs variations notamment temporelles, grâce aux apports des sciences spatiales. J’ai fédéré subtilement les travaux des élites internationales géodésiques pour mettre sur pied un système de référence mondial. Il enregistre toutes les mesures géodésiques effectuées sur Terre et qui sont mises à jour en temps réel. J’ai également puisé dans nombre de travaux fondés sur la topologie symplectique, utilisant notamment les courbes pseudo-holomorphes. J’ai rapproché des faits et des résultats, les travaux fondamentaux et les études théoriques. J’ai mis des mouchards aux bons endroits et j’ai attendu. Jusqu’à aujourd’hui. Sur l’écran du Mac cette nuit, j’ai vu s’afficher une valeur étrange au milieu d’une matrice multidimensionnelle. Pour un observateur non averti, ce n’était qu’une intéressante anomalie au sein d’un espace topologique, un espace courbe de dimension arbitraire où se produisent des phénomènes mathématiques. Elle aurait peut-être valu à son inventeur une médaille Fields.

Mais pour moi, c’était la découverte du Graal ou de la pierre philosophale. C’était la lumière qui s’allume dans une profonde nuit. Cet étrange objet impalpable et fantastique, juste décalé de quelques microns dans la maille de l’espace-temps local, rendait ce que je recherchais parfaitement invisible et inaccessible. L'entrée est là, au pied d’une montagne échancrée. Il suffit d’y croire pour la voir. Aucun verrou. Aucune serrure. Aucun champ de force. Il suffit de se tenir devant et faire un pas de plus.

«Demain. Demain, mon petit coeur de Lune je te promets, je ferai tout ce que tu désireras. Mais aujourd’hui, il faut que je vérifie une mesure prise par un de mes géomètres. Elle m’intrigue. Je reviens avant la fin du jour. Tu ne m’en veux pas trop ? »

« S’il te plaît, permets-moi de t’accompagner. Je me ferai toute petite. Je passerai pour ta secrétaire particulière, muette et compétente. Ou pour la jeune stagiaire que tu veux sauter ! Ou alors, je mettrai une tenue sexy et je jouerai la bimbo de service. N’importe quoi pourvu que je sois avec toi. Tu veux bien ? »

Je la regarde sans rien dire. Elle soutient mon regard. Après tout pourquoi pas ? Je refuse l’évidence. Si mes déductions s’avèrent exactes, elle ne vivra pas au-delà du coucher de soleil. Si mes calculs sont justes, ce que je cherche est à quelques heures d’ici. J’acquiesce lentement et lui dépose un léger baiser sur la cheville. Elle se rejette en arrière en riant aux éclats. Elle croit avoir gagné la partie. Je referme le Mac.

Le vol s’est déroulé sans problème, après un court ravitaillement à Queenstown. J’ai loué une Range Rover à Te Anau et nous avons pris la route SH 94, la seule route qui mène à Milford Sound, D’ailleurs, elle ne va pas plus loin. Je gare le Range près du rivage. Je sors un gros sac. L’anomalie a été décelée non loin.

« Viens ! »

« Oh, c’est magnifique ! » s’exclame ma princesse en découvrant le majestueux panorama qui se déploie devant nous.

En effet, le spectacle de ces falaises presque verticales, revêtues de sombres et muettes forêts qui se mirent dans l’eau émeraude du fjord est d’une beauté grandiose, même pour mes yeux blasés. Le fjord creuse l’île méridionale sur une quinzaine de kilomètres avant de déboucher sur la mer de Tasman. Fermant la perspective, la plus haute falaise du monde, le Mitre Peak est une formidable sentinelle qui garde la baie. Nous sommes seuls ce matin. Aucun touriste. Ce n’est pas la saison. Il est presque onze heures et un air vif et frais nous mord le visage mais l’excitation qui nous gagne réchauffe nos sens.

« C’est curieux, me dit-elle, c’est comme si j’étais déjà venue, il y a longtemps. Tu sais, cette impression de déjà-vu. Ce paysage m’est familier et pourtant c’est bien la première fois que je viens ici! »

« Oh, tu as dû tomber sur un documentaire qui lui était consacré à la télé ou bien voir quelques images en surfant sur la toile. Ou alors au cinéma. Un réalisateur du coin a choisi ce décor pour quelques uns de ses blockbusters. Et puis, n’est-ce pas tout simplement ainsi que l’on imagine ce genre d’endroit ? »

« Tu as sans doute raison, mais cette impression est perturbante, comme un lieu connu sur lequel on ne parvient pas à mettre un nom. Bon, ce n’est pas grave ! On reste là où tu veux louer un bateau ?

« Un bateau, oui, il faut qu’on rejoigne un point situé plus en aval. Je m’occupe de trouver une coque ! »

J’ai rapidement négocié avec un loueur. Il a mis à notre disposition un bateau assez imposant, utilisé pour embarquer des touristes et les promener le long du fjord. Peu après, je longe les hautes parois silencieuses, me dirigeant vers le Mitre Peak aux proportions gigantesques. Aucun oiseau dans les airs, aucun phoque ou dauphin ne fend la surface des eaux glaciaires. Quelque chose s’est immobilisé, je le sens. Quelque chose a deviné ma présence. Sous la coque, le fjord s’enfonce par endroit sur plus de quatre cents mètres, royaume sombre et froid où règne le corail noir.

J’extirpe le Mac de sa housse et quelques instruments de mesure miniaturisés que j’ai modifiés personnellement : un magnétomètre, un théodolite électronique, une petite parabole pour capter les satellites, un appareil GPS et trois amplificateurs. Je déballe aussi un convertisseur que je relie au moteur du bateau pour les alimenter en énergie. Je connecte le tout au Mac et je suis prêt. Je lance mon programme de géodésie qui s’initialise rapidement. Grâce au magnétomètre, je mesure le champ magnétique et l’activité du radon contenu dans l’air. Ordinairement, les anomalies sont mises en évidence par une forte activité du radon, révélant des failles dans le sol. J’ai un peu amélioré ce principe et j’arrive à détecter d’autres formes d’anomalies, des anomalies spatio-temporelles. Une de ces failles cache ce que je cherche.

Ma princesse est fascinée par le paysage qui défile de part et d’autre du bateau. Elle étreint le bastingage de ses deux mains serrées et elle ouvre de grands yeux étonnés et émerveillés. Est-ce la magie de l’endroit ou une réminiscence stimulée par son parahippocampe? Comme une adolescente surexcitée, elle me désigne du doigt les cascades qui se précipitent des hauteurs, fines chevelures d’argent. Que se passe-t-il? Elle paraît différente! Une sorte de grâce féerique émane d’elle, l’enveloppant dans une douce aura légèrement scintillante. Elle sent mon regard car elle se retourne vers moi :

«Quoi. ? Qu’est-ce qu’il y a? Je te préviens, ne compte pas sur moi... il fait froid et humide! Hum, je me sens presque chez moi !» Un grand sourire illumine son visage.

Je tressaille. Ses traits sont imperceptiblement plus étirés, plus saillants, plus pâles aussi. Elle subit sans s’en apercevoir l’influence de ces lieux qui éveille en elle quelque ancienne force atavique. Le Mitre Peak m’écrase de toute sa hauteur et je me sens ridiculement petit à ses pieds. Dans le ciel sans nuage, le soleil parvient à son zénith, effaçant toute ombre et aplatissant toute forme. Je sens une sourde inquiétude grandir en moi. Le géant de pierre aux larges épaules est un gardien attentif qui veille à la croisée des mondes. Il me reconnaît mais ne peut rien contre moi.

Sur l’écran du Mac, des symboles géométriques s’alignent en grappes concentriques, divisées par des axiales qui convergent vers son centre, déterminant des aires aux couleurs changeantes.

« Tu sais que je t’aime ? » La voix de ma princesse me tire de mes réflexions. « Tu sais que je t’aime même si toi, tu ne m’aimes pas vraiment? » Je ne peux que rester coi. Sa voix est aussi glacée que le vent du Nord sur la banquise. Une voix crépusculaire et atone. Une voix désincarnée.

« Dès que je t’ai vu, j’ai su que c’était toi. Comme dans mes rêves de petite fille. Je t’ai aimé dès le premier jour non pour ce que tu paraissais être mais pour ce que tu pouvais être. J’ai vécu ces derniers mois comme dans un rêve. Tu connais aussi bien que moi le sort des rêves. Généralement, le réveil les dissipe, même les plus agréables et il ne reste rien d’autre qu’une étrange nostalgie, l’illusion de croire qu’en refermant les paupières, la réalité blafarde du petit matin changerait à jamais. Les instants que je passe avec toi sont faits de cette matière. J’ai tellement peur de me réveiller et de m’apercevoir que tu n’es plus là. Ce monde est si vide sans toi. Voilà comment je t’aime ! »

Les larmes emplissent ses yeux et toutes les pluies de tous les cieux pleuvent sur mon âme. Elle n’attend pas ma réponse et me tourne à nouveau le dos. Une majesté endeuillée s’élève entre nous. Un voile terne obscurcit la lumière verticale qui tombe du soleil. Je regarde sa nuque et je me tais. Nous sommes parvenus au point de non retour. Est-ce que je l’aime ? Il faudrait d’abord savoir si un être tel que moi peut aimer? Mon créateur a modelé ce que je suis selon sa volonté ardente de dominer ce morceau de glaise. Je suis à son image. Je suis sa créature. Il ne m’a pas appris à aimer ! Pourtant, quelque chose en moi secoue de plus en plus fort les barreaux de la cage, ébranlant mes certitudes.

Je hoche la tête. Mon maître sera content. Je vais franchir la porte aujourd’hui. Curieusement, je ne ressens aucune joie. Droit devant, les parois rocheuses forment une échancrure d’où naît une cascade miraculeuse qui chute vertigineusement dans le fjord. Sur l’écran du Mac, l’anomalie emplit toute la fenêtre. Les niveaux-crêtes sont tous dans le rouge. Elle est là-bas. Je dirige le bateau pour m’approcher de la cascade. D’après le GPS et le système cartographique, il s’agit des Stirling Falls, un haut lieu d’activité touristique. La cascade s’écrase sur les rochers affleurants, formant des bouquets d’écume éphémères et dessinant à la surface du fjord, une étonnante toile d’araignée. Je coupe les moteurs et filant sur son erre, le bateau glisse vers la cascade.

« Attention... » Prévient ma Princesse, qui s’écarte vivement pour éviter d’être aspergée par les nuages de brume d’eau. Je jette l’ancre. Aucune possibilité de débarquer. L’anomalie est là, drapée dans la gaze qui bouillonne au pied de la falaise. Je décroche l’annexe et je la mets à l’eau, l’attachant à la plage arrière. Je me dévêts pour enfiler une combinaison en néoprène gris bleu. L’eau doit être glacée. Je m’empare d’une pagaie et sautant dans l’annexe, je me tourne vers ma princesse :

« Je dois aller encore plus près. J’en ai pour quelques minutes. Juste quelques petites minutes ! »
« La ressemblance est frappante ! » me répond-elle.
« Quelle ressemblance ? Que veux-tu dire ? »

J’interromps mes préparatifs.

« Avec ce que tu es vraiment ! » réplique-t-elle.
« Et que suis-je selon toi ? »
« Quelque chose qui enferme autre chose. Et encore autre chose murée dessous. Toi ! »

L’heure n’est pas aux conversations énigmatiques. Je suis impatient de savoir. Impatient de découvrir le dernier des Royaumes Cachés. Une fois celui-ci trahi et investi, nos ennemis enchaînés et asservis, plus rien ne pourra s’opposer à mon maître qui attend cet instant depuis si longtemps.

« Je viens avec toi ! »
« Encore ? » Je ne sais pas si je dois rire ou m’énerver.
« Ce n’est pas une requête, c’est un fait. Ne m’empêche pas ! »
« C’est une... menace ? » Je suis vraiment étonné.
« Non, une promesse. Tu ne le regretteras pas ! »

Ma princesse a définitivement changé. Elle n’a jamais été aussi semblable à ses soeurs nées dix mille ans plus tôt. Elle ressemble tant à l’étoile du soir ou à la princesse aux pieds d’argent. Je n’arrive pourtant pas à la haïr comme je haïssais celles-là alors, quand je combattais leurs frères sur d’autres terres. Quand j’ai été forcé à fuir et à me cacher après leur dernière victoire.

« Viens si tu le veux ! » lui dis-je.

Je l’aide à prendre place à bord de l’annexe. Elle s’assied de l’autre côté pendant que je me dirige à l’aide de l’unique pagaie. Je n’ai plus besoin de machine sophistiquée pour m’orienter. L’anomalie est juste là, de l’autre côté de la chute d’eau. Un seul pas à franchir et les sept portes s’écrouleront à tout jamais. J’appellerai les cohortes de l’Ombre Ancienne. Cela sera le dernier assaut. A nos côtés, viendront de puissants alliés remontés des profondeurs de la Terre. Les hommes joindront aussi leurs forces aux nôtres, avec leurs armes et leur technologie.

Les embruns nous environnent au sein de nuages vaporeux et glacés. Ma princesse ne cille pas alors que sa robe détrempée laisse apparaître les aréoles de sa poitrine. Elle ne paraît pas sentir la morsure des larmes de glace qui transpercent pourtant la matière dont est faite ma combinaison. Je me tiens à quelques mètres de la paroi, essayant de maintenir un précaire équilibre sous les tonnes d’eau qui se déversent du ciel. Rien ne se passe. L’anomalie doit être là. Je le sens de tout mon être. Auraient-ils trouvé un moyen de fermer complètement l’accès de leur royaume ? Ce n’est pas possible. La colère et la frustration troublent mon regard. Je serre les poings. Soudain, je sens l’annexe vaciller. Je n’arrive pas à compenser et je bascule lourdement dans les eaux glaciales du fjord. Je coule lourdement sous la surface, à l’aplomb de la falaise. Une main se plaque contre ma bouche. Ma princesse est là, tout contre moi. J’ouvre les yeux et elle me sourit. Elle m’enserre dans l’étau irrésistible de ses bras, m’entraînant vers le bas. Je la dévisage pendant que nous descendons le long d’un massif de corail noir. Elle dépose un long baiser sur ma bouche. Aucune frayeur dans ses yeux. Je n’essaie pas de me libérer. La descente continue et rapidement, l’obscurité se fait plus dense. L’eau n’est pas mon élément. Je commence à suffoquer, manquant d’air. Je ne vais certes pas mourir rapidement mais mon agonie sera pénible et douloureuse. Ma princesse est toujours collée contre moi, même s’il devient impossible de la distinguer dans ces ténèbres sous-marines. Un choc. Une surface dure sous mes pieds. Le fond ? Au sein du néant, une lumière pointe, révélant une paroi de rocher nu. La lumière grandit, baignant la scène d’un halo fantomatique et ambré.

Avec une grâce ralentie, ma princesse s’écarte et me sourit à nouveau. Ses longs cheveux semblent voler librement autour d’elle. Elle tend un bras vers la falaise que sa main effleure. Mais, au lieu d’être arrêtés par la roche, ses doigts y pénètrent sans effort. Elle me tend son autre main. J’hésite une seconde puis je la saisis. Elle fait un pas. Je la suis. Quand je m’enfonce à sa suite dans la roche, c’est comme si je passais à travers un miroir liquide. Mais je sens parfaitement que je laisse quelque chose de moi derrière, qui ne peut me suivre. Un fardeau devenu inutile.

Un pas de plus et je suis devant une vallée verdoyante qui se prélasse par un bel après-midi de printemps. Je reconnais cet endroit. J’y ai rêvé tant et tant. La vallée est immense mais je peux distinguer à l’horizon une muraille de montagnes aux sommets enneigés l’enserrant de toutes parts. Au milieu de la vallée, à une grande distance, s’élève une colline majestueuse, aux pentes douces et tapissées de forêts. Et à son sommet, une cité d’or et d’argent brille sous le soleil accroché au firmament. Une cité royale et éternelle, aux hautes tours qui escaladent l’azur. Les coupoles des palais et les dômes des temples resplendissent de mille feux. Oui, elle est telle que je l’avais imaginée, cette cité honnie, mais je ne peux m’empêcher d’admirer la pureté de ses lignes, la grâce de ses équilibres et la force tranquille de ses créneaux. Mille étendards et mille drapeaux flottent au-dessus des toits. Je sais que sur chacun d’entre eux, l’arbre d’or et l’arbre d’argent entremêlent leur lumière.




J’entends la voix de ma princesse :

« Bienvenue chez toi, ô mon frère. Tu as peiné longtemps car le sort cruel imposé par un maître fallacieux était puissant. Mais à présent, tu es redevenu celui que tu fus avant de tomber entre ses griffes, avant qu’il ne te brise au fond de ses mines, qu’il ne corrompe ton âme et ton corps par d’habiles stratagèmes et d’ignobles tortures. Tu es à nouveau parmi tes frères, et tous t’aimeront comme un frère longtemps absent et qui rentre chez lui après un long voyage. »

Ma princesse est là, m’enlaçant tendrement. Elle m’embrasse en riant.

« Bienvenue chez toi et aime-moi toujours ! »

Je cherche le sceau de mon maître. En vain. Un sentiment de vide rassurant. Je sollicite ma mémoire profonde. Je me souviens de grandes forêts sous la lune, de longues courses entre les arbres à la poursuite d’ennemis, du fracas de batailles féroces et implacables. Je me souviens de la corde tendue de mon grand arc, une flèche encochée prête à filer vers sa cible. J’étais un archer infaillible, un des meilleurs archers de la cité forestière. Je me souviens aussi de la splendeur des trois joyaux qui contenaient la splendeur d’une lumière disparue. Les murs de la prison se sont dissous, les chaînes d'une nature pervertie sont tombées à jamais. Je suis vraiment de retour chez moi. Je me retourne pour voir d’où je viens. Nulle trace d’une quelconque porte. Je ne la franchirai jamais plus. Je laisse ce monde aux hommes et aux monstres.


They’ve got no horns and they’ve got no tail
They don’t even know of our existence
Am I wrong to believe in a city of gold
That lies in the deep distance

Hello friend, welcome home.



M


  
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3 Un texte magnifique ET accessible... - z653z (Jeu 11 jun 2009 à 12:15)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°61 - Narwa Roquen (Dim 7 jun 2009 à 22:43)
3 Commentaire Maedhros n°61 - Elemmirë (Dim 7 jun 2009 à 18:53)


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