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 WA, exercice n°38, participation Voir la page du message Afficher le message parent
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 29 mai 2008 à 17:57:31
NdA : ce texte est la suite du texte n°2 de l’exercice précédent.


L’éternelle Alliance



...
Une semaine plus tard, dame Amata faisait la sieste dans son fauteuil spectral, avec Lulu sur ses genoux, quand le moteur du break la réveilla en sursaut, ce qui la mit d’emblée de fort méchante humeur.
« Dame Amata ! », cria l’homme à peine la porte ouverte. « C’est Jean Batel ! Je suis venu discuter avec vous en ami ! Vous voulez bien descendre me rejoindre ? .... Non ? Alors je monte ! »
Encore les pas sur l’échelle.
« Où êtes-vous ? Oh, soyez gentille, ne vous cachez pas ! J’ai acheté la maison exprès, malgré tous les travaux à faire ! J’y ai mis jusqu’à mon dernier sou ! »
Le grenier restait silencieux. Lulu s’était tapi dans un coin sombre et guettait.
« Bon. Je sais que vous m’entendez. Si vous ne voulez pas me répondre, ça ne m’empêchera pas de vous parler.»
La torche éclaira le toit, parcourant sans relâche les poutres et les chevrons. L’homme finit par s’asseoir sur un coffre.
« Le toit a l’air en bon état, c’est incroyable ! Est-ce que vous lui aviez jeté un sort de protection ? Il faudra l’isoler avant l’hiver, mais si vous voulez je le ferai moi-même. Aucun ouvrier ne montera ici, d’accord ? En bas, le chantier commencera dans deux semaines. Je ne peux pas faire vivre ma famille sans le moindre confort, vous pouvez le comprendre. J’ai une femme, une merveilleuse épouse, qui s’appelle Clarisse. Et ma fille Esméralda a sept ans. Elle a les plus beaux yeux du monde... Nous habiterons dans une caravane pendant les travaux. Cet après-midi le René – celui de Bordeneuve, vous le connaissez, j’en suis sûr – viendra débroussailler le terrain, c’est une vraie jungle. Vous verrez comme ce sera propre, ensuite ! Je pense qu’il en aura pour deux jours, il fera le plus vite possible, après il a le foin à couper. Vous ne dites rien ? Alors je vous explique. En bas, on va amener l’eau et l’électricité... et le téléphone. Il y a cinq cent mètres à tirer depuis la route, je vous dis pas... Bon, probablement ça ne vous évoque rien... Dans la grande pièce, j’ai prévu une cuisine américaine, pour préserver le volume. Les deux chambres restent à l’identique, je ferai la salle de bains dans la petite pièce. Dans l’ancienne étable, mon bureau, une chambre d’amis, et le garage. Il y en aura pour deux mois, je pense. Je serai sur le chantier tous les jours, pour veiller à ce qu’on ne vous importune pas... Allez, arrêtez de bouder... Je suis sûr que ça va vous plaire ! »
A bout de nerfs, Dame Amata apparut.
« Fichez le camp de chez moi ! Je ne veux pas de vous ici !
- Je crains que vous n’ayez pas le choix », murmura l’homme avec un sourire tendre.
- « Vous allez voir, si je n’ai pas le choix !
- Et vous allez faire quoi ? Faire tomber les échelles, provoquer des accidents, faire pleuvoir, hurler à la mort pour effrayer tout le monde ? Les ouvriers seront bien payés, j’ai une bonne assurance, et je sui sûrement aussi têtu que vous... Si on faisait la paix ?
- Je n’ai rien à vous dire !
- Mais enfin, vous ne vous ennuyez jamais ? Je me suis renseigné au village, ça fait presque deux cents ans que vous êtes morte ! Je vous propose mon amitié, je m’engage à respecter votre intimité, et si vous le souhaitez je peux raconter votre histoire !
- Pour mieux vous enrichir, oui !
- Non ! Je suis un écrivain, j’ai déjà écrit une dizaine de romans, qui parlent d’elfes, de monstres, de sorcières, de lutins... Je n’ai pas besoin de vous ! J’ai assez d’imagination pour en écrire encore trois fois plus !
- Ah ah ! », ricana la sorcière, « je vous jure qu’ici votre inspiration se tarira comme une source maudite ! Vous n’écrirez plus une ligne ! Vous serez ruiné ! »
L’homme se tut, baissa les yeux sur ses baskets.
« Ca me fait de la peine ce que vous me dites là, Dame Amata. Votre nom signifie bien « Aimée », n’est-ce pas ? Je suis sûr que de votre vivant vous avez été aimée, et vous avez aimé en retour... Je n’ai jamais cru à la méchanceté des sorcières. Il y en a des bonnes et des mauvaises, comme les humains... Les malédictions, les invocations à Satan, tout ça c’est du folklore pour éloigner les curieux et vivre en paix chez soi... Je me trompe ? »
La sorcière ne répondit pas.
« J’ai vu un chat noir, l’autre jour. Je m’engage à le laisser rentrer dans la maison et à le nourrir. Je suis sûr que cet hiver il trouvera ça bien agréable.
- J’ai trois chats.
- Parfait ! Je les nourrirai tous les trois.
- Belzé, Méphi et Lulu...
- Pas de problème ! J’adore les chats ! Et je serai honoré de les accueillir.
- Mais je ne veux pas de vous chez moi ! », hurla la sorcière en jetant de la poussière à pleines poignées sur la tête de l’écrivain, qui se mit à tousser.
- « Eh ! Dites donc, vous arrivez à soulever de la poussière ! Ca doit demander un effort de concentration terrible ! Et les objets plus lourds ? Vous y arrivez ? »
Un hurlement strident résonna dans sa tête. L’homme porta les mains à ses oreilles, ce qui bien sûr ne servait à rien.
« Vous êtes vraiment mal lunée, aujourd’hui. Qu’à cela ne tienne, je reviendrai demain. Ma femme et ma fille n’arrivent que dans deux jours... »



Il revint le lendemain. Il portait un Tshirt jaune avec un palmier et à l’épaule une petite besace d’où, arrivé au grenier, il sortit une assiette en plastique qu’il remplit de croquettes.
« Belzé ! Méphi ! Lulu ! Venez manger, mes tout beaux... »
Il s’éloigna de l’assiette et éteignit la torche.
Lulu fut le premier à s’approcher à pas feutrés, rasant le sol, les oreilles aux aguets. Il flaira l’assiette et se mit à croquer avec entrain. A ce bruit, Méphi sortit de sa cachette et trottina vers le festin. Belzé ne tarda pas à les rejoindre.
Satisfait, Batel s’en alla. Le grenier replongea dans le silence, troublé seulement par les mâchonnements enthousiastes des trois greffiers.




« Maman, regarde, il y a une balançoire ! Et elle est toute neuve ! Mon papounet chéri ! »
Esméralda avait sauté au cou de son père, qui sans la lâcher, enlaça tendrement sa femme.
« C’est bon de vous avoir ici toutes les deux ! On va camper pendant deux mois, mais après on sera bien. Et Kettri ... Où est Kettri ?
- Elle était là tout à l’heure... »
L’enfant sauta à terre et se dirigea vers l’arrière de la maison.
« Papa ! »
La chienne était couchée, le museau sur les pattes, dans l’herbe fraîchement tondue ; son regard tendre était posé sur un chat noir, qui, l’échine hérissée, l’oeil injecté et la gueule entrouverte, feulait sa rage en vain.
« Tu crois qu’elle va y arriver ?
- Si nous ne la dérangeons pas, je suis sûr que oui. As-tu déjà vu un chat résister à la patience de Kettricken ? Dans quelques jours tu le verras dormir entre ses pattes et se faire toiletter à grands coups de langue baveux en ronronnant comme une chaudière... Mais là, elle va avoir du travail, notre chère Kettri, parce qu’il y a trois chats à apprivoiser...
- C’est les chats du fantôme ?
- De dame Amata, oui.
- Je peux aller lui dire bonjour, au fantôme ?
- Pas pour l’instant. A vrai dire, elle est très en colère que j’aie acheté la maison. Elle aussi, il va falloir l’apprivoiser. »
A ce moment là, un pot de géraniums devant l’entrée se fendit en deux sous l’impact d’une tuile tombée par hasard du toit – ou du grenier, peut-être.
« Pas un souffle de vent », murmura Batel. « Il va nous falloir beaucoup de patience... et peut-être même du talent. Pour l’instant, c’est pas gagné ! »



Au jour dit, sous un soleil radieux, le chantier commença. Pendant qu’une équipe s’occupait de raccorder l’eau, l’électricité et le téléphone, l’autre aménageait l’intérieur. Le toit était intact, mais il fallut y ajouter des tuiles, que la moindre brise innocente réussissait à arracher. Pendant les premiers jours, les ouvriers perdaient du temps à chercher en permanence leurs outils, qui semblaient se déplacer spontanément quand ils étaient posés au sol. Après une discussion animée entre le propriétaire et le chef de chantier, chaque ouvrier reçut une petite musette pour y ranger les outils. Quelques pots de peinture mal fermés furent souillés de lourdes poignées de poussière ; sept colonies de fourmis envahirent le futur bureau en une nuit ; le lendemain, deux chauves-souris furieuses durent être délogées de la future salle de bains ; le plâtre tourna plusieurs fois, même sans la moindre trace d’orage à l’horizon. Quelques doubles vitrages furent trouvés cassés dans leur emballage d’origine. Un ouvrier fit une crise de nerfs au bout de dix jours (« Cette maison est hantée ! J’ai balayé il y a dix minutes et c’est comme si je n’avais rien fait ! Et hier les chevilles que j’avais posées près de moi bougeaient toutes seules ! » Mais le chef de chantier menaça de le renvoyer en le traitant de mauviette, et le garçon se remit à l’ouvrage.
En onze jours, Kettricken avait apprivoisé les trois chats. La nuit, ils dormaient nichés tous les trois dans le poil mi-long de la chienne de berger, sous la caravane, et mangeaient leurs croquettes près de sa gamelle, en toute amitié. Jean Batel n’était pas retourné au grenier.
Le douzième jour vers midi, un ouvrier fut blessé à l’épaule par la chute d’une énième tuile. Jean Batel pâlit, et offrit à tous l’apéritif près de la caravane. Pendant que les hommes se détendaient et plaisantaient de bon coeur, il grimpa au grenier, et, bien campé sur ses deux jambes, il apostropha la sorcière.
« Dame Amata ! Montrez-vous ! Ne restez pas cachée dans l’ombre, c’est indigne de vous ! J’ai toléré vos facéties jusqu’à maintenant, mais vous venez de blesser un homme, et ça, c’est inacceptable ! Cet homme travaille, il a besoin de travailler pour vivre, et il n’est pas responsable du fait que j’aie acheté la maison ! C’est honteux, ce que vous venez de faire ! Honteux et lâche ! Je suis venu ici en ami, personne ne vous a dérangée au grenier, je nourris vos chats, je remets en état votre maison... C’est injuste, ce que vous faites !
- Tu as volé ma maison », répondit la voix de la sorcière dans sa tête. « Tu as volé mes chats, et maintenant je suis encore plus seule... Crois-tu que j’aie choisi de devenir un fantôme ? Mais vous les humains n’êtes que de sales petits égoïstes sans respect et sans coeur... »
Jean Batel se radoucit.
« Je suis vraiment désolé pour vous, dame Amata. Mais vous auriez pu tuer un homme innocent... »
La voix soupira.
« Présentez-lui mes excuses. Je ne voulais que l’effrayer, pas le blesser. J’ai...mal visé... Mon énergie s’épuise, à force...
- Si vous vouliez bien consentir à une trêve...
- Jamais ! »
Un courant d’air froid souleva la poussière. Jean Batel éternua. La conversation était terminée.


Les travaux continuèrent pendant un mois et demi, et aucun autre incident étrange ou fâcheux ne fut à remarquer. Jean Batel passait la tête par la trappe du grenier une fois par semaine, cherchant à reprendre contact poliment. Mais dame Amata restait silencieuse.
Enfin le chantier fut achevé, les meubles installés et les rideaux posés aux fenêtres. La famille Batel passa sa première nuit dans la maison rénovée.
Malgré la fatigue, après le dîner, Jean Batel ne résista pas à la tentation de s’asseoir enfin à son bureau, nouvellement installé dans l’ancienne étable ; autour de lui il retrouvait enfin l’amical silence de ses livres chéris, et sur le bureau étaient posés ses objets fétiches – l’encre violette, le lourd stylo plume, la ramette de papier vierge, le dictionnaire de synonymes, la photo de Clarisse avec Esméralda, une miniature de chat, un sablier doré, un coupe papier marocain... et la lampe au socle sculpté, dont le cercle d’or posé sur le plateau était comme une bénédiction lumineuse... Trois mois, trois mois entiers à écrire n’importe où, n’importe quand...Son imagination n’en souffrait pas, elle était luxuriante et intarissable ; son plus gros travail consistait souvent à choisir entre trois ou quatre évolutions possibles et un nombre encore plus élevé de fins... Mais la nuit, le silence, la feuille blanche, l’encre griffant le papier avec la délicatesse d’un chat amoureux... C’était cette alchimie familière et sensuelle qui savait lui offrir ses plus belles pages...
L’homme léopard leva le poignard vers la reine des Elfes, dont le regard ne cilla pas.
« Bon, elle est mal partie, ma petite reine... », pensa l’écrivain en ôtant le capuchon de son stylo. « Il faut que je la sorte de là...
- Mais non, tue-la ! », murmura une petite voix câline dans sa tête. « Ce sera beaucoup plus fort ! De toute façon, tu n’arriveras pas à la sauver...
- Mais je ne veux pas qu’elle meure ! Ou alors je reprends tout depuis le chapitre VI... Mais j’aime bien la scène de l’embuscade, elle est bien rythmée, le suspense est bon, elle est accrocheuse...
- Oui, bon, c’est de l’action... Un peu racoleur, quand même...
- Non, je vais la garder. Et il faut que je sauve ma reine...
- Ca serait mieux si elle mourait ! Ca ferait pleurer les foules !
- Je ne veux pas qu’elle meure ! Pas elle... C’est ma reine des Elfes... »
Un vague d’émotion l’envahit, remplacée aussitôt par une explosion de colère.
« Dame Amata ! », cria-t-il. « Vous n’avez pas le droit ! C’est moi, c’est mon oeuvre ! Vous êtes... une chipie ! »
Un ricanement aigu s’envola dans la nuit, tourbillonnant autour de lui en une ronde infernale.
Il se boucha les oreilles, ferma les yeux. Elle avait frappé juste, la garce.
Il prit une profonde inspiration, relâcha sur l’expir toute la tension accumulée dans sa gorge et ses épaules.
« Je sais ce que je vaux, dame Amata », murmura-t-il. « Vous ne me ferez pas douter. Si je dois retourner écrire dans la caravane, je le ferai. Mais personne ne m’empêchera d’avancer, même pas vous. »
Le stylo s’approcha du papier.
Elle fixa l’homme de ses grands yeux clairs.
« Que gagneras-tu à me tuer ? », demanda-t-elle de sa voix mélodieuse et fière. « Les Elfes se lèveront sur toute la Terre Bleue ; même ceux des cavernes, même ceux des Terres Glacées, même ceux de l’au-delà des mers, tous entendront mon cri et ils extermineront ton peuple jusqu’à son dernier nouveau-né... Une autre reine se trouvera pour les mener au combat, et s’il le faut après elle encore une autre... »
L’homme léopard figea son geste.
« Voilà. Pour ce soir, j’ai sauvé ma reine. Et demain est un autre jour. »
Il posa le stylo et s’étira dans un long bâillement voluptueux. Il alla se coucher avec le même sourire qu’il avait, enfant, quand il avait réussi à chiper une pomme sur l’arbre du voisin grincheux...


Jean Batel se leva le premier et voulut ouvrir les volets de la grande pièce pour préparer le petit déjeuner aux deux femmes de sa vie. Les volets résistèrent.
« La peinture est encore fraîche », pensa-t-il, « ça doit coller un peu. »
Il tira la porte d’entrée, pensant libérer les volets par l’extérieur. La porte ne bougea pas.
« La salle de bains ! »
Il n’y avait pas de volets à la fenêtre, seulement une grille en fer forgé. La pièce était étrangement sombre ; il alluma la lumière et poussa un cri de surprise mêlée d’inquiétude. La fenêtre était obscurcie par une jungle de feuilles de lierre, dont les branches avaient entièrement ficelé la maison pendant la nuit.
« Espèce de ... »
Mais il se mit à rire.
« Joli coup, dame Amata. Vous avez reconstitué votre énergie, à ce que je vois. Mais j’ai plus d’un tour dans mon sac ! »
Il hésita à dégonder la porte d’entrée, mais elle était très lourde, et s’il pouvait éviter d’inquiéter Clarisse... Par chance, la plupart des cartons étaient encore dans la grande pièce, et il savait que Clarisse en avait scrupuleusement noté le contenu sur le dessus.
Joyeusement revanchard, il grimpa au grenier en courant, attacha sa longue corde d’escalade à la poutre maîtresse, et passa les jambes par la lucarne ronde de la façade nord. Il dut se contorsionner un peu pour faire passer ses larges épaules, mais il était sportif, souple, et particulièrement décidé à ne pas s’avouer vaincu. Il descendit facilement en rappel jusqu’au sol, prit le gros sécateur au garage et, moitié coupant moitié arrachant, libéra toutes les ouvertures de la maison. Puis il prépara le petit déjeuner en sifflotant comme si de rien n’était.
Quand il sortit à nouveau dans le jardin accompagné de Clarisse, toute trace de lierre avait disparu, et la corde gisait en petit tas au pied du mur.
« Très bien, dame Amata », murmura-t-il entre ses dents. « Vous m’évitez la peine de remonter la chercher. Mais croyez-moi, vous vous lasserez avant moi ! »
La famille finissait de déjeuner à l’ombre du tilleul, devant la maison, quand un vacarme épouvantable se fit entendre au grenier. Des hurlements sinistres répondaient à des croassements furieux, comme si une armée de démons s’entredéchirait.
« Clarisse, Esméralda, à la caravane ! Je m’en occupe ! »
Jean Batel se rua au grenier, exaspéré et prêt à en découdre, armé d’un couteau de cuisine prélevé au passage. Une nuée de corbeaux avait envahi l’ancienne grange, et la voix de dame Amata, bien audible cette fois, glapissait de rage.
« Allez-vous en, créatures de l’enfer ! Tu ne m’auras pas, Raleph ! Tu ne m’auras pas ! »
En un éclair, il sut ce qu’il devait faire.
« Sortez de là, dame Amata ! A l’extérieur je peux vous aider ! Faites-moi confiance ! »
Il se précipita au garage, trouva sans peine son arc de compétition, rangé la veille, et prit une poignée de flèches. Devant la maison, les corbeaux s’efforçaient de décrire un cercle complet autour de la sorcière, qui virevoltait désespérément pour leur échapper...
Plus rapide que la foudre, l’oeil aiguisé et le souffle profond, ne faire qu’un avec la flèche, être la flèche jusqu’à la cible... Cinq corbeaux s’écroulèrent, les deux autres prirent la fuite.
Dame Amata se posa sur l’herbe, le visage encore décomposé par la peur. Jean Batel s’approcha.
« Ca va ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête.
« Merci... »
- S’ils avaient réussi, vous étiez condamnée à errer pour l’éternité, c’est ça ? Je l’avais lu quelque part...
- Oui... C’est encore Raleph. Il était sorcier, lui aussi. Et il me déteste toujours... »
Une course légère effleura l’herbe derrière eux, et Esméralda s’arrêta, médusée, devant le spectre encore bouleversé.
« Oh... Madame Amata... Que vous êtes belle... »
Le fantôme regarda la petite fille, et un pâle sourire se dessina sur ses lèvres diaphanes.
« Tu es bien aimable, petite fille... Et ton papa est un homme courtois et courageux. Je... Je vous présente mes excuses, monsieur Batel. Je me suis comportée envers vous comme une parfaite imbécile. Vous... pouvez aménager le grenier quand vous voulez, je ne vous causerai plus de soucis.
- Mais vous n’allez pas partir, hein, dame Amata ? Je n’ai pas peur des fantômes, moi ! Et je suis sûre que vous avez plein d’histoires à raconter... »
La sorcière sourit à nouveau.
« Pourquoi pas ? Mais demain, alors. Ce soir, il faut que je me repose, je suis épuisée... »


Finalement la reine des Elfes avait été sauvée et le roman avançait bien. La reine avait regagné sa demeure dans les arbres et Jean décrivait, avec un érotisme pudique, ses retrouvailles avec son compagnon. Il mettait un point d’honneur à ce que ses histoires puissent être lues même par des enfants.
Un toussotement poli lui fit lever la tête.
« Je vous en prie, dame Amata, venez près de moi. Justement j’allais faire une petite pause. »
Le fantôme s’assit délicatement sur le coin de son bureau, dans une pose séductrice, voire même un peu aguicheuse.
« Mon cher Jean... », commença-t-elle d’une voix suave qu’une petite ombre de gêne voilait légèrement, « vous êtes un homme bon et courageux... Je ... J’ai besoin de votre aide. »
Son regard vert pâle était presque suppliant. Dans ce visage usé par les ans, qui devait être celui de la fin de a vie, ses yeux brillaient comme ceux d’une jeune fille, et Jean se sentit troublé.
« Vous savez bien que je ferais tout pour vous être agréable, dame Amata.
- Voilà, je... Cela n’a rien à voir avec vous ni avec votre famille, bien au contraire. Vous êtes des gens charmants... et je sais ce que je vous dois... et je m’amuse bien avec Esméralda... Mais... Je voudrais bien mourir, maintenant, et trouver enfin le repos et la paix de l’au-delà...
- Bien sûr, je vous comprends. Eh bien, mais... Vous nous manquerez beaucoup, et nous penserons souvent à vous... Mais bien sûr, il n’est pas question de vous retenir. Les amis aiment voir leurs amis heureux, n’est-ce pas ? Que souhaitez-vous que je fasse ?
- C'est-à-dire que... C’est un peu compliqué... Vous savez, on ne devient pas fantôme par hasard.
- Raleph ?
- Oui, entre autres. En fait... Vous n’auriez pas envie d’un café ?
- Pourquoi pas, mais vous...
- Non, je ne le boirai pas. Mais je sens encore les odeurs, et j’adore l’arôme du café... »
Jean s’installa sur le canapé du bureau, celui où il s’allongeait pour réfléchir entre deux chapitres... ou pour s’endormir, parfois, quand la fatigue était plus forte que l’inspiration. Le fantôme se posa près de lui, et fermant les yeux, huma avec délices la petite spirale de fumée qui se dégageait de la tasse en porcelaine.
« Et si vous me racontiez dans quelles circonstances vous êtes devenue un fantôme ?
- Je vais vous ennuyer avec mes histoires ! »
Le regard pétillant de Jean était déjà une réponse.
« Sûrement pas ! Reconnaissez que pour un humain, c’est un privilège exceptionnel que de converser amicalement avec un fantôme... et je suis très touché de l’honneur que vous me faites. »
Un petit souffle frais courut sur sa joue, comme une caresse. La sorcière riait, d’un rire insouciant et léger.
« Vous n’êtes qu’un vil flatteur, monsieur Batel ! Mais je suppose que cela vous permettra de mieux comprendre... et peut-être même... Quoiqu’il en soit... »
Elle lissa sa robe sous ses longues mains transparentes et se lova dans le coin du canapé, ses jambes imaginaires repliées sous elle, faisant ainsi face à son interlocuteur.
« Donc... »
Jean se tourna vers elle, la dévorant des yeux.
« Quand j’étais vivante, j’habitais cette maison. Je gagnais ma vie comme guérisseuse, car même de mon temps, voyez-vous, la sorcellerie n’avait pas bonne réputation. Les gens murmuraient bien sous le manteau, mais j’avais de meilleurs résultats que le médecin du village, avec mes tisanes et mes élixirs... Alors si j’ajoutais parfois un petit tour de passe-passe, les gens fermaient les yeux. J’étais... jolie, je crois, et j’avais... quelques amants. Mais j’étais trop fière et trop indépendante pour avoir envie de me fixer. Parmi ces... amoureux, il y eut Raleph, qui était sorcier au village voisin. Enfin, officiellement il était sourcier, magnétiseur, rebouteux... Il était grand, brun, arrogant, possessif, jaloux... et ne rechignait pas le cas échéant à utiliser la magie noire. Je n’aimais pas ça. Les Lumières nous ont donné ces merveilleux pouvoirs, cette possibilité d’être tellement plus libre que les autres humains... Je leur en ai toujours été reconnaissante, et jamais je n’ai voulu, ni par ambition, ni par intérêt, renier mon allégeance envers Eux. De plus, mon art me permettait de travailler pour gagner honnêtement ma pitance, à une époque où l’immense majorité des femmes était dépendante de leur père ou de leur mari. Seules quelques riches veuves pouvaient prétendre à l’indépendance, à condition de sauver les apparences... Mais souvent elles étaient déjà trop vieilles pour en profiter vraiment. Ah, les femmes de maintenant ne connaissent pas leur bonheur ! Bref, j’étais libre et je détestais plus que tout l’idée que quelqu’un tente de me contrôler.
- Donc vous l’avez quitté.
- Je l’ai mis dehors ! J’étais aussi puissante que lui, et il ne pouvait rien contre ça !
- Et il l’a mal pris.
- Il a été furieux, mais il était intelligent et patient. Il a attendu son heure. Et puis... j’ai rencontré Jean. Eh oui, il s’appelait Jean, je n’invente rien, il était blond et frisé, comme vous... mais d’un blond un peu plus foncé... C’était l’instituteur du village, autant vous dire qu’il croyait à la Science, à l’Education et à la République ! »
Au fur et à mesure qu’elle parlait, son image se modifiait. Les yeux prenaient plus de consistance, brillaient d’un éclat plus fort, le teint blafard se colorait d’un rose ténu, et les méfaits de l’âge s’estompaient peu à peu, le visage devenait plus fin, plus lisse, les rides une à une disparaissaient... Et même les cheveux, d’un blanc sale, retrouvaient l’or chatoyant de la jeunesse.
« Cela ne le prédisposait pas à avoir confiance en une guérisseuse, plus ou moins ouvertement traitée de sorcière par une population rurale et superstitieuse. Mais à sa deuxième semaine de lumbago, il vint frapper à ma porte.
- Et ce fut le coup de foudre ?
- Non. Il était charmant, poli, cultivé, honnête... et marié et père d’un petit garçon.
- Et alors ?
- Il était aussi instinctif, sensuel, et profondément libre. Ce fut d’abord une aventure... torride, et puis, petit à petit, j’ai découvert quelque chose dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Il commençait une phrase...
- ...et vous pouviez la finir...
- Je pouvais écrire de son écriture...
- ...et cela l’enchantait !
- Je portais ses chemises...
- ...on les aurait dit faites pour vous.
- Nous pouvions rire de tout...
- ...même en faisant l’amour !
- Il était mon jumeau parfait...
- ...la deuxième moitié de l’orange... Il n’y avait pas de distance...
- Pas de honte, pas de secret...
- ...pas de jalousie, pas de doute...
- ...rien qu’une complicité absolue de tous les instants...
- Deux enfants qui découvraient le monde la main dans la main...
- ...et n’arrivaient pas à se sentir coupables de quoi que ce soit ! »
Un étrange silence unit leurs deux regards, comme une réminiscence, comme une résurrection.
« Vous aussi, n’est-ce pas ?
- Moi aussi. Ma reine des Elfes, c’est elle. Mais j’étais déjà marié, et Esméralda avait deux ans.
- Au bout d’un an de courses folles, d’escapades nocturnes et de bonheur complet, il m’a quittée. Il m’a dit : « Je ne peux pas abandonner ma femme et mon fils, je ne peux pas leur faire du mal, ils sont innocents. Je voudrais... Je voudrais vieillir avec toi. Est-ce que tu voudras encore de moi ? Quand nous serons très vieux... nous pourrions partir ensemble...
- Je crois que je lui ai dit à peu près la même chose...
- Il a déménagé, et j’ai respecté son choix, je n’ai pas essayé de le revoir. Je l’attendais. Quand j’ai eu quatre vingts ans, je me suis mise à sa recherche, mais il était déjà mort. M’avait-il oubliée ? Raleph lui avait-il jeté un sort ? Je ne le saurai jamais. Mais quand j’ai voulu mourir à mon tour, Raleph était là, avec sa magie noire et son entêtement absurde...
- Et pour vous empêcher de rejoindre Jean dans la mort, il a choisi de faire de vous deux des fantômes...
- Il nous aurait précipités en enfer s’il avait pu, juste pour me garder près de lui ! »
Le même sourire éclaira les deux visages ; leurs regards s’enlacèrent comme deux danseurs au clair de lune. Le même trouble joyeux, la même confusion euphorique envahit leurs esprits. Ils étaient sur le même nuage, dans le même rêve émerveillé...
Jean tendit la main dans sa direction, paume vers le ciel. Fraîche comme la brise, la main d’Amata se posa sur la sienne.
« Ainsi autrefois, au premier matin du Monde, Ava le Principe Féminin et Okt, le Masculin, scellèrent la Première Alliance. L’altérité prenait un sens, la pudeur n’en avait plus. »
Jean, très ému, demanda :
« Mais pourquoi ça n’arrive pas ... toujours ?
- Pourquoi y a-t-il des sorciers, des peintres, des écrivains ? La légende raconte qu’au début, tous les enfants d’Ava et d’Okt étaient des Alliants. Puis l’Ombre se leva, et certains perdirent cette bénédiction.
- Tu crois qu’il en reste beaucoup ?
- Qui peut le dire ? On ne se découvre soi-même que si l’on a la chance d’en rencontrer un autre... »
Jean resta silencieux le temps d’une bouffée de bonheur.
« Je voudrais écrire ça... Je ne sais pas où, je ne sais pas comment... Dire que par delà le temps et l’espace...
- ... quelle que soit la durée et même malgré l’absence...
- ... l’Etre porte à jamais la mémoire de ce sacrement païen, inaltérable et pur... Ce n’est pas de l’amour... Même l’amour est trop petit pour contenir l’Alliance...
- C’est un peu littéraire, non ?
- Ah ? »
Au regard un peu désemparé de l’écrivain répondit le sourire lumineux de la sorcière.
« L’Alliance est fille de la Liberté. Les mots ne peuvent l’enfermer.
- Et ça, ce n’est pas de la littérature ? »

Tard dans la nuit, deux rires enchevêtrés s’envolèrent par la fenêtre ouverte, choeur limpide offert à l'humanité silencieuse...



(à suivre, mais quand?)
Narwa Roquen,si peu de siècles et tant de choses à faire...


  
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3 Exercice 38 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Jeu 2 oct 2008 à 14:10)
       4 Droit de réponse - Narwa Roquen (Jeu 2 oct 2008 à 17:17)
              5 Mouaich... - Estellanara (Jeu 2 oct 2008 à 17:53)
                   6 Je ne vois pas trop où est l'apologie de l'infidélité... - z653z (Mar 7 oct 2008 à 17:05)
3 c'est long à lire mais... - z653z (Jeu 11 sep 2008 à 15:38)


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