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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mardi 12 juin 2007 à 17:42:29
Satyagraha




Le choc du bol sur le ciment me réveille. Une inspiration profonde, j’ouvre les yeux. Le plafond et les murs sont gris, grêlés de traces de peinture. Parfois un morceau de plâtre se détache, presque un évènement dans une journée de solitude. Je mange mon bol de riz, lentement, avec application, en mâchant deux cent fois chaque bouchée. Je me concentre sur les moindres nuances du goût de cet aliment monotone, qui autrefois me semblait fade, sur les sensations que m’apportent mes dents, mes mâchoires, ma gorge, mon estomac. Cela a longtemps agacé le gardien, qui voulait reprendre le bol. Un jour, il a cessé de m’insulter, et depuis il me le laisse jusqu’au repas suivant.
Quand je suis entré à Sou Chao, je ne savais pas s’ils m’exécuteraient tout de suite ou me laisseraient croupir jusqu’à la fin de ma vie, de même que je ne savais pas ce qui serait le plus pénible. Pour ne pas leur offrir le spectacle indigne de mon désespoir ou de ma folie, j’ai pris le parti d’organiser mes journées, et depuis le début, je m’y suis toujours tenu. Après le repas du matin, je m’assieds sur le sol froid, et je me souviens. En silence, je convoque les visages, les lieux et les choses de mon passé libre, pour ne pas perdre la mémoire de mon pays, de ma famille, et de ma vie. J’honore ainsi le chemin qui m’a mené jusqu’ici, puisque toute chose est à sa place, ici et maintenant.


Je suis né sur les hautes prairies autour de Nyakchukha, vingt ans avant l’année 2007. Ma famille a toujours élevé des yaks, et j’ai grandi au milieu d’eux, pauvre mais heureux. Quand j’ai eu seize ans, mon père m’a pris à part.
« Dudjom, je te confie ta mère et ton frère ; je suis sûr que tu sauras les nourrir et les protéger comme je l’ai fait. Je vais rejoindre le Satyagraha. Tu sais que tôt ou tard je serai torturé et abattu ; ne garde pas rancune aux miliciens qui accompliront ces actes, mais le moment venu, suis ma trace. »
Il m’offrit la daha de laine qu’il portait autour du cou, embrassa ma mère et mon frère cadet, et s’en alla. Nous apprîmes plus tard qu’il avait été fusillé sur une place de Nyakchukha, avec d’autres militants pacifistes, pour avoir crié trop fort le mot de « liberté ».
Quand mon frère eut seize ans et moi vingt, je pensai qu’il était temps d’accomplir mon destin. Je ne souhaitais pas trahir la non-violence de mon père, mais je voulais me dresser plus fort que lui contre l’envahisseur. Or cette année-là tout le pays ne parlait que du nouveau chemin de fer reliant Golmud à Lhassa, violant la paix de nos montagnes sacrées et éventrant notre contrée pour mieux la livrer au grouillement impie du peuple Han. Je revois le visage de ma mère, son sourire digne et fier, et j’entends sa bénédiction, dernier instant de tendre chaleur avant la tourmente. Je me vêtis de ma simarre bleue des jours de fête, puisque je pensais que la mort serait au bout de ce chemin.
Je choisis un tronçon de rail qui passait en pont d’une pente abrupte à une autre, très haut dans la montagne, parce que sa reconstruction serait longue et difficile. Je ne voulais cependant attenter à aucune vie, et ce fut à une heure où je savais que la voie serait déserte que je dynamitai quatre piliers. Je réussis dans mon entreprise, mais je ne parvins pas à m’éloigner assez vite et je fus pris dans un éboulement. Je survécus, mais ma jambe gauche brisée au dessous du genou m’obligea à attendre, comme un animal pris au piège, que la mort mette fin à ma douleur. Dans la soirée, les miliciens me trouvèrent ; au lieu de m’abattre comme je l’aurais souhaité, ils me transportèrent dans une jeep puis me jetèrent dans un wagon à bestiaux où je voyageai seul, avec cependant une gourde d’eau, pendant deux jours et deux nuits. Mon corps a gardé la mémoire vive de cette longue souffrance, et chaque matin, à son évocation, même de nombreuses années plus tard, il en frissonne encore. A chaque cahot du train, à chaque courbe, à chaque ralentissement, j’avais l’impression que ma jambe s’arrachait de mon corps, et le mal atroce, dans sa répétition violente, me rendait fragile comme un enfant. Il m’est arrivé plusieurs fois, heureusement, de perdre connaissance. Mais le pire, le plus terrible souvenir que j’en ai gardé, ce sont les larmes que je ne pouvais retenir, dans l’attente de la douleur à venir.
Enfin ils me laissèrent dans cette cellule, à Sou Chao. En tremblant et en sanglotant, je retirai ma botte où mon pied gonflé s’engourdissait, ce qui remit ma jambe droite pour quelques heures. Plus tard, trois hommes vinrent m’interroger dans ma langue, me demandant mon nom et celui de mes complices. Je tus mon nom pour protéger ma famille, et je répétai inlassablement « j’ai agi seul », malgré les coups de badine sur mon visage et les coups de pieds dans ma jambe cassée, jusqu’à ce que je m’évanouisse. Je n’ai jamais su pourquoi ils ne m’avaient pas tué, ni pourquoi ils m’avaient transporté à Shangaï, si loin de chez moi. Ce sont des questions qui n’auront jamais de réponse. Ma jambe m’a fait souffrir longtemps, m’obligeant à me traîner sur le sol pour atteindre le bol de nourriture, et à dormir par terre enroulé dans la couverture, mais elle a fini par se ressouder, un peu de travers ; elle est plus courte que l’autre, ce qui me fait boiter, mais je n’ai plus mal.


Quand j’ai fini de me souvenir, je remercie Dipamkara, le Bouddha du passé, de me permettre de conserver la mémoire, gardienne de mon identité. Puis je prends soin de mon corps pour libérer mon esprit, afin de pouvoir accueillir la mort dans la joie et la compassion.
Un an à peu près avant que je parte, nous avons recueilli un geshe qui s’était exilé en Inde dans sa jeunesse, et était revenu chez nous pour y mourir. Il avait voyagé seul, à pied, depuis les bords du Gange, et avait réussi à échapper à la milice. Ma mère considéra que c’était une bénédiction pour notre famille que la présence de ce saint homme, et nous pûmes le cacher jusqu’à ce qu’il s’éteigne en paix. C’était un moine lettré, un sage, qui égrenait pendant des heures les perles de son mala , son chapelet bouddhique, en murmurant ses prières. Il se dégageait de lui une paix si intense que depuis le jour de son arrivée jusqu’à sa mort, je ne me chamaillai pas avec mon frère. Il m’arrivait de le contempler pendant des heures, immobile dans ses postures, le visage toujours serein et parfois illuminé d’un sourire dont j’ignorais le secret. Un jour il voulut me prêter un de ses livres, mais je secouai la tête. Chez nous, rares étaient ceux qui étaient confiés au temple. La plupart savait compter les têtes du troupeau et signer de son nom, et on ne nous en demandait pas davantage. Je regrette maintenant de ne pas avoir posé plus de questions, de ne pas avoir cherché à m’instruire auprès de ce saint homme. Dans les premiers jours que j’ai passés ici, alors que j’essayais de dormir pour fuir la douleur, il m’est souvent apparu en rêve, vêtu de sa robe jaune, et il me disait :
« Suis la Voie, mon enfant, afin que la Lumière brille en toi.
- Mais, Rinpoché », lui répondais-je, « je n’ai pas étudié, je ne sais pas !
- Tu m’as vu. Tu m’as écouté. Je suis avec toi. »
Alors malgré la souffrance je me suis assis, j’ai fermé les yeux, et j’ai attendu. Et encore aujourd’hui c’est ce que je fais, au point que parfois le temps passe et je ne m’en rends pas compte, les bols s’entassent près des barreaux, témoins du temps des autres. Je n’en tire ni fierté ni tristesse. Je suis en permanence dans l’instant présent, et ce présent prend parfois des allures d’éternité.
J’ai tâtonné pour trouver les postures. Un jour j’ai entendu la voix de Rinpoché dans ma tête.
« Concentre-toi sur l’est, devant toi, puis l’ouest, le nord et le sud ; le haut et le bas, l’immatériel et le lourd, le blanc et le rouge. »
A force d’attendre j’ai ressenti la légèreté du vent, à l’est, la fluidité de l’eau, à l’ouest, la profondeur de la terre, au nord, et la chaleur du feu au sud. Je me suis ancré dans le sol et me suis envolé dans l’éther. Dressé sans orgueil dans la verticalité de mon corps, assis ou debout, j’ai habité le monde autour de moi et le monde est entré dans mon esprit. J’ai parcouru tous les chemins de l’arc en ciel, de mes racines de couleur rouge jusqu’à la fleur de lotus universelle et compatissante, où la conscience s’épanouit dans le violet rayonnant. Chaque jour je marche sur la Voie, et l’esprit du Précieux me guide, et avec lui d’autres sages dont l’âme plane encore dans la Conscience Universelle. C’est comme si j’avançais dans une forêt obscure ; je découvre un chemin, qui parfois se perd dans les broussailles, mais repart toujours un peu plus loin. Au dessus du sentier, les arbres s’écartent, et j’aperçois un ciel d’un bleu limpide. D’autres que moi ont marché ici ; je vois leurs traces devant moi, et je ne me sens jamais seul.


J’ai découvert mon souffle. Silencieux ou puissant, ralenti à l’extrême ou vif comme le torrent, rouge par la narine droite, blanc à gauche, gris quand il me quitte en me purifiant, brillant quand il me pénètre tel un fleuve de lumière, jusqu’au bout de mes doigts et de mes orteils, puissance de vie perceptible dans toute sa splendeur jusqu’au plus profond de mon être. Un jour, dans l’euphorie du souffle, j’ai émis un son, et ses vibrations m’ont étonné. J’ai exploré alors tous les chemins sonores, comment mon corps répondait à tel son et à tel autre, et c’était un ravissement que de vivre toutes ces sensations , de me sentir m’ouvrir encore davantage, plus présent, plus conscient, plus comblé et plus vide en même temps, le son émis de moi glissant en moi sans contrainte, sans retenue, tournant et retournant selon ses lois propres, énergie pure aux échos d’énergie rebondissant dans ma matière par des canaux insoupçonnés, réveillant, stimulant, canalisant, apaisant mon énergie vitale pour ma plus grande joie.
Je n’ai jamais eu peur. Je m’abandonne à l’inconnu, et tout est bonheur, et tout est Lumière. Peut-être est-ce parce que je ne savais rien que je n’ai jamais cherché à comprendre. L’enfant qui joue s’émerveille d’un rien, et prend les choses comme elles sont. Il croit en son jeu parce qu’il fait partie de lui-même, il est à la fois l’acteur et le jeu. De même je suis à la fois celui qui découvre et ma propre découverte, le regard et l’objet, l’être et le non-être.


Le temps ne m’est pas compté. J’ai vu pousser ma barbe et mes cheveux, je les ai vus blanchir. Je n’ai aucune idée de la date ni de l’heure. Je sais que c’est le matin parce que le gardien dit « repas du matin ». Je sais que c’est le soir quand il annonce « repas du soir ». Si je suis fatigué, je dors. Si je suis éveillé dans l’Esprit du Monde, j’y reste. Mes sens se sont affinés au lieu de se détériorer avec l’âge. Quand la fantaisie me prend, je hume l’odeur laissée par le gardien dans son sillage, et je sais si c’est le printemps ou l’automne, s’il a été mouillé par la pluie, s’il a souffert du froid en venant. Je peux distinguer nettement une fourmi à l’autre bout de ma cellule. Je peux entendre les gardiens chuchoter à l’extrémité du couloir, mais je n’y prête pas attention, leurs conversations ne me concernent pas. Je peux distinguer toutes les nuances du goût d’un bol de riz, savoir s’il a côtoyé d’autres aliments, si c’est le même que la veille ou pas. Toutes ces possibilités m’enchantent et m’émerveillent.
Je peux revoir à loisir dans mon esprit le coucher de soleil sur le fleuve, le Gyalmo Ngulchu qui coule aussi majestueusement à des milliers de kilomètres de moi qu’au fond de mon coeur pacifié, de même que les neiges éternelles de nos montagnes sacrées, que dans mon esprit aucun chemin de fer ne traverse. Les Han ont cru me condamner, ils m’ont libéré. Quand la joie paisible de l’éveil me transporte, je prie pour que la compassion éclaire leurs âmes et les illumine à leur tour. Egrenant un mala invisible, je prie pour que chaque homme découvre au fond de lui-même le bonheur indicible qu’il m’est donné de vivre. Je suis le chaud et le froid, l’image et la page vierge, la musique et le silence. Je suis la lourdeur et la légèreté, l’est et l’ouest, le nord et le sud. Je suis le fleuve et la montagne, l’herbe et le yak, l’enfant et le vieillard. Je suis à la fois le maître et l’élève, l’immobilité et l’action, l’immédiateté et l’éternité. Je suis l’arc et la flèche, le mot et la pensée, le dieu et l’humain. Chaque jour j’attends la mort comme une surprise merveilleuse qui m’ouvrira d’autres portes vers d’autres paysages encore inexplorés. Je l’attends sans hâte, comme je vis sans désir. Referais-je aujourd’hui ce geste de révolte ? Cela faisait partie de mon chemin, et le fleuve ne remonte pas son propre cours. Cela devait être, puisque cela a été. Je n’ai pris aucune vie. J’ai dit ce que je devais dire. J’ai l’impression aujourd’hui de lutter pour la liberté de mon peuple avec autant de force et autant de conviction, mais mon combat s’est élargi jusqu’à l’infini. Je prie autant pour les Han que pour les miens, car je suis persuadé que l’hostilité est une erreur, que seul l’amour de l’ennemi peut le transformer en ami, plus sûrement que toutes les guerres. Mon esprit communie avec tous les esprits libérés, pour que la compassion ouvre le chemin de la paix à tous les peuples de la terre.
Narwa Roquen, qui descend de la montagne à cheval


  
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Réponses à ce message :
3 Commentaire Wa 17 Narwa Roquen - Onirian (Mer 20 mai 2009 à 16:48)
3 Exercice 17 : Narwa Roquen => Commentaire - Estellanara (Lun 9 jul 2007 à 15:13)
       4 Zen! - Narwa Roquen (Lun 9 jul 2007 à 18:08)
3 Petit scarabée... ne tient pas compte des ans! - Maedhros (Mar 12 jun 2007 à 19:17)
       4 remarque - Fladnag (Mer 13 jun 2007 à 13:05)
              5 re-mark-able... - Maedhros (Mer 13 jun 2007 à 14:59)
                   6 guerre et paix - Fladnag (Mer 13 jun 2007 à 15:26)
                       7 Cohors praetoria - Maedhros (Mer 13 jun 2007 à 16:25)
                          8 Qui a dit que cela ferait un beau thème d'exercice pour la WA? - Maedhros (Mer 13 jun 2007 à 17:58)
       4 Chacun croit... - Elemmirë (Mer 13 jun 2007 à 08:58)
              5 petit avis philosophique - z653z (Ven 22 jun 2007 à 13:15)
              5 Voilà la cavalerie.... - Maedhros (Mer 13 jun 2007 à 19:54)
                   6 Morale et amour - Elemmirë (Jeu 14 jun 2007 à 07:50)
              5 Chocolat... - Maedhros (Mer 13 jun 2007 à 10:05)


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