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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Lundi 5 mars 2007 à 15:44:07
Elle a claqué la porte, indifférente comme à son habitude.
« J’ai une course à faire, je vous laisse Jefferson, mamie. »
Elle tourné ses talons hauts avant que j’aie pu répondre. La garce. Elle sait que je suis clouée dans ce fauteuil, et que depuis l’accident mon temps de réaction s’est considérablement allongé. S’il se passe quoi que je sois, je serai totalement impuissante, et elle en profitera pour m’accuser de négligence... Mamie ! Je ne suis pas sa grand-mère, même si elle a quinze ans de moins que William. A croire que mon prénom lui écorcherait la bouche... Ah que je regrette Elora, sa première femme, toujours si aimable, si prévenante... Je n’ai pas su pourquoi elle l’avait quitté. Sans doute s’est-elle lassée de l’attendre, tandis qu’il parcourait la Galaxie pour défendre au mieux les intérêts de Platinium IV... Je n’ai pas revu ses enfants depuis au moins trois ans, Sean, le bricoleur rebelle, qui doit bien avoir vingt ans maintenant, et Daisy, juste un peu plus jeune, avec ce regard brun si profond sous ses longs cils innocents... Je ne les reverrai peut-être jamais... Le voyage dure un mois, jusqu’à Elfiron, et dans mon état...
Il est bien sage, mon petit Jeff. Méticuleusement, il empile ses cubes, assis sur le froid carrelage blanc de cette chambre sans âme. Oui, je sais, c’est le meilleur hôpital de Platinium. Mais tout y est blanc et froid, le sol, les murs, même les infirmières...
Un noeud d’angoisse me barre la gorge, que je parviens à dissoudre dans une profonde inspiration de recentrage.
Si Kathrin avait accepté mon invitation, je serais restée chez moi sur Nymphéa, ma planète verte, et rien ne serait arrivé...Après tout elle ne travaille pas, elle aurait pu m’amener mon petit-fils pour quelques jours... Il m’arrive encore d’en rêver la nuit. Le regard terrifié et mutique de l’hôtesse, sur la navette, m’avait alertée. On ne travaille pas quarante ans dans la Sécurité Intérieure sans en garder des réflexes. J’ai dit en souriant « Il faut que j’aille aux toilettes » et ne voulant pas inquiéter les autres voyageurs qui ne se doutaient de rien , elle m’a laissée passer. J’ai pris une carafe en métal sur une étagère et j’ai ouvert sans bruit la porte du cockpit. Un pirate tenait son arme contre la tempe du commandant de bord. J’ai fait deux pas – deux pas de trop !- et j’ai visé la tête. Il s’est écroulé, mais au même moment un éclair de feu m’a traversé le flanc et j’ai perdu connaissance.
Le deuxième pirate de l’espace a été maîtrisé, la navette est arrivée à bon port. Je me suis réveillée ici. J’ai survécu à l’intervention, mais ma colonne vertébrale a été touchée. Je ne marcherai plus jamais. J’y ai gagné une belle médaille, à léguer à mes enfants avec les deux douzaines que j’ai laissées à Paraisia. Bien sûr les médecins me mentent, ils voudraient me faire croire qu’une longue rééducation me fera récupérer. Je sais bien que non. Mes jambes sont totalement absentes, aucune sensibilité, aucun mouvement. Lésion définitive. Si j’avais vingt ans de moins, j’aurais droit à la greffe de moelle, mais vu le prix de l’opération, ils ne le feront pas. Dans quelques semaines, ils me transfèreront à Saint-Vincent, l’hospice militaire qui recueille les vieillards et les handicapés de l’armée. Peut-être Serena ou Terence proposeront-ils de me recevoir, mais je ne veux être à la charge de personne, surtout pas de mes enfants. Qu’ils vivent leur vie en paix, c’est tout ce que je demande. Pourquoi les médecins me mentent-ils ? Ils croient qu’à soixante-quinze ans je suis assez gâteuse pour me bercer d’illusions ? Je n’étais pas sénile quand j’ai frappé ce pirate ! Leur lâcheté leur fait voir le monde à leur image : ils pensent que je n’aurais pas le courage d’affronter la vérité... Je devrais m’en coincer un les yeux dans les yeux... Mais à quoi bon ? Ici je suis une mamie impotente, la mamie du 408, qui fait hurler les infirmières quand elle s’échappe en cachette sur son fauteuil électrique, pour aller de l’autre côté du bâtiment voir décoller les astronefs... Leur mépris aseptisé me mine de jour en jour comme un poison perfide. J’ai de plus en plus de mal à aligner deux phrases, mes pensées s’embrouillent, les mots m’échappent. La nuit j’ai des hallucinations, je sens mes chiens me lécher le visage, et puis c’est l’attentat de Twincor, ou la fusillade de Sarminya, où j’ai pris une balle dans l’épaule à la place du Chancelier, et je crie...
« Soyez sage, mamie, tout va bien. »
Dépossédée de mon corps, privée de mon nom... Quelques larmes de solitude s’échappent malgré moi de mes paupières serrées, cela non plus, je ne peux plus le contrôler... Mes forces me quittent. Je n’arrive plus à me soulever sur mes bras ; la seule fois où j’ai essayé de passer seule du lit au fauteuil, je suis tombée, et j’ai dû attendre sur ce carrelage glacé le bon vouloir de ces dames... Qui pourrait croire qu’il y a un mois encore je faisais mes vingt pompes tous les matins, et j’emmenais mes chiens crapahuter dans la montagne en essoufflant tous ceux qui voulaient m’accompagner ? Maintenant c’est comme si chacune de mes bras pesait une tonne, je peine même à soulever un livre de ma table de chevet...
Le petit, que je n’ai pas quitté des yeux, s’est mis à quatre pattes. C’est le portrait de son père, petit blondinet aux joues rondes, tranquille et souriant... Mais que fait-il ? William m’a dit hier qu’il ne marchait pas encore... Voilà que, les mains au sol, il a ramassé ses jambes sous lui pour s’accroupir . Puis, son regard bleu planté dans mes yeux fatigués, il écarte les bras tel un funambule, et lentement il se dresse... Son sourire éclate comme un feu d’artifice. Il est debout ! Il tend les mains vers moi, deux mètres, deux immensités de mètres nous séparent, une gigantesque crevasse intergalactique que je ne pourrais franchir... Bandant ma volonté, je soulève mes bras engourdis, je les tends à mon tour, je raidis mon buste pour me pencher vers lui... Et je le reçois, boule de vie frémissante et secouée de rire, fraîcheur parfumée sous mes baisers tremblants et noyés de larmes... Quel merveilleux cadeau, mon petit Jeff, quel merveilleux cadeau ! Ta peau de nourrisson a toutes les senteurs du printemps sur la vallée, et le triomphe qui éclaire ton visage m’est plus précieux que toutes mes médailles, que toutes mes victoires du temps où on me surnommait la Panthère... Puisses-tu vivre longtemps, mon tout petit, et garder toujours en toi ce courage joyeux, cette fierté d’homme libre...
A défaut de tomber au champ d’honneur, j’avais rêvé de mourir dans mon lit, entourée de mes enfants et de mes petits-enfants. Je pensais que ce pourrait être comme une réunion de famille pour Noël, un adieu chaleureux et serein, presque un moment festif... Je frissonne à l’idée de l’extrême solitude qui sera ma seule compagne, quand je jetterai l’éponge sur un lit aussi indifférent que celui-ci. J’ai eu une bonne vie, c’est vrai. Je ne dis pas qu’elle fut facile, mais je n’en aurais pas souhaité une autre. Je penserai à toi, mon petit Jeff, tu veux bien ? Ma dernière image sera la tienne, mon dernier rêve éveillé sera pour toi, mon dernier souhait sera que tu puisses...
« Jefferson ! Mais n’importe quoi, vous allez l’étouffer, vous êtes folle ! »
La porte claque à nouveau, se refermant sur les effluves d’un parfum capiteux qui me soulève le coeur. Je me tasse un peu plus dans mon fauteuil. La nuit va tomber bientôt. La Panthère est en cage. Je ne me battrai plus.
Narwa Roquen, toujours bon pied bon oeil!


  
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Réponses à ce message :
3 Ca alors... - Elemmirë (Mar 19 jun 2007 à 07:34)
       4 Même les meilleurs... - Narwa Roquen (Mer 20 jun 2007 à 19:12)
3 Exercice 11 : Narwa Roquen => Commentaire - Estellanara (Lun 18 jun 2007 à 17:17)
3 Savoureuse... - Maedhros (Mar 6 mar 2007 à 22:29)


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