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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Mercredi 3 novembre 2010 à 21:39:23
Un texte de SCIFI mâtiné d'une chanson italienne que vous pouvez écouter

ICI

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La Forza del Destino



Molto spesso mi chiedo
Quando finirà la notte
Ma non trovo risposte
E ho cosi paura


La vie s’échappe. Je suis assis sur une plage déserte, les bras entourant mes genoux. Je me balance d’avant en arrière sans rien dire. Je me contente de regarder les vagues effleurer la pointe de mes rangers. La vie s’échappe. S’éloigne. M’échappe. Derrière moi, la ville est en proie aux flammes. Les vents aux voix geignardes venus des montagnes soufflent vers le large en tourbillons gris, chargés de miasmes acres et lourds. Des corps brûlent quelque part et leurs cendres sont dispersées sur ce cimetière d’écume. Les explosions et les secousses telluriques ont laissé place à un silence endeuillé qui s’étage en strates moites et cotonneuses. Les aboiements secs et rauques des mortiers de campagne se sont peu à peu éteints. La vie s’échappe de ce monde.

Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait putain ? Les étoiles sur mes épaulettes arrachent des pleurs d’argent au soleil qui se couche. J’ai l’impression que le vieux bonhomme s’enfuit avec sa lâcheté coutumière. Je n’ai rien fait. C’est la force du destin. La stupide force du destin. Je repense à mon existence d’avant. D’avant tout ça. Je croyais avoir tourné la page. Mais il est revenu frapper à ma porte. Un coup de tonnerre qui m’a renvoyé dans les cordes. Pourtant, je n’étais pas au tapis pour le compte. Putain oui, je me suis relevé, le visage en sang, titubant comme un boxeur sonné. J’ai serré les dents et je me suis remis au centre du ring, ma vision en vrac plongeant mon univers dans le flou. A présent une rage glaciale habite mes poings serrés. Une rage de plomb. Quand je repense à ma vie d’avant, je ne pleure plus. Comme beaucoup.

Quelqu’un joue de l’harmonica de l’autre côté des arbres. Un air lent et nostalgique. Un air de notre lointaine patrie. Un air qui évoque le désir simple d’être chez soi, parmi les siens. Un sentiment cristallin et poignant. Je voudrais être loin d’ici. A mille parsecs de toute cette merde. Mais je ne le puis. Je m’enfonce de plus en plus loin dans les bras extérieurs de la galaxie, à la poursuite d’une chimère qui me bouffe de l’intérieur.

Mes officiers m’ont laissé seul. Mieux vaut ne pas me déranger entre chien et loup. Quelques uniformes noirs de ma garde personnelle veillent sur ma sécurité. Tous les hommes de ma division sont vêtus de noir. Nous portons l’uniforme du deuil et nous sommes tous volontaires. Après le déluge de feu de l’escadre positionnée en orbite, nous surgissons comme des démons des entrailles des planeurs d’assaut. Nous combattons comme des démons. Nous n’avons pas plus d’humanité que des démons. Je suis à la tête d’une armée de démons et rien ne nous résiste quand nous chargeons. Suis-je le Diable ? Je ne le crois pas. Le Diable a quelques fois raison.

Je scrute l’horizon. Il y a une étoile solitaire qui s’est allumée à l’ouest, bas sur l’horizon. Elle est la première à scintiller quand le jour décline de ce côté-ci de l’hémisphère. Nous la connaissons tous. Depuis notre débarquement, nous n’oublions jamais où elle se trouve. Il n’est pas de crépuscule sans que le regard de l’un d’entre nous ne se dirige vers elle. Elle indique la direction du retour. La porte de sortie de ce cauchemar. Le fanal incandescent de la porte des étoiles.

Mais il n’est pas encore temps de repartir. Il faut d’abord finir le travail. Cela implique qu’il faudra se salir encore les mains. Se souiller la mémoire. Je crois que c’est ça le plus dur. Accumuler des images insupportables en sachant qu’elles ne s’effaceront plus. Marcher sur les morts sans la moindre émotion. Et quand cela ne suffit pas, marcher sur les vivants s’il le faut. Le plus souvent c’est nécessaire. Sinon rien ne s’arrête.

Quand j’étais enfant, je jouais près d’un phare. Dans mes souvenirs de gamin, c’était la plus haute construction imaginable. Le plus haut point de cette partie de la côte. Mon père m’avait expliqué pourquoi il avait été érigé. Aussi, quand le brouillard étendait son empire sur la mer, je me glissais hors du lit et je sortais par la porte de derrière. Je longeais la plage et j’allais m’appuyer contre le flanc du phare. J’imaginais des marins en ciré jaune luttant contre de monstrueuses vagues qui menaçaient de les précipiter contre les brisants. Je pouvais sentir à travers mes paupières closes l’intensité du faisceau lumineux qui trouait les bancs brumeux. Personne ne m’avait dit que le phare ne servait plus à rien. Depuis longtemps il n’était plus qu’un accessoire de luxe, destiné à faire joli sur une carte postale mensongère.

J’étais un enfant solitaire et ténébreux. J’aidais mon père quand il préparait son petit bateau pour la pêche. J’avais six ans et je portais avec peine et application le panier de provisions que m’avait confié ma mère. Quand le bateau larguait les amarres, je courais sur la jetée, l’accompagnant jusqu’à l’entrée du port. Au-delà, grondait la pleine mer couleur rouille. Mon père me souriait tout le temps de l’intérieur de la cabine. Il faisait retentir la petite corne de brume pour me faire plaisir. Le mousse qu’il avait réussi à garder malgré les restrictions économiques rangeait les cordages et le filet sur le petit pont arrière. Je me rappelle encore de l’éclat de ses dents blanches et de ses yeux rieurs.

Mon père restait en mer plusieurs jours et partait toujours plus loin. Le poisson devenait rare disait-il d'un ton bourru à ma mère qui, dos tourné, faisait la vaisselle au-dessus de l’évier pour cacher son émotion. Bientôt il n’y aurait plus de poisson disait-il. Rien que d’étranges créatures visqueuses qui alourdissaient les filets. Des choses immangeables qu’il brûlait en tas sur la plage. Des choses qui ne ressemblaient plus à des poissons. A la nuit tombée, je me levais du lit sans faire de bruit pour rejoindre le phare. Appuyant mon dos contre son flanc, je priais pour mon père. Pour qu’il revienne. Pour que son bateau retrouve à la pique du petit jour le chemin du port en suivant le chemin vert.

Mais un matin, il est parti et n’est jamais rentré au port. Alors chaque nuit, j’allais au phare. J’ai dû faire ça plusieurs semaines. Jusqu’à ce que ma mère vienne me chercher sur la plage, en pleine nuit. Quand je l’ai vue, j’ai enfin compris. J’ai pleuré longtemps dans ses bras. Après ça, je ne suis plus jamais revenu. Nous sommes partis vivre en ville. Une ville gigantesque et absurde. Démesurée et misérable. J’ai vu ma mère se courber chaque jour un peu plus. Quelques fois, nous allions sur les quais. Nous contemplions le soleil glisser sous l’horizon. Elle ne m’a jamais rien dit mais je crois qu’elle espérait encore. Quand le froid montait vers nous comme une marée invisible, nous retournions dans notre banlieue sinistre.

Le vieux tram bondé brinqueballait sur ses rails mal entretenus. Nous n’échangions aucune parole. De l’autre côté des carreaux sales défilaient les façades noircies d’immeubles abandonnés et les magasins dont les vitrines éclatées baillaient comme des bouches édentées. Alors dès que j’eus atteint l’âge minimum, je me suis engagé. J’ai vite appris. Pour devenir ce que je suis.

Quand je regarde cette étoile qui clignote dans le lointain, une part de moi frémit, désirant répondre à son appel. Comme tous les autres. Il y a pourtant une autre part qui s’y refuse, qui semble ne pas vouloir regagner le port d’attache. Une part où l’ombre le dispute à l'obstination. C’est très difficile à expliquer. Peut-être est-ce pour cette raison que la première mission dont je me souviens est celle où mon unité bombarda un point situé sur la côte africaine, éventrant la plage et pulvérisant le petit port. Quand le lourd appareil vira de bord, j’ai jeté un dernier coup d’oeil en arrière. Il ne restait du phare qu’un tas de gravats et de moellons amoncelés. Drôle de pierre tombale pour mon enfance.

« Seigneur ? »

Un officier s’est approché, tout en restant à une distance respectueuse. Le crépuscule est une période dangereuse. Un temps où je suis dangereux. Surtout si près d’un rivage. Je peux tuer. Ennemi ou ami. Je tourne la tête d’un degré vers la gauche. Une marque suffisante d’attention.

« Ils en ont trouvé une autre Seigneur ! »

E ancora io ti cerco
Mentre il giorno vola via
E non ti chiedo altro
Che portarmi via


Je passe une main nerveuse sur le sable, criblant les grains entre mes doigts. Un visage se forme dans ma mémoire. Son visage. J’efface une ligne courbe, la courbe d'une joue, qui se dessinait sur le tapis sablonneux. C’est toujours douloureux.

« Elle était cachée dans un parking souterrain, au 6ème sous-sol.» La voix de l’homme est sans inflexion, lisse et neutre. Aucune trace de peur. « Après l’avoir maîtrisée, ils l’ont conduite vers la zone de sécurité renforcée. »

« Les pertes ? »

« Il a fallu faire appel à deux mains de cyborgs et trois technomages. Deux cyborgs et quatre traqueurs sont morts. Une demi-douzaine de blessés.»

Ce genre d’opération est toujours coûteux. Les Mères n’aiment pas les humains. Elles représentent une forme de vie indéchiffrable et incompréhensible. Leur dessein nous est caché. Leurs motivations nous sont obscures. Nous en savons très peu à leur sujet même si nous parvenons à présent à les identifier quand nous sommes assez proches d’elles, grâce à nos nouveaux détecteurs.

Ces instruments sont en mesure de déceler leur présence sous la chair. D’infimes perturbations dans l’activité électrique du cerveau humain. De chimériques apparitions d’ondes delta qui se camouflent entre les trames des oscillations gamma synchronisées. Du charabia pour moi mais cela nous confère un avantage décisif. Les adeptes de l’Ordre et les petits génies du contingent scientifique voient en elles de malheureuses victimes d’une forme de vie étrangère et parasitaire. Nous, nous faisons face à des Possédées.

Quand nous mettons la main sur l’une d’elles, l’affrontement est souvent mortel. C’est une intervention qui sort du cadre conventionnel et qui requiert des moyens sophistiqués. J’en ai fait l’amère expérience. Une seule fois. Je n’étais pas prêt à l’époque. Et puis j’étais trop impliqué. J’en garde de cruelles cicatrices, certaines invisibles, qu’aucune chirurgie réparatrice n’a pu faire disparaître. Elle s’est échappée. Elle m’a été enlevée. Elle doit être en vie, je le sens. J’ai laissé beaucoup derrière moi mais cela compte moins à mes yeux que la retrouver, la délivrer, la ramener. Parfois, en pleine nuit, je me réveille en sueur. Le même cauchemar. Je vois deux silhouettes sur un quai. Elles attendent. Elles m’attendent. Et je ne rentre pas. Pas encore. Ma cale est vide.

Trois Mères rien que pour ce secteur reculé. Cela confirme mes intuitions. Il y a quelque chose ici qui justifie l’intérêt qu’elles portent à ce théâtre d’opérations secondaire. Un système solaire de type I avec trois planètes et un satellite colonisés. Quelques dizaines de millions d’âmes. Une activité économique fondée sur des échanges de proximité. Une faible exportation de production industrielle traditionnelle et de produits manufacturés bon marché. Des structures politiques et administratives calquées sur les standards de l’Empire. Rien d’extraordinaire.

La seule vraie bataille qu’aura connue ce secteur s’est déroulée devant la Porte. La flotte spatiale locale a tenté en vain de tenir sa position, retarder notre progression. Mais rien ne l’avait préparée à affronter l’épée de l’Empereur. Quand les trois Léviathans hybrides ont déployé leurs tentacules hors du Trou, faisant bouillonner l’énergie quantique autour d’eux, plusieurs vaisseaux ennemis se sont débandés, épouvantés, tentant leur chance dans la fuite. Ils n’ont pas été bien loin. Les huit vaisseaux de ligne aux formes lenticulaires se sont positionnés autour des monstres semi-vivants pour verrouiller les points stratégiques tandis que les frégates d’interception veillaient sur leurs flancs.

Les unités les plus importantes du camp rebelle étaient d’une classe déjà dépassée, à peine capables de freiner les trajectoires agressives des cuirassés géants de la Navy, élevés et dressés dans la lumière diffuse d’une naine rouge.

Quelques éclairs, quelques lignes lumineuses tracées dans le cône d’ombre de la Porte, quelques déflagrations bleues et mauves, quelques manoeuvres d’évitement sans espoir, quelques actes de bravoure insensés, quelques sacrifices inutiles. Trop peu pour gêner l’avancée de l’Ire Impériale.

Nous, nous étions en retrait, à bord des transporteurs lourds, bien à l’abri dans la stase. Nous avons contemplé sur les écrans géants le ballet tridimensionnel des vecteurs de combat, pointillés grotesques d’une défaite annoncée et nous avons applaudi la victoire humiliante de nos forces.

Les rebelles avaient pourtant un atout majeur dans leur manche. Leur seul atout. Le vingt et un. Le Valet. Ils ne l’ont pas utilisé. Ils n’ont pu se résoudre à détruire la Porte. C’était pourtant le moyen le plus simple et le plus définitif de se barricader et nous laisser dehors. Mais cela aurait signifié qu’ils se retranchaient pour des milliers d’années de toute l’humanité. Les milliers d’années nécessaires pour rallier à vitesse d’escargot la plus proche des planètes habitées. L’Empire est une drogue. La plus diabolique des drogues. Les planètes ne peuvent s’en passer même s’il est le plus vil et le plus violent des poisons. Alors ils ont laissé entrer le loup dans la bergerie avec l’espoir de le convertir. Mais a-t-on déjà vu un loup devenir brebis ? Surtout quand le Loup c’est moi.

« Je viens ! »

Je déplie ma grande carcasse. Je domine tous mes hommes d’une bonne dizaine de centimètres. Mon sang charrie l’héritage lébou de mes ancêtres. Je suis grand, très grand, ombre vêtue d’ombre. Seuls mes yeux ont ce bleu polaire qui me vient de ma mère.

Le half-track qui m’emmène à toute vitesse vers la zone de sécurité traverse les faubourgs dévastés de la ville portuaire. Des combats sporadiques se poursuivent sous mes yeux, micro-drames éclairs, sans début ni fin. Des images tirées au hasard d’un kaléidoscope fou. Trois fantassins plongent derrière un véhicule retourné pour échapper aux tirs laser d’un sniper invisible. Un blindé lourd impérial, aux formes trapues de saurien cuirassé, bascule de l’autre côté d’une barricade faite de bric et de broc, insensible aux tirs d’armes légères des rebelles retranchés derrière. C’est la force brutale et irrésistible contre des fétus de paille de l’Histoire. Je ne saurai sans doute jamais ce qu’il est advenu de ces destins entr’aperçus. Des visages et des scènes pris sur le vif, sans signification.

L’accalmie que je ressentais sur la plage était trompeuse. Illusion fractale. La bataille a changé de dimension, s’est fragmentée en centaines de petits affrontements isolés. Aucun ne peut plus à présent changer le cours de l’Histoire mais chacun possède une trajectoire autonome. Beaucoup perdront leur vie bien après que les chefs de la rébellion aient déclaré leur reddition sans condition. Les Mères sont à l’oeuvre. Les morts joncheront les rues. C’est ainsi. Je secoue la tête et opacifie les vitres du half. Je ne veux plus rien voir. Je vais avoir bientôt besoin de toutes mes facultés. Les autres silhouettes sur les banquettes sont aussi immobiles que des mannequins de celluloïd. Je réduit la fréquence de ma respiration grâce à certaines techniques de relaxation mentale. Dans cet état de perception, le temps s’écoule à une vitesse différente.

La zone de sécurité est abritée dans l’enceinte du spatioport. Les grillages électrifiés sont hauts et leur alliage résistant. Quand le half freine à hauteur de la guérite qui garde l’entrée ouest du complexe, j’éclaircis mon hublot. Le tarmac tout proche est encombré de navettes de liaison tandis que plus loin reposent les formes bulbeuses des transports de troupes. Les bâtiments de la spatiogare s’alignent face aux aires d’atterrissage. Les installations ont peu souffert. Les commandos Orion sont descendus des cieux peu avant l’assaut. Ils ont investi sans coup férir le spatioport et ont sécurisé le périmètre avant même que les rebelles n’aient pu esquisser la moindre réaction défensive. Les commandos Orion sont des spécialistes, des orfèvres dans leur domaine. Ils ne leur ont laissé aucune chance. Ils ont désarmé sans accroc les charges explosives disséminées sous les installations.

Ils sont encore là, vêtus de leurs armures d’assaut reconnaissables entre toutes. Elles m’impressionnent toujours autant. De lourdes armures de plates vert d’eau, aux reflets moirés, moulant leurs corps surdimensionnés, les faisant ressembler à des hommes d’armes d’un lointain passé mythologique. Cette impression est renforcée par des heaumes tarabiscotés, des épées et des boucliers d’apparat qu’ils arborent quand ils n’assurent que des missions de protection. Un ami m’a confié un jour qu’ils auraient exigé ces armes désuètes par autodérision.

Le half-track emprunte une allée secondaire qui se faufile entre des bâtiments de stockage et de maintenance. Je remarque sur certains réservoirs le symbole universel, rouge et noir, barbelé, qui avertit de la présence de matière fissible. Il y a aussi d’énormes cuves cylindriques renfermant les carburants indispensables aux vols atmosphériques ou suborbitaux, propergol et kérosène. Nous nous approchons d’une sorte de gros bunker à demi-enterré. De puissants projecteurs perchés sur des miradors en balaient les abords, profilant plusieurs commandos Orion en gigantesques ombres chinoises quand leurs pinceaux aveuglants passent sur eux. Ceux-là n’ont ni épée ni bouclier de pacotille. Ils tiennent les lourdes armes électrochimiques qui font tant baver d’envie les biffins des premières lignes. Un sergent, une montagne d’homme, se casse presque en deux pour se mettre au niveau de la portière du half pourtant déjà haut sur pattes.

« Laissez-passer m’sieurs dames ! » dit-il sur un ton rigolard. Son ton badin est démenti par les lentilles noires et impénétrables de son casque hermétique. Il a pourtant remarqué mes étoiles. Et avant ça, il a dû être informé de mon arrivée. Mais les commandos Orion ne supportent pas les hommes des Schutzschwert, les régiments spécialisés dans la chasse aux Mères, qu’ils traitent de « Croque-Mitaines ». Les hommes des Epées de Protection, car telle est la signification de « Schutzschwert » ne portent pas non plus les Commandos Orion dans leur coeur. Ils les appellent les Oignons au motif qu’ils seraient bêtes à pleurer. Sur le théâtre d’opération cependant, ils parviennent à se tolérer. Le colonel Embarius s’en est toujours défendu quand j’aborde avec lui le sujet autour d’un petit verre d’alcool maison.

Le chauffeur du half obtempère. Simple formalité. Le sergent fait un signe et ses hommes libèrent le passage. Le glisseur blindé se range sur le petit parking qui jouxte le bunker. Accompagné de mes gardes et de mon officier de liaison, je pénètre dans l’édifice, sorte de rotonde aux murs épais. Quelques feuilles de papier traînent par terre. Plusieurs cyborgs veillent de part et d’autre d’un monte-charge imposant dont les éléments métalliques brillent avec cet éclat propre au neuf. Cela fait peu de temps qu’ils ont été déballés de leurs gaines de plastique.

Les cyborgs forment les troupes d’élite des régiments SS de ma division. Mi-hommes mi-machines, ils en sont le fil de l’épée, les seuls êtres humains capables de se mesurer à une Mère. Le traitement qu’ils ont subi les a retranchés sans retour de l’humanité afin qu’aucune corruption psychique n’ait prise sur eux. Du métal a été injecté autour de chaque os de leur squelette et un alliage imperméable a enrobé leurs liaisons synaptiques. Leurs organes sensoriels ont été sectionnés. Ils voient, ils entendent, ils parlent grâce à des implants cybernétiques. Une séquence automatique et autonome veille en permanence sur leur intégrité. Au moindre signe d’altération de leurs constantes, une réaction cellulaire en chaîne les met en une fraction de seconde hors d’état de nuire.

J’adresse un signe discret aux gardiens cybernétiques qui se figent en un parfait garde-à-vous. Leur synchronisation est bluffante. Ils travaillent en équipe de cinq, une « main » dans le jargon militaire, aussi soudés que les cinq doigts d’un véritable organe humain. Presque aussi massifs que des commandos Orion, ils ne sont pas armés. Leur prodigieuse force est leur unique défense contre une Mère en furie. Ils sont enfin les fidèles assistants des technomages qui seraient sans eux trop vulnérables.

Un cyborg compose une courte séquence sur un clavier. Le grondement sourd d’une machinerie s’éveille faisant vibrer le sol sous mes pieds. Ce bunker a été construit par les légionnaires des cohortes d’appui et d’assistance. Sous son aspect rustique et dépouillé, sa structure obéit à des règles draconiennes de sécurité, tant physiques que psychiques. Lorsque le plateau s’immobilise, le cyborg relève le garde-corps et nous pénétrons à l’intérieur de ce qui ressemble à une grande cage grillagée. Au-dessus de nos têtes, autour d’une batterie d’équipements de surveillance bardés de capteurs en tous genres, les gueules noires et intimidantes de canons laser sont pointées droit sur nous. J’ai lu les procédures. Elles feront feu sans hésitation à la moindre d’alerte. Mon rang et mes codes personnels n’y pourront rien. Le péril est trop grand.

Le monte-charge s’enfonce sans cahot sous la surface. Les veilleuses fournissent une chiche clarté. Les parois de la cheminée de descente défilent à vive allure. Nous filons vers l’Enfer où les Mères nous attendent. Elles sont toujours enfermées loin de la surface car il faut accumuler des kilomètres de roches entre une Mère et l’espace pour garantir des conditions de sécurité maximale.

Je devrais être blasé. Je n’en suis pas à ma première rencontre avec ces monstres. Je suis devenu une sorte de légende au sein de l’Impérium. On m’appelle le Matricide. Ma division est la meilleure, et de loin. Mes Schutzschwert sont les mieux formés, les plus aguerris, aux statistiques les plus flatteuses. J’ai étonné le Seigneur de Guerre quand j’ai choisi ce système perdu à la lisière du grand Vide. Mais il n’a rien osé dire. Comment aurait-il pu ?

Avec un amortissement imperceptible, le monte-charge atteint le fond du puits. J’émerge dans une salle de contrôle jumelle en tous points à la précédente. Deux mains de cyborgs s’alignent le long de la paroi circulaire. Un technomage s’avance vers moi. Il semble glisser sans à-coups sur le sol, ne dérangeant aucun pli de sa soutane noire ornée sur la poitrine du motif de son ordre, deux serpents stylisés et inversés, or et cuivre s’enroulant autour d’une épée d’argent pointée vers le ciel. Le visage du technomage est plongé dans l’ombre de la profonde capuche. Seul son menton est visible tandis que son cou disparaît sous un gorgerin métallique veiné d’un réseau complexe de circuits imprimés. Un fin liseré d’or court sur ses manches. C’est un officier de haut rang venu présenter ses respects à son commandant en chef.

« Seigneur, j’ai été avisé de votre venue. Je désapprouve cette initiative et cela sera consigné sur la main-courante. »

Sa voix égale ne trahit aucune émotion comme il sied à un technomage.

« Tu ne parviendras pas à m’irriter mon ami ! »

Je souris en coin. Je reconnais bien là la rigueur et l’intransigeance d’Extlaromë, l’Adjurateur de l’Ordre Deep Avali, l’ordre des technomages, affecté à ma division. Nous avons beaucoup souffert ensemble, traquant les créatures sur tant de mondes depuis vingt quatre ans. Elle aurait vingt huit ans. Ne pas penser à ça ici et maintenant.

Perchè il sogno è la ragione
Che mi resta ancora
Il sogno è reale
Più di te e di me


« Seigneur, il est dangereux de s’aventurer ici-bas. Surtout vous. Aujourd’hui six hommes ont perdu la vie et deux blessés ne récupèreront jamais leur statut d’active. J’espère qu’ils recouvreront un jour leur santé mentale. Cette chose compte sans doute parmi les plus puissantes que nous ayons réussi à capturer vivante. Sinon la plus puissante. J’ai fait redoubler les champs de contention et triplé la saturation psycho-atmosphérique. Cela suffit à peine à maintenir les niveaux au-dessous du seuil d’alerte. Quatre compagnons veillent sans relâche! Mais ce n’est pas là le plus inquiétant !»

« Dis-moi ! »

« Les deux autres Mères se sont éteintes ! »

« Eteintes ? »

Je suis surpris. D’ordinaire, les créatures qui prennent possession de corps humains livrent une lutte acharnée contre nos tentatives intrusives. Les Mères semblent jubiler devant nos échecs. Elles essaient, jusqu’à l’ultime seconde, de corrompre leurs inquisiteurs par tous les moyens, tirant leur énergie du corps qu’elles dévastent et épuisent sans vergogne, cellule après cellule. A la fin, la mort de l’organisme hôte marque la fin de la partie. Il ne reste qu’un cadavre sans aucune trace de la Mère.

« Oui. A peine avait-elle réussi à sortir son hôte du coma qu’elle a fixé droit les caméras. Les jauges ont alors bondi jusqu’à des niveaux jamais enregistrés, réveillant les golem d’extermination. J’ai cru un instant que la Mère avait trouvé le moyen de rompre les dispositifs de quarantaine. Cette attaque inédite a mobilisé toute nos ressources. Nous ne nous sommes rendus compte qu’après que les deux autres Mères avaient cessé d’exister. Les vérifications l’ont confirmé : il ne restait que deux corps de femmes sans vie. Je les ai fait incinérer. Il ne peut y avoir de coïncidence. Nous ne nous doutions pas qu’une Mère pouvait ainsi attenter aux jours d’une de ses congénères. C’est la première fois. Le spécimen que nous détenons est sans doute tout à fait particulier. J’ai requis la procédure Alpha-Primus pour que l’Ordre nous dépêche des renforts appropriés de toute urgence. Ils seront là demain ou après demain au plus tard, temps standard. »

Extlaromë se tait. Ici, au fond de l’Enfer miniature qu’il a aménagé, il décide sans m’en référer. Les technomages sont les scientifiques consacrés dévolus à ce genre de tâche depuis de nombreux siècles. Ils paient un lourd tribut mais ont acquis un pouvoir que nulle autre guilde ne peut espérer conquérir, même en rêve. Le Révérend, le Grand Maître de l’Ordre Deep Avali, est le conseiller le plus intime de l’Empereur. Le plus écouté aussi. L’Humanité affronte son plus grand péril depuis qu’elle a découvert d’autres trois-branes. L’Empire vacille sur ses bases. Les ténèbres n’ont jamais été aussi grandes, aussi proches.

A cause des Mères. A cause de leur influence qui corrompt les forces qui maintiennent l’ordre établi et la stabilité de l’Empire. Que veulent-elles ? Cela fait plus de vingt ans que cette énigme nous est posée. Elle est sans réponse. Nous ne pourrons livrer une guerre sans fin. De nombreux psychostratèges, en incubation dans l’adyton de leurs temples souterrains, ont rêvé l’hypothèse que les Mères ont conçu un plan machiavélique, une stratégie du chaos bien définie, qui échappe à notre compréhension. Nous nous évertuons à éteindre des milliers de foyers de contagion mais nos armées ne sont pas illimitées et pour chaque planète reconquise, combien sont touchées par la gangrène? Combien de morts faudra-t-il encore ?

« Tout est sous votre contrôle Adjurateur?» J’emploie à dessein les formules protocolaires à destination des enregistreurs qui tournent en permanence.

« Sous la réserve invoquée auparavant, Seigneur, la situation est sous contrôle ! »

« Bien. Bien. Alors finissons-en vite ! »

Si je profère cette phrase, c’est surtout pour moi. L’impatience me gagne. Je dois être fixé. Mon intuition m’a mené jusqu’à ce trou perdu, loin des principales routes commerciales. Les faits semblent me donner raison. Quelques pas me séparent de ce que je redoute d’entendre. Quelques petits pas. Derrière l’épaisseur de ces murs, derrière cet énorme sas, entre les golem assoupis, elle m’attend. Je le sais. Elle est là pour moi. Ne suis-je pas là pour elle ?

L’Avalionnë m’invite à le suivre. Le sas s’ouvre dévoilant un long couloir ombreux fermé à l’autre extrémité par un autre sas aussi massif. Notre petit groupe s’engouffre sans mot dire sur la passerelle qui rejoint la geôle sphérique maintenue par de puissants champs de force au centre d’un vide artificiel. Le summum de la sécurité offerte par notre technologie.

Une fois le second sas franchi, nous nous retrouvons dans l’anti-chambre de l’Enfer. De vigilants cyborgs en tenue complète de combat et des golems accroupis qui rêvent de sang et de mort. Ils n’éprouvent aucune pitié. Des grappes de moniteurs et des tableaux de commande luminescents. Une atmosphère tendue et un silence de cathédrale. Quatre technomages sont allongés dans leurs berceaux de surveillance. Et comme une corolle artificielle, onze baies s’étalent sur la circonférence de la rotonde. Derrière le mètre de flexiverre armé, une cellule aux modestes dimensions. Dix sont vides. Dans la onzième, celle qui me fait face, d’épaisses volutes de brouillard cotonneux m’empêchent d’apercevoir quoi que ce soit. Les moniteurs de contrôle affirment le contraire. Ils affichent une présence matérialisée par une fluctuante mosaïque de taches jaunes, rouges et mauves. Une petite silhouette est assise en tailleur au centre exact de la cellule. A un demi-mètre de hauteur. Il n’y a pourtant aucun mobilier sur lequel se jucher. Je retiens mon souffle. La silhouette est menue. Une enfant ?

« Vous ne m’aviez pas dit... »
« ... qu’il s’agissait d’une enfant. Non. Le détail est inutile ! termine Extlaromë. Cela n’aurait rien changé n’est-ce pas ? Les Mères ne font aucune distinction. Elles ont trouvé un nouveau sens à un vieux proverbe : qu’importe le flacon pourvu qu’elles aient la possession ! Ou quelque chose dans le genre !»

Sanglé dans son berceau, un technomage pousse un gémissement. Sa bouche grimace sous le masque de connexion. Ses assistants procèdent à quelques vérifications et ajustent certains niveaux. Ils paraissent soucieux. Le technomage s’apaise.

« Cette Mère nous rend un peu fébriles ! Elle mobilise quatre technomages. Quatre ! Et encore. Ils n’ont pas réussi à percer sa garde. Je devrai bientôt les remplacer si j’en juge à leur état de stress. Cela ne fait pas deux heures qu’ils sont aux prises avec elle. Jamais nous n’avons eu affaire à une telle créature. Pourquoi ici et maintenant ? Cent comme elle pourraient jeter le chaos sur un monde central et déstabiliser toute notre organisation pour un bout de temps. Pourquoi est-elle là aujourd’hui sur cette planète cul-de-sac ? »

L’Avalionnë a exprimé à voix haute ma propre perplexité. Il a tort cependant sur un point. Qui fait toute la différence. La question n’est pas de savoir pourquoi elle est là aujourd’hui mais pour QUI.

« Adjurateur, il faut que je lui parle ! »

« Cela sera notifié au Palais Borgo, Seigneur ! »

« Je ne vous le reproche pas. »

C’est devenu une sorte de rituel entre Extlaromë et moi. Depuis qu’il a été affecté à ma division, nous nous livrons à ce petit duel après chaque Mère capturée. Au début, il a renâclé. Il a vitupéré. Il a menacé. En vain. Je n’ai pas cédé. Ma détermination a eu raison de ses objections. Rien dans le manuel militaire n’interdit cette initiative. Il la subordonne à une notification au bureau du Grand Maître en son Palais Borgo, la plus belle construction d’une planète balayée par les ouragans et aux cyclones. Le silence de Borgo est une acceptation tacite.

« Vous connaissez la procédure ! »

L’Adjurateur fait signe aux assistants. Après une minutieuse préparation, je m’allonge dans un berceau de contact. Un picotement sur ma langue et un léger vertige m’avertissent que le câble de connexion verrouillé sur ma nuque est mis sous tension. Les ports extérieurs ne sont pas encore ouverts. Je suis toujours dans la rotonde de contrôle. Une visière translucide s’abaisse devant mon visage. L’interface.

« Vous allez ressentir une sensation inconfortable mais elle sera passagère. Une ou deux secondes. »

La voix de l’Adjurateur est assourdie, comme si elle devait se frayer un chemin à travers un liquide.

« Ensuite, vous serez injecté au sein d’une dimension provisoire où elle pourra vous rejoindre. Si elle le souhaite. La phase sera active durant quinze minutes. Pas une de plus. Au moindre signe d’instabilité de vos constantes, je vous extirpe. Dites-vous bien qu’une fois là-bas, il vous faudra patienter un quart d’heure car vous ne pouvez abréger de vous-même cette durée! Avez-vous bien compris Seigneur ? »

«J’ai bien compris Adjurateur ».

Toutes ces simagrées sont destinées aux enregistrements officiels. Je ferme les yeux. Une série de pincements désagréables interrompt le fil de mes pensées. Quelqu’un joue du xylophone le long de ma moelle épinière. La douleur se disperse aussi vite qu’elle est née. J’ouvre les yeux.

Sono rinchiuso ancora
In questa notte trasparente
Tra questi specchi
Dove il mondo si fa niente

Je suis dans un univers unidimensionnel d’une blancheur immaculée. Telle a été ma volonté. Aucun décor. Un endroit intemporel, dénué de perspective. Je suis vêtu de blanc. Une longue tunique qui descend jusqu’aux pieds qu’elle recouvre. D’amples manches cachent mes mains. Je suis encore seul. Mais elle viendra.

« Tu parles juste! »

Elle est là. En face de moi. Une petite fille aux cheveux longs et bouclés. Une représentation idéalisée de la petite fille éternelle. Des joues rondes et fraîches. Une bouche espiègle et des yeux rieurs. Un gros noeud rouge dans les cheveux. Une robe de taffetas rose et un joli tablier blanc. Des socquettes blanches et des souliers vernis. Mais ce n’est pas la mienne.

Derrière elle, l’uniformité neigeuse est parcourue de zébrures noirâtres d’où suintent des substances visqueuses. Elles donnent un relief inattendu au décor qui se déforme vers l’extérieur relatif, comme si un poing gigantesque tirait en arrière la matière impalpable dont est fait cet endroit. Des forces antagonistes sont à l’oeuvre. Les technomages contre la Mère. Les uns essayant de maintenir l’équilibre précaire de ce monde virtuel et de garantir ma sécurité. L’autre s’employant à trouver la faille dans la matrice tout en devisant avec moi, avec une cohérence stupéfiante. Nous avons recours, pour réussir cette prouesse, à des moyens colossaux. Elle n’a besoin de rien.

« Je connais la raison qui te pousse à venir à moi. » dit la Mère avec la voix de petite fille modèle. Elle me sourit en léchant la sucette qui vient d’apparaître dans sa main potelée.

« Tu sais où elle se trouve ? » Mon coeur s’est arrêté de battre même si ma raison me rappelle que je suis toujours couché dans le berceau d’interface et qu’il ne s’agit que d’une représentation modélisée, artificielle et sophistiquée.

« Tu veux aller trop vite. Comme d’habitude. Trop vite pour ceux qui te suivent. Les humains sont étonnants à bien des égards. Votre univers aussi du reste. Trop éloigné du mien. Une des lois qui le régissent échappe à notre entendement. Celle selon laquelle l’attraction entre deux corps diminue quand la distance qui les sépare augmente. Tu sembles constituer l’exception à la règle ! »

« Je ne suis ni philosophe ni physicien, juste un homme à la recherche de ce qu’il a perdu ! Ce qui lui a été enlevé ! »

Autour de nous, l’univers unidimensionnel a cédé la place à un paysage familier. Une large plage d’or blond écrasée de chaleur sous le soleil tropical. Une plage que je ne connais que trop bien. L’illusion est parfaite. Le phare est à sa place et je suis à nouveau un petit bonhomme de sept ans. La Mère a recréé de toutes pièces ce décor qu’elle a puisé dans mes souvenirs. Ce tour de force est prodigieux mais il risque d’alerter les routines des sous-systèmes de surveillance. L’Adjurateur va interrompre la connexion.

« Ne t’inquiète pas ! répond la petite fille qui est à présent en maillot de bain rose bonbon, une bouée autour des hanches, effleurant d’un orteil prudent l’eau huileuse. Un temps viendra où je sucerai ta moelle épinière. Et tu me supplieras de ne pas arrêter. Jusque là, tu n’as rien à craindre, je ne peux t’atteindre !»

« Il y a vingt quatre ans... »

Le paysage s’efface comme un chiffon efface la craie sur un tableau noir. Les toits de la capitale planétaire s’étendent jusqu’à l’horizon dans le jour qui décline. Je reviens vingt quatre ans en arrière. La nuit approche, apportant avec elle les senteurs fortes et poivrées des fleurs crépusculaires qui ne poussent nulle part ailleurs. Les essences tirées de ces fleurs qui ne s’ouvrent qu’entre chien et loup font la fortune de cette planète. Je suis jeune et fort, respirant à pleins poumons l’air pimenté du soir par la fenêtre ouverte. Les étoiles brillent accrochées comme il faut à la voûte céleste. Aucune fausse note. Aucune anomalie. Tout est à sa place. Si je me retourne, je verrais...

Olorès, mon épouse, qui m’attend sur la couche conjugale, plongée dans une conversation distante avec l’une de ses amies. J’ai vécu cette scène. Je la revis à l’identique. Olorès termine sa discussion et lève les yeux vers moi :

« Ne faisons pas de phrases inutiles. Les plans virtuels offrent des possibilités quasi illimitées ! »

Je suis pris d’un vertige. C’est beaucoup trop fidèle. Trop réel. Je peux sentir le bois sous la paume de ma main. La fraîcheur du marbre sous mes pieds nus. Son délicat parfum, celui qu’elle préfère et qu’elle fait venir à grands frais de la Terre, notre planète natale. Des accords majeurs de bergamote et de vert auxquels se mêlent les notes subtiles du jasmin et de la rose, de la fleur d’oranger et de la pêche.

Olorès est aussi belle que dans mon plus fiévreux souvenir. Il y a tant d’années que je suis parti sans jamais revenir. Je dois me retenir pour ne pas me jeter dans ses bras. Dans les bras du monstre.

« Je suis désirable n’est-ce pas ? C’est toujours la petite fille qui parle. Je puis reproduire chacun de ses grains de beauté, chaque endroit intime que tu as exploré. Et plus encore. L’esprit humain dispose de capacités étonnantes. Nous en découvrons davantage chaque jour. Au sein de cette matrice virtuelle, je pourrais recréer un monde branaire à ton image où tu pourrais vivre pour l’éternité sans jamais te heurter à la plus infime contradiction spatio-temporelle. Si je ne peux posséder ton corps et ton esprit, je peux tisser un cocon immatériel autour de toi dans lequel tu me prieras de te laisser. N’est-ce pas la plus absolue des possessions ? »

« Je suis désirable n’est-ce pas mon amour ? » La voix mélodieuse d’Olorès me surprend malgré moi. C’est bien sa voix, aussi réelle qu’il y a vingt-quatre ans. Les enfants dorment dans l’aile opposée de la maison. L’avenir est radieux et prometteur. Demain, je serai promu colonel. L’un des plus jeunes de ma promotion. Je commanderai mes propres hommes. Une unité prestigieuse sous l’aile protectrice et bienveillante du Maréchal lui-même. C’est si facile de repartir de zéro. Ne rien faire. Laisser aller.

C’est trop simple. Ma volonté refuse et secoue le joug que le monstre tente de lui imposer. Elle déchire les voiles du mirage, se nourrissant d’une rage glaciale intacte. Les vents balaient les vestiges de ce décor fantôme, les éparpillant avec force dans toutes les directions. Je me tiens au centre de la tornade, me dressant devant la petite fille qui écarquille les yeux. Sa forme devient floue puis translucide. Elle disparaît bientôt. Avec elle la tentation reflue à regret.

« Tu es un spécimen fascinant ! me lance une haute silhouette noyée d’ombre qui se dresse comme un spectre sur un océan de neige. Elle a pour tout visage une tache plus sombre qui absorbe la lumière. Je donnerai beaucoup pour t’étudier! Peut-être es-tu venu m’acheter quelque chose?»

« Avant de te répondre, est-ce que ma fille est encore en vie ? »

« Elle l’est ! »

« Alors, si tu me dis où elle a été emmenée et comment je pourrais la libérer, j’accepterai tes conditions ! »

« Mes conditions sont déjà inscrites en lettres de feu sur ton hélice moléculaire. Elles s’activeront à la fin du processus si tu le mènes à son terme. Quand je t’aurai révélé ce que tu souhaites connaître, le marché deviendra définitif. Acceptes-tu quelles qu’en soient les conséquences? »

« Oui ! »

J’ai parcouru l’espace depuis vingt quatre ans pour la retrouver, m’enfonçant chaque jour plus loin sur des routes hors du temps. Ma petite fille. Le rayon de soleil de ma vie. Que m’importe mon sort si elle est sauve !

«Des ordres vont être donnés pour que ta fille soit transportée à l’endroit de ton choix. Son intégrité, tant physique que mentale, sera restaurée. Ses souvenirs résiduels seront modifiés pour pallier tout risque de traumatisme lié à sa brutale réinsertion dans un cadre qui lui est devenu étranger. Elle se souviendra d’une longue rétention dans un lieu étrange mais cela restera flou et inoffensif .»

« Comment m’en assurerai-je ? »

« Tu pourras la voir une fois, une seule, pour constater que j’ai tenu ma promesse. Quant à elle, elle ne te reconnaîtra pas. Tel est le prix ! »

« J’accepte ! »

Perso in queste stanze
Tra le tenebre
Io sento la coscienza
Che se ne va

* * *


Quand je ferme les yeux, je rêve d’une vie désormais inaccessible. Une vie enfuie. Ma vie. Mais je les rouvre bien vite car il ne faut pas que je m’endorme. Il ne faut pas que je glisse dans le sommeil. Le cauchemar reviendra me hanter.

Je suis en train de rêver à cause des drogues qu’elle m’injecte pour assouvir son désir. Elle ne me fait pas souffrir. Pas trop. Mais j’ai beau supplier, elle refuse de supprimer le cauchemar.

Je m’approche d’une plage où veille un phare solitaire. Il y a deux silhouettes qui semblent attendre sur le sable. Je m’approche encore. Je les reconnais. Il y a Olorès et Julien, mon fils. Il me ressemble tant. Quel âge a-t-il ? Six ans ? Sept ans ? Il ont tous deux les sourcils froncés comme s’ils cherchaient quelque chose sur l’océan derrière moi. J’ai beau crier, leur faire des signes, ils ne m’entendent pas, ne m’aperçoivent pas. Je ne rentrerai jamais.

C’est la stupide force du destin.

Le fiamme dell’inferno
Non mi bruciano
La notte finirà
Il tempo si fermerà
Per me


M
Par une claire nuit...


  
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Réponses à ce message :
3 Commentaire Maedhros, exercice n°84 - Narwa Roquen (Lun 8 nov 2010 à 15:21)
       4 Au clair de la nuit! - Maedhros (Jeu 11 nov 2010 à 19:29)
              5 Merci pour eux! - Narwa Roquen (Ven 12 nov 2010 à 14:03)
                   6 Je sais, je sais mais j'arrive du Pérou... - Maedhros (Ven 12 nov 2010 à 20:47)
                       7 Private joke - Narwa Roquen (Sam 13 nov 2010 à 14:05)
3 C'est un peu trop long... - z653z (Jeu 4 nov 2010 à 17:10)
       4 De la saveur des madeleines. - Maedhros (Jeu 4 nov 2010 à 18:06)


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