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 Répondre à : WA, exercice n°65, participation 
De : Narwa Roquen  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=25\'>Narwa Roquen</a>
Date : Jeudi 27 aout 2009 à 22:25:55
La fille du Loup





« Ah oui, c’est vrai... Je ne sais pas si je vais pouvoir venir...Ca me ferait perdre l’après-midi de travail. Et puis, hein, tu n’as pas besoin de moi, tu as déjà passé tellement d’examens...
- C’est quand même une thèse de doctorat, maman.
- Oui, je sais... Mais était-ce bien nécessaire ? enseigner l’histoire quand on est déjà avocate... Tu aurais mieux gagné ta vie si...
- Nous en avons déjà parlé. C’est mon choix.
- Et tous ces petits diplômes inutiles que tu as accumulés ! Assistante vétérinaire, graphologue, conseil en communication... Et cette licence d’amérindien...
- Ces petits diplômes, comme tu dis, me permettent de ne pas être à ta charge et de payer mes études. Et la licence, c’était bien utile pour lire les documents originaux !
- Mais quelle idée de choisir ce thème, aussi, sur les Indiens ! Ca n’intéresse personne !
- « Napoléon et l’Etat Amérindien », maman : comment la nation amérindienne s’est constituée en Etat autonome, grâce à Napoléon Bonaparte : c’est tout simplement passionnant !
- Si tu le dis...
- C’est vrai que ce n’était pas à la même époque, mais regarde la différence : les Espagnols ont pratiquement détruit les civilisations maya et aztèque, les Anglais ont massacré les Indiens pour leur voler leurs territoires, alors que Napoléon les a certes repoussés vers l’Ouest, mais il leur a laissé toute la terre entre la côte ouest et les Rocheuses et un peu au delà, et il a négocié avec eux, il les a encouragés à s’unir en une nation unique, a jeté les bases de leur Constitution et de leur Code Civil...
- Oui, oui, je sais... »
Elle continuait à faire ses mots croisés tout en répondant distraitement à Eugénie.
« Et puis... nous avons vécu là-bas pendant huit ans, non, jusqu’à la mort de papa...
- Oh, nous étions à la frontière... Mais toujours dans l’Empire, quand même ! »
Eugénie fronça les sourcils.
« C’est drôle, je n’ai aucun souvenir de cette période. Et tu ne m’as jamais montré aucune photo. Je me souviens vaguement d’un petit poney pie...
- La mort de ton père nous a bouleversées toutes les deux, c’est pour ça que je suis partie sur la côte est. Et toutes les photos se sont perdues dans le déménagement, ainsi que bon nombre d’objets...
- Et... il ne me reste pas... des cousins, là-bas, un oncle, quelqu’un...
- Non, non », répondit sa mère en secouant la tête. « Personne. »





Elle démêlait ses longs cheveux noirs quand le manche de la brosse lui resta dans la main. Sa mère était partie travailler depuis longtemps et Eugénie, une fois n’est pas coutume, s’était accordée une longue grasse matinée pour célébrer son premier jour de vacances. Elle achèterait une autre brosse en faisant les commissions pour le repas du soir, mais en attendant... Elle entra dans la chambre de sa mère. Sur sa coiffeuse en bois de rose, elle emprunta la brosse à cheveux à manche de nacre que sa mère gardait jalousement. Autrefois, quand elle était petite fille, toutes les deux se brossaient mutuellement les cheveux, la blonde et la brune... Elle avait toujours trouvé cet objet magnifique. Près de la brosse, il y avait une enveloppe décachetée, banale, dont l’écriture cependant l’interpella. C’était vraiment étrange : on aurait dit la sienne propre ! Amusée et un peu intriguée, elle jeta un coup d’oeil à la lettre qu’elle contenait. Dès les premières lignes, un vertige étourdissant la força à s’asseoir sur le lit, tandis que ses yeux brûlants ne pouvaient se détacher de cette écriture volontaire et passionnée, quoique légèrement tremblée et qui effleurait à peine la feuille, alors qu’avec de telles composantes vitales elle aurait dû griffer le papier.
Pauline chérie,
J’espère que tu vas bien ainsi qu’Eugénie. J’espère aussi que tu n’as pas déménagé et que cette lettre te parviendra. Ma santé décline de jour en jour et tu sais qu’ici on ne nous soigne pas. Je voudrais tant revoir Eugénie une dernière fois avant de mourir ! Ce doit être une belle jeune femme, maintenant, elle est sans doute mariée, peut-être mère. Ca va faire quinze ans que tu ne réponds plus à mes lettres. Je ne te le reproche pas. Tu as dû refaire ta vie et je comprends que tu aies voulu m’en effacer. J’ai mérité ma peine et il n’est pas de jour depuis vingt ans où les remords ne m’accompagnent pas du levant au couchant.
Mais je t’en supplie, au nom de l’amour merveilleux que nous avons partagé pendant quelques années, s’il te reste un peu de pitié pour le criminel que je suis, permets-moi de revoir ma fille. Peut-être refusera-t-elle, mais au moins, dis-lui que je l’attends.
C’est sans doute la dernière lettre que je t’écris. Ne maudis pas mes cendres comme tu m’as maudit de ton vivant. Je sais que j’ai gâché ta vie et celle d’Eugénie. Je te demande une dernière fois pardon
Loup



Le coeur en miettes, elle revint en haut de la page : 12 juin. Cette lettre était arrivée plus de deux semaines auparavant, deux semaines ! Jetée là, sur la coiffeuse, relue peut-être cent fois... ou au contraire regardée avec crainte, avec mépris...
Ses jambes tremblaient. De lourdes larmes noyaient ses yeux, mais ce n’était pas du chagrin. C’était de l’horreur, de la colère, de la haine... et pourtant, et pourtant... presque un soulagement !
Son père était vivant. Pour l’instant. C’était un criminel enfermé depuis vingt ans. Sa mère lui avait menti depuis vingt ans. Depuis vingt ans elle pleurait un père qui n’était pas mort. Elle regarda le cachet de la poste sur l’enveloppe. Siksika, Amerindia. Il était là-bas ! Alors, puisqu’elle lui avait menti pour tout le reste... avaient-ils vraiment vécu à la frontière ? il lui avait semblé, par moments...elle avait rêvé, certaines nuits, de danses sacrées autour d’un feu, de sages et de Sorciers aux longues parures de plumes d’aigle... Et les tambours... elle avait appris la langue deux fois plus vite que ses camarades, c’était comme si elle s’en souvenait. L’avait-elle parlée jusqu’à huit ans ? Et pourquoi tous ses souvenirs avaient-ils disparu ? Est-ce qu’elle pouvait les retrouver ? Sous hypnose, peut-être ?
Elle se leva d’un bond. Une rage indescriptible la transforma en animal sauvage. Elle était adulte ! Sa mère n’avait pas le droit de la traiter comme une enfant ! C’était à elle et à elle seule de décider de sa vie ! Elle balaya d’un revers de main tous les objets qui recouvraient la coiffeuse, puis ramassa la brosse à manche de nacre et l’emporta. Elle la jeta dans un grand sac à bandoulière avec deux denimes et quelques tricots en coton, des chaussures de marche, un exemplaire de sa thèse...
Elle griffonna un mot à la va-vite et le posa sur la lettre dépliée. La ressemblance entre les deux écritures lui serra le coeur. Mais elle n’avait pas de temps à perdre. Elle prendrait le premier avion pour Nampa, la capitale. Et ensuite... elle ne savait pas. Ca n’était pas important. D’une manière ou d’un autre elle ne voulait qu’une chose : la vérité.


Le Trans-Empirien la berçait doucement. Il n’y avait pas d’avion avant le lendemain, et elle voulait partir le plus vite possible. C’était stupide, le voyage en train allait lui prendre un jour et demi, il y avait presque quatre mille kilomètres... Mais c’était aussi beaucoup moins cher, et elle ne savait pas ce que l’avenir lui réservait.
Dire que trois jours auparavant elle avait soutenu sa thèse en pensant qu’elle allait enfin s’installe, avoir une vie régulière, un travail stable et satisfaisant, des loisirs... Est-ce que c’était son destin, de ne jamais se fixer nulle part ?
Par désoeuvrement, elle ouvrit l’exemplaire de sa thèse qu’elle avait emporté, sans bien savoir pourquoi. Pour la montrer à son père ? Mais un père criminel... Elle n’arrivait pas encore à affronter cette idée. D’abord aller là-bas. Réfléchir ensuite.
« Le 2 septembre 1798, Bonaparte, alors Chef des Armées, appareille de Saint-Nazaire avec 33 navires de guerre. Il emmène avec lui ses plus valeureux généraux : Berthier, Murat, Davout, Lannes, Marmont, Duroc, Bessières, Friant, Kléber et Desaix. Certes, la campagne d’Italie a rempli les caisses de l’Etat, mais la gloire qui auréole l’infatigable Petit Caporal agace et inquiète le Directoire. Justement, le président américain John Adams a rompu tous les accords commerciaux avec la France et fait voter l’embargo sur les produits français. Tous les bateaux français qui s’aventurent près de la côte sud sont immanquablement capturés. Bonaparte souhaiterait porter la guerre en Egypte : raison de plus pour l’envoyer aux Amériques, et éloigner peut-être définitivement ce gêneur, plus à l’aise avec l’artillerie que la marine. Barras trouve l’idée stupide, mais Treilhard, Merlin de Douai, Rewbell et La Revellière le font taire.
Bonaparte a flairé le piège, mais il est obligé d’obtempérer. Ce qu’il fait, à sa manière. Il embarque donc avec une flotte conséquente... mais ses navires de transport sont au nombre de 232, et il emmène 32 300 hommes, 2 000 canons, 800 chevaux, et 175 ingénieurs, artistes et savants, dont Monge, Berthollet, et Geoffroy Saint-Hilaire.
A peine a-t-on quitté le port qu’il intime à l’amiral Brueys de changer de cap : direction la côte est ! Les escarmouches navales n’enchantent guère l’ancien artilleur. Ce qu’il aime, c’est du haut d’un promontoire, contempler la plaine où se »s bataillons vont livrer bataille. Les lourds canons, les chevaux rapides, la masse des fantassins... Il joue sur un immense échiquier et il est Maître du Jeu, de la Vie et de la Mort... de la Victoire !
Cela ne fait que 35 ans que les Français ont été chassés d’Amérique – c’était six ans avant sa naissance. Il doit bien rester encore quelques colons qui seraient prêts à prendre leur revanche. Certes, il faut d’abord traverser la moitié du continent... Mais le pâle John Adams n’impressionne pas Bonaparte. Ce n’est pas Washington ! La France le rejette, qu’à cela ne tienne ! Il part à l’assaut du Nouveau Monde, là où personne ne viendra lui reprocher d’être corse – et petit.
Est-ce une folie ? Fortuna audaces juvat. Il croit en son étoile. Il va porter une guerre sauvage, sur un continent encore à demi sauvage, qu’il pourra coloniser, construite, modeler selon son bon vouloir...
Le 4 novembre, il est en vue des côtes de Boston. Le 5, la guerre commence, fulgurante, imprévue, insensée. Les autochtones ont le choix : se soumettre ou mourir. L’immense majorité tient à la vie.
Il faut en premier lieu abattre les dirigeants de chacun des treize Etats, les seuls qui aient vraiment quelque chose à perdre. Bonaparte mise toute sa fortune personnelle sur ce pari inouï : il achète des traîtres, mécontents ou mercenaires. Les quelques embryons d’armée qui arrivent à se constituer dans l’urgence sont balayés comme fétus de paille par la tempête napoléonienne ; John Adams est assassiné le 2 décembre. Bonaparte, qui n’a que faire du consentement du peuple, s’autoproclame Empereur d’Amérique. Et tout en laissant derrière lui, disséminés comme les semences du laboureur, des administrateurs et des scientifiques, il poursuit sa course folle vers l’ouest. Pendant deux ans, il va conquérir les deux tiers de l’Amérique du nord, avec une constance dans la victoire qui relègue César et Alexandre au rang de bandits de grands chemins. Mais voilà qu’il aborde ensuite des terres plus arides dont la population nomade est plus mobile que ses propres troupes, et parfaitement rompue à l’art de l’embuscade et de la guérilla : les Indiens.
Est-ce la fatigue ? L’envie brutale de profiter de ses acquis ? Ou le pressentiment que ces ennemis-là risquent de le vaincre au terme d’une guerre d’usure ? Au fond de lui probablement admire-t-il ces guerriers dont la bravoure n’a d’égale que l’habileté à cheval. Toujours est-il que l’Empereur a une inspiration géniale : pour la première fois de sa vie, il négocie... »


Hypnotiques, les paysages défilaient à sa fenêtre. Villes, plaines, montagnes, lacs, rivières, villes, plaines... Sa mère avait toujours refusé de lui parler du passé.
« Ca me fait trop de peine. Plus tard, peut-être. »
Elle ne souvenait pas d’un seul objet, d’une seule photo qui eût au moins évoqué la présence de son père. La brosse, peut-être. Mais c’était un non-dit de plus. Elle pouvait comprendre. Il était plus facile de dire qu’il était mort. Mais quand cette lettre était arrivée... Et puis qu’avait-il fait ? Assassin, violeur, braqueur... Le crime devait être grave pour que la peine soit si lourde. Elle frissonna d’horreur. Je suis peut-être la fille d’un monstre. Comment pourrais-je le regarder en face ? Comment pourrais-je supporter qu’il soit content de me voir, qu’il me dise qu’il m’aime ? Comment peut-on aimer un père criminel ?
Je me souviens d’une vague silhouette, un homme grand, brun. Elle sursauta. Ce prénom ? Serait-il possible que... Sa mère était blanche. Elle-même avait le teint mat, mais... Le coeur au bord du gouffre elle scruta ses traits dans son petit miroir de poche, en essayant d’être objective. Ces pommettes saillantes... ces cheveux de jais... ces yeux noirs en amande... Oui, elle aurait pu être métisse. Elle soupira. Inutile de tirer des plans sur la comète. Dans deux jours elle pourrait le voir en face. Si elle avait le courage. Si...
Le bercement du train eut raison de ses questionnements. L’arrêt en gare de Saint-Louis la réveilla. Elle s’étira, se trouva raide et courbatue. Un mot résonnait dans sa tête : nâhtona. Qui l’avait appelée « ma fille » ? Il y avait une grande plaine... et une rivière... et une colline aride où les pierres roulaient sous les pieds des chevaux. Et des ombres. Elle était sûre d’avoir vu des visages dans son rêve, mais sa mémoire refusait de les lui montrer. Elle se battit pendant de longues minutes, se concentrant de toutes ses forces comme si sa vie en dépendait... mais le souvenir du rêve se dérobait comme de l’eau entre les doigts. La frustration la réveilla tout à fait. Elle s’aperçut qu’elle avait faim, et soif. Elle n’avait rien pris depuis le matin et déjà la nuit tombait. Elle acheta des petits pains fourrés et une grande bouteille d’eau au wagon-restaurant, puis regagna sa place. Ca ne valait pas une pizza de chez Marco, mais la faim la rendait moins difficile. Et puis elle devait faire attention. Les restaurants, ça serait pour plus tard. Le mot restaurant déclencha une réaction violente. Elle avait rendez-vous avec Laurent ! Ce soir ! Là, maintenant ! Enfin, une heure auparavant... Elle ralluma son portable et écouta ses messages.
« Eugénie, où es-tu ? J’espère que tu n’as pas fait la folie d’aller là-bas. Si... je ne t’ai rien dit c’est... pour ton bien. Ne fais pas l’enfant, rentre. C’est... dangereux. Je t’expliquerai. Ton père... de toute façon tu ne pourras rien faire. Rentre. Nous en parlerons calmement. Je t’embrasse. »
Toujours ce ton placide, presque absent. A peine quelques hésitations. Cela traduisait-il chez sa mère une émotion violente, ou était-elle seulement contrariée ? Elle réalisa qu’elle ne supportait plus ni les « c’est pas grave » ni les « plus tard ». Une bouffée de haine la submergea. Jamais un rire, jamais une colère, toujours atténuer, toujours temporiser, toujours négocier, minimiser, distancier... faire semblant ? On lui avait souvent reproché son tempérament de feu. Mais ce soir elle en était fière. Moi au moins je suis vivante ! Ca fait combien d’années que ma mère est morte ? Vingt ans. Puis une pensée glaçante lui gela le coeur. Est-ce mon père qui l’a tuée ?
« C’est moi. Qu’est-ce que tu fiches, bordel ? Ta mère m’a dit que tu avais disparu, elle se demande si tu n’es pas partie vers l’ouest, mais elle refuse de m’en dire plus. On a rendez-vous dans deux heures au Lilas bleu, tâche d’être à l’heure. »
« Ca fait une heure que je t’attends. Tu te fous de moi ? Tu pourrais au moins répondre au téléphone ! Si tu es vraiment partie, j’attends des explications ! Ta conduite est inqualifiable. A croire que tu es devenue folle ! J’aurais dû m’en douter, avec toutes les pastilles que prend ta mère, que tu finirais comme elle ! T’as intérêt à me rappeler très très vite, et j’attends des excuses ! »
Etrangement, la colère de Laurent la laissa de marbre. Elle murmura « connard » entre ses dents et éteignit son portable. Elle n’avait vraiment rien à lui dire. Ce garçon, tout à coup, lui était complètement indifférent. Sa réaction épidermique, qui plus est, le montrait sous un jour détestable. On devrait tester plus souvent les gens qui disent nous aimer. Rien que pour ça, c’était une bonne idée d’être partie.


Nampa, écrasée de soleil, sentait la poussière et l’essence. Il n’y avait pas de car pour Siksika avant le lendemain. Elle trouva un hôtel minable pour la nuit. Une longue douche la reposa mieux qu’une sieste, et les cheveux encore roulés dans la serviette, à peine vêtue d’une longue cotonnade, elle appela la prison de Siksika.
« Comment vous dites ?
- Durempart. Loup Durempart. Je voudrais ... lui faire une visite, je suis sa...
- Personne de ce nom.
- Ce n’est pas possible ! Il est chez vous depuis vingt ans, il m’a écrit...
- Faites erreur, mam’zelle. Désolé. »
Elle reposa le combiné totalement abasourdie. Tous ces changements, la fatigue, et l’incertitude de l’avenir... Elle explosa en sanglots comme l’orage éclate sur la canicule, pour apaiser les tensions. Sa dernière larme n’était pas essuyée qu’elle se dirigeait à grands pas vers le cybercafé le plus proche. Il ne lui fallut que dix minutes pour trouver ce qu’elle cherchait.


« Amerindia hetoeva, 13 mars 1989
ATTENTAT A NAMPA
Cette nuit à 3 h 45 heure locale une bombe artisanale a partiellement détruit le bâtiment de la Banque Kléber ; le puissant groupe financier empirien, solidement implanté en Amérindie, avait été plusieurs fois l’objet de menaces de la part de l’organisation nationaliste « la Terre au Peuple Libre », qui en avait fait l’emblème de ce qu’ils appelaient « l’invasion douce ».
...
Vers 12 h, le chef déclaré de ce mouvement , Honehe Moohta, s’est présenté de lui-même aux services de police en se déclarant responsable de cet attentat où deux passants, un jeune homme de 15 ans et son père, ont trouvé la mort. Il dormira en prison dès ce soir.
Il semblerait que le chef charismatique de ce mouvement jusque là pacifique et plutôt adepte de le non-violence se soit borné à répéter « Je suis le seul responsable. Je demande pardon aux victimes et à leur famille », sans répondre à aucune question concernant l’attentat et ses probables complices.


Amerindia hetoeva, 22 juin 1991
LE PROCES
Le procès du terroriste Honehe Moohta s’est terminé par sa condamnation à l’emprisonnement à perpétuité. Aucune clémence n’a été accordée à cet homme étrange qui n’a répondu à aucune question, continuant à répéter comme le jour de son arrestation « Je suis le seul responsable. Je demande pardon aux victimes et à leur famille ».
Son avocat commis d’office a été totalement inconsistant, bredouillant, se reprenant sans cesse ; il faut dire que c’était son premier procès.
’L’attitude de Honehe a joué en sa défaveur. Il est apparu aux jurés comme un monstre insensible et méprisant (voir page 4 l’entrevue avec deux d’entre eux).


Eugénie se leva, paya et sortit. Mise au tapis par un direct du gauche. Tête vide, coeur lourd, yeux brûlants. Elle se laissa tomber sur le premier banc qu’elle trouva. Une nausée intense lui souleva le coeur. Cette poussière... La ville lui sembla sale, bruyante, vulgaire. Il y avait presque davantage de Blancs que d’Indiens dans les rues, et sur la chaussée, ils s’affichaient dans de voyantes décapotables tandis que la plupart des Indiens roulaient à vélo. Un sentiment profond de solitude lui coupait les jambes. Pourtant, cet homme qui était aussi son père ne lui semblait plus si monstrueux. Il avait tout fait pour se faire condamner. Pourquoi ? Etait-il vraiment coupable ou protégeait-il quelqu’un ? Elle sourit tristement en pensant que l’espoir était comme le chiendent, on avait du mal à s’en défaire... Tant d’éléments lui manquaient, elle avait tant de questions à poser...mais à qui ?
Sa mémoire mutique lui accorda enfin le nom qu’elle cherchait à tâtons depuis deux jours : Deuxrivières ! C’était là ! C’était là qu’elle avait vécu, et ce n’était pas dans l’Empire, elle en était sûre !
Elle se précipita à nouveau dans le cybercafé, tapa « annuaire ». Elle laissa défiler les noms jusqu’à ce que... Etahpe Nahkohe ! C’était le frère aîné de Papa, tonton Nahkohe, Grand Ours frère de Loup Noir ! Et sa femme s’appelait... Koho, bien sûr, tante Koho...
Des larmes plein les yeux, elle recopia l’adresse et les horaires du bus. Elle partirait le lendemain. Pour savoir.


Une femme âgée, usée, en costume traditionnel, lui ouvrit la porte. Eugénie peina un peu à la reconnaître.
« Tante Koho ?
- Hoesta ! J’étais sûre que tu viendrais ! Comme tu es belle, mon enfant ! Nahkohe, Hoesta est là, le 5 juillet, la prophétie d’Isiwun était juste ! Appelle-le, vite, vite, il faut lui dire... »
Mais son oncle courut à sa rencontre et la serra dans ses bras.
« Il faut que tu nous racontes tout, viens t’asseoir... Comment tu es arrivée ici, ce que tu as fait pendant tout ce temps...
- Mais laisse-là donc respirer ! La pauvre enfant est sûrement morte de faim et de soif. Viens-là ma chérie, vient, tante Koho a préparé des gâteaux de maïs, hier, et j’ai de la citronnade bien fraîche... Et toi, appelle donc Isiwun, qu’est-ce que tu attends ? »


Ils avaient voulu attendre la tombée de la nuit. Ils avaient fait du feu dans la cheminée, poussé les meubles du salon pour faire de la place sur le tapis de laine bouillie. Ils avaient tous revêtu le costume de cérémonie cheyenne, et tante Koho avait passé le mois de juin à coudre et à broder le sien, elle avait tellement confiance en Isiwun, l’Esprit du Bison, le Sorcier... Et, chose encore plus étrange, il lui allait à merveille...
Son oncle s’excusa :
« Autrefois, nous aurions allumé un feu dans la clairière sacrée. Mais depuis que le gouvernement est à la solde de l’Empire, c’est interdit. Petit à petit, ils nous enlèvent tout ce qui fait notre culture et notre identité, pour nous transformer en esclaves dociles, c’est ce que ton père appelait « l’invasion douce. » Ici, l’argent et le pouvoir sont aux mains des Blancs. Nous devons nous contenter des emplois subalternes, ou bien travailler la terre dans nos fermes, sans autre espoir que de survivre, car ici on ne prête qu’aux riches. »
Ils étaient presque une vingtaine, assis en tailleur sur le tapis de laine grossière, probablement tissé par Koho elle-même. Il y avait son oncle, sa tante, Isiwun le Sorcier, son fils Maohoohe Mae, Renard Rouge, qui ne la quittait pas des yeux, et leurs amis les plus proches et les plus fidèles. Elle luttait pour refouler ses larmes : elle avait enfin une famille, et tous ces visages dans les lueurs dansantes du feu étaient empreints de bonté et de sagesse... C’étaient tous de pauvres fermiers, mais leur sourire avait l’innocence des enfants, leur étreinte était sincère, et sans cesse ils lui touchaient la main, le bras, l’épaule... Pour s’assurer de sa réalité, ou pour la rassurer, elle, qui n’avait plus été rassurée depuis si longtemps ?
Quand Isiwun eut fini de prier les Esprits, il fit circuler le calumet. Puis il s’assit et s’adressa à Eugénie.
« Hoesta Soohe... »
C’était son nom. Flamme Dansante. Ce nom, prononcé si gravement et si tendrement, faisait écho jusqu’au plus profond d’elle-même, l’emplissant de confiance et d’amour, redonnant un sens à sa vie...
Elle raconta. Quand elle parla de sa mère, avec colère et ressentiment, elle vit Koho hocher la tête d’un air triste, Koho compatissante et insaisissable comme la pluie dont elle portait le nom. Quand elle récita presque mot pour mot les articles du journal du soir, ce fut Nahkohe qui fronça les sourcils.
« Et, toi, qu’en penses-tu ? », lui demanda doucement Isiwun quand elle eut fini. Mal à l’aise, elle répondit sincèrement :
« Je ne sais plus. Cet attentat était stupide et odieux... Mais vous avez tous l’air de continuer à aimer mon père...
- La famille n’est pas là pour juger, mais pour aimer », déclara Maohoohe d’une voix grave et profonde. « Mais dans ce cas...
- Je vais te dire ce qui s’est passé. Nous sommes peu nombreux à savoir la vérité, et nous avons fait serment, à la demande de ton père, de garder le secret. Mais », reprit Nahkohe, « tu es sans doute la seule personne au monde à qui rien ne doit être caché.
Ton père était bien le chef de notre mouvement, qui s’insurgeait contre « l’invasion douce ». Nous étions pacifistes, et même face à la répression policière, nous n’opposions que la non-violence. Mais deux jeunes gens exaltés ont cru pouvoir faire avancer les choses en posant cette bombe ; c’était la nuit, la banque était déserte. Par malchance, deux passants furent tués. Ton père n’était pas au courant de l’attentat. Il en a assumé toute la responsabilité pour protéger les deux adolescents, estimant qu’il aurait dû mieux canaliser ses troupes pour que ceci n’arrive jamais. »
Nahkohe marqua une pause et une larme silencieuse roula sur sa joue. Sa voix se fit plus rauque.
« L’un des deux jeunes gens était mon fils. Notre Conseil les a bannis d’Amérindie, mais à l’heure actuelle ils sont toujours libres, alors que ton père... Je... me demande depuis vingt ans si j’ai bien fait d’accepter cela ...
- Tu as bien fait, oncle Nahkohe. Plus que de sa liberté, il s’agissait de la dignité de mon père. »
Isiwun se mit à rire en sourdine.
« Par le Grand Manitou, tu parles comme une Cheyenne ! »
Hoesta rougit violemment dans la pénombre, et une flambée de fierté lui embrasa le coeur.
« Ton père demanda à ta mère de t’emmener loin vers l’est », reprit Nahkohe, parce qu’il avait appris qu’un contrat avait été lancé sur vos têtes par la Banque Kléber. Elle a repris son nom de jeune fille, et tu as grandi sous ce nom. Ne sois pas trop sévère avec elle ; elle t’a protégée du mieux qu’elle a pu. »
Hoesta garda le silence.
« Depuis ce jour funeste où la bombe a explosé, les oracles que j’interroge me répondent invariablement : « quand le temps sera venu, la fille du Loup viendra sauver son père et mener son peuple à la victoire » Depuis l’an dernier, ils m’ont révélé la date de ta venue... et ils ne sont pas trompés !
- Mais... qu’est-ce que je peux faire ?
- Demain, je t’accompagnerai à la prison dans la fourgonnette. Tu es avocate, tu diras que tu reprends l’affaire. Moi je suis guérisseur, je l’examinerai et je trouverai le remède. »
Elle se tourna vers Maohoohe.
« Tu t’appelais...Tseske Poeso quand tu étais petit, c’est ça ?
- Le Petit Chat a grandi... Tu te souviens quand on partait à poney sans le dire aux parents ? »
Elle se jeta dans ses bras, et les larmes coulèrent, bienfaisantes comme la pluie d’été. L’oracle annonçait des choses qui lui semblaient largement au dessus de ses forces, mais elle n’était plus seule. Le destin, patiemment, avait tissé sa toile afin que chaque chose reprenne sa place. Elle se sentait tous les courages, et la main de Maohoohe, posée sur la sienne, était plus qu’une promesse.
Narwa Roquen,parce qu'on vient de loin

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