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Et avec nos Esprits

Bureau du Triumvirat, Singapour, 12 avril 2622.

Il était neuf heures quinze quand Emerson Winterfield poussa enfin la porte du Bureau Triangulaire. Ses deux collègues, Xing-Phu Yong et Amédée Césaire devisaient autour d’une théière fumante et d’une assiette de beignets.
« Et toujours pas de café ? » protesta l’arrivant en s’affalant sur une chaise.
- « Bonjour, Emerson.
- Bonjour, Emerson. »
L’homme les regarda comme s’il venait tout juste de se réveiller.
« Ah oui, bonjour. Mais je n’ai pas eu de café ce matin et j’ai passé la nuit en vidéoconférence avec Cap Canaveral. Les trois dernières navettes ont un problème de refroidissement, ça va nous mettre en retard sur le programme, et en plus de ça ces connards de californiens veulent qu’on emmène des plants de vigne et je leur ai dit... »
Hildegarde Schopenhauer, la secrétaire particulière du Triumvirat, avait été choisie pour son tempérament enjoué, sa maîtrise parfaite de douze langues, son talent incontestable de conciliatrice placide, et la rondeur inestimable de ses formes. Le sourire glossé et le décolleté généreux, elle entra avec le plateau du café.
Emerson Winterfield poussa un soupir de soulagement. Les deux autres attendirent poliment qu’il ait englouti sa troisième tasse, en échangeant un sourire de connivence. Amédée Césaire s’éclaircit la voix.
« Or donc... Je commence par le plus facile... Il nous faudrait réfléchir à une campagne de communication. En effet, le soleil de Terra II est beaucoup plus faible que le nôtre, nous allons devoir vivre dans des conditions climatiques... un peu plus rudes.
- Eh ben, y a qu’à leur dire que le froid c’est bon pour la santé et qu’ils pourront faire du ski toute l’année...
- Hem... Ton avis, Xing-Phu ?
- Je pense qu’il faut leur montrer les avantages indiscutables de cette situation : plus de canicule, si dangereuse pour les enfants et les personnes âgées, plus de cancers de la peau, plus besoin de climatiseurs qui ont tellement usé d’énergie sur notre planète... En demandant la mobilisation des quelques usines de textile qui nous restent, on peut même relancer l’industrie... Ca les occupera...
- Oui... Bien... D’accord... Tu veux bien te charger du communiqué à la presse ? Parfait. Ensuite... En ce qui concerne les malades, nous avons obtenu un consensus. Nous emmenons ceux qui ne sont pas condamnés à court terme, et nous euthanasions les autres. C’est une solution un peu radicale, mais l’urgence de la situation est une justification suffisante, et nous avons l’aval du Consortium des Professions de Santé.
- Génial », grommela l’Américain d’un ton indifférent.
- « Nous avons plus de difficultés à régler le sort des prisonniers », intervint Xing-Phu Yong ; même en amnistiant les politiques et les délits mineurs, il reste les criminels de sang, les terroristes, les psychopathes... Et nous avons trois associations de défense des Droits de l’Homme sur le dos...
- Ouais...
- Mais le plus ennuyeux », souligna Amédée Césaire, c’est une requête que nous avons reçue avant-hier et qui est, si je puis dire... singulièrement insolite.
- Quoi encore ? L’Association pour la Défense des Chats Siamois ? Le Collectif de Protection du Genêt rose ?
- Non, c’est... Hum... Particulièrement déconcertant.
- Le Panchen Lama en personne m’a demandé audience », le relaya Xing-Phu Yong. « Il semblerait que... autour de nous, dans notre atmosphère, gravitent les... âmes des défunts. »
Emerson leva le sourcil furieux de l’homme en retard pour sa navette à qui on propose le calendrier des pompiers.
« Tais-toi », lui enjoignit Amédée sèchement. « Pour une fois, écoute. Ce n’est pas une galéjade.
- Ces esprits », reprit Xing-Phu, « sont parfois réincarnés, mais pas tous. Ils communiquent avec les vivants, parfois dans les rêves, parfois pendant l’éveil, sous forme de sentiments de déjà-vu mais aussi d’intuitions géniales. Le Panchen Lama, en accord avec le Patriarche et la Ligue des Médiums, redoute que si nous ne les emmenons pas avec nous, nous soyons privés d’une richesse immense.
- Bah, les médiums...
- Ce n’est pas toi qui nous racontais récemment que le FBI se félicitait tous les jours d’en avoir embauché une demi-douzaine ?
- Oh, les bureaucrates...
- Nous sommes entre nous. Tu peux abandonner ton discours politique, que la plupart des humains qualifie de mauvaise foi. Le Panchen Lama n’est pas vraiment mon ami », reconnut Xing-Phu, « mais ce n’est pas un charlatan. Et de plus... Tu sais que le précédent Dalaï Lama, Ngodup Gyatso, est mort depuis plus de six ans, et qu’ils n’ont toujours pas trouvé sa réincarnation, un cas de figure unique dans l’Histoire...
- Tu devrais être ravi d’être débarrassé de ces casse... de ces gêneurs, non ?
- C’est plus compliqué que ça. L’Asie dans son ensemble a beaucoup souffert des récentes catastrophes, mais de manière assez surprenante, et mettant au défi toutes les lois de la statistique, la population tibétaine a été préservée... intégralement.
- Ce qui fait que tu diriges actuellement une majorité de tibétains ?
- Exactement.
- J’imagine ce que ça me ferait si les 90% des américains survivants étaient d’origine amérindienne... Quel bordel !
- Le Panchen Lama redoute que parmi ces Esprits il y ait encore celui de Ngodup Gyatso, qui pour une raison quelconque aurait tardé à se réincarner...
- Nous sommes donc tenus d’accorder toute notre considération respectueuse à leur demande de transfert des Esprits », compléta Amédée Césaire.
- Et tu peux ajouter mes salutations distinguées ! Non mais ! Tu crois à ces machins-là, toi ? Ah oui, toi, bien sûr... Dans tes îles vous avez encore des sorciers vaudous... »
Les yeux du créole furent traversés par un éclair de haine, mais il garda un calme impassible.
« Le vaudou, c’est en Haïti, mon cher... Dans la partie du monde où se trouvent tes électeurs...
- OK, OK, je plaisantais... Et alors, ils veulent qu’on les transporte comment ?
- C’est bien là que le bât blesse », reconnut Amédée. « Personne n’en sait rien.
- Le Panchen Lama », grommela Emerson. « Le Patriarche. Et le Pape ?
- Oh le Pape », sourit Amédée, « il reste fidèle à sa ligne de conduite. Comme il est officiellement infaillible en matière de religion, mais tout de même pas assez stupide pour s’aventurer en terrain découvert, il préfère s’en laver les mains. Il prie pour que le Triumvirat soit illuminé par la Grâce. »
Emerson Winterfield resta silencieux. Il avala trois autres tasses de café, alluma nerveusement une cigarette sous le regard réprobateur des deux autres et se rongea l’ongle de l’index gauche.
« Et bien entendu », soupira-t-il, « ce n’est pas un canular.
- Bien entendu », confirma Xing-Phu. « Nous aussi, nous avons été... interloqués.
- Interloqués ? Merde, mais c’est la plus grosse connerie que j’aie entendue de toute ma vie ! On a six mois pour évacuer cent cinquante millions de survivants avant que cette foutue planète ne soit pulvérisée par cette connerie d’astéroïde à la con, et il faudrait se préoccuper de...
- Je pense que c’est une réalité », l’interrompit Xing-Phu.
- Je le crois aussi », approuva Amédée. « Et si tu avais la bonté à l’avenir de te consacrer un peu plus au Triumvirat et un peu moins à ta chère patrie, nous t’en serions reconnaissants. »
L’air égaré, Emerson scruta le visage tendu de ses deux partenaires. Il baissa les épaules. Puis il hurla :
« Hildeeee, du café, nom de Dieu ! »
Et de la voix résignée du soldat qui à la fin de son tour de garde apprend que la relève ne viendra pas :
« OK, les gars. Il y en a combien ?
- Probablement quelques milliards », estima Xing-Phu. Leur recensement est assez... délicat. Le problème, c’est qu’on ne sait pas si leur transport nécessite un ... substrat... et, par voie de conséquence, quel volume ça peut occuper.
- Le Panchen Lama pense pouvoir les convaincre de nous suivre », ajouta Amédée.
- « Vraiment ? Enfin une bonne nouvelle... »


Laboratoire de Parapsychologie Expérimentale, Chatenay Malabry, 18 juillet.

« Comment il fait ça ? »
Le scope enregistrait les pulsations cardiaques. 62... 51... 44... 36... 21... 8... L’homme en robe safran était assis sur une natte de bambou, en position du lotus, les yeux ouverts fixant un horizon impossible. Puis le coeur accéléra un peu. 28... 34...
« Je suis stable. J’appelle les Esprits. »
L’électroencéphalogramme montrait un tracé de grandes ondes alpha, avec quelques ondes thêta, et par moments des décharges de pointes-ondes, évoquant un début d’épilepsie. Sur l’écran de contrôle de l’IRMF, le tronc, le thalamus, le striatum et les amygdales étaient activés.
« Un... deux... trois... »
L’homme égrenait les chiffres, de plus en plus lentement.
« Cinq... six... »
Les deux chercheurs derrière les consoles étaient ballottés entre l’inquiétude, l’admiration, l’excitation... S’ils avaient compté leurs propres fréquences cardiaques, ils se seraient fait peur...
Au nombre douze, le moine tibétain fut pris d’un spasme violent et s’écroula sur le sol. André et Catherine se précipitèrent, oubliant l’objectivité scientifique et leurs précieuses mesures.
« Paldzen Rinpoché, ça va ? »
L’homme respirait vite, il se battait contre d’invisibles forces délétères.
Enfin il ouvrit les yeux et leur sourit, de ce sourire tellement pur, presque enfantin, qui est le propre des grands sages. En se redressant lentement, il eut un petit mouvement d’épaule, de tristesse résignée.
« Désolé. Je ne peux en porter que onze. Ils s’agitent, se chamaillent... Je n’ai pas la force. J’aurais dû méditer davantage. Un Maître pourrait faire mieux, mais je ne suis la Voie que depuis soixante ans...
- Vous vous sentez bien ? », demanda Catherine, profondément impressionnée.
- « Mais oui, mais oui ! C’étaient de bons Esprits. Ils ont compris, ils ont accepté de me quitter. »


Vidéoconférence. Le professeur Antoine de Cléry, jeune prodige de parapsychologie, dans son appartement de l’avenue Kléber, à Paris. Dimitri Koliachine, secrétaire du Triumvirat délégué aux Situations Exceptionnelles liées à la Migration, de son bureau à Singapour, et Gianfranco Villanova, président de la Ligue des Médiums, de son appartement, via Cavour, à Turin.

« Bonsoir », commença Antoine de Cléry. « Nous sommes vraiment dans la merde. Nous avons expérimenté sur un moine tibétain, et non des moindres. Il peut en porter onze. Je suppose que le commun des mortels arrive à un ou deux...
- Sur les trois médiums que j’ai testés, pas plus de quatre chacun...
- Ca n’est manifestement pas la bonne solution », conclut Koliachine. Nous perdons du temps.
- Votre Altesse est bien bonne », explosa de Cléry, mais nous on bosse en dehors des heures de bureau, on met à contribution la bonne volonté de braves types bénévoles... Et notre temps est aussi précieux que le vôtre !
- Vous êtes censés être des spécialistes en la matière, il est donc normal que le Triumvirat...
- J’emmerde le Triumvirat ! C’est facile de donner des ordres ! Mais c’est mission impossible, votre truc ! »

Une petite voix détourna l’attention du professeur.
« Papa...
- Pas maintenant, Sarah, je suis occupé.
- Mais c’est à propos des Esprits, papa...
- Quoi, les Esprits ? Comment tu sais que... »
La petite fille regarda son père d’un air presque apitoyé.
« Tu as du mal à me croire, mais je t’ai dit qu’ils me parlaient. Je pense qu’il faudrait leur demander leur avis. »
« A qui parlez-vous, de Cléry ? Cette conférence est top secret », tonna Koliachine.
- « C’est... ma fille, monsieur. Elle a ... des dons de médium.
- Vraiment ? », l’interrompit Gianfranco Villanova. « Tu ne m’en as jamais parlé !
- Je... C’est compliqué. Ma fille... a été traitée pour ... quelque chose comme de l’autisme, ils appellent ça un trouble envahissant du développement... Et... elle dit qu’elle voit... des morts.
- C’est passionnant ! Il faut que tu me la présentes ! Il faut qu’on la teste ! Il faut qu’on l’inscrive ! »
De Cléry se passa la main dans les cheveux, signe d’un énervement extrême.
« Ecoute... c’est pas le moment. Elle... »
Il se tourna vers Sarah.
« Qu’est-ce que tu disais, ma chérie ? »
L’enfant au visage impassible et grave répéta :
« Il faut leur demander leur avis. »
Antoine de Cléry se sentit profondément seul, et soupira.
« Bien sûr. Et... est-ce que tu peux le faire ?
- Je peux », affirma-t-elle.
- « Très bien. Alors... tu sais, c’est très important pour tout le monde, ce n’est pas un jeu... »
L’enfant haussa les épaules.
« Quand les morts viennent te voir, papa, ce n’est jamais pour jouer... Je vais leur demander. »
Elle tourna les talons et s’éloigna de son pas mécanique.
« Voilà », reprit de Cléry. « Ca vaut ce que ça vaut, mais ma fille pense que les Esprits vont lui donner leur opinion. Je... suis un peu fatigué, il est deux heures du matin, ici, et je ne suis probablement pas objectif...
- Je suis sûr que ça vaut la peine d’essayer », le réconforta Villanova.
- « La situation est extrêmement critique, nous n’avons pas de temps à p...
- Ta gueule, connard, ou je reprends mes billes, et tous les médiums de la planète resteront les bras croisés à vous regarder vous démener inutilement face à un problème insoluble. On se reparle demain. »
Koliachine coupa la communication.
« Merci, Gianfranco, mais tu sais, elle est encore si petite... »
L’Italien sourit.
« Et alors ? Moi aussi, quand j’ai commencé, j’étais un gamin... »


Laboratoire de Microbiologie de l’Institut Pasteur, Paris, 25 juillet.

« Pour répondre à votre question, monsieur, on peut en mettre environ deux milliards dans une petite gélule.
- Tant que ça ? »
La laborantine eut un sourire charmeur.
« Bifidobacterium asteroides est une bactérie, monsieur. C’est... petit...
- Et on peut les transporter comment ?
- On peut les lyophiliser. C’est très résistant.
- Mais si on voulait... les laisser dans... comment vous dites, un milieu de culture ?
- Oh... du lait irait très bien... Ca ferait du yaourt.
- Du yaourt... »
Antoine de Cléry fut pris d’un fou rire incoercible, et le Panchen Lama à ses côtés se tenait les côtes, des larmes mouillaient ses yeux vénérables, et la laborantine, d’abord décontenancée, se laissa gagner par cette hilarité incongrue...
« Du yaourt ! », hoqueta sa Sainteté entre deux quintes de rire, « c’est merveilleux...
- Et... », essaya de reprendre De Cléry en s’étouffant à moitié, « quel volume pour ... disons ... comptons large... une dizaine de milliards ?
- Ben... »
Chloé Delavaux travaillait depuis sept ans à l’Institut Pasteur, cet établissement de renommée mondiale, dont les plus grandes sommités scientifiques hantaient les couloirs, avec la certitude intrinsèque et affichée d’être indispensables à la survie de l’humanité. Elle n’était qu’une ombre, humble et besogneuse, et pour la première fois de sa vie, elle avait pu s’égarer un instant en présence de deux personnages prestigieux qui ne lui en tenaient même pas rigueur... Elle mit un point d’honneur à retrouver son efficience aussi vite que possible.
« Une bouteille d’un litre, et encore, il y aura de la marge. »
Elle écarquilla les yeux quand de Cléry lui déclara d’un ton solennel :
« Mademoiselle, vous venez de sauver le monde. »


Bureau du Triumvirat, Singapour, le 29 juillet.

« Alors, les Esprits, c’est réglé. Un litre de yaourt, le Panchen Lama et une gosse arriérée pour faire entrer les Esprits dedans, et c’est marre. »
Amédée Césaire déglutit bruyamment.
« Voilà une formulation pour le moins... concise.
- Je suis américain, mon cher ami. Nous allons toujours à l’essentiel.
- C’est bien, c’est bien », l’interrompit Xing-Phu Yong du ton patiemment agacé que prennent les pères pour éviter les disputes entre les enfants. « Nous sommes soulagés autant que toi de la résolution rapide de cette difficulté si... particulière.
- Mais ?
- Mais nous avons encore à régler l’épineux problème des prisonniers.
- Le pays des Droits de l’Homme, hein, Amédée ? Sauf quand vous extradiez des Afghans vers leur pays en guerre, et des Tibétains en exil, et des réfugiés du Darfour...
- Emerson, c’était il y a des siècles...
- Les Français, toujours en train de donner des leçons à l’humanité !
- Il ne s’agit pas de ça », intervint Xing-Phu. « Le passé est le passé. Peux-tu donner ton avis ?
- Pour moi, on les flingue tous, et on part avec une population saine.
- Sans loser, hein ? », grimaça Amédée.
Hildegarde Schopenhauer entra dans la pièce, lourdement chargée d’un plateau où trois assiettes fumantes dégageaient un parfum délicat qui apaisa l’atmosphère.
« Cassoulet toulousain, messieurs, au confit de canard. Il est probable que vous n’en remangerez plus avant longtemps. Puis-je me permettre de vous suggérer de faire une pause ? J’ai également un excellent Graves... un château Haut-Brion... Ce nouveau chef français que j’ai engagé est tout à fait prometteur; à mon avis, vous allez vous battre pour qu’il embarque sur votre navette...»

Quand les trois hommes en furent à savourer un Havane avec leur café, Hildegarde, qui était restée silencieuse et discrète tout le long du repas, reprit la parole de sa voix sensuelle.
« Monsieur Gianfranco Villanova, le Président de la Ligue des Médiums, avec l’aval de Sa Sainteté le Panchen Lama...
- Quoi encore... », soupira Emerson, qui n’aspirait plus qu’à une bonne sieste, le chapeau sur les yeux, au bord d’un corral où auraient pâturé des chevaux...
- Il nous a envoyé un mail ce matin. Il pense que les criminels les plus horribles sont guidés par des Esprits Malins, et qu’il serait possible de les désenvoûter. Il a trouvé un prêtre exorciste, un orthodoxe, qui voudrait tenter de... »
Elle s’arrêta devant l’expression résignée et perdue des trois hommes les plus puissants de la planète.
« Pourquoi pas ? », lui sourit faiblement Amédée Césaire. « Au point où on en est, si le Père Noël veut une place à bord, réservez-lui une cabine... »

Il s’appelait Jean-Pierre Marnac ; il était français. Il avait longtemps été enseignant en primaire, jusqu’à ce qu’il ait un accident de voiture à la suite duquel il était resté dans le coma pendant trois mois. A son réveil, il n’était plus le même. Il entendait parler les âmes, des vivants comme des morts. Il était marié ; il se tourna donc vers la religion orthodoxe, et fut ordonné prêtre. Dans son village, on lui demanda d’exorciser une jeune fille qui semblait possédée. Il releva le défi. Ce fut un succès. Il n’en tira aucune gloire. Pour lui, c’était naturel. Il le faisait parce qu’il pouvait le faire. Gianfranco Villanova était tombé par hasard sur un article qui parlait de lui dans La Stampa. Sur une intuition subite, il lui proposa le challenge : environ 180 000 prisonniers, tous plus tordus les uns que les autres, départ dans cinq mois.
« D’accord », répondit l’homme sans ciller. « Même si je devais n’en sauver qu’un, ça en vaudrait la peine. Je peux commencer en France dans trois jours. »
Les prisonniers français jugés irrécupérables avaient été regroupés à Clairvaux. Il y en avait 648. Il travailla dix-huit heures sur vingt-quatre pendant dix jours, pratiqua 58 exorcismes avec, de l’avis des experts psychiatres, 57 fois une modification radicale de la personnalité du détenu.
Ensuite, il téléphona à Villanova.
« Je suppose que vous avez été informé de mes résultats ?
- Tout à fait ! C’est inespéré ! Je suis très impressionné ! Vous avez vraiment un pouvoir...
- Je ne cherche pas de louanges, monsieur ; il s’agit de sauver des vies. Un bref calcul vous démontrera que seul, je ne peux pas y arriver. Je suis un homme. Ces séances sont éprouvantes, et la fatigue peut en compromettre l’issue. »
Villanova resta silencieux. Le prêtre également.
« Très bien. Que voulez-vous ?
- Nous devrions être quatre cents. Trois cent cinquante au minimum. Je ne connais que quatre collègues, mais par internet...
- Je pense que nous pouvons lancer un appel d’offre.
- Je ne veux pas de charlatan.
- Croyez-vous pouvoir... comment dire... estimer les capacités des postulants en un seul entretien ?
- Oui.
- Je vous trouve bien sûr de vous. »
Le prêtre eut un rire bref.
« Ce n’est pas un péché d’orgueil, monsieur. J’ai une chance incomparable. Dieu est à mes côtés.
- C’est le moment ou jamais », murmura Villanova qui tutoyait les Esprits mais gardait cependant une position plutôt sceptique vis-à-vis de toute religion, quelle qu’elle soit. Malgré tout, il ne se sentait pas prêt à réfléchir à la question.


Bureau Triangulaire, Singapour, 15 décembre.

« Antoine de Cléry vient de me confirmer que les exorcismes ont pris fin. 17 812 prisonniers sauvés sur 18 154.
- Pas si mal, Amédée », sourit Emerson, en émergeant de sa tasse de café.
- « Et qu’allons-nous faire des autres ? », interrogea Xing-Phu.
Ses deux interlocuteurs en perdirent le sourire, comme un homme dont la douche fumante devient tout à coup glacée.
« On pourrait peut-être se réjouir un peu d’abord, non, avant de replonger la tête dans le seau ?
- Je me réjouis », déclara le Chinois d’un air impassible.
- « Je propose de faire évacuer les autres sur l’île d’Alcatraz.
- Combien de places dans la prison ?
- Pas besoin de les enfermer.
- Et que va-t-il se passer... ensuite ?
- Ecoute, Amédée, toute cette histoire d’Esprits, hein, ça n’a jamais été mon truc ; je vous ai crus sur parole. Mais si on veut être cohérent, pas question d’emmener avec nous des Entités maléfiques. Je me trompe ? »
Amédée Césaire soupira.
« D’accord. Mais Amnesty...
- Black out sur la question, OK ? On fera le sale boulot, comme d’habitude. Pas d’objections ? »
Les deux hommes baissèrent le nez dans leur tasse de thé vert.


Laboratoire de Microbiologie de l’Institut Pasteur, Paris, 4 février 2623

Antoine de Cléry entra sans frapper. La secrétaire à l’accueil lui avait indiqué que c’était fini, qu’il pouvait ramener sa fille. Il s’arrêta, médusé, sur le pas de la porte. Assis côte à côte autour d’une table ronde, Sarah et Sa Sainteté le Panchen Lama discutaient avec animation. Avec animation ! Le visage de Sarah était incroyablement expressif, ses yeux brillaient, sa voix vibrait de passion et d’enthousiasme, et ses mains... Pas de stéréotypies, pas de battements absurdes comme les ailes d’un papillon malade, ses mains ponctuaient son discours avec force et justesse, elle parlait avec les mains comme une fille du sud...
Il bredouilla :
« Pardon... Je... Je suis désolé de vous déranger... Je peux a... attendre à côté... »
Le Panchen Lama leva sur lui des yeux malicieux et tendres.
« Mais non, cher ami, entrez ! Nous sommes ravis de vous voir. Nous avons bien travaillé, votre fille et moi. A l’heure qu’il est, tous nos précieux Esprits se prélassent dans un litre et demi de bon lait de yak – hein, ça fait plus... authentique... Le temps que nous arrivions à destination, nous aurons un magnifique yaourt.... transcendantal ! »
Il partit d’un éclat de rire débridé, tonitruant, libéré, libérateur... et Sarah riait, riait à en pleurer, à en perdre le souffle...
« Cher Monsieur de Cléry... Je peux vous appeler Antoine, n’est-ce pas... Nous allons voyager dans la même navette, nous serons amenés à nous revoir, et je m’en réjouis. J’aurais... une requête à vous soumettre, une requête de la plus haute importance.
- Mais bien entendu, votre Sainteté, je vous en prie, si je peux...
- J’aimerais profiter du voyage pour former votre fille. Elle est incroyablement douée, infiniment plus que tous les disciples vénérables qui m’entourent.
- Que... voulez-vous dire ?
- Je suis persuadé que votre fille est la réincarnation de Tsangyang Gyatso, le sixième Lama, qui vécut au début du 18° siècle ; il était plutôt... anticonformiste.... Elle sera donc appelée à succéder à Ngodup Gyatso, notre dernier Grand Maître.
- Mais je... Mais elle...
- Oh bien sûr, vous pouvez préférer qu’elle continue son... cursus scolaire... en institution spécialisée, n’est-ce pas ? Pour obtenir ensuite un poste dans un ... Centre d’Aide par le Travail, c’est ainsi que vous dites ? »
Antoine de Cléry fut pris de vertiges. Le regard de Sarah était tendu vers lui, un regard présent, profond, désirant...
« Je croyais... Je croyais que seuls les hommes pouvaient prétendre...
- Ah oui, c’est vrai ! Mais plus vite que jamais, les temps changent... J’ai la chance d’être assez bien écouté dans ma petite communauté... Votre fille sera un grand, un très grand Dalaï Lama. Vous pouvez être fier d’elle. »
Antoine de Cléry se laissa tomber sur une chaise, cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter comme un enfant. Lui qui n’avait plus versé une larme depuis les deux ans de Sarah, le jour où le diagnostic était tombé, violent, injuste, irrémédiable... A présent il se laissait emporter sans réticence sur ce flot salé qui pulvérisait tous ses barrages, et derrière cette émotion extrême et dévastatrice se levait une aube de printemps, une aube d’espoir et de paix.
La main du Saint Homme s’était posée sur son épaule, ancrage rassurant et témoignage d’amitié. Il sentit aussi la petite main de sa fille venir caresser sa tête, et son étonnante voix un peu éraillée lui murmurer :
« C’est bien, papa. Tu as lâché prise. Tout ira bien, maintenant. »


Vidéoconférence à 2 années-lumière de la Terre, entre Xing-Phu Yong, sur le vaisseau amiral « le Dragon », Amédée Césaire sur le vaisseau « Le Lafayette » et Emerson Winterfield sur le vaisseau « Bravery ».

« Alors ? », demanda Xing-Phu.
- « RAS », répondirent ensemble les deux autres, ce qui les fit éclater de rire.
- « Eh bien, vous semblez de bonne humeur, tous les deux.
- Quoi encore, un nouveau problème ? », s’inquiéta Amédée en fronçant les sourcils. « On avance tranquillement, pas de guerre en vue, pas d’inondation, pas de terroriste, la bouffe est médiocre mais on mange à sa faim, le paysage est assez monotone mais quand même extraordinaire... C’est presque les vacances !
- Je viens de recevoir un communiqué des ingénieurs du Vespucci, notre vaisseau explorateur qui a atterri depuis déjà six mois sur Terra II. Il semble que le soleil qui est censé nous réchauffer et nous fournir une grande partie de l’énergie qui nous sera nécessaire... soit un peu... instable.
- Comment ça ?
- En fait... il se pourrait qu’il soit en voie d’extinction. Et que d’ici un siècle ou deux, les conditions de vie sur cette planète soient à proprement parler... impossibles. »
Un lourd silence suivit cette déclaration. Amédée avait fermé les yeux, accusant le choc. Emerson contemplait ses mains, comme s’il avait tout perdu au poker. Enfin Amédée prit la parole.
« Très bien. Nous allons sur Terra II. S’il le faut, nous chercherons autre chose. Ne me dites pas que nous n’avons plus les ressources que nous possédions sur terre, je le sais. Inutile de désespérer prématurément les survivants qui nous ont fait confiance. »

« Dorje ... »
Le Saint Homme méditait dans sa cabine, quand la petite voix de Sarah le ramena à l’instant présent. Elle avait l’air effrayé et pourtant résolu.
« Je sais que je ne dois pas te déranger, mais c’est important, Rinpoché. Il faut que tu m’aides. Les Esprits ...
- Je t’écoute, Jinchen. Tu ne dois pas avoir peur de moi, jamais. Je ne suis pas le maître qui punit, je suis l’ami qui guide.
- Dorje, les Esprits veulent partir... »

Dans la cabine de pilotage du « Dragon », un voyant rouge s’alluma et une voix synthétique déclara :
« Alerte. Alerte. Dépressurisation dans le sas 42. Objet non identifié flottant dans l’espace. Alerte... »
Le Commandant Joan Gilberto fit taire l’insupportable voix d’un coup d’index rageur. Il se tourna vers le hublot latéral. Un objet parallélépipédique, de la taille d’un petit coffret, s’éloignait lentement du vaisseau.
« Franz... regarde ! Qu’est-ce que c‘est que... »
L’intercom sonna à son oreille.
« Commandant, ici Liam, de la Sécurité... Nous avons un problème... »

Ils se tenaient la main, assis l’un près de l’autre autour d’une grande table, Dorje Nyima Rinpoché, un des plus grands maîtres spirituels de l’ancienne planète Terre, et Sarah de Cléry, fillette de huit ans, que le Panchen Lama nommait Jinchen, et dont il affirmait qu’elle était la réincarnation du sixième Dalaï Lama.
En face, les yeux exorbités de fureur, se dressait Xing-Phu Yong, Triumvir, entouré du Commandant de bord et du Chef de la Sécurité escorté de quatre soldats en armes. Sur le côté, gênés et silencieux, Antoine et Hannah de Cléry étaient accompagnés de leur ami Gianfranco Villanova.
« Dorje Nyima ! », hurla Xing-Phu Yong, « votre conduite est incompréhensible ! Vous avez largué dans l’espace le coffret contenant les Esprits, après nous avoir fait remuer ciel et terre pour que nous les ayons à bord !
- C’est moi, m’sieu... », déclara une petite voix un peu rauque.
- « Quoi c’est toi, quoi...
- Laisse-moi parler, mon enfant. Cet évènement est de ma seule responsabilité. Si vous voulez bien reprendre votre calme, mon cher Xing-Phu... Vous pourriez venir vous asseoir près de moi, autour de cette table, pour que nous parlions sereinement, et vous pourriez renvoyer ces soldats qui effraient cette pauvre enfant... Nous n’avons guère les moyens de vous échapper... »
Son sourire limpide était à la fois une provocation et un don du ciel.
Le Triumvir chassa d’une main agacée les hommes qui l’entouraient. Les parents de Sarah et leur ami s’assirent loin de lui.
« Voyez-vous, mes chers amis », reprit patiemment le Panchen Lama, quand les Esprits commandent, il faut leur obéir, car ils ont accès à une connaissance suprême dont nous ignorons tout. Les Esprits ont demandé à partir. Aussi Jinchen et moi les avons-nous libérés. Vous avez le pouvoir de me sanctionner pour cela, Triumvir, si tel est votre bon plaisir. Je suis pour ma part persuadé en toute humilité d’avoir pris une décision sage et judicieuse. Que sont les apparences face à l’éternité ? Peut-être de votre vivant vous sera-t-il donné de reconnaître que j’avais raison. Ou alors, dans une autre vie... »
Le Triumvir, loin de s’apaiser, se leva brusquement et sortit en claquant la porte. Ses dents serrées laissèrent échapper un borborygme infâme qui ressemblait à « vieux fou ! ».
Hannah de Cléry prit sa fille dans ses bras. Antoine, encore tremblant, ne put s’empêcher de demander :
« Sarah... Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Les Esprits voulaient partir, papa. Ils me l’ont dit.
- Je l’ai crue », ajouta Dorje Rinpoché, « et je sais que j’ai eu raison.
- Ta fille est un Esprit Extrême, Antoine », surenchérit Villanova. « Je le sens parfaitement. J’en ai déjà rencontré trois, et l’un d’eux était Ngodup Gyatso. Il est simplement impossible qu’elle se trompe.»

« Mesdames et Messieurs, ici le Commandant Joan Gilberto. Je vous prie de regagner la salle de transbordement. Attachez la ceinture du siège qui vous est imparti et préparez–vous à l’atterrissage. Nous allons bientôt pénétrer dans l’atmosphère de Terra II. »
« Trajectoire OK, Commandant, angle d’attaque correct, oxygène OK, système de refroidissement OK... Eh, c’est quoi ce truc ? »
Une explosion silencieuse illumina l’espace pendant quelques secondes, obligeant les pilotes à fermer les yeux. Malgré le verre spécial du cockpit, ils baissèrent par réflexe la visière de leur casque réglementaire, pour le cas où les radiations auraient été dangereuses pour la vue. Le vaisseau tangua à peine de quelques centimètres, ce qui semblait peu de chose au regard de l’intensité du phénomène lumineux.
« Nom de Dieu ! »
Les deux hommes restèrent muets et ébahis devant l’extraordinaire spectacle dont ils étaient les seuls témoins. A la surface de Soleil II, la petite étoile pâlichonne et instable qui était vouée à une extinction prochaine, des milliers de petites explosions jetaient des étincelles vives, et chaque parcelle ensuite, comme réveillée, brillait d’une lumière plus intense...
Oubliant tout protocole, Joan Gilberto reprit le micro.
« Mesdames et Messieurs, à l’heure où nous abordons notre descente vers Terra II, je dois vous faire part d’un évènement prodigieux que j’ai vu de mes yeux. Vous avez tous été informés que notre nouveau soleil était plus pâle que le précédent, et que nous aurions plus besoin d’écharpes que de maillots de bain. Eh bien, Mesdames et Messieurs, de nos yeux émerveillés, mon co-pilote et moi-même avons pu contempler le miracle que nous n’attendions pas. Il y a eu une explosion silencieuse et aveuglante, et depuis, Soleil II brille de tous ses feux ! Nous ne manquerons pas de chaleur, nous ne manquerons pas d’énergie... »
Sa voix s’étrangla d’émotion.
« On va vivre bien, sur cette nouvelle planète, vous m’entendez ? Putain, je ne suis pas croyant, mais j’ai envie de dire merci, merci... »

La salle de transbordement se transforma en stade hurlant de liesse, comme après une victoire en Coupe du Monde. Les gens criaient, se congratulaient, s’embrassaient, certains pleuraient de joie...
La main de Sarah serra très fort celle de son voisin.
« C’est eux, Rinpoché ! C’est Eux !
- Oui, Jinchen. J’en suis persuadé. Les Esprits nous ont sauvés ! Quelle vie merveilleuse tu vas avoir, mon enfant, quelle vie merveilleuse... »

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© Narwa Roquen



Publication : 24 mai 2010
Dernière modification : 24 mai 2010


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1 Commentaire :

une lectrice assidue 
le 17-07-2010 à 19h47
super
époustouflant! je suis émerveillée par l'imagination déployée à chaque nouvelle, par la culture et les recherches nécessaires pour nous happer dès le début de l'histoire et nous lâcher ... si vite que l'on est déçu et impatient de l'édition du concours suivant.
c'est toujours un plaisir de découvrir la suite des aventures de tes héroïnes.
au plaisir donc te te lire bientôt!


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