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Otso (1)

La journée avait mal commencé. Après un bivouac inconfortable sur une terre aride, sans un brin d'herbe pour Rolanya, des heures de canicule dans la plaine du Rohan, et ce poignard ébréché !
A mon âge vénérable, j'ai le droit à quelques manies de vieille fille, comme de tenir à mes petites affaires, Aman Oromë (2) ! Un poignard émoussé, un poignard forgé avec passion par mes amis les Nains de Khazâd-dûm! C'était à proprement parler intolérable.
Nous arrivions à peine à l'ombre d'un bosquet, pour faire une halte méritée. Mais non ! Deux bandits, le glaive levé, s'apprêtaient à égorger de pauvres paysans, pour trois vaches maigrichonnes. Je n'ai pas de folie sanguinaire, quoi que certains en disent, mais j'ai la colère froide et le poignard rapide. Le premier n'eut pas le temps de siffler qu'il avait fait mouche en plein coeur, quelques 700 années d'entraînement... Le deuxième ne le suivit que d'une fraction de seconde, mais ricocha avec un bruit métallique sur la poitrine du malfrat ; il aurait pu faire trois pas, sans Frère Loup qui le renversa d'un bond. Kyo l'oiseau de proie en profita pour lui arracher les yeux. C'est son sport préféré, et quand il s'agit de racaille, je n'ai rien à redire. Certains hommes le font, par cruauté ; Kyo le fait par gourmandise. Qui de l'homme ou de l'oiseau est le plus sauvage ? Mes trois autres poignards restèrent à leur place. Je jugeai l'individu suffisamment puni.
" Va dire à tes semblables qu'en Rohan comme sur toute la Terre du Milieu, Narwa Roquen ne pardonne ni aux voleurs ni aux assassins. Prends ce bâton comme canne, dirige-toi vers le soleil. A une heure de marche tu te feras soigner au village. Mais ne t'avise pas de mentir, je te retrouverais vite. "
Sur sa poitrine haletante de peur j'avisai une large médaille de lourd métal, gravée du chiffre sept. Tandis qu'il s'esquivait sans demander son reste, je ramassai mon poignard dont la pointe était brisée. Ce fut une douleur, un manque. Un étonnement aussi. Quel métal pouvait briser le travail des Nains ? Une inquiétude sourde me traversa alors, tandis que j'essayais de couper court aux remerciements exubérants des deux pauvres rescapés de cette embuscade. Certes, retourner faire ripaille à Khazâd-dûm, chasser le dragon en bonne compagnie n'était pas une punition. Mais comment diable ce médaillon avait-il pu...

L'après-midi fut aussi chaude, nous manquions d'eau. Frère Loup se brûla les pattes sur les pierres, Kyo perdit momentanément la voix, et même si je l'avais soulagée de mon poids pendant trois bonnes heures, Rolanya avait dû perdre trente kilos à marcher sous le soleil. Je connais bien la Terre du Milieu. La source que je cherchais était faible, mais elle était là. Nous pûmes enfin nous abreuver, à la nuit tombée, trop fatigués pour avoir encore faim. Je soignai Kyo et Frère Loup avec quelques herbes et un peu de magie, et enfin le sommeil d'une nuit ordinaire, avant d'affronter demain...

Le cor d'Oromë me réveilla en sursaut. D'un signe de tête il m'ordonna de le suivre, en montant en croupe derrière lui. J'aime bien Nahar, mais j'ai mon propre cheval... L'heure n'était pas à la discussion. Un peu navrée, je demandai à mes amis de m'attendre là. Nahar s'envola d'un bond et s'engouffra dans un tunnel vertigineux de lumière assourdissante et de bruit étincelant. Suivit un passage de ténèbres infinies, puis une spirale où nous tombions sans fin, puis la terre enfin, chaude et parfumée, stable et rassurante. Je sus aussitôt que nous étions en Valinor. Assis autour d'une grande table sous une tonnelle ombragée, ils étaient là tous les six - sept avec Oromë : Manwë, Ulmo, Aulë, Mandos, Lorien et Tulkas.
" Narwa Roquen ", dit Tulkas, " la sanguinaire, qui n'hésite pas à tuer de pauvres bandits miséreux...
- Quand elle ne dévore pas leurs entrailles ", ajouta Ulmo, le Seigneur des Eaux.
Je reçus ces compliments avec froideur. Tout ceci, pour l'instant, ne rimait à rien.
" Approche, ma fille", me lança Oromë en prenant place autour de la table. " Le grand Conseil de Valinor tient à t'informer personnellement des nouvelles dispositions prises pour la Terre du Milieu.
- Nous avons besoin d'âmes ", commença Namo (Mandos), " Valinor a besoin de travaux, et nous avons besoin de main d'oeuvre. Or il se trouve...
- Que les âmes des voleurs et des assassins sont rarement vaillantes ", poursuivit Oromë, " habitués qu'ils sont au gain facile et à l'épreuve brève.
- Donc nous avons besoin de morts innocents ", continua Tulkas.
- " Mais ils peuvent mourir sans souffrance ", ajouta Irmo (Lorien), le Maître du Désir.
- " Le vent pourrait amener une épidémie ...", suggéra Manwë.
- " Mais ceux qui meurent à la guerre sont fiers d'avoir défendu leur pays ", objecta Oromë, " et leur âme en est d'autant plus vaillante !
- Et donc le travail est mieux fait ", conclut Aulë. " Comprends-tu ce que nous voulons dire, ma fille ? "
Je secouai la tête, et mes boucles ardentes s'échappèrent de ma capuche sombre.
"Nous avons contacté les autres Istari (3)", reprit Manwë. " Saruman pense pouvoir nous concocter une épidémie intéressante...
- Radagast peut faire redevenir sauvages tous les animaux domestiques, mais comme toujours, il hésite encore ", poursuivit Irmo, " et nous n'avons toujours pas vu Gandalf.
- Nous aurions besoin d'enfants ", ajouta Tulkas. " Narwa Roquen, en tant que femelle, rien de plus facile pour toi que de te glisser dans les foyers, d'enlever les enfants et de les égorger. Tu peux garder leurs coeurs si ça t'intéresse ".
Qu'est-ce qu'ils avaient tous avec cette histoire (4) ? Croyaient-ils que j'en étais fière ? J'étais en mission, j'avais fait mon travail, cherchant jusqu'au delà de moi-même la cruauté nécessaire pour tuer ce démon et sauver d'autres vies. Je trouvais ces allusions mal placées. Quant à égorger des enfants pour fournir une main d'oeuvre fraîche aux Seigneurs de Valinor, cela me glaçait le sang ; pire encore était la vision de leur indifférence placide, et leur accord à tous les sept, prêts à sacrifier Arda à leur bon plaisir.

Je m'éclaircis la voix. Ils me regardèrent. Je savais que je courais à ma perte. J'eus une pensée pour Rolanya, ma toute belle, ma joueuse, ma fille du vent, pour Kyo, mon horizon fluide, mon alerte céleste, mon vertige complice, pour Frère Loup, ma chaleur tendre, ma force partagée, ma clairvoyance, et notre amitié à tous les quatre, tant d'épreuves ensemble, et tant de bonheurs... Et puis, il était temps.
" Nobles Seigneurs, je ne pensais pas que des Valar tout puissants succombent à d'aussi puérils caprices, au mépris du bonheur d'Arda et de son avenir. Qu'Eru me soit témoin, j'ai encore mon libre arbitre. Je suis totalement en votre pouvoir, mais moi, Narwa Roquen, dernière des Istari, je préfère mourir que d'obéir à vos ordres. "
Je m'attendais à un grand éclair de feu et à ma mort immédiate, mais dans le silence lourd qui suivit, je sentis une présence à mon côté droit, et une voix claire et posée s'éleva.
"Choninya' ea Arda (5). Inye, Gandalf i Chiswa (6), je préfère mourir que de vous obéir. "
Puis une autre présence à ma gauche, Radagast le Brun, et sa voix lente et rauque :
" Moi aussi, je préfère mourir. "
Et à n'en pas douter, dans la seconde qui suivit, deux éclairs bleus derrière nous, Ithryn Luin (7), Alatar et Pallando, répétèrent la même phrase.
Nous ne nous revoyions les uns les autres que de très loin en très longtemps ; peut-être même n'avions nous jamais été réunis depuis la nuit des temps. Mais de nos gorges serrées jaillit en même temps le même cri, issu d'un même coeur et d'une seule volonté :
"Avamme ! (8)"

Alors le ciel diaphane de Valinor s'embrasa, les nuées paisibles virèrent au rouge sang, et une voix terrifiante et pourtant si parfaite dans son harmonie musicale qu'elle nous emplissait tous d'une joie intense, une voix définitive dans son commandement, s'exclama :
"Man-ie ? (9) Est-ce ainsi que je vous ai montré le chemin, Valar imbus de votre puissance ? Est-ce la voie de l'harmonie et de la paix que vous suivez ? Où sont passées vos belles musiques, ô vous que mon coeur a aimés au point de vous faire partager l'éternité de mon bonheur ? Sage est la parole des Istari. Et sages seraient les Valar de reconnaître cette sagesse... "
Tulkas bondit sur ses pieds, le glaive à la main, et Oromë, et Manwë, et Ulmo...

La langue douce de Rolanya me réveilla. Je me dressai, clignai des yeux, incrédule... Un rêve ? Mon deuxième poignard était toujours ébréché, de s'être heurté à ce médaillon portant le chiffre sept. Sept... Je n'irai pas le faire refaire, même si je passe à Khazâd-dûm. Je le garde tel quel pour me souvenir. Un dieu, peut-être, peut démêler le rêve de la réalité. Mais aussi longtemps que la bonne volonté de quelques uns pourra se faire entendre, alors il y aura encore de l'espoir sur cette Terre du Milieu.

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (10).


N.d.A.

(1) : Sept
(2) : Bienheureux Oromë
(3) : Mages
(4) : cf "Justice Fauve", in "Rencontre sous la lune"
(5) : Arda est chère à mon coeur
(6) : Moi, Gandalf le Gris
(7) : Les Mages bleus
(8) : Nous ne voulons pas !
(9) : Qu'y a-t-il ?
(10) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour


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© Narwa Roquen



Publication : Concours "Songe d'une nuit d'été" (Janvier 2003)
Dernière modification : 09 novembre 2006


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1 Commentaire :

Netra Ecrire à Netra 
le 05-11-2009 à 16h29
A part que, désoeuvré au boulot, je suis en train de m'enfiler TOUS les épisodes de la saga...
Et ben... T'as bien progressé depuis les premiers épisodes (et les épisodes en question s'allongent sacrément !!!)
j'ai repris depuis le début ton histoire si passionnante que je la dévore !!! Bon les épisodes ne sont pas tous égaux, et parfois un peu obscurs (comme l'épisode "retour à Chiswarta") mais on a tellement envie de continuer !!!
Bon ben je vais lire la suite et retrouver peu à peu le...

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