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Esprit-des-saules

Résumé des épisodes précédents :

Mélamine Courtepointe vit en dimension V ( le violet est la couleur officielle des sorciers) ; les deux principales puissances sont le Territoire de l’Est et le Territoire de l’Ouest, que dirige d’une main de fer Maîtresse Orchidée Hautecour.

Dans le même Monde se trouvent trois autres dimensions importantes : la dimension H (Humains), la dimension T ( Turquoise), regroupant les Anges sous la houlette du Grand T, et la dimension R (Rouge) pour les Démons, commandés par le Grand R.

La Mort s’appelle Thanata ; c’est une grande coquette avec plusieurs cheveux sur la langue, qui tranche le fil de Vie de ses ciseaux dorés (quand ils coupent).
Mélamine a été élevée par Alyane Courtepointe et son mari Tilsitt Purchaudron ( les filles prennent le nom de la mère, les garçons celui du père), qui la croient leur fille aînée, alors qu’en réalité ses parents biologiques sont Corinanthe Courtepointe (la mère d’Alyane) et Aztarek Phanigann, célébrissime sorcier venu du passé. Les autres enfants du couple Alyane/Tilsitt sont Deliria, Walkyria, et Balthazar.

Mélamine s’est mariée avec Iriador Kersigatt, vaillant sorcier de l’Est ; ils habitent la chaumière de Mélamine, non loin de Calidysme, la capitale du Territoire de l’Ouest. Ils viennent d’avoir une petite fille, Emeraude, qui, profitant de ses pouvoirs de Pur Esprit pendant la grossesse, a réalisé un des rêves de Mélamine : avoir enfin des chats verts à la naissance, et non par un sortilège post-natal, comme c’était le cas jusque là.


Le lac était situé dans un cirque naturel formé par des collines escarpées qui l'isolaient du monde. Son niveau avait dû être beaucoup plus haut dans les temps anciens, car une grande plage de sable fin remontait de sa berge occidentale, en pente douce, jusqu'à une grotte profonde, constituée de salles en enfilade, et tapissée du même sable blanc. Sur la rive opposée, un peu plus pentue, de nombreux saules pleureurs baignaient l'extrémité de leurs branches dans l'eau transparente, où nageaient toutes sortes de poissons ; ils étaient si peu souvent dérangés qu'on pouvait aisément les pêcher à la main.
L'homme qui vivait là se contentait de peu ; le lac fournissait une eau parfaitement pure, et une pêche facile pour les rares occasions où il avait épuisé les ressources de son potager. Les baies sauvages ne manquaient pas aux alentours, et il y avait même un pommier et deux prunelliers dont les branches, en été, ployaient sous la charge des petits fruits sucrés. Il passait de longues heures assis sur le sable, mais plus souvent encore perché sur la grosse branche d'un saule ou d'un autre, été comme hiver, qu'il neige pleuve ou vente. Il pouvait y rester plusieurs jours, indifférent au monde extérieur, l'esprit en extase communiant avec l'Harmonie Universelle.
De haute taille, les cheveux entièrement blancs tombant sur ses épaules, il semblait flotter dans sa longue tunique claire, vaguement retenue à la taille par une cordelette usée. Le soleil avait tanné sa peau autrefois claire, mais son visage, orné d'une longue barbe blanche, restait pourtant étonnamment jeune, comme si les rides n'avaient pas osé le griffer trop fort par respect pour sa sagesse. Ses yeux étaient clairs comme l'azur pâle du printemps, toujours empreints d'une bienveillante gaîté, comme le sourire qui ne le quittait jamais.
Il recevait quelquefois la visite de paysans des villages voisins, mais aussi de voyageurs de provenance plus lointaine, car malgré sa discrétion, sa renommée était immense. Certains venaient lui demander conseil, d'autres lui faire rendre justice - mais il ne jugeait jamais : il laissait les parties conclure leurs accords, et en sa présence les colères et les rancunes s'apaisaient, la mauvaise foi redevenait honnête, et le pire des menteurs ne savait plus dire que la vérité. Il ne demandait jamais rien en échange, mais spontanément les requêteurs lui portaient qui une tunique neuve, qui une volaille ou une miche de pain, selon leurs moyens. Il accueillait le riche et le pauvre avec la même placidité souriante, laissant parfois poindre, à travers une note d'humour, la vivacité percutante de son intelligence.
Cependant ses conseils étaient toujours avisés et prudents, même s'il fallait parfois plusieurs mois au commun des mortels pour en comprendre toute la portée. Il se disait partout qu'aucun de ceux qui étaient venus le consulter n'était reparti déçu. Il émanait de lui une paix infinie qu'il savait communiquer à l'homme le plus désespéré, au maquignon le plus coléreux comme à la veuve la plus affligée, tant son absence totale de violence pouvait ouvrir les portes les mieux cadenassées pour y laisser entrer son message d'amour.
En vérité, il ne donnait jamais d'ordre ni de recette. Il aidait simplement le demandeur à trouver de lui-même la solution qui lui convenait, ou au moins à puiser la force de repartir vaillamment vers son destin. Il n'y avait en lui aucune trace d'ambition ni de désir.
Quand on lui demandait : " quel est le sens de la vie ? ", il aimait à répondre : " regarde cet oiseau sur la branche : quel est le sens de sa vie ? Eh bien, c'est exactement la même chose pour toi. Fais ce que tu as à faire. L'Harmonie n'a pas besoin de sens. "
Les jours passaient après les jours, dans une continuité bienheureuse, et lui-même, sans intention et sans projet, n'aurait pas su que demander de plus.

Or voilà qu'un matin en se réveillant, il fut assailli par l'absolue nécessité de partir. Le soleil, pointant son nez par dessus la colline, la brise encore fraîche du printemps avancé, le murmure complice des feuilles de saule, tout était pour lui un message parfaitement évident.
Il ne chercha pas à savoir pourquoi. L'Harmonie du Monde, qui le contenait et l'habitait tout à la fois, ne lui aurait pas en vain insufflé cette exigence impérieuse. Il se tailla donc un bâton de marche, avec une habileté tranquille qu'il ne se soupçonnait pas, et n'ayant aucune fortune personnelle à part un bol de bois dont il savait pouvoir se passer, il se mit en route les poches vides et le coeur léger. Il grimpa la colline avec une vigueur qui le surprit lui-même, comme si son corps retrouvait une habitude longtemps pratiquée. Il n'avait plus aucun souvenir de sa vie avant sa retraite au bord du lac - jusqu'à son nom. Mais cela ne lui causait aucune inquiétude. " Si j'avais besoin de le savoir, ma mémoire me reviendrait ", pensait-il simplement.
En haut de la colline, il contempla le paysage verdoyant qui s'étendait à l'infini et cette beauté inconnue fit déborder son coeur de gratitude. Il ne savait pas où il devait aller, mais c'était vers l'ouest, et il ne doutait pas de reconnaître le but de son voyage quand il l'aurait atteint. Souriant comme un enfant gourmand devant un dessert convoité, il empoigna son bâton et entama la descente en chantonnant. L'ermite était devenu vagabond.

Passant au large des villages, il marchait sans hâte, s'abreuvant aux ruisseaux, cueillant fruits et baies sur son passage, s'arrêtant parfois pour dormir quelques heures dans une clairière ou à l'abri d'un buisson, heureux de chaque chemin parcouru, de chaque chant d'oiseau, de chaque animal entr'aperçu à travers les feuillages, de chaque goutte de pluie comme de chaque souffle de vent. Il ne ressentait ni lassitude ni ennui, comme si son corps qui avait pu rester sans bouger plusieurs jours durant sans aucune souffrance, était toujours aussi immobile dans cette marche continue, facile, sans effort, comme s'il était porté au delà de lui-même par le Dessein du Monde, comme il avait été bercé, pendant de si longues années, par son Harmonie.

La première rencontre qu'il fit, neuf jours après son départ, fut celle d'une famille qui hurlait et pleurait, près d'un homme âgé couché à terre. Il avait dû tomber du cerisier, car une branche cassée pendait jusqu'au sol, un panier de cerises à demi renversé gisait près de lui, et un gros hématome gonflait son front.
Une jeune femme brune, splendide dans sa longue robe blanche et portant un diadème étincelant, s'approchait du groupe, une paire de fins ciseaux d'or à la main, nullement troublée par l'agitation des femmes et les larmes des enfants. Un peu en retrait, immobile à quelques mètres du gisant, se tenait un enfant d'une dizaine d'années. Figé dans une douleur si puissante qu'elle lui avait ôté tout geste et toute pensée, il fixait la scène d'un regard vide, incapable de verser la moindre larme. Le vagabond reçut en plein coeur, comme un coup de couteau, l'image de ce garçon pour qui le monde s'écroulait, et des voix surgies du néant envahirent sa mémoire - celle d'un enfant triste qui se mettait à rire, celle d'un aïeul admiré, rassurant, dressé comme un rempart contre la violence et l'incompréhension... Il pressa le pas, écarta la famille d'un geste calme mais ferme, et s'agenouilla près du grand-père. Il posa la main sur son coeur. L'organe frémissait de manière anarchique, sans réussir à retrouver un battement efficace. L'homme ne respirait qu'à peine, et la vie peu à peu s'éteignait en lui. Il mit son autre main sur le front bleui. Puis il ferma les yeux, convoquant l'Energie du Phoenix, celle qui ne s'éteint jamais. L'homme fit une grimace, puis se dressa d'un bond sur son séant, comme s'il avait été piqué.
" Qu'est-ce qui s'est passé ? ", demanda-t-il en portant la main à sa tête. " Oh, quelle bosse ! "
Et tandis que la famille éberluée passait des sanglots aux rires, la jeune femme, que personne ne semblait avoir remarquée, mettait les poings sur ses hanches.
" Ah ben ssa par eksemple ! Faut pas sse zêner ! "
Le vagabond s'approcha d'elle en souriant.
" Je suis désolé qu'on t'ait dérangée pour rien. Je ne savais pas moi-même que je pouvais faire ça...
- Ah mais ! Et pourquoi tu me vois ? Tu n'es pas un sorssier ! Et tu me tutoies, quelle audasse ! Tu ssersses à mourir ? Nom d'une apocalyspe !
- Apocalypse... Pardonne-moi, jeune fille, je ne voulais pas t'offenser. Tu sais bien que tu l'auras un jour ou l'autre, mais il lui restait encore un peu de bonheur à partager...
- Mais de quoi ze me mêle, à empêsser les braves zens de travailler ! Et qui tu es, toi, d'abord ?
- J'ai longtemps communié dans l'Harmonie du Monde...
- Ah, un Méditant. Ssa fait longtemps que ze n'en ai pas vu. Bon, eh bien, va-t-en, maintenant, ne m'agasses pas plus !
- Je peux t'accompagner un peu ? Tu as l'air tellement seule, et tellement douce, mademoiselle la Mort...
- Et pis quoi zencore ! Ze n'ai zamais vu ssa ! Hors de ma vue, ou sinon ze... ze...
- Mon heure n'est pas encore venue, tu le sais bien ; j'ai encore certaines choses à faire, après quoi je serai tout à toi... "
Thanata frappa du pied d'un air excédé, lui tourna le dos et se dirigea à grands pas vers le phaéton où l'attendait son gnome-cocher, qu'elle rabroua par principe, parce qu'une colère non exprimée vous brûle l'estomac et pire encore, vous gâte le teint.
Le vagabond la regarda s'éloigner pensivement ; en se retournant, il reçut, mieux qu'une louange, le regard lumineux du petit garçon, où brillaient les précieux diamants de deux larmes de joie. Sans rien dire, il lui sourit, puis reprit la route à son tour.

Quelques jours plus tard, il arriva au bord d'une rivière en crue dont le courant tourbillonnant n'incitait guère à la traversée. Il résolut d'en suivre le cours, à la recherche d'un pont ou d'un improbable gué. Au détour d'une boucle du cours d'eau impétueux, il aperçut la silhouette d'une femme aux cheveux gris qui, relevant ses jupes, s'avançait lentement mais résolument dans la rivière. En s'approchant, il n'eut pas besoin de voir les larmes sur son visage pour ressentir au fond de lui une détresse incommensurable - aucun doute n'était possible quant à son intention. Comme il entrait dans l'eau pour tenter de la secourir, un violent frisson le parcourut, faisant trembler ses mains et crispant sa mâchoire. Son corps se souvenait d'un chagrin sans limites, de la vue brouillée d'un visage de femme à jamais endormie, du silence assourdissant où s'engluait sa raison, de tous ces mots non prononcés qu'il serait à jamais trop tard pour dire... Et le poids de la faute qu'il n'avait pas commise, et qui n'en était que plus insupportable, et le regret térébrant de n'avoir pas su, de n'avoir pas pu...
" Petite mère ! ", appela-t-il doucement, avant de lui poser une main sur l'épaule, ce qui la fit sursauter. " Bien grande doit être ta peine pour que tu recherches une fin si pénible...
- La seule chose que je te demande, brave homme, c'est de ne pas me détourner de mon chemin. "
Près d'eux se matérialisa Thanata, flottant légèrement au dessus de l'eau pour ne pas mouiller sa belle robe, et qui, en attendant l'issue fatale, se limait les ongles.
" Attends un peu, ma belle ", lui murmura le vagabond. " Cette pauvre femme n'est peut-être pas aussi prête que tu le penses. "
Thanata lui jeta un regard dédaigneux.
" Tant que je t'accompagne, si tu me le permets... Petite mère, raconte-moi pourquoi ton coeur est aussi triste .
- C'est une histoire banale ", soupira la vieille femme. "Je suis devenue inutile, mes garçons ont grandi, ils ont des femmes pour les aider, je suis veuve, percluse de douleurs, et regarde mes mains : l'âge les a déformées, et presque paralysées. Je ne suis plus bonne à rien, je ne peux plus tricoter ni filer, je ne suis plus qu'un poids mort et je ne veux pas que mes enfants gaspillent pour moi le fruit de leur labeur au détriment de leur famille. "
Du coin de l'oeil le vagabond vit Thanata hocher la tête, avec l'air victorieux de celui à qui on donne raison. Mais loin de se décourager, il reprit :
" As-tu pensé à la peine que tu feras à tes enfants ? As-tu pensé à l'exemple que tu leur donnes ? Qu'arrivera-t-il le jour où ils se sentiront affaiblis, amoindris, ou simplement attristés par un coup du sort ? Est-ce que tu ne crois pas qu'en accomplissant ce geste définitif tu leur donnes la permission, un jour, d'en faire autant, quitte à abandonner un combat qui n'était pas encore perdu ? Tu as encore le pouvoir d'aimer, que je sache, tes enfants, tes petits-enfants, et tout le reste du monde ! Tu peux surveiller les petits pendant que les parents seront aux champs, tu peux leur raconter les histoires du temps jadis, qui sont si précieuses pour la jeunesse. Et puis ces mains dont tu te plains, ne les as-tu jamais montrées à un sorcier ? Je suis sûr qu'il existe des remèdes... Et quand bien même tu serais une charge, pourquoi veux-tu priver tes enfants du bonheur de prendre soin de toi comme tu pris soin d'eux, de la fierté de te montrer leur valeur et leur bonté - ne serait-ce pas ton dernier cadeau que de pouvoir leur offrir ta reconnaissance ? "
La femme chancela, et des sanglots secouèrent ses épaules. Elle s'arrêta. Levant vers lui ses yeux flétris par tant d'années de veille et de sacrifice, enfermant dans son coeur les autres mots que la pudeur lui interdisait de prononcer, elle ne réussit qu'à murmurer :
"Un sorcier, tu crois ?
- Mais bien sûr ! N'est-ce pas, reine de la Nuit, que tu connais un sorcier compétent qui guérit les rhumatismes !
- Mais ze... Ss'est à dire...Ze ne vais pas aider les zens à ne plus mourir !
- Mais tu ne peux pas mentir, n'est-ce pas, ce serait indigne de toi...
- Ze ne mens zamais ! Ze ssuis au dessus de ssa! Un peu en amont, à Briotsk, il y a Manousska Redingoff. Va la voir de la part de Thanata, tu en sseras contente. Quant à toi ", et ses yeux furibonds se portèrent sur le vagabond, " il va falloir que ze t'essplique les ssoses, passe que si tu perssistes à me zêner dans ma tâsse...
- Patience, tu sais que je suis vaincu d'avance... Quand j'aurai accompli mes jours, tu pourras même me faire souffrir si cela t'amuse, je n'aurai rien à regretter.
- Ze ne veux plus zamais te trouver sur mon ssemin !
- Nous pourrions faire un bout de route ensemble, j'essaierais de me faire pardonner...
- Pffui ! Ze n'ai rien à te dire ! Ze n'ai bezoin de personne !"
Il lui adressa un sourire angélique , puis ramena à petits pas l'aïeule jusqu'à la rive.

Il marcha toute la nuit; ses jambes allaient sans fatigue aucune, la lune traçait son chemin et les rossignols enchantaient ses oreilles. L'Harmonie du Monde consolait son coeur meurtri de souvenirs trop lourds. Ainsi, il avait été un petit garçon aimé et protégé par son grand-père, malgré un père cruel et méprisant. Il avait été un fils impuissant à retenir sa mère qui était partie seule sans un pauvre mot d'amour. Pendant toutes ces années, l'oubli bienfaisant lui avait permis de vivre dans l'Harmonie et de secourir les hommes. L'heure était venue, semblait-il, de reprendre possession de son propre passé, et ceci, sans nul doute, pour atteindre en pleine connaissance son heure dernière. Il n'avait pas peur. L'enfant et le jeune homme en lui distillaient une souffrance sourde, mais son âme de sage pouvait les accueillir, les comprendre et les consoler. L'Unité, un instant ébranlée, se refaisait, plus complète qu'avant, comme l'eau du lac se referme sur les gouttes de pluie, sans aucune trace visible mais enrichie de ce don du ciel.

Il arriva au sommet d'une butte aux premières lueurs de l'aube. Devant lui s'étendait une plaine immense où étaient disposées deux armées en ordre de bataille, uniformes bleus d'un côté, uniformes rouges de l'autre, et de part et d'autre oriflammes pompeux, tambours intrépides et chefs chamarrés, couronnés d'or, montés sur des chevaux blancs richement caparaçonnés, immobiles comme les statues des monuments aux morts.
Il eut la vision fugace d'un uniforme rouge et bleu, portant des épaulettes. Comme il fermait les yeux pour préciser ce souvenir, dans son esprit se forma l'image insoutenable du même champ de bataille, jonché d'une multitude de cadavres égorgés, éventrés, décapités, répandant leur sang tiède et leurs entrailles molles sur la terre fertile. Dans un parfum âcre d'agonie multipliée, les litanies répondaient aux gémissements et les plaintes aux sanglots, survolées par les cris des corbeaux et le vol tournoyant des vautours. Il se vit lui-même, homme jeune dans la force de son âge, sur cette butte, portant l'uniforme rouge et bleu.
" Mon ami! Ce fut une grande victoire ! Tu t'es battu comme un tigre, et tu as su mener nos hommes au combat avec une vaillance sans faille. Nous avons eu des pertes, mais nos ennemis ont été massacrés et leur sang fera pousser nos blés plus haut que jamais ! "
Il se revit au coeur de la bataille, montant un cheval noir comme la nuit, tranchant des têtes, transperçant des poitrines avec une parfaite indifférence, le regard tendu vers l'avant, exhortant ses hommes à frapper plus fort. Il s'était retrouvé face à Aéton, ce tout jeune homme à peine sorti de l'enfance, fils du roi ennemi. Il l'avait d'abord blessé à l'épaule et la cuisse, jubilant de sa douleur et de sa faiblesse. Il avait lu la terreur dans ses yeux quand il avait levé son épée pour le coup fatal ; balayant sans peine sa pauvre défense tremblante, il l'avait achevé d'une estocade en plein coeur, jouissant jusqu'au fond de son ventre de ce triomphe facile sur un ennemi affaibli. Il se souvint avoir désiré un instant être un tigre, pour pouvoir enfoncer ses crocs dans la chair tendre, goûter le sucré du sang frais et le craquement sec des os sous sa forte mâchoire...
Cela avait été une grande bataille, en effet, dont la renommée avait été colportée jusqu'aux confins du monde connu. On l'avait surnommé le Sanguinaire, et la légende disait que quand il traversait une rivière, celle-ci se teintait aussitôt de rouge. Le roi Xénès l'avait comblé de présents, d'or, de pierreries, de concubines, de chevaux et de domaines.
Ce soir-là il s'était endormi ivre mort dans les bras de plusieurs femmes dont il n'avait même pas regardé les visages. Au petit matin, il avait ouvert les yeux dans une nausée vertigineuse, s'était vêtu d'une tunique de lin blanc, puis il était parti droit devant lui, seul, à pied, en silence.

Ainsi tout le passé avait refait surface. Que de haine, que de sang, que de solitude... L'homme cruel, la bête sauvage en lui pleurait sur son épaule comme un enfant, convulsé d'horreur devant ses propres actes. Mais il avait assez vécu pour pouvoir se pardonner. S'il lui était donné d'être là en ce jour, c'était sûrement moins pour accepter ses erreurs que pour en faire profiter les hommes. Le soleil lentement envoya ses premiers rayons faire scintiller les sabres et les haches. Le vagabond sourit, comme un plaisantin avant une bonne farce.
" Un peu de mise en scène... N'étais-je pas autrefois le plus grand stratège de tous les temps ? "
Les armées marchaient l'une sur l'autre. Le choc était imminent. Il n'y avait pas un instant à perdre. Donc le vagabond s'assit en tailleur et se mit en méditation avec une joie indicible. Quelques instants plus tard, un dragon vert et or, surgi du fond du ciel, se posa près de lui.
" Bienvenu, Frère Dragon. Je te remercie de ton aide.
- L'Harmonie du Monde ne souhaite pas cette guerre ", répondit le Dragon en inclinant délicatement sa tête majestueuse.
Et c'est sur le dos d'un Dragon étincelant dans le premier soleil du jour et lançant dans un cri terrifiant une immense gerbe de flammes, qu'un vagabond en guenilles sales portant un bâton de marche atterrit sur le champ de bataille, entre les deux armées. Les deux rois ressentirent la même peur, leurs chevaux se cabrèrent au même moment, et le même geste abrita leurs yeux de la lumière trop vive.
" Eh bien, Sirax ! Eh bien, Xaris! N'avez-vous pas passé l'âge de vous chamailler comme les chenapans que vous étiez jadis ? Que dirait Xénès le Grand de ce fier et beau royaume qu'il vous légua, divisé par deux frères ennemis puis saccagé et presque ruiné par leurs guerres incessantes ? La terre de vos ancêtres est lasse d'être souillée par le sang de son peuple. Et vos sujets sont las de pleurer les pères et les frères, les champs dévastés et les troupeaux décimés. Braves gens de Xénésie, rentrez chez vous ! Laissez ces deux frères impies se battre face à face, et assumer seuls leur haine gémellicide ! Que ce soir il n'y ait qu'un seul mort sur ce champ de bataille, et que la paix remplace enfin le deuil et la souffrance ! "
Les soldats murmurèrent dans les rangs. Puis, laissant tomber leurs armes, ils se retirèrent, trop contents de retrouver leurs foyers sans dommage.
" Vos sujets sont plus sages que vous... ", murmura le vagabond.
" Ah ça ssuffit za la fin ! Laisse-moi au moins ces deux-là ! Avec un peu de chansse z'emporterai les deux ! Depuis le temps qu'ils se serssent, tout le monde sera bien soulazé ! "
Thanata avait crié si fort qu 'elle s'était rendue visible, et les deux frères, tout à coup, s'étaient retrouvés dans les bras l'un de l'autre, car quelle querelle après tout valait d'y laisser la vie ?
Avec son sourire le plus charmeur, le vagabond proposa :
" Mademoiselle la jolie Mort, puisque je vous ai fait gagner un temps précieux, que diriez-vous d'un petit tour à dos de Dragon ? Mon ami serait honoré de votre présence sur son dos.
- Z'ai mon carrosse ", bouda la Belle d'un ton renfrogné. Vous êtes plus collant que la glu, plus zénervant qu'un troupeau de moustiques, et plus... "
Mais le regard de l'homme était empreint d'une telle douceur qu'elle se tut.
" Ze t'ai connu, toi, autrefois... Tu as ssanzé...
- Toi tu es toujours aussi belle... "
En rosissant, elle accepta le bras qu'il lui offrait, et ce baptême de l'air improvisé lui donna tant de sensations exquises qu'il effaça toute la rancoeur qu'elle avait accumulée envers lui. Car Thanata, malgré tout, était une brave fille.
Elle l'invita tout naturellement à profiter du phaéton pour le reste de son voyage. Et tandis qu'ils roulaient vers l'ouest où il insistait pour se rendre, elle buvait ses paroles et le dévorait des yeux. Elle se souvenait maintenant de cet enfant triste, de ce fils humilié, de ce guerrier cruel à cause de qui elle avait frôlé le surmenage... Et voilà qu'elle le retrouvait humain, mortel, tellement fragile et tellement en paix, dénué de tout pouvoir de sorcellerie mais avec un esprit pareil à la brise du matin, clair et limpide, d'une fluidité parfaite, sans la moindre intention autre que de suivre son propre courant... Et puis il était charmeur, charmant, et drôle... Et puis elle s'ennuyait toute seule... Et puis il n'était écrit nulle part que c'était interdit...

Ils voyagèrent donc ensemble vers l'ouest. En chemin, elle fit quelques petites haltes - " Z'ai quand même quelques zobligations professionnelles " - , et pendant ce temps il discutait avec les gens du lieu, apaisait les disputes, consolait les malheureux, stimulait les paresseux et calmait les colériques.
Quand ils arrivèrent en vue de Calidysme, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.
" Thanata, ma chère, c'est ici que mon voyage se termine. Je sais que mon temps est compté, et je serai bientôt à toi pour l'éternité. Mais d'abord je dois entrer dans cette maison.
- Pour quoi z 'y faire ?
- Je ne sais pas. Mais l'Harmonie du Monde me le dira. "

" Je ne vois pas pourquoi tu t'inquiètes, Mélamine !
- Tu ne vois pas ? Tu es fils unique, toi. Mais je me souviens très bien que mes frère et soeurs au même âge étaient déjà tous télépathes ! Et même, je suis sûre que Balthazar parlait couramment alors qu'il ne s'asseyait pas encore...
- Oui, ton frère n'a jamais aimé l'effort physique... Tu es sûre de ne pas te tromper ? Regarde-là, elle va bien ! Elle tête bien, elle dort bien, elle se tient assise, elle marche à quatre pattes, elle gazouille, qu'est-ce que tu veux de plus ? C'est un bébé !
- Je voudrais retrouver mon Emeraude, cet esprit plein de finesse, de vivacité, de sollicitude... Je sais qu'elle est ainsi. Mais je n'arrive pas à capter sa pensée, et ça m'inquiète terriblement. J'ai beau essayer vingt fois par jour, je ne sens rien, elle ne manifeste rien. Elle garde ses grands yeux bleus ouverts, perdus dans le vague, comme si elle rêvait à quelque chose d'inaccessible, mais son esprit est silencieux, et ça me fend le coeur. Bien sûr que... si cela devait arriver... Enfin tu le sais... Il peut se produire qu'un enfant de sorciers n'ait aucun pouvoir, même pas la télépathie... Oh je l'aimerais de toute façon, peut-être plus encore, mais...cette attente est insupportable... Vers la fin de la grossesse elle me l'avait dit, que les Purs Esprits des foetus ne sont pas censés aider les vivants. Or nous avons partagé des aventures étonnantes, où son aide m'a été précieuse - et je ne parle pas des chats, ce merveilleux cadeau, ma première portée de chats verts dès la naissance ! Elle m'avait dit que si cela s'était su, elle aurait pu être sanctionnée, elle aurait pu avoir moins de pouvoirs... Oh si cela devait arriver, je ne me le pardonnerais jamais !
Et toutes ces fois où elle est assise sur le tapis du salon, comme maintenant, et où elle regarde vers la porte, comme si elle attendait quelque chose ou quelqu'un... pendant des heures... Lorsque je n'y tiens plus, je me précipite vers la porte, je l'ouvre, et chaque fois... "
Mélamine pâlit en s'accrochant au chambranle.
" Bon...jour...
- Bonjour, madame. J'espère que je ne vous dérange pas. Mes pas m'ont porté ici. Je viens de très loin...
- Mais je ... Entrez, bien sûr... Vous devez être très fatigué... "
Mélamine s'arrêta un instant avant de s'effacer pour le laisser entrer. Et elle le regarda.
" Esprit-des-saules. C'est ainsi qu'on vous appelle. Mais autrefois vous étiez...
- J'ai été un autre homme, il est vrai. C'était il y a bien longtemps. Et bien que j'aie depuis peu retrouvé toute ma mémoire, mon ancien nom m'échappe encore.
- C'est singulier, je n'arrive pas non plus à le lire en vous... "
Assis sur le canapé devant une tasse de thé et des madeleines fourrées au chocolat et à la cannelle, le vagabond regardait autour de lui avec ravissement. Plusieurs chats verts étaient venus se glisser qui sur une épaule, qui contre son flanc, qui à ses pieds. La petite Emeraude l'avait suivi des yeux, était restée un moment à le regarder fixement, puis s'était approchée à quatre pattes et avait escaladé ses genoux pour s'y installer confortablement, comme s'il s'était agi d'une vieille connaissance...
En se levant pour aller chercher le sucre, Mélamine vit par la fenêtre un phaéton familier posté devant le jardin. Aussitôt elle sortit sur le pas de la porte.
" Thanata ! Que fais-tu là ? Entre donc, j'ai fait les madeleines que tu aimes tant...
- Mais ze... Ze ne voulais pas déranger...
- Etrange demeure ", murmura Esprit-des-saules, " où la Mort est accueillie à bras ouverts...
- Nous n'avons pas la prétention d'écrire notre propre destin ", répondit doucement Iriador. " Et un ami est un ami, quelle que soit la nouvelle qu'il porte.
- Ainsi vous êtes sorciers tous les deux. Je n'avais jamais rencontré de sorcier, en tout cas depuis... bien longtemps. Sont-ils tous aussi sages que vous ?
- Vous n'êtes pas un humain ordinaire ", intervint Mélamine. " Il y a chez vous quelque chose de profond, libre, unifié, unifiant, universel... Vous êtes un Méditant.
- C'est ce que je suis. Et du fin fond de ma retraite un matin j'ai su que quelqu'un m'attendait, même si je ne savais pas où, ni pourquoi. A présent je le sais, c'est ma dernière tâche, et il n'est pas de joie plus grande que de savoir que tout sera accompli comme cela devait être. Thanata, je crois que tout au long de ma vie aventureuse, je n'ai fait que te chercher. Par dépit, par désespoir, par haine de celui que j'étais devenu... Et plus je te cherchais et plus, créature précieuse entre toutes, tu te dérobais à moi... jusqu'à ce que l'Harmonie du Monde m'appelle, par un prodige inouï, pour me permettre de devenir Esprit-des-saules. Et là, encore, je t'ai attendue comme la plus merveilleuse des surprises... Je n'ai jamais aimé de femme. Il n'y a eu que toi. "
Thanata ouvrit la bouche, mais avec une infinie délicatesse, il posa un doigt sur ses lèvres trop pâles.
" Ne dis rien. Ce qui doit être sera. Il faut que je m'occupe de cette enfant. Viens-là, petite fille. "
Il assit Emeraude sur le canapé et s 'agenouilla devant elle. Il mit son index droit sur le front tendre, juste entre les deux sourcils, et sa main gauche au dessus des cheveux blonds. L'enfant, silencieuse, ferma les yeux. Il ferma les siens à son tour. La demeure se fit étrangement immobile. C'était comme si l'éternité s'était fondue dans l'instant, comme si le point et l'infini ne faisaient plus qu'un.
" Ainsi s'ouvre ce qui devait s'ouvrir et se referme ce qui devait se refermer. "
Emeraude ouvrit les yeux et posa sa main potelée sur le coeur de l'homme.
" Voilà bien longtemps que tu ne t'appelles plus Ther, la bête sauvage, mais Esprit-des-saules, celui qui sait pleurer avec le malheureux pour lui donner du réconfort ", prononça-t-elle d'une voix claire.
Le visage de l'homme s'illumina d'un sourire éclatant, tandis qu'il baissait les mains, posait sa tête sur les genoux de l'enfant, et son corps s'alourdit définitivement.
Thanata sauta sur ses pieds et cria : " Non ! Ze veux pas ! Et ze veux pas et ze veux pas ! Ze couperai pas ce fil-là, voilà, et ze veux qu'il reste avec moi et... "
Un coup de tonnerre violent fit trembler les murs de la chaumière.
" Et tout Grand T que tu sois, celui-là tu me le laissses, passe que sinon ze te zure que ze ne prendrai plus perssonne, et tu peux reprendre ma zolie robe et le phaéton et le diadème et... "
Esprit-des-saules ouvrit les yeux et se redressa, étonné comme quand on s'éveille d'un rêve étrange.
" Je croyais que j'étais mort...
- Tu n'es pas tout à fait mort... ni tout à fait vivant... Z'ai dû négossier un peu. Mais tu es tellement... tellement... Ze... Ze voudrais que tu m'accompagnes... si...tu veux bien... "
Et ce disant, elle devint parfaitement écarlate, et ce fut la seule fois de toute sa vie éternelle.
" Comment pourrais-je résister à une si charmante invitation ? ", roucoula Esprit-des-saules en baisant galamment la main de Thanata, dont le coeur se serait arrêté s'il avait battu.
" Ils vont se marier, maman ? ", pensa Emeraude d'un esprit joyeux que tout le monde perçut nettement.
" Ma chérie ! ", s'exclama Mélamine. " Enfin ! Tu es sortie de ce long sommeil de la pensée...
- Ah bon ? J'ai dormi ? Je ne savais pas... Est-ce que Tonton Esprit et Tatie Thanata vont rester à dîner ? J'aimerais bien... "
Elle tendit l'index vers la grande table en chêne, et le couvert se retrouva mis sur une belle nappe verte que Mélamine n'avait jamais vue.
" Quatre couverts ? Tu ne dînes pas avec nous ? "
En pensée, comme si elle chuchotait un secret , elle répondit :
" Pas encore ! Je pense, je parle, je fais un peu de magie... Mais je n'ai pas perdu mon bon sens, et je suis sûre que ton lait est bien meilleur que ta cuisine ! Et en plus, il m'est réservé ! "
Mélamine hésita entre un froncement de sourcils et un sourire. Mais devant l'air mutin et l'oeil pétillant de malice qui la défiaient presque innocemment, elle éclata de rire et prit l'enfant dans ses bras.

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© Narwa Roquen



Publication : 01 juillet 2007
Dernière modification : 01 juillet 2007


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2 Commentaires :

Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 18-07-2007 à 16h57
Méditons tous en cœur !
Tiens, c’est marrant, encore un gars qui médite sur l’harmonie cosmique ! Ne serait-ce pas un peu redondant avec le bonze en prison ? Ce thème doit te tenir particulièrement à cœur ces temps-ci… J’ai noté une répétition du mot « clair » au début.
Le bonheur selon toi, est-ce vraiment de n’avoir ni désir ni projets ? Je suis d’accord pour ce qui est de vivre l’instant présent et d’en profiter. Ma...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 05-07-2007 à 09h16
Un grand bol d'air
Les participations de Roquen, c'est du bonheur en barre...
Je suis dans la salle d'embarquement de l'aéroport, on a 1h de retard, tout le monde râle, et moi, je sors mon Roquen... Et voilà que je souris, je ris, j'ai des émotions de merveilleux qui m'assaillent, et tout va bien! Qu'est-ce qu'elle met dans sa cuisine verbale pour faire cet effet-là? Ou bien c'est moi, qui ai perdu toute objectivit...

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