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Maha-na-la

Je suis né dans une contrée lointaine, bien loin de ces terres de bois et de mousse.
Là-bas, l'horizon se perd, succession de prés et de collines pierreuses, de montagnes dénudées et de ciel sans limite. Un vert tendre colore les prairies au printemps. Les mousses et les lichens grisonnent sur les roches dénudées. Les rares sous-bois sont de petits chênes ou d'arbousiers malingres. Là n'est que vaste espace et course sans fin.
C'est une terre où l'essentiel de notre temps est voyage et errance tant les distances sont lointaines. Notre foyer se déplaçait au gré des saisons et des besoins de la horde des chevaux. Car notre bien le plus précieux, c'est cette race de petits chevaux gris au dos marqué d'un long trait noir. Ces bêtes sont parfois fantasques et joueuses, mais ce sont d'honnêtes travailleurs et des compères sans pareil. Mais je ne vous livre que des pauvres mots pour une terre sans pareil.

Mon enfance était insouciance. Jeux entre les campements provisoires d'osier et de feutre. Courses dans les bois après la sauvagine. Chaque jour apportait son lot d'étonnement de rire et de caresse. Époque bénie d'apprentissage où travail ne semble que découverte, drame qu'occasion de caresse maternelle.

Dans le clan résidait l'infanta de notre tribu, un vieil homme gardien des traditions et des savoirs passés. Vieux il l'était, mais sa présence adoucissait les femmes et faisait la fierté des hommes mais aussi leur crainte. Il y avait aussi Oghin notre chef, réservé mais dont la voix lourde et basse calmait les esprits, Minela la sage-femme gardienne des simples et plus encore des cancans, Hecto et Plitain et tant d'autre encore. Autant de visages disparus qui constituaient ma seule connaissance de genre humain.

Les jours s'écoulaient doucement, les uns après les autres. Ce furent mes premiers pas, ma première contribution aux repas quotidiens. Ce fut mon premier poney, mon premier combat aux couteaux. Mais bien vite aux sourires cruels des filles succédèrent des sourires tendres et timides. Nos premières chasses, nos premiers combats avaient fait de nous des êtres indépendants des hommes de pouvoirs. Fières de montures, nos charges et calvacades dans les vastes plaines faisaient gronder les collines elles-mêmes.

Matsuna me regardait et je n'étais pas peu fier. Faut dire que sa tresse noire et lustrée, que la profondeur de ses yeux et la douceur de ses gestes semblaient vouloir déposer en mon coeur les plus tendres émois. Bien vite nous nous trouvâmes et nous fûmes mariés. Bien vite nous découvrîmes la force et la faiblesse des étreintes amoureuses. Sous la tente nous riions, échangeant de fugaces impressions, partageant et redécouvrant tant et tant de choses. Ce temps fut le plus serein de mon existence. Mais elle mourut avec notre enfant. Ainsi allait la vie.

C'est peu après que l'infanta me pris avec lui. Mon célibat semblait me désigner pour le succéder. Il m'entraînait dans des longues marches de nuit comme de jour m'apprenant autant les vieux contes qu'à apprendre à me taire. À ses cotés, nulle plante nul détail de la nature ne devait être ignoré. Tout était prétexte à curiosité. Que de temps passé à scruter des sols de pierre en quête d'infimes traces. Et que dire des ombres tant de fois épiées en quête de présence et plus souvent de cauchemar. Puis les années passèrent. Je savais tout des rites et des coutumes de mon peuple mais plus encore ses peurs et ses joies, ses faiblesses et ses forces, sa lumière et son ombre. J'avais appris à les écouter, mais aussi à être sourd à leurs propos.

Puis l'infanta sembla s'éteindre. Les mots perdaient le chemin de sa bouche. La vie s'écoulait de son corps comme une nappe d'eau que le soleil absorbe. De plus en plus il m'envoyait quérir les simples et les plantes de pouvoir ; m'envoyait parler et soigner tous ceux qui le demandaient. Mais son enseignement n'était point terminé. Du moins je le croyais. Un jour, on m'appela car l'infanta avait demandé à me parler. Il semblait avoir repris un instant ses esprits. Ne dis rien me dit-il. Je ne dispose que de peu de force. Son corps n'était qu'un vague chiffon que le poids des couvertures semblait écraser. Je savais que cet instant devait arriver mais je ne voulais point y croire. Sa voix était faible. Je ne savais point de quoi il parlait. Évoquant des personnes oubliées. Revenait sans cesse l'image de l'arbre sacré. Le Maha-na-la. Ses remarques s'enchaînaient comme une dernière digue cédant sous les paroles. Sa voix parfois si faible m'emplissait de tristesse tout autant que d'incompréhension. Puis il sourit et ce fut tout. Suivant nos traditions, nous le dépouillâmes de tout, le déposant comme viande avariée sur un rocher et le clan parti.

J'étais devenu l'infanta et pourtant je n'étais rien. Certes toutes les traditions et les coutumes étaient là, en moi, mais un malaise était aussi avec eux. Les jours succédaient aux jours et mes nuits diminuaient comme peau de chagrin. Pourquoi l'infanta semblait-il si attaché à l'arbre ? Comme un poison cette idée s'insinuait en moi venant hanter mes méditations et mes nuits. Un soir enfin je décidais de partir.

Trois jours je marchais avant d'arriver aux bornes sacrées du territoire, des hautes stèles aux dessins chevronnés. Je pris mon dernier repas. Un chemin se dessinait dans les prés m'invitant à pénétrer au sein même du territoire. Puis, au-dessus d'une colline, j'aperçus enfin la cime d'un arbre. Je redoublais d'effort. Cela ne pouvait être que lui. Grand, au moins dix cannes, majestueux et pourtant simple au creux d'un vallon, il avait poussé s'appuyant sur des rochers qu'un fleuve disparu avait dû déposer. Dans un premier temps, je m'approchais sans me livrer à l'ombre de l'arbre, les lieux me semblaient familiers. Tant de récits de l'infanta commençaient ici au pied de l'arbre. Voilà je devais à présent installer mon campement. Les traces ne laissaient présumer d'aucun prédateur. Une niche légèrement au-dessus des racines à peine visible pour un voyageur. Le lieu m'attirait mais je ne pouvais que le refuser. Le pied de l'arbre ? Là sa force était si puissante semblant prendre trop possession de moi. Je me mit à l'espère non loin sur une simple pierre protégée par des buissons de genets. Attendant après un rêve comme on attend une proie à venir. La vallée s'apaisait d'un excès d'agitation de ma part, les insectes et la sauvagine reprenaient droit sur ces terres. L'attente commençait. Ce fut l'après-midi puis le soir et la nuit. L'ombre avait envahi le vallon et mes yeux ne contemplaient que de vagues silhouettes.

Faible chose perdue dans cet univers étrange. La mort que j'avais si souvent brocardé avait pris la force des rendez-vous inéluctables. La brume était omniprésente se jouant des formes. Somme toute je n'étais plus rien, pas même une attente, pas même une pensée. Et puis. Et puis une caresse sembla me toucher. Là dans la broussaille il y avait un ennemi, peut être deux. Immenses. Des ombres affamées dévorant mon refuge sentant ma vie comme une source cachée. Est-ce mon imagination? Ils approchaient, enfin rassurés eux-mêmes. Dans la pierre, je me collais. Un instant ils s'arrêtèrent au pied de l'arbre déposant ou ramassant des offrandes. Puis s'en allèrent. J'attendais toujours ne sachant rien.

Puis une brume épaisse et lourde vint se mêler à la nuit. Seul l'arbre restait un point d'ancrage. De lui émanaient une paix et un point de référence. Le lent balancement des branches était une berceuse. Mon corps et mon esprit appelaient à un endormissement salutaire.

La lune avait fait un bond dans le ciel. Je m'étais endormi. Les ombres dansaient entres elles sous le poids de la nuit. Je vis alors un cerf venir se frotter à l'arbre immense. Un cerf adulte au poil grisonnant taché de terres brûlées, les muscles fermes et déliés, la ramure menaçante mais le regard craintif. Sur l'arbre du bout de ses lèvres, il pris un peu d'écorce et longuement frotta ses bois au bois de l'arbre. Un instant mon souffle hésita. Le fil de ma vie s'arrêta. La scène était banale et tout à la fois incroyable. Confusément mon esprit cherchait à me dire : et alors ? Et mon coeur exultait, répondant aux battements du coeur de l'univers. Arbre, cerf, genets, ciel et terre en un instant et une éternité unis. Puis dressant son chef, posant un regard serein sur le vallon, d'un bond le temps repris sa course.

Longtemps après où peut être un instant je me réveillais enfin. Je veux dire en cela que mon esprit reprit les chemins des pensées habituelles. La brume semblait se retirer, se déchirer aux buissons. Bientôt l'aube se leva et je ne la reconnue point. Le vallon était là pareil à mon souvenir. Je me levai et contemplai mon corps, un corps maigre et desséché délavé par la rosée. Quel tour encore m'avait joué la vie. D'un seul bond, je me dressais humant l'air en quête d'ennemis. Seul un parfum sans message pour me répondre. C'était le même vallon et cela en était un autre. Il me semblait retrouver mes yeux d'enfants. Maha-na-la était là réchauffant ses vieux bois au soleil, une journée nouvelle commençait, chargée en l'arbre d'une force infinie d'espérance et de confiance en la terre.

Les portes du rêve s'étaient ouvertes, me renouant à la nature du monde. Mais elles doivent êtres refermés à présent, vous laissant sur une terre familière et étrangère à la fois. Ainsi va dans ce monde le train des choses, notre vision parfois suit nos désirs et nos rêves et parfois nos peurs. Mais qu'il est étrange parfois de voir notre perception basculer, nul retour possible, le monde lui-même a changé.

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Publication : Concours "Les Portes du Rêve" (Janvier 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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